La France et le Rhin. — Une tradition républicaine et monarchique. Sadowa. — Parti–pris de la Prusse. — La guerre inévitable. — En se contentant de la renonciation on ne l'empêchait pas. On a voulu la guerre pour trois motifs : Parce que la France s'est de tout temps sentie entraînée vers le Rhin, moins par une velléité d'agrandissement que par un instinct de conservation. Parce que cette attraction séculaire, a demi-étouffée par le progrès des idées pacifiques, par le développement des intérêts matériels, fut non-seulement réveillée mais singulièrement avivée par les événements de 1866 ; parce que la bataille de Sadowa devint pour nous, grâce à l'exagération des partis, un second Waterloo, et que pendant quatre ans, dans la presse comme à la tribune, on fatigua nos oreilles, on fit rougir notre front par ce souvenir sans cesse évoqué. Enfin, surtout, on a voulu la guerre parce que le bon sens collectif du pays, plus clairvoyant que le génie de n'importe quel homme d'État, la sentait inévitable ; parce qu'il comprenait bien que la Prusse la voulait et saurait nous l'imposer ; que tous les bons procédés, toute la tolérance, toutes les humiliations ne nous épargneraient pas ce fléau. Puisqu'il fallait en venir là, mieux vaut en finir ! tel est le cri que M. Edmond About, allant de Paris à Strasbourg, le jour où la déclaration de la guerre fut connue, prétend avoir recueilli sur tout son chemin. En effet, ce fut bien là le sentiment, l'argument décisifs. J'examine en deux mots chacun de ces trois motifs : La tradition, — Sadowa, — le parti-pris de la Prusse. ***La tradition ? Le cadre de ce travail ne me permet pas de la rappeler longuement. Mais qui l'ignore ? Veut-on s'édifier complètement ? Qu'on lise le remarquable ouvrage de M. Th. Lavallée : Les Frontières de la France. On y verra l'entier développement de cette idée, idée profondément historique, profondément nationale, et qui ne périra jamais — disait Augustin Thierry. On y verra la Prusse ennemie héréditaire de la France. On y verra ce qu'on pourrait nommer la passion du Rhin, nous agitant depuis Henri II jusqu'à nos jours. On y verra les persévérants efforts de la maison de Bourbon, continués avec succès par la République, et repris, trop tardivement, par la Restauration. Car cette politique était si nationale que l'ancien régime et la Révolution durent s'en inspirer tour à tour : peut-être est-ce la seule page de notre histoire où la tradition monarchique et la tradition républicaine se confondent ; la première, disant avec M. de Bonald : sans la limite du Rhin la France n'est pas finie et ne saurait être stable ; la seconde, disant avec M. Victor Hugo : il faut, pour que l'univers soit en équilibre, deux grands États du Rhin, l'Allemagne sur la rive droite, la France sur la rive gauche. Ce qui n'était, avant 1792, qu'une convoitise, était devenu, depuis 1815, un besoin. Avant 92 notre frontière Malt déjà vulnérable ; depuis 1815 elle avait au flanc une brèche permanente. La coalition nous avait pris — elle s'en vantait — les clefs de la maison[1]. Désormais, selon l'expression de Châteaubriand, la France était livrée à la chance d'une grande bataille et d'une guerre de huit jours. L'auteur de ce mot, cruellement justifié, faisait partie de ce groupe d'hommes d'Etat qui voyaient le salut de la France dans l'alliance russe, nous assurant la possession de la rive gauche, et qui poussaient le gouvernement de la Restauration dans cette voie. D'abord vaincus par les partisans exclusifs de l'alliance anglaise, ils finirent pourtant par se faire écouter et semblaient sur le point de triompher quand la révolution de 1830 vint balayer leurs projets. La monarchie nouvelle, en favorisant la formation du royaume de Belgique, porta un premier coup à l'œuvre de 1815. Elle n'osa aller plus loin. Beaucoup l'engageaient cependant à exécuter cette partie du programme national, et le duc d'Orléans résumait leur opinion par ce mot célèbre : Mieux vaut tomber dans le Rhin que dans un ruisseau de la rue Saint-Denis. Pendant ce temps — remarquable coïncidence ! — l'ancien ministre de la Restauration, sur le point de devenir le gouverneur du duc de Bordeaux, se hâtait de déclarer qu'il inspirerait cette même idée à son royal élève. Pour moi, écrivait M. de Châteaubriand, je ferais la guerre à tout prix pour donner à la France des frontières nécessaires. Cette guerre, Louis-Philippe ne la fera pas, parce qu'il y risquerait sa couronne ; M. de Châteaubriand se trouve d'accord avec les républicains pour lui en faire un crime : Il n'a pas en lui de quoi se rendre coupable des méprises du génie ou des faiblesses de l'honneur et de la vertu. Il a senti qu'il pourrait périr par la guerre, il ne fera pas la guerre ; que la France se dégrade dans l'esprit de chacun, peu importe ; des publicistes prouveront que la honte est de l'industrie, et l'ignominie du crédit[2]. Ainsi, — cruelle ironie des partis ! — avoir fait ou n'avoir pas fait la guerre, la même guerre, pour le même but, se trouve être également reproché par eux au pouvoir comme un crime de lèse-nation inspiré par un calcul égoïste ! Cet héritage transmis par la France même, par la France ancienne et moderne au second Empire, il semble, à les entendre, que ce soit le legs particulier d'une dynastie conquérante ; cette politique traditionnelle, un pouvoir qui se prétend soucieux de la vérité la nomme aujourd'hui le caprice d'un despote ! ***En 1866 le vœu national fut sur le point de s'accomplir. L'occasion s'offrit. La France, bien qu'on l'ait prétendu quand on connaissait mal M. de Bismarck et ses façons d'agir (quand on ne le croyait pas capable d'aller tout seul à Turin négocier une alliance), la France n'avait point cherché à la faire naître. Elle essaya même d'arrêter le conflit par une conférence. La conférence ayant avorté, le parti pris des deux puissances, de faire la guerre, étant bien manifeste, l'Empereur voulut du moins que la France en profitât. Il n'avait pas une ambition déraisonnable. Il ne rêvait pas de ranger sous nos lois des populations qui peut-être préféraient les leurs. Ses vues étaient plus modestes, plus sérieuses, plus pratiques ; moins d'un conquérant et plus d'un politique. Il désirait sans doute boucher partiellement la brèche de 1815, par une légère, très-légère rectification de frontières, mais tenait surtout à la couvrir par l'établissement d'un nouvel État neutre à nos portes[3]. Ce résultat était-il à dédaigner ? Les plans dont le succès nous les eût assurés sans coup férir, étaient-ils mal habilement conçus ? Je le sais, en politique, un plan qui n'a point réussi n'a pas le droit de se défendre, et toute folie que couronne le succès peut se proclamer la sagesse même. Il n'en est pas moins vrai que, pour déjouer les projets de 1866, il a fallu : d'abord le mauvais vouloir de l'opinion, ensuite cet évènement, peu facile à prévoir et que personne, après coup — chose rare ! —, ne s'est vanté d'avoir prédit[4] : l'armée autrichienne anéantie en une rencontre ! Cédant à la crainte mal fondée d'une alliance de la France avec la Prusse et l'Italie, l'opinion libérale, qui était déjà puissante, qui déjà, l'année précédente, avait obtenu la réduction de nos cadres et la diminution de notre effectif militaire, avait voulu lier les mains au pouvoir. Par ses manifestations retentissantes à la tribune et dans la presse[5], elle lui imposa la paix désarmée, alors que, pour le succès de sa politique expectante, la paix armée eût été nécessaire. A quel point ces manifestations — qui tendaient à faire de notre neutralité provisoire une neutralité définitive, de notre neutralité conditionnelle une neutralité absolue — dérangèrent les calculs de notre gouvernement, le discours irrité d'Auxerre le laissa bien voir. On se résignait pourtant, en pensant que la vérité se ferait bientôt jour, que notre intérêt serait mieux compris, et que l'opinion sentirait enfin la nécessité de notre intervention. Elle la sentit, hélas ! mais trop tard : le coup de foudre de Sadowa ne permettait pas de réparer le temps perdu. Ceux qui avaient empêché l'Empereur de se préparer à l'action, lui reprochaient maintenant de ne pas agir. A qui la faute ? Son intervention interdit à la Prusse de marcher sur Vienne, et d'anéantir les États du Sud. Pouvait-elle davantage ? L'histoire éclaircira tous ces points. Elle jettera sur plus d'un une lumière inattendue ; elle montrera que le gouvernement impérial ne doit pas supporter toute la responsabilité de cet avortement ; que l'opinion doit en accepter sa part, et qu'elle n'est pas plus innocente des événements de 1866 que de ceux de 1870. Une démonstration de ce genre est toujours difficile. L'opinion impose sa loi, se fait obéir, puis, après l'insuccès, se dérobe sans laisser de traces saisissables. Pourtant, si je pouvais, par une série d'extraits des journaux ou des débats parlementaires, semblables à ceux qu'on a lus plus haut. montrer quels furent alors, son rôle et son langage, on verrait que, sur ce point encore, la vérité diffère sensiblement de la légende[6] ! Mais les limites que je me suis fixées ne me permettent pas une telle digression. J'admets donc que Sadowa ne fut pas un malheur, mais une faute ; que les plans du gouvernement étaient ridicules, ses espérances chimériques ; qu'il a été coupable, très-coupable, seul coupable. J'accorde tout cela, si l'on y tient. Sadowa n'en était pas moins un fait accompli ! En politique il ne faut jamais regarder derrière soi. Quand un événement fâcheux s'est produit, on doit ou s'en accommoder, ou se mettre en mesure de le réparer. Passer son temps à s'en plaindre est puéril. Il y avait deux partis à prendre : Ou bien se préparer résolument à détruire l'œuvre de 1866 ; — ou bien s'y résigner. L'opposition ne sut prendre ni l'une ni l'autre de ces attitudes. Tout en nous interdisant la réparation, elle nous rendait la résignation impossible ; en nous refusant le droit de revenir sur le passé, elle en réveillait à tout moment le douloureux souvenir. Le public n'avait pas de lui-même compris la gravité de Sadowa. C'est l'opposition qui prit soin de la lui signaler. Elle y mit tant d'éloquence, tant d'âpreté, tant de persévérance, qu'à la fin Sadowa semblait être une défaite française plutôt qu'une défaite autrichienne[7]. Jusqu'à la dernière heure elle continua ce jeu téméraire. Au mois de juillet, pendant que la grande question de la guerre ou de la paix se décidait, les journaux pacifiques s'y livraient avec un redoublement d'ardeur. Si les hommes qui jouaient un pareil rôle étaient sincèrement attachés à la paix, ils firent preuve d'une grande légèreté. Comment pouvaient-ils penser que le peuple français supporterait patiemment, pendant de longues années, de telles excitations, qu'il prendrait humblement son parti d'un souvenir humiliant sans cesse rajeuni, et qu'un jour ou l'autre il ne tenterait pas de l'effacer. Autant vaudrait après avoir agacé le taureau pendant des heures, s'étonner qu'il bondisse ; après avoir battu le briquet dans une poudrière, s'étonner qu'elle éclate[8]. Enfin et surtout nous avons poussé à la guerre parce que notre instinct nous disait que la Prusse la voulait, la rendrait inévitable, et qu'en la reculant nous ne pourrions qu'accroître en pure perte la liste déjà longue de nos humiliations. Cet instinct nous trompait-il ? N'est-il pas aujourd'hui démontré que la Prusse, connaissant notre susceptibilité nationale, devinant que nous ne resterions pas longtemps sous le coup d'un échec incessamment rappelé, que tôt ou tard nous serions tentés de prendre une revanche, a voulu nous devancer ? Avant la déclaration de la guerre, le public avait déjà de bonnes raisons de le penser. La fin de non recevoir que le cabinet de Berlin avait opposée à notre demande de désarmement simultané était déjà un symptôme assez clair de ses intentions prochaines. Mais depuis, que de preuves sont tombées dans nos mains ! Quelles révélations ! Que de faits concluants ! Faut-il les rappeler ? Un immense réseau d'espionnage nous entoure ; une armée d'éclaireurs secrets nous envahit, s'insinue dans nos foyers sous mille prétextes, sous mille déguisements, pour y remplir cette mission, qui, en Prusse, n'avilit pas ! M. de Moltke lui-même, le crayon à la main, parcourt la Lorraine[9] comme en 1865 il avait parcouru la Bohême[10], rédigeant son plan de campagne sur les lieux. Puis de tous los renseignements ainsi obtenus, un livre est composé qui s'intitule : Considérations sur les défenses naturelles et artificielles de la France, en cas d'une invasion allemande, que l'état-major prussien fait publier et distribuer à tous les officiers comme un Vade mecum de l'envahisseur ; indiquant avec une précision mathématique la largeur dès moindres cours d'eau, la hauteur et l'inclinaison des moindres collines, notant les bourgs, les hameaux, les châteaux, les fermes, les ponts, les ruisseaux, les haies, les fossés, les ressources ou les obstacles que le moindre coin de terre peut offrir à l'attaque ou à la résistance ; marquant à quelle période de l'invasion le secours de troubles politiques pourrait être utile ; indiquant la solution qu'exige la sécurité de la Prusse — annexion de l'Alsace et de la Lorraine — et songeant même à trouver, — pour le cas ou des griefs spéciaux ne sauraient être invoqués, — un prétexte permanent à l'ouverture des hostilités : les grands commandements militaires et le camp de Châlons peuvent être considérés comme une menace constante contre la Belgique et l'Allemagne. Quand tout a été étudié dans l'ombre et le silence, on commence à moins s'observer. On ne fait plus trop mystère des projets ni des espérances. Pendant l'automne de 1868, lord Albemarle chasse avec le général Blumenthal, aux environs de Norfolk et lui exprime le désir d'aller voir à Berlin manœuvrer les troupes prussiennes : Ne prenez pas cette peine, lui répond M. de Blumenthal[11], nous donnerons bientôt une revue pour vous au Champ de Mars. Vers la même époque, le ministre de la maison du roi, M. Schleinitzy, dit à Mme de Pourtalès : Avant dix-huit mois votre Alsace sera à la Prusse ; et M. de Moltke à un habitant du grand-duché de Bade : Quand nous serons en mesure de disposer de l'Alsace, et cela ne saurait tarder, en la réunissant au grand-duché, nous formerons une superbe province[12]. En présence de tous ces faits, n'est-on pas obligé de convenir que la question Hohenzollern était un piège tendu pour nous attirer devant les canons prussiens chargés jusqu'à la gueule ? Piège fort habilement tendu, j'en conviens, avec un air
d'innocence qui a trompé beaucoup de gens ; mais non ceux qui se rappelaient
l'attitude étrange du cabinet de Berlin en 1866, et avec quelle sérénité,
trois jours avant de conclure un traité d'alliance offensive contre
l'Autriche, il écrivait : Rien n'est plus éloigné
des intentions de S. M. le roi qu'une attitude offensive contre l'Autriche.
En nous provoquant, la Prusse a voulu nous attribuer le rôle de provocateurs.
Elle nous a offert une satisfaction qu'elle savait inacceptable... Si
cependant nous l'avions prise au mot ? Si nous nous étions tenus pour
satisfaits du désistement du prince ?... il aurait bien fallu que la Prusse
renonçât à ses projets belliqueux, ou qu'elle attendît une autre occasion ?
Et la paix était provisoirement assurée ? Non pas ! C'est là encore un fait mal compris, sur lequel l'opinion s'est égarée, et qui mérite toute l'attention du lecteur. Non, la Prusse n'eût point attendu qu'un nouveau prétexte se présentât. Non, notre condescendance ne l'eût pas désarmée, et n'eût point ajourné la guerre. Non, l'acceptation pure et simple du désistement, ce n'était pas la paix ! Qu'on le comprenne bien, car ce point est capital. On a toujours eu les yeux fixés sur Ems et sur le roi Guillaume. On a perdu de vue son ministre. Au moment de se lancer dans de grandes aventures, le vieux roi hésite, et M. de Bismarck excelle à l'engager[13]. Pendant que Guillaume éconduisait notre ambassadeur et lui refusait sa porte avec cette sorte de bonhomie hautaine et de morgue débonnaire qui le caractérisent, peut-être sans vouloir lui faire un affront, du moins sans que M. Benedetti le ressentît[14], le hardi chancelier s'emparait de cet incident, et par la publicité diplomatique lui donnait aussitôt la gravité nécessaire. Mais si nous avions encore courbé la tète ? Si ce nouvel affront nous n'avions pas voulu le sentir, tout était-il enfin terminé ? Avions-nous enfin la paix ? Nullement ! M. de Bismarck ne l'entendait pas ainsi. Il se ménageait une porte pour rentrer dans le débat. En voici la preuve positive et trop peu remarquée. Le 13 juillet, c'est-à-dire — qu'on le remarque bien — au moment où le gouvernement français croyait la paix assurée et la faisait déjà célébrer par le Constitutionnel, lord Loftus écrivait de Berlin au comte Granville : J'ai eu aujourd'hui une entrevue avec le comte de Bismarck, et je l'ai félicité de l'apparente solution de la crise imminente, par la renonciation spontanée du prince de Hohenzollern. Son Excellence a paru douter quelque peu que cette solution mit fin au différend avec la France. Elle m'a dit que l'extrême modération montrée par le roi de Prusse devant le ton menaçant du gouvernement français, et la réception courtoise de M. Benedetti à Ems, par Sa Majesté, après le langage sévère tenu à la Prusse, tant officiellement que dans la presse française, provoquaient, d'un bout à l'autre de la Prusse, une indignation générale... Après ce qui vient de se passer, nous devons
demander quelque assurance, quelque garantie que nous ne serons pas exposés à
une attaque soudaine ; il faut que nous sachions que cette difficulté
espagnole une fois écartée, il ne reste pas d'autres DESSEINS SECRETS qui puissent
éclater sur nous comme un coup de tonnerre. Le comte de Bismarck déclara ensuite qu'à moins que quelque assurance, quelque garantie ne fût donnée par la France, soit aux puissances européennes, soit dans une forme officielle quelconque, que la présente solution de la question espagnole était considérée par elle comme un arrangement définitif et satisfaisant, et qu'elle ne mettrait pas en avant d'autres griefs, et qu'en outre, le gouvernement français ne retirât ou n'expliquât d'une manière satisfaisante le menaçant langage tenu par M. le duc de Gramont, le gouvernement prussien serait obligé de DEMANDER DES ÉCLAIRCISSEMENTS À LA FRANCE. Votre Seigneurie peut voir, par les observations ci-dessus du comte de Bismarck, que si quelque conseil opportun, quelque main amie n'intervient pas pour apaiser l'irritation qui existe entre les deux gouvernements, la brèche, au lieu d'être fermée par la solution de la difficulté espagnole, NE FERA PROBABLEMENT QUE S'ÉLARGIR. Est-ce clair ? C'est la France qui menace l'Allemagne de ses desseins secrets — la France a voulu sans doute placer un Bonaparte sur le trône de Bavière ? — absolument comme l'Autriche menaçait la sécurité de la Prusse par ses armements exagérés : on croit lire la fameuse note du 24 mars 1866 ! Ainsi, que ceux qui s'imaginent qu'avec plus de prudence et de modération la France pouvait éviter la guerre, ne conservent pas cette illusion : la guerre était inévitable. C'est parce que le pays le sentait bien qu'il a poussé le gouvernement à la faire ! La France l'a matériellement, mais la Prusse l'a moralement déclarée. C'est elle qui, devant l'histoire, en portera l'onéreuse responsabilité ! Pourquoi ce fait, que les documents diplomatiques eux-mêmes établissent avec tant d'évidence, n'est-il pas parmi nous mieux reconnu ? Pourquoi laissons-nous dire que si la guerre a éclaté, c'est par la faute d'un souverain français, de ministres français et d'une Chambre française ? L'intérêt de notre pays ne veut-il pas que la lumière se fasse sur ce point important ? Pourquoi n'est-elle pas encore faite ? Faudrait-il croire que la nécessité d'accabler l'Empereur semble à ceux qui écrivent aujourd'hui notre histoire officielle l'intérêt capital, et qu'ils aiment mieux voir retomber injustement le sang répandu sur la tête de Napoléon III et de ses ministres que justement sur celles de Guillaume et du comte de Bismarck ? Je ne puis l'admettre. L'erreur est sincère, je veux le croire. Elle ne résistera donc pas à l'examen des faits. Tout le monde reconnaîtra que la guerre devait fatalement éclater parce qu'elle était décidée de longue date et minutieusement préparée par la Prusse. Mais quand ce premier point sera reconnu de tout le monde, la responsabilité de l'Empereur sera-t-elle donc dégagée ? Si l'on ne peut plus l'accuser d'avoir cherché, d'avoir provoqué la guerre, ne pourra-t-on, du moins, l'accuser de l'avoir rendue désastreuse — en ne sachant pas la préparer, — en ne sachant pas la conduire, — en terminant la longue série de ses fautes par la honte de Sedan ? Je passe à l'examen de ces différents points. |
[1] Les frontières de la France.
[2] Lettre adressée à Mme la Dauphine, le 30 juin 1833. — Dans ses Mémoires il écrit encore cette page curieuse : M. Thiers a manqué de résolution quand il tenait entre ses mains le sort du monde : s'il eût donné l'ordre d'attaquer la flotte anglaise, supérieurs en force comme nous l'étions dans la Méditerranée, notre succès était assuré. On aurait trouvé à l'instant 150.000 hommes pour entrer en Bavière et pour se jeter sur quelque point de l'Italie où rien n'était préparé en vue d'une attaque. Le monde entier pouvait encore une fois changer de face. Notre agression eût-elle été juste ? C'est une autre affaire. Mais nous aurions pu demander à l'Europe si elle avait agi loyalement avec nous dans des traités où, abusant de la victoire, la Russie et l'Allemagne s'étaient démesurément agrandies, tandis que la France avait été réduite a ses anciennes provinces rognées. Quoiqu'il en soit, M. Thiers n'a pas osé jouer sa dernière carte ; en regardant sa vie, il ne s'est pas trouvé assez appuyé et c'est cependant parce qu'il ne mettait rien au jeu qu'il aurait pu tout jouer. Nous sommes tombés sous les pieds de l'Europe : une pareille occasion de nous relever ne se présentera pas de longtemps.
[3] Voir les Préliminaires de Sadowa, par Julian Claczko.
[4] Lire dans la Revue des Deux-Mondes (15 octobre 1868), l'Etude sur la campagne de 1866, attribuée au prince de Joinville. On y verra que tout le monde en Europe comptait sur le triomphe de l'armée autrichienne.
[5] Au mois d'avril 1866, alors que la guerre était imminente entre la Prusse et l'Autriche, il y avait ici dans la presse, dans le Parlement un accord presque unanime pour Maintenir la paix et la neutralité de la France. A cette époque, la France était dans une situation prépondérante et décisive ; nous voulions qu'elle armât et qu'elle fût en mesure d'intervenir, soit diplomatiquement, soit militairement ; mais nous étions à peu près seuls de cet avis... Quelques semaines plus tard la guerre éclate, la Prusse triomphe, et la France qui, obéissant aux conseils des amis de la paix, n'avait fait aucun préparatif militaire, la France dut se borner à intervenir diplomatiquement pour épargner à l'Autriche de plus grands désastres. Il était trop tard pour en faire davantage. Qui a dit cela ? M. Guéroult, dans l'Opinion Nationale du 30 avril 1867.
[6] On pourra consulter (c'est déjà presque un chapitre d'histoire) Les Préliminaires de Sadowa, très-intéressant ouvrage de M. Julian Clazko, aujourd'hui conseiller aulique au ministère des affaires étrangères d'Autriche. On y lira à la dernière page, cette sorte de conclusion et de résumé du travail : En Italie, Victor-Emmanuel hors de combat, l'affaire d'honneur est vidée. Si maintenant, ce dont personne encore ne doute à ce moment, le général Benedeck remporte une victoire au moins pareille, dans les défilés formidables de la Bohême, la face du monde s'en trouvera changée, — et pourquoi ne pas le reconnaître ? — changée en bien ! La France intervenait et imposait la paix, l'équilibre, et pour atteindre ce but, assurément glorieux et prospère, sa force morale salle suffisait. Venise était affranchie, l'Autriche dédommagée par la Silésie et maintenue dans sa grande situation en Allemagne ; la Prusse, rendue plus homogène et forte au Nord, formait une barrière utile contre le Moscovite ; les Etats secondaires recevaient une organisation plus puissante et un rôle plus important dans la Confédération germanique ; enfin la neutralisation des forteresses allemandes de l'Ouest par la constitution d'un Etat nouveau composé des anciennes provinces rhénanes de la Prusse devenait, pour l'Empire français, l'unique mais inappréciable récompense de son désintéressement. Et qui donc eût alors osé médire d'une politique capable d'obtenir des résultats aussi grands, aussi heureux, sans avoir même tiré l'épée et par la seule force morale ?... La combinaison, quoiqu'on ait dit, était vaste et profonde, mûrement réfléchie et menée avec un art supérieur ; elle n'eut qu'un seul tort, tort fatal, il est vrai, calamiteux au-dessus de toute expression, de ne jamais admettre la possibilité d'une victoire des Prussiens, d'une victoire comme n'en ont pas vu les annales de nos temps. Mais qui de nous tous aurait admis une pareille hypothèse encore au 23 juin... ?
[7] Un étranger qui n'est pas un Prussien (je tiens à le constater) me disait l'autre jour : Je m'étais figuré jusqu'à présent que c'étaient les Autrichiens qui avaient été vaincus à Sadowa ; mais je quitte Vienne, j'arrive à Paris, et h en juger selon les apparences, je suis tenté de croire que ce sont les Français qui ont été vaincus. Les Autrichiens sont bien plus calmes que vous. — Si nous avions été battus, lui répondis-je (et je ne l'admets pas, quant à moi), avouez du moins qu'on ne l'a su dans le monde que parce que nous avons eu soin de le crier sur les toits. Sans cela personne ne s'en serait douté. (Journal des Débats. — H. de Lagarde.)
[8] La France, de son côté, portera au tribunal de l'histoire une grave responsabilité. Les journaux ont été superficiels, le parti militaire a été présomptueux et entêté, l'opposition, uniquement attentive à la recherche d'une fausse popularité, parlait sans cesse de la honte de Sadowa et de la nécessité d'une revanche. (E. Renan. — Revue des Deux-Mondes, 15 septembre 1870).
La situation était déjà
passablement tendue, depuis 1866, entre la France et la Prusse. On peut même
dire que, depuis ce moment, l'opposition systématique de toutes nuances n'a
rien négligé pour souffler charitablement le feu.
A force de parler à chaque instant de l'humiliation de la politique française, à force de nous montrer à la tribune, dans les journaux, dans les livres, dans les réunions publiques, la France descendue au rang de puissance secondaire, on en est venu à exaspérer gravement une portion considérable du pays qui veut à tout prix une revanche de Sadowa. (Guéroult. L'Opinion Nationale, 13 juillet 1870).
Il est vrai que, depuis 1866, la France est en droit de demander à l'Empire des comptes sévères sur la conduite de ses affaires à l'extérieur. L'opposition, que nous sachions du moins, n'a jamais manqué les occasions d'adresser ses remontrances sur ce sujet. C'est grâce à ce système de reproches continuels, justes selon nous, que le pays a dressé le bilan des in jures, des provocations dont il a été victime. (Le Soir, 8 juillet).
[9] La collection des Papiers secrets contient une lettre adressée au maréchal Lebœuf par l'agent chargé de le surveiller.
[10] Carlsbad était depuis plusieurs années le séjour favori du roi de Prusse pendant la saison des eaux. Là se rendait chaque été, en hôte aimable de son bon frère et ami l'empereur d'Autriche, le vieux roi Guillaume accompagné de ses ministres, de sa maison militaire, du général de Moltke entre autres, et de l'élite de l'état-major prussien, officiers très-intelligents et savants très-épris de la beauté de la nature, et qui ne se refusaient guère à ces occasions l'innocent plaisir de parcourir, dans tous les sens, le magnifique pays de Bohême et d'en admirer les sites pittoresques. Aux jours de Nahod, de Skalitz et de Kœnigsgraëtz, il se trouva que ces touristes poétiques, ces lakistes en shakos avaient les connaissances les plus minutieuses, les plans les plus détaillés de tous les défilés et de toutes les places fortes de la Bohème. (J. Clasko. — Les préliminaires de Sadowa).
[11] Fait attesté par lord Bury, parent de lord Albemarle, dans un discours rapporté par le Daily-News. (Gaulois, 23 janvier 1870).
[12] Ces deux faits sont rapportés par deux lettres du général Ducrot, commandant la division de Strasbourg (publiées parmi les Papiers secrets). Le général ajoutait : Pendant que nous délibérons pompeusement et longuement sur ce qu'il conviendrait de faire, pour avoir une armée, la Prusse se propose tout simplement et très-activement d'envahir notre territoire.
Les Lettres du baron Stoffel, si j'en crois l'analyse qu'en ont donnée plusieurs journaux, sont également très-affirmatives sur ce point.
[13] M. le prince de Joinville, dans l'étude que j'ai déjà citée, raconte avec quelle répugnance le roi de Prusse se décida à commencer la campagne de 1866, avec quelle habile hardiesse N. de Bismarck força la main k son souverain, qui se laissait faire, voyant en lui l'instrument providentiel de la grandeur de sa monarchie. (Revue des Deux-Mondes, 15 octobre 1868. p. 774). — Voir sur ce même sujet, La Prusse et l'Allemagne de M. V. Cherbuliez.
[14] M. Benedetti l'avoue et les détracteurs de l'Empire s'emparent de cet aveu comme d'une révélation écrasante. Qu'ils lisent la séance du 15 juillet, ils y verront que M. Emile Ollivier l'a dit lui-même à la tribune !...