ROME ET LES BARBARES

 

CHAPITRE SIXIÈME.

 

 

DE L'INVASION ET DE LA CONQUÊTE DE L'EMPIRE ROMAIN PAR LES PEUPLES GERMANIQUES. L'ÉCOLE ROMANISTE ET LA THÉORIE DES RACES : DUBOS ET MONTESQUIEU.

 

Ce qu'il faut entendre par l'invasion. — Ses diverses phases. — Quel compte on doit faire des traités conclus entre les empereurs et les barbares. — Invasion de la Gaule par les Visigoths, les Burgundes et les Francs. — Dépossession légale des vaincus. — Applications diverses du wergeld. — Résultats de la conquête. Opinions de MM. Littré et Guérard. — Lois barbares ; leur caractère personnel. — Origines germaniques de la communauté des biens, du jury, etc. L'élément germanique devait se joindre à l'héritage du génie classique et au christianisme pour la formation des sociétés modernes.

 

Nous avons essayé de démontrer que le grand intérêt du livre de Tacite est d'avoir saisi et décrit, au principal moment de son premier essor, la civilisation d'une race appelée à jouer bientôt un rôle important dans l'histoire. Ce rôle historique des Germains, après s'être annoncé par leur progrès intérieur, que nous ont attesté César et Tacite, s'est révélé par l'invasion, par la conquête du monde romain. S'il est vrai, comme quelques publicistes l'ont soutenu, qu'il n'y ait pas eu d'invasion ni de conquête germanique, mais seulement une juxtaposition et ensuite une fusion laissant subsister, sans mélange nouveau d'éléments considérables, l'ascendant continué ou transformé de l'empire, si les barbares sont entrés non pas en conquérants, mais à la prière des Romains, qui voulaient mettre à profit leurs services, si de plus, comme le pensent quelques-uns, les Germains n'ont apporté avec eux aucune idée, aucune institution, aucune influence nouvelle, le livre de Tacite n'est plus d'aucun prix, et il ne reste qu'a s'étonner soit de l'inutile attention accordée par un si grand esprit à une barbarie qui aurait été sans règle et sans avenir, soit des vaines terreurs et des fausses prédictions que d'imaginaires périls lui auraient inspirées. Rome n'a-t-elle donc fait autre chose que de transmettre ses pleins pouvoirs aux barbares, sans cesser de les dominer eux-mêmes, ou bien demeure-t-il incontestable que son héritage, quel qu'il pût être, ne suffisait plus à lui seul, et qu'une race nouvelle devait être appelée à prendre part à l'œuvre de la civilisation ? La question est d'autant plus grave que l'histoire de nos propres origines y est engagée : c'est ce qui explique la persistance et l'ardeur du débat entre deux opinions opposées, représentées par deux écoles, ayant à leur tête, la première l'abbé Dubos, et la seconde Montesquieu.

C'est une chose singulière et peut-être assez humiliante qu'entre toutes les opinions humaines les opinions historiques se montrent particulièrement variables et chancelantes. Les vérités de l'ordre métaphysique sont placées si haut qu'on ne s'étonne pas qu'à les contempler l'intelligence des hommes puisse se troubler et avoir à se reprendre ; mais il semblerait qu'en face des réalités de l'histoire, une fois acquises au domaine des souvenirs et du passé, le témoignage et le sentiment des contemporains, bientôt contrôlés, dussent suffire en se transmettant à travers les âges. Loin de là ; ces réalités historiques, peut-être parce qu'elles sont les œuvres de notre liberté essentiellement vivante, nous apparaissent comme douées d'une sorte de vie propre qui les transforme sans cesse, pendant que d'autre part la vue de chaque observateur se modifie suivant les sentiments et les idées de son temps. On ajoute, instruit ou ému par quelque ébranlement récent, aux observations des précédents historiens, ou bien on les réfute, ou bien on redit à son insu, en partie du moins, ce qu'ils avaient fait oublier : perpétuel travail de la pensée humaine sur les œuvres humaines, travail que nous ne devons pas après tout croire stérile, qui exerce, fortifie, et sert finalement au progrès de la vérité.

Assurément c'était un homme d'esprit que l'abbé Dubos. Distingué dès sa jeunesse par M. de Torcy, il prit une part active aux négociations d'Utrecht et de Rastadt, et continua ses utiles services pendant la régence. Il se fit connaître en même temps comme historien et homme de goût. Son Histoire de la ligue de Cambrai est un ouvrage sensé ; ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719), où il montre une réelle liberté de principes littéraires, des vues multiples et quelquefois hardies, une double connaissance de l'antiquité classique et de la renaissance peu commune de son temps, lui ont mérité un sérieux éloge de Voltaire. On pourrait lui faire honneur d'avoir, dans une brochure politique, prédit soixante-dix ans à l'avance la sécession des colonies anglaises d'Amérique, s'il n'avait annoncé du même coup à la Grande-Bretagne, pour une époque prochaine, de funestes destinées. Membre de l'Académie française, secrétaire perpétuel après M. Dacier, il comptait, cela est sûr, parmi les esprits actifs et éclairés de son temps. Les étrangers les plus attentifs au mouvement littéraire de la France, David Hume par exemple, prêtaient l'oreille à ses théories : il avait un des premiers affirmé l'influence des climats.

On sait de quelle réaction furent suivies les cruelles dernières années du règne de Louis XIV. La liberté des opinions se donnant carrière, on discuta bientôt avec ardeur sur l'autorité royale, sur les pouvoirs des princes ou de la noblesse, sur l'opposition des parlements et les droits des peuples. La vivacité des discussions enfantait les théories, l'esprit d'examen appelait là critique historique. Dubos ne resta pas à part ; en face du comte de Boulainvilliers[1], suivant lequel, par suite de la victoire formelle des Francs en Gaule au cinquième siècle, l'institution d'une aristocratie privilégiée continuait à peser de droit sur la nation, il publia en 1734 son Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules, ouvrage considérable, intéressant, mais paradoxal, où il soutint que croire à une conquête de la Gaule par les Francs, c'était être victime d'une illusion historique. Les Francs étaient venus, disait-il, non pas en ennemis, mais en alliés, appelés par les Romains eux-mêmes, et bientôt engagés par des traités formels à les servir, comme manœuvres pour labourer leurs champs, comme soldats pour défendre leurs frontières. Pendant plus de deux siècles, les Francs avaient ainsi vécu sous la domination de l'empire, qu'ils acceptaient et dont ils devenaient les appuis. Ils recevaient des terres et conservaient leurs institutions et leurs coutumes, sans aucun détriment pour la population gallo-romaine ; leurs chefs étaient fiers de recevoir les titres et les dignités que leur conféraient les empereurs. Quand donc Rome succomba épuisée, elle fit à ces barbares une cession bien en règle, par laquelle ils lui succédèrent légalement, en laissant subsister ses institutions et ses mœurs. L'abbé Dubos, aussi bien que le comte de Boulainvilliers, prétendait plier l'histoire à ses idées préconçues. Né dans les rangs de la bourgeoisie, il érigeait, à la place d'une aristocratie jalouse, une royauté maîtresse, qu'entouraient et servaient des citoyens égaux ; diplomate habile et délié, il apercevait en plein cinquième siècle on ne sait quelles chancelleries internationales par l'œuvre desquelles toute une série de conventions et de protocoles liait entre eux les chefs barbares et les empereurs.

Montesquieu revenait alors d'Angleterre. Le spectacle des libertés britanniques ne lui avait pas fait oublier l'antique gloire de Rome, puisque précisément en 1734 il publiait ses célèbres Considérations : Polybe y est trop bien compris pour qu'on puisse rien conclure de l'ample développement qu'il a particulièrement donné aux causes de décadence ; mais Montesquieu méditait en même temps son Esprit des lois, qu'il ne devait publier que quatorze ans plus tard, après l'avoir préparé pendant vingt années. Scrutateur pénétrant des divers éléments qui ont constitué les sociétés modernes autant qu'admirateur sincère de l'antiquité, il fut blessé de la vue partielle que Dubos prétendait substituer à la vérité historique, et il s'en exprima vivement. Son ouvrage séduit beaucoup de gens, disait-il, parce qu'il est écrit arec beaucoup d'art, parce qu'on y suppose éternellement ce qui est en question, parce que plus on y manque de preuves, plus on y multiplie les probabilités. Le lecteur oublie qu'il a douté pour commencer à croire ; mais, quand on examine bien, on trouve un colosse immense qui a des pieds d'argile ; et c'est précisément parce que les pieds sont d'argile que le colosse est immense. Si le système de M. l'abbé Dubos avait eu de bons fondements, il n'aurait pas été obligé de faire trois mortels volumes pour le prouver : il aurait tout trouvé dans son sujet, et, sans aller chercher de toutes parts ce qui était très-loin, la raison elle-même se serait chargée de placer cette vérité dans la chaîne des autres vérités. L'histoire et nos lois lui auraient dit : Ne prenez pas tant de peine, nous rendrons témoignage de vous.

Que le système de l'abbé Dubos eût de faibles fondements, comme le dit Montesquieu, il est facile de s'en convaincre dès ses premières pages. Reprochant aux historiens français qui l'ont précédé et même à la plupart de nos anciens chroniqueurs d'avoir cru à l'invasion germanique, il se demande comment ils ont pu commettre une telle erreur, et, quand il en recherche les sources, il trouve que c'est un contresens de Frédégaire qui a seul fait tout le mal[2] ! Il rencontre ensuite certains textes parlant de conventions stipulées entre l'empire et les barbares, et Non ses pierres d'assise, voilà les pieds d'argile pour le colosse en trois volumes in-quarto. Montesquieu, lui, e considéré le problème avec une bien autre étendue de regard. Loin de s'enfermer dans l'unique question concernant la Gaule, c'est dans son ensemble qu'il a étudié le problème avec ses conséquences multiples et lointaines. Il a cru, et presque toute notre école historique moderne avec lui, qu'au commencement de notre histoire, au début de celle de tous les États de l'Europe occidentale, on doit considérer, en y attribuant une grande importance, les effets immédiats de l'invasion. A son exemple et à sa suite, mais chacun avec sa part d'originalité, nos derniers historiens ont mis en relief le grand fait de la conquête germanique ; ils ont dit ce qu'une race nouvelle avait apporté de sentiments nouveaux, mais aussi ce qu'il y avait eu de déchirements et de souffrances dans une transformation sociale d'où la violence n'était pas exclue. Cette théorie édifiée sur la distinction entre les races diverses, entre des vainqueurs et des vaincus, a fait, nous le savons, son chemin depuis Montesquieu, et trop hardiment peut-être. L'école libérale, au commencement du siècle, a cru pouvoir y trouver des arguments politiques en vue des luttes qu'elle avait à soutenir. C'était abuser de cette théorie que de proclamer, comme faisait l'abbé Sieyès dès 1789, que le tiers était une nation par lui-même, et une nation complète, ou de répondre, comme faisait M. de Montlosier en 1814, qu'il y avait en face du tiers, sur le même sol, une autre nation complète aussi et plus ancienne et meilleure. Il est clair qu'on instituait de la sorte un dangereux antagonisme. L'extrême abus de la doctrine se produisait en 1848, sous la plume d'un publiciste tel que Proudhon, aux yeux duquel un prolétariat révolté contre la bourgeoisie était issu du sang celtique, et devait continuer la revendication en souvenir de Vercingétorix, son ancêtre, ou bien sous celle d'un écrivain tel qui Eugène Sue, lorsque, au lendemain même des journées de juin, il mêlait ensemble, dans ses intrigues romanesques, les haines de race aux excitations d'un haineux socialisme. En vain la chanson populaire, revendiquant la cause du sens commun, avait-elle conseillé l'union entre tous les enfants de la France, entre Gaulois et Francs : il semblait que chacun prit à tâche d'oublier l'immense et profond travail de fusion qui avait fait avec assez d'éclat pourtant la puissance et la gloire de la société française.

Assurément ce sont là des excès, mais si arbitraires et si dénués de saine raison qu'on n'en saurait rendre responsables Montesquieu et notre école historique moderne. N'en serait-ce pas un aussi que de ressusciter le système de l'abbé Dubos, de le dépasser même, de nier l'invasion germanique, comme on l'a fait, et de déclarer en outre que l'arrivée des Germains dans l'empire a été ou bien un fait indifférent, inaperçu, absolument stérile et sans conséquence pour l'avenir, ou bien un vrai fléau, une mise en péril de tous progrès et de toute civilisation ? Voilà en tout cas deux groupes d'opinions très-diverses en présence : avec l'abbé Dubos, l'école que nous pou-ions appeler romaniste, parce qu'elle ne voit guère dans le travail de la civilisation ultérieure, à moins de se retrancher sur les effets inexpliqués de ce qu'on appelle la force des circonstances, que la transformation de l'élément romain sous l'influence du christianisme ; avec Montesquieu tous ceux qui croient qu'à ces deux éléments de la société moderne il en faut ajouter un troisième, apport direct et conséquence immédiate de l'invasion. Des deux côtés des noms éminents : d'une part Augustin Thierry, sans cesse préoccupé, par esprit de libérale équité, de la distinction des races, et M. Guizot, également, éloigné des extrêmes ; d'autre part des savants tels que Sismondi, M. Guérard, le subtil commentateur du Polyptyque d'Irminon, et M. Littré, l'auteur des Études sur les barbares. Le système romaniste, appuyé jusque dans notre temps par d'importants suffrages, renouvelé avec ardeur et talent[3], doit contenir une notable part de vérité ; nous croyons toutefois qu'a le prendre dans toute sa rigueur il risquerait de mutiler l'histoire de nos origines. Recherchons en quelle mesure il est permis d'affirmer qu'il y a bien eu au commencement du moyen âge une double sorte d'invasion germanique et une véritable conquête, et voyons s'il n'est pas vrai que certains traits intimes et profonds, persistant jusque dans nos sociétés modernes, relèvent d'une autre influence que celle du génie romain ou du christianisme, et remontent en réalité jusqu'à cette conquête même.

S'il est permis à la critique moderne de mettre en question l'invasion et la conquête germaniques, les contemporains, eux, n'en doutaient pas : les principaux d'entre eux voyaient fort bien le fléau dont ils souffraient. Ammien Marcellin nous montre à la fois le progrès de la corruption dans la société romaine, celui de la discipline et de l'audace chez les barbares du Rhin. Saint Jérôme ne trouve la matière de ses prédictions sinistres sur la fin d'un monde condamné et maudit que dans le spectacle d'une barbarie patenne de toutes parts envahissante et victorieuse. Quand Salvien plaide la thèse d'une régénération possible des vaincus, s'ils veulent se convertir à certains exemples des vainqueurs, qui sont à son avis les uns, et qui sont les autres ? Plus impitoyable, saint Augustin montre le fléau de Dieu venant châtier des crimes irrémissibles. De la part de ces grands témoins, la vue de l'avenir et l'interprétation du présent sont à quelques égards diverses, mais égales et pareilles sont leur impression de terreur religieuse, leur exaltation de foi patriotique, leur anxiété, comme à la vue de quelque grande révolution à la fois politique et morale, s'accomplissant par la loi de la guerre. Les Pères du désert, eux, quand ils aspirent à sauver, en se retirant du monde, le dépôt de la foi, ne font autre chose sinon d'attester qu'ils ne croient plus avoir rien à attendre de cette Rome, accablée sous les coups des barbares et sous le poids de ses propres fautes. Ce ne sont pas seulement quelques esprits supérieurs qui distinguent et signalent un grand danger : il a été pressenti, et, ce semble, annoncé à l'avance, soit par la voix populaire, soit par d'obscurs chrétiens. Dès la fin du premier siècle, le bruit courait dans l'empire, grâce aux prédictions des Druides, qu'en un jour prochain Rome perdrait la puissance, et que la domination passerait aux nations cisalpines[4]. Au milieu du troisième siècle, un poète chrétien d'Afrique, Commodianus, auteur d'un poème qui n'a été publié qu'il y a peu d'années, prédisait que les Goths passeraient le Danube sous un certain chef Apollon, prendraient et châtieraient Rome païenne, mais épargneraient les chrétiens[5]. Les principaux chefs barbares diront eux-mêmes qu'une voir secrète les poussait contre Rome, et les peuples les appelleront les fléaux de Dieu.

L'invasion et la conquête, ainsi prévues et proclamées, sont d'autant moins méconnaissables qu'elles occupent une large place dans l'espace et dans le temps. Nul n'a jamais cru ni enseigné que l'invasion germanique ait surpris le monde romain comme une subite avalanche. Une série de quatre ou cinq siècles, que dis-je ? une série de dix siècles, depuis l'apparition des Cimbres jusqu'aux ravages des Northmans, jusqu'aux croisades, qui continuent à certains égards un mouvement si vaste, d'innombrables infiltrations amenant la barbarie, tantôt humble et docile, tantôt indisciplinable et perfide, jusqu'au centre de la société organisée de l'empire, et y créant mille nouveaux foyers, — outre cela des coups de violence, de grandes migrations de tribus qui, avec femmes et enfants, venaient occuper, par la force au besoin, des provinces romaines tout entières, et y dépouiller, soit brutalement, soit avec une apparence de légalité, les possesseurs, — il a fallu ces phases diverses, réparties sur un si long temps, pour voir s'accomplir dans toute ses parties une évolution historique qui a été en réalité profondément complexe et ne saurait être demeurée inféconde.

La première et la principale cause qui rendait l'invasion inévitable a été l'irrémédiable affaiblissement de l'empire. César, en passant deux fois de sa personne sur la rive droite du Rhin, avait désigné de ce côté à ses successeurs l'espoir anticipé d'une nouvelle conquête, et Auguste en effet, après les expéditions hardies de ses deux beaux-fils, Drusus et Tibère, avait cru réduire tout le pays jusqu'à l'Elbe : le désastre de Varus était venu le convaincre de son erreur. Comme compensation de n'avoir pu s'assurer au-delà. du Rhin une autre province, Rome forma dès lors, nous l'avons vu, sur le sol même de la Gaule et sur la rive occidentale du fleuve, deux prétendues provinces de Germanie, en y comprenant tout au plus quelque étroit territoire de la rive droite, bientôt muni d'une ligne continue de fortifications. C'était marquer aux yeux de tous qu'après avoir pratiqué jusqu'alors une politique offensive à l'égard de ses voisins, elle ne prétendait plus, instruite par ses revers, qu'à une attitude purement défensive. Ces fortifications purent servir à prolonger sa défense, mais elles n'empêchèrent finalement ni le retour des incursions ennemies, ni les rapports d'autre sorte avec les barbares. Entre populations voisines, quoique différentes par le degré de civilisation et la race, il ne se peut en aucun temps qu'il y ait uniquement et à toutes les heures des rapports hostiles. Peu à peu des rapprochements s'opèrent, un certain équilibre, au moins dans la région intermédiaire, s'établit ; des relations commencent, premiers liens facilement rompus par la guerre, renoués plus facilement encore après le départ des combattants. Des Germains étaient venus s'établir sur la rive gauche du Rhin, des Gallo-Romains avaient occupé plusieurs points de la rive droite. Les inévitables rapports de chaque jour appelèrent le commerce et les échanges. Ce qui nous a été conservé d'inscriptions parmi les ruines des villes romaines construites dans la région du Rhin témoigne de quelle activité commune ces riches contrées devinrent l'occasion et le foyer. Il sembla que l'énergie et la vie, qui allaient abandonner les provinces intérieures, se réfugiassent en se multipliant aux extrémités de la Gaule. Tacite nous dit formellement que les Marcomans et les Hermundures jouissaient du jus commercii avec l'empire[6]. Ceux-ci avaient la permission de venir faire le commerce, non-seulement sur les rives du Danube, mais jusque dans ce que Tacite appelle la florissante colonie de la province rhétienne (probablement Augsbourg) ; ils passaient le fleuve et entraient, sans être soumis à la surveillance ordinaire. Quant aux premiers, lorsqu'on pénétra jusque dans leur ville royale, on y trouva des vivandiers et des marchands romains que le négoce y avait attirés, que l'espoir du gain y retenait, et qui avaient fini par oublier Rome au fond de la Germanie. Les conventions commerciales avec les barbares s'étaient ensuite multipliées, non sans de prudentes réserves et de sévères précautions, en assignant aux Germains certains marchés voisins de la frontière que les centurions surveilleraient, et en multipliant les monopoles et les interdictions contre la sortie d'un certain nombre de produits fabriqués ou naturels. Cela n'avait pas empêché les échanges d'être fort actifs, principalement sur les bords du Rhin.

 

Les Romains y venaient demander aux barbares le chanvre et les sapins du Taunus, que des compagnies d'armateurs ou nautœ dirigeaient par flottage vers les arsenaux maritimes établis dans l'île des Bataves. Ils achetaient le bétail, les pelleteries, quelquefois le blé, et surtout un certain nombre de denrées très-recherchées par le luxe et la sensualité de l'époque impériale[7]. Il y avait un fabricant de manteaux de guerre dans l'importante colonie de Sumlocène, un fabricant de pourpre à Augsbourg. Rome exploitait les carrières du Siebengebirge, d'où viennent les pierres à inscriptions que nous recueillons si soigneusement aujourd'hui dans les villes du Rhin. Nul doute qu'elle n'ait mis également à profit les salines, que les barbares eux-mêmes n'avaient pas négligées[8]. Le monument romain qui subsiste de nos jours à Igel, près de Trèves, et dont Gœthe admirait les intéressantes sculptures, montre quelle était la richesse de quelques-unes des familles romaines établies dans cette région[9]. Les Germains de leur côté venaient acheter les produits de l'industrie occidentale, les étoffes, les ustensiles, les armes. Le Mercure des marchés, Mercurius nundinator, présidait à ces mutuels échanges ; autour de lui se rangeait (nous en jugeons par les inscriptions) la foule des divinités étrangères, asiatiques, égyptiennes, celtiques, romaines ou grecques, tant ces frontières de l'empire étaient devenues le centre d'une vie active, le rendez-vous de toutes les nationalités.

Le commerce est une force ; entre les mains d'un peuple énergique, il peut préparer et accomplir à moitié la conquête. Rome le pratiquait encore avec un apparent succès au temps des Antonins, alors que l'extrême Orient, le pays des Sères et l'Inde envoyaient leurs marchandises vers le port de Pouzzoles, où se rencontraient les navires du monde connu. Pourquoi, dans cette autre sorte de lutte, Rome ne trouva-t-elle pas les moyens de réparer ses premiers échecs en face de la Germanie, et d'obtenir, comme il lui était arrivé plus d'une fois en d'autres temps, des soumissions volontaires se traduisant tôt ou tard par des acquisitions de territoire ? L'explication en est simple : elle n'avait plus de vraie force que la majesté de son passé glorieux. Rome avait commis une grande faute, dont les résultats se sont montrés dès les premiers temps de l'empire. La conquête de l'Orient, celle de l'Égypte, lui avaient valu une affluence considérable de métaux précieux. Au lendemain de la soumission de la Macédoine, elle s'était trouvée si riche quelle avait affranchi ses citoyens de l'impôt de la capitation ; plus tard, l'abondant trésor de Cléopâtre avait permis à Octave de larges et dangereuses distributions aux soldats et au peuple. Rome avait donc cru pouvoir se passer désormais d'un actif développement du travail libre et de la production. D'une part, elle avait demandé à tout l'Orient ses plus précieux produits ; de l'autre, elle avait abdiqué presque tout travail entre les mains des esclaves. C'était tarir les sources de la fortune nationale dans le même temps où les métaux précieux étaient, Pline l'Ancien en témoigne[10], reconquis par l'Inde, grâce à un commerce sans aucune réciprocité. Rome avait commis la faute d'un riche prodigue qui épuise son trésor ; elle avait fait la même fatale méprise que l'Espagne du dix-septième siècle, à qui les lingots des Indes occidentales paraissaient devoir tenir lieu d'agriculture et d'industrie. Rome prolongea et aggrava son erreur. Après s'être reposée sur le travail servile, elle prit, en présence de la dépopulation et de la stérilité du sol, un parti désespéré : ce fut d'appeler elle-même les barbares, qu'elle n'avait pu vaincre, et de recruter parmi leurs tribus des laboureurs et des soldats. Ces Germains ne se montrèrent d'abord ni assez nombreux ni assez fidèles au souvenir de leur nationalité pour devenir redoutables. Bientôt cependant ce qui n'avait été d'abord qu'accidentel ou passager devint permanent, avec de plus graves conséquences : le nombre et l'importance s'augmentèrent des groupes barbares qui, soit vaincus et se livrant à discrétion, dedificii, soit à titre de fédérés, soit comme lètes ou soldats des frontières, entrèrent dans l'empire[11]. La multitude de ceux qu'on appelait les dediticii, dispersés par toutes les provinces avec leurs familles[12], était destinée par Rome à être noyée dans la condition de ce qu'on appelait le colonat, classe considérable formée peu à peu de la dégénérescence de la population libre et du progrès de la population servile, et dont la condition, intermédiaire entre l'esclavage et la liberté, correspondait à la servitude de la glèbe. Ils ne devaient pas quitter la terre qui leur était assignée, sous peine de devenir esclaves. Ils pouvaient être vendus avec elle, non sans elle. Le domaine se trouvait-il, par vente, divisé entre plusieurs propriétaires, on devait répartir les colons de manière à ne pas séparer les familles ; car ces colons, s'ils n'avaient pas le droit de connubium avec les provinciaux romains, contractaient entre eux des mariages valables, ce qui était refusé aux esclaves ; mais leurs enfants héritaient forcément de la condition pater. nelle. En général c'était, à la vérité, pour les propriétaires un avantage d'avoir de tels colons en vue des travaux de l'agriculture ; aussi le gouvernement romain réserva-t-il d'abord pour les terres du fisc et surtout les terres incultes ceux des barbares qu'il destinait à cette condition, sauf à en concéder plus tard aux villes pour leurs communaux, aux particuliers pour leurs domaines. Les charges du colon étaient, indépendamment de cette servitude héréditaire de la glèbe, le service militaire, qui seul pouvait l'éloigner, une redevance fixe, acquittée d'ordinaire en nature, et enfin la capitation, tributum capitis, puisqu'il n'était pas esclave. Le Germain, dans cet état, se distinguait du gros de la population en ce qu'il était considéré comme peregrinus, privé comme tel des principaux droits civils, exclu des fonctions publiques.

Autre était la condition des barbares alliés de l'empire, fœderati, socii. Ceux-là n'étaient pas des vaincus subissant les dernières conditions de leurs vainqueurs. Ils avaient traité plus ou moins librement, quelquefois en stipulant des conditions expresses. On voit, par exemple, dans Ammien Marcellin[13] que, lorsque la jalousie défiante de Constance relègue en Orient le césar Julien, celui-ci recommande de ne pas mécontenter les barbares qui servent sous ses ordres : on s'est engagé, dit-il, à ne pas les faire sortir de Gaule. Les fœderati ne sont pas soumis aux levées militaires pour, le service régulier, et fournissent seulement des auxilia temporaires. Les uns servent sans recevoir de terres, et se mettent à la solde soit de Rome, soit des chefs barbares : les Hérules ont longtemps figuré de la sorte dans les armées de l'un et de l'autre empire sans demander un établissement fixe. Mais le plus grand nombre obtiennent des terres du gouvernement impérial, et y vivent avec leurs familles en y conservant leurs chefs et leurs coutumes indigènes. Comme ils sont des alliés, socii, et non des étrangers, peregrini, ils jouissent du double droit de commercium et de connubium, c'est-à-dire qu'ils peuvent légalement faire des transactions et contracter mariage en-deçà des frontières. Du reste, selon les habitudes romaines, à la suite des années de service militaire, la tabula honestœ missionis, c'est-à-dire le congé dans les meilleures conditions, confère avec le jus civitatis le jus connubii. De la sorte beaucoup de barbares entrés au service de l'empire deviennent citoyens et voient leur mariage antérieur devenir légal. Comme les soldats, les auxiliaires alliés ne subissent nul impôt, ni capitation, ni taxe foncière. Avec si peu de charges et tant d'avantages, on conçoit que les groupes de fœderati s'étendirent et s'augmentèrent, et devinrent promptement de petits États dans l'État.

Une troisième condition, intermédiaire entre les dediticii et les fœderati, était celle qu'on désignait par le nom de læti. A partir du temps d'Alexandre Sévère, Rome avait pris le parti de confier entièrement à ses vétérans, pour les cultiver et les défendre, les provinces riveraines des deux grands fleuves qui lui servaient de limites, milites limitanei, limitanei agri. Bientôt, les légionnaires n'étant plus sans doute assez nombreux pour les besoins multipliés de l'empire, on leur avait adjoint des barbares, à qui on avait confié, sous les mêmes conditions, une partie de ces terres frontières, désignées dès lors par le nom de terrœ læticœ. Les avis sont fort partagés sur le sens et l'origine du mot læti : c'est probablement la forme latine d'un mot germanique, lid ou led, signifiant des troupes auxiliaires[14]. La Notitia dignitatum adjoint à ce mol des noms de peuples gaulois, mais il n'en est pas moins certain que ces garnisons étaient purement germaniques, et ces indications désignent seulement dans quelles contrées de la Gaule les garnisons étaient canton nées.

Il y en avait principalement, disions-nous, dans les provinces frontières pour la garde du limes et des castella. Ils devaient entretenir le bon état des fortifications, interdire l'entrée dans l'empire, et se plier d'ailleurs au même service que les vétérans, auxquels ils étaient adjoints. Les terres concédées leur appartenaient, mais ils ne pouvaient les transmettre qu'à des Lètes, et leurs fils héritaient de leur condition. Ils étaient personnellement libres et ne supportaient pas d'impôts ; ils paraissent avoir joui du droit de connubium, et la loi de 370, qui leur interdit le mariage avec les filles des provinciaux, loi purement temporaire, témoigne seulement de la crainte que finit par inspirer la présence de ces nombreux corps étrangers. Disposés par groupes de même origine, ils avaient pour prœfecti des chefs de leur nationalité, et ils conservaient tout au moins les traditions de leur droit privé.

C'étaient là, à n'en pas douter, autant d'envahissements successifs des barbares dans l'empire. Rome pouvait y opposer jadis une cohésion politique et une force d'absorption qui triomphaient aisément d'une barbarie encore confuse et peu disciplinée ; mais l'énergie romaine s'était depuis lors amoindrie, tandis que la Germanie, instruite par la lutte, s'était en quelque mesure organisée à l'intérieur, de manière à ne plus envoyer au dehors que des éléments résistants ou moins prompts à se dissoudre. Ces premières et lentes infiltrations étaient bien le commencement de la conquête : l'ennemi prenait position au centre de la place, s'apprêtant à donner la main aux prochains agresseurs. A la veille même de la grande invasion de 406, l'évêque Synésius, adressant ses doléances à l'empereur d'Orient, jetait dans son Discours sur la royauté un vrai cri d'alarme : La garde de la patrie et des lois appartient, disait-il, à ceux qui ont intérêt à les défendre. Ce sont là les chiens dont parle Platon, prédestinés à la garde du troupeau. Que si le berger mêle les loups à ses chiens, il aura beau les prendre jeunes et chercher à les apprivoiser, malheur à lui ! Dès que les louveteaux auront senti la faiblesse ou la lâcheté des chiens, ils les étrangleront, et avec eux le pasteur et le troupeau... Lorsqu'on songe à ce que peut entreprendre dans un moment de péril pour l'État une jeunesse étrangère, nombreuse, formée par d'autres lois que nous, ayant d'autres idées, d'autres coutumes, il faut avoir perdu toute prévoyance pour ne pas trembler. La pierre de Sisyphe est suspendue par un fil sur nos tètes. Que le moindre espoir de succès se présente à eux, nous verrons quelles arrière-pensées nourrissent en secret nos défenseurs d'aujourd'hui... Les barbares sont tout, qu'on les éloigne de partout ! Que les magistratures leur soient fermées et surtout la dignité sénatoriale, ce comble des honneurs romains... Quoi ! il n'y a pas une seule de nos familles où quelque Goth ne soit homme de service ! Dans nos villes le maçon, le porteur d'eau, le portefaix, sont des Goths !... Voilà certes une curieuse page et un vivant tableau. Nous reconnaissons à cette propagande envahissante, à cette domesticité perfide, la première phase de l'invasion germanique : l'abbé Dubos a eu raison de mettre en lumière les relations pacifiques entre Romains et barbares, et l'on doit, pour avoir une juste idée de l'ensemble, y insister ; mais il en faut comprendre le sens et en suivre les conséquences inévitables : il faut observer les efforts multipliés des empereurs pour contenir les groupes établis en-deçà des frontières, quand par exemple, dépassant les limites assignées, ces groupes empiètent sans scrupule autour d'eux sur le domaine public ou les propriétés particulières. Cette période de l'invasion en suppose et en amène évidemment un autre, qui est de conquête ouverte et souvent violente.

C'est ici qu'on oppose les traités conclus entre les barbares et la cour romaine. En effet, à la veille de presque tout établissement germanique dans l'intérieur de l'empire, les textes contemporains mentionnent une sorte d'accord ou même une cession impériale faite, suivant les apparences, en bonne forme et du meilleur gré du monde. Le malheur est que, dans la réalité, ces alliances, dès le commencement de la lutte, sont prodiguées d'un côté, violées de l'autre avec une aisance égale, et qu'au lendemain de ces bénévoles cessions de territoire plus ou moins authentiques, les mêmes récits nous montrent presque toujours les barbares procédant à une dépossession des Romains. Prenons garde d'être dupes d'un mot par lequel les écrivains désignaient simplement l'effort peu efficace des empereurs pour mettre la main sur ceux des chefs barbares qu'ils avaient le plus à redouter. Arminius, le héros de la Germanie, avait, lui aussi, son fœdus avec Rome, — il est appelé dans Tacite violator fœderis[15] ; croit-on qu'il pouvait s'agir d'un acte diplomatique bien sérieux ? Pense-t-on qu'on retrouvera quelque jour sur une plaque de bronze les articles de ce traité avec les signatures et les ratifications ? Il y a une scène — précisément elle ouvre la période des grandes invasions et de la conquête proprement dite — qui montre bien ce qu'étaient ces traités. Elle a été parfois interprétée trop exclusivement, croyons-nous, dans le sens de la thèse romaniste ; il suffit de la lire dans l'historien contemporain qui nous l'a transmise, en prenant soin de la commenter lui-même, pour en avoir une impression assez différente et sans doute plus juste : il s'agit de l'entrée des Goths dans l'empire en 375.

Chassés de leurs demeures par tes Huns, ces barbares se présentent en foule sur la rive gauche du bas Danube et demandent à être admis dans l'empire, s'offrant, bien entendu, comme faisaient déjà les Cimbres, à cultiver les terres qu'on leur concéderait et à serait en auxiliaires. Quand leurs messagers vinrent trouver l'empereur, dit Ammien Marcellin[16], les courtisans applaudirent ; ils exaltèrent à l'envi le bonheur du prince, à qui la fortune apportait des recrues inopinément et des extrémités du monde. Vite il tallait un bon traité. L'incorporation de ces étrangers dans l'armée romaine allait la rendre invincible ; le tribut que les provinces devaient en soldats, converti en argent, augmenterait indéfiniment les ressources du trésor ; l'empire y gagnerait sécurité et richesse[17]. L'empereur Valens conclut donc avec les chefs des Goths une convention stipulant l'admission des barbares, une distribution de vivres aussitôt après la traversée, et la concession de terres en Thrace. On dépêcha aussitôt de nombreux agents pour faire opérer le passage ; on se donna beaucoup de peine pour que nul de ces destructeurs de l'empire, c'est Ammien qui parle, ne restât sur l'autre bord, fût-il atteint de maladie mortelle, navabatur opera diligens ne qui romanam rem eversurus derelingueretur, vel umorbo lethali. Jour et nuit, en vertu de l'ordre impérial, ces Goths redoutables, truculenta plebs, entassés sur des barques, des radeaux, des troncs d'arbre creusés, furent transportés en-deçà du Danube. La presse était si grande que plus d'un périt dans les flots. Tant d'empressement et de labeur pour introduire le fléau et la ruine du monde romain ! Ita tubido instantium studio orbis romani pernicies ducebatur ! A-t-on assez remarqué ces expressions d'Ammien Marcellin ? Voilà, il faut en convenir, un narrateur romain beaucoup moins romaniste que l'abbé Dubos. Il ne semble pas compter pour beaucoup le traité conclu avec les Goths ; lui qui est mort vers 390, c'est-à-dire avant que l'invasion ne fût consommée, il prévoit fort bien la chute de l'empire, et ne conserve aucune illusion. On ne saurait dire, après l'avoir lu, que les contemporains n'aient pas eu l'idée d'une conquête : ce serait d'ailleurs oublier le langage constant des Pères de l'église, les témoignages de l'émotion populaire, les singulières prédictions par où elle se traduisait, les pressentiments enfin des chefs barbares eux-mêmes. Pour ce qui est des Goths, on sait ce qui suivit. Une fois le Danube franchi, la cupidité des fonctionnaires impériaux irrita les immigrants, qui se révoltèrent ; en même temps, leur traité avec l'empereur ne les avait pas empêches d'appeler de nouvelles tribus auxquelles le passage avait été précédemment refusé. Il fallut que l'empereur Valens marchât avec son armée contre ses alliés d'un jour, si promptement rebelles. Il les rencontra près d'Andrinople et subit une entière défaite, qu'Ammien Marcellin place au-dessus du désastre de Cannes. Valens blessé s'était réfugié dans une cabane : ils l'entourèrent de paille et de bois, et la brûlèrent avec tous ceux qu'elle contenait[18]. Ce que devinrent les provinces romaines ainsi occupées, Jornandès nous le dit assez clairement : Les Goths ne furent plus là des étrangers ni des fugitifs, mais en citoyens et en maîtres ils commandèrent aux possesseurs de terres. Ils tinrent sous leur autorité, suo jure, toutes les provinces septentrionales jusqu'au Danube... Ils s'établirent comme ils l'eussent fait sur leur sol natal[19]. De pareils témoignages sont formels : il est évident qu'il s'agit d'une prise de possession, d'une conquête véritable au lendemain d'un semblant de traité. On retrouvera, il est vrai, les Visigoths établis en des cantonnements assignés par l'empire ; ils se conduiront quelquefois en dociles auxiliaires ; leur chef Alaric tiendra beaucoup à obtenir le titre de mettre des milices ; tout cela prouvera seulement que l'empire en détresse se prêtait de lui-même à l'invasion, et que certains chefs barbares savaient fort bien trouver dans ces dispositions un moyen de succès.

On verrait se représenter presque pour chaque province de l'Occident le même aspect que nous a offert l'entrée des Goths dans la Mésie, car l'invasion et la conquête ont procédé, peu s'en faut, partout de la même manière, suivant les traits généraux que nous venons de signaler. Une longue période d'infiltration a précédé ; non-seulement sur toute la ligne des frontières intérieures, mais au centre des provinces romaines, elle a multiplié les groupes de barbares, d'abord isolés et dociles, très-portés plus tard à l'indépendance, à l'usurpation, à la révolte. Une seconde période a couvert ses violences du prétexte perpétuel de conventions que les historiens contemporains nous attestent, il est vrai, qui ont pu quelquefois profiter à l'empire, mais qui n'avaient plus de réelle importance depuis qu'il était hors d'état de les faire respecter. Enfin la dépossession des vaincus, tantôt restreinte et légale, tantôt brutale et étendue, est venue confirmer et sceller le fait de la conquête. Voyons ces traits se vérifier clans la Gaule romaine parmi tout un ensemble de circonstances particulières qui ne sauraient les effacer.

Par sa situation géographique et par ses ressources infinies, la Gaule était devenue pour Rome la clé de voltas de l'empire, au moins dans l'Occident. Sans elle, la Grande-Bretagne n'obéissait plus, l'Espagne et jusqu'à l'Italie n'avaient plus de protection. Avec elle au contraire, l'empire acquérait un équilibre et une solidité que ses ennemis ne pourraient entamer tant qu'il ne cesserait pas de se défendre et de se protéger lui-même. Pourtant l'esprit d'indépendance et de changement qui avait toujours animé les Gaulois, et que les fautes du gouvernement romain excitèrent, prépara de ce côté longtemps à l'avance les voies à la conquête. La Gaule a été souvent représentée comme la plus docile et la plus dévouée des provinces romaines. Les villes, il est vrai, s'y sont promptement modelées sur la capitale de l'empire ; elles ont eu, comme elle, de splendides monuments, de savantes écoles, de brillants rhéteurs. Les negotiatores italiens venaient y faire fortune et y créaient sans doute, pour un temps, des sources jusqu'alors inconnues de fortune publique et privée[20]. Mais les campagnes semblent n'avoir eu qu'une faible parla cette prospérité factice. Rome les avait négligées, elle les avait abandonnées en proie à l'insuffisante culture des latifundia[21]. C'était préparer insciemment un refuge pour ce vieux sentiment gaulois d'indépendance qui avait survécu à la conquête de César. Écoutez déjà Cicéron dans le Pro Fonteio. Après qu'il a mis à part les Marseillais fidèles et la colonie de Narbonne, quelle défiance et quel mépris des Gaulois ! Doutez-vous, Romains, que ces peuples ne soient au fond du cœur et ne se montrent au dehors les ennemis de notre nom ? Voyez-les parcourir le forum la tète haute et avec un air de triomphe : ils voudraient nous épouvanter des sons horribles de leur barbare langage[22]. L'histoire des rapports entre l'empire et la Gaule offre, de la part de celle-ci, des séries presque continues de tentatives d'affranchissement. Au temps d'Auguste rame, Drusus avait dû profiter de la fête religieuse célébrée chaque année auprès de Lyon pour ramener à l'obéissance un certain nombre de chefs déjà fort aliénés, et prévenir une révolte imminente[23]. Deux Gaulois, Florus et Sacrovir, purent lever contre Tibère une armée de 40.000 hommes, et Florus faisait dès lors remarquer à ses complices, en leur vantant l'occasion, que les légions n'avaient plus de force réelle que celle des auxiliaires barbares qu'on leur adjoignait, nihil valedum in exercitibus nisi quod externum[24]. Claude fit entrer au sénat, il est vrai, les nobles de la Gaule chevelue, mais il persécuta le druidisme, et son successeur Néron eut à combattre le Gaulois Vindex. Pendant l'année de l'anarchie, quand se succédèrent si rapidement Galba, Othon, Vitellius, quand Rome trembla de l'incendie du Capitole, ce fut un oracle attribué aux Druides qui déclara que les temps de Rome étaient accomplis. Le rival d'Othon fut proclamé, non-seulement par ses légions de Germanie, mais aussi par les gouverneurs gaulois de la Belgique et de la Lugdunaise : la coalition avec les Germains était dorénavant l'élément principal et redoutable de ces insurrections contre Rome. Lorsque, sous Vespasien, à la voix de Velléda, le Batave Civilis soulevait les tribus du nord, il avait pour complices deux Trévires et un Lingon, et leur double mot d'ordre était : indépendance germanique, empire gaulois. La Gaule fut, à la vérité, prospère et tranquille pendant la période antonine, mais des trente usurpateurs qui, au milieu du troisième siècle, ruinèrent la paix publique, neuf venaient de la Gaule. Elle soutint contre Probus des prétendants tels que ce grossier Proculus qui, se disant d'origine franque, exerçait le brigandage comme les Francs et recherchait leur alliance. Elle appuya Carausius et Allectus, qui se rendirent indépendants en Grande-Bretagne et y portèrent, au temps de Dioclétien, la pourpre pendant près de dix années. Carausius était lui-même né en Gaule ; il s'était distingué d'abord par ses fidèles services, soit contre les Bagaudes, soit contre les Francs et les Saxons. Puis, menacé d'une disgrâce, il avait fait comme tant d'autres de ces chefs barbares enrôlés au service de Rome : il avait tourné contre elle, en prétendant s'imposer comme empereur, les armes qu'elle lui avait confiées. Pendant toute la seconde moitié du quatrième siècle, la Gaule lutta, d'abord contre les fils de Constantin, en mettant à sa tête des Germains, tels que le Franc Magnence et le Franc Silvanus, puis contre Gratien et Valentinien II, avec les usurpateurs Maxime et Eugène. Le cinquième siècle offrirait une pareille suite d'entreprises gauloises contre une Rome déjà presque abattue, soit lorsqu'un aventurier dont la fortune était de porter le grand nom de Constantin, après s'être fait proclamer empereur par les légions de la Grande-Bretagne, vint fixer sa résidence à Arles, et se fit accepter un instant comme collègue par le fils du grand Théodose, soit quand deux nobles gaulois, deux frères, Jovin et Sébastien, prirent, eux aussi, la pourpre avec l'appui d'un roi burgonde, soit enfin lors du règne éphémère de Flavius Avitus, proclamé à Toulouse, dans le palais d'un roi goth, et relégué quatorze mois plus tard dans un couvent par un général romain, né Suève, petit-fils d'un roi visigoth, et dont la volonté faisait et défaisait les débiles empereurs.

Du reste ce sont, aux quatrième et cinquième siècles, des parties entières de la Gaule qui se détachent de l'empire, en même temps qu'une permanente révolte des paysans atteste l'excès de la dissolution intérieure. A l'ancienne et perpétuelle cause d'insurrection populaire qu'offraient depuis si longtemps les ravages de la détestable fiscalité impériale, était venu s'ajouter le contraste de l'indépendance dont jouissaient, au milieu même de la Gaule, les nombreux corps suèves, vandales, francs, que Rome y avait jadis établis à titre de Listes, et qui y étaient devenus insensiblement possesseurs et maures. Le soulèvement des Bagaudes agita la Gaule durant plus d'un siècle, sans cesse renaissant avec des alternatives inouïes de succès et de revers. On vit, ces paysans assiéger une grande ville comice Autun pendant sept mois, et la piller finalement. L'insurrection, au commencement du cinquième siècle, couvrit une grande partie de la Gaule et de l'Espagne. L'antique esprit national, que la conquête romaine n'avait pu détruire, renaissait et réagissait avec énergie. Cette agitation conduisit de ; peuples entiers à se détacher et à rompre ouvertement avec l'empire. Rome elle-même, dans sa détresse, retirant ses légions, Rome évacuant la Grande-Bretagne et une partie des Gaules, les cités abandonnées s'organisèrent chacune à part, créèrent des milices, et, retrouvant peut-être encore quelques-unes de leurs traditions indigènes, non entièrement effacées, se donnèrent un gouvernement, une administration locale. Un édit d'Honorius en date du 18 avril 418, qui convoquait à Arles une assemblée annuelle composée de fonctionnaires, mais aussi d'un certain nombre des plus riches propriétaires[25], fut peut-être une concession à l'esprit de liberté et un retour vers les anciennes franchises gauloises : on se rappelle ce que dit Tacite du rôle de l'assemblée de Reims pendant la guerre de Civilis[26]. Nous ignorons si les empereurs tentèrent de pareils efforts pour retenir le reste des Gaules, mais en tout cas il n'était plus temps. A l'exemple de la Grande-Bretagne, plusieurs contrées gauloises s'étaient affranchies. Voici ce que nous apprend Zosime[27] à ce sujet. Voyant la faiblesse où étaient tombés les empereurs, dit-il, les peuples barbares d'au-delà du Rhin conçurent l'audacieuse pensée d'envahir chacun la province de l'empire qu'il souhaitait de piller. Leurs déprédations causèrent des maux sans nombre. Elles obligèrent d'un côté les habitants de la Grande-Bretagne à secouer l'obéissance de l'empire et à ne plus reconnaître l'autorité de ses magistrats. D'un autre côté, l'exemple des Bretons fut suivi par les peuples du tractus armoricus et par ceux de quelques autres provinces des Gaules, qui chassèrent les fonctionnaires impériaux, se mirent en liberté, et constituèrent chez eux une sorte de gouvernement républicain[28]. La chronique de Prosper dit en outre, à l'année 409 : Dans ce temps l'autorité qu'avait l'empire sur la Grande-Bretagne fut entièrement perdue à cause du mauvais état des affaires romaines. Ce dernier passage nous donne la date du soulèvement des Gaules, puisqu'il suivit immédiatement, selon Zosime, celui de la Grande-Bretagne. La province d'Armorique comprenait tout le littoral nord-ouest de la Gaule : c'était donc une portion très-considérable du territoire gaulois qui ne devait plus compter dans l'empire : elle était perdue pour Rome à jamais, car, après avoir maintenu son indépendance plus de trois quarts de siècle (quatre-vingt-sept ans), elle ne devait faire sa soumission qu'a Clovis, au lendemain de son baptême.

D'autre part la Gaule, aussi bien que les autres provinces, reçut de bonne heure des Germains vaincus ou volontairement soumis. On les y acceptait comme ailleurs à titre d'auxiliaires, de lètes ou de colons. Déjà, à la suite des Teutons et des Cimbres, une tribu de même origine, les Aduatiques, s'établit entre la Meuse et l'Escaut ; à la suite d'Arioviste, jusqu'à trois tribus occupent le pays d'Alsace. Quatre cents cavaliers germains viennent aider Jules César contre Vercingétorix ; il les aura encore avec lui au passage du Rubicon et à Pharsale, et ce sera l'origine de cette garde tudesque des empereurs qu'on verra se mêler aux émeutes de Rome dès le temps de Vitellius, et qui se perpétuera dans Byzance jusqu'au temps des croisades par les célèbres Véringues. Agrippa, le ministre d'Auguste, avait transporté des milliers de Bataves dans la Gaule belgique, et depuis, suivant son exemple, les Romains introduisirent, nous l'avons vu, des groupes nombreux de barbares dans l'intérieur de la Gaule. Les Francs aussi pénètrent dès le troisième siècle. La Notitia dignitatum, cette sorte d'almanach impérial dressé vers 400, les montre établis à titre de tètes dans la Gaule occidentale et sur les rives du Rhin, dont la garde leur est confiée : ce n'est pas par eux, c'est par d'autres peuples d'origine également germanique que la Gaule romaine verra les premiers royaumes barbares se former sur son territoire.

Ainsi préparées, l'invasion et l'occupation germaniques de la Gaule se sont accomplies de trois côtés et par trois peuples différents au lendemain de la grande invasion de 406. Les Visigoths arrivent en 412, per le sud-est. Ils viennent d'Italie, où, sous leur grand chef Alaric, ils ont pris Rome, ce qui est déjà significatif. Ataulf, son successeur, fait passer les Alpes à cette multitude de soldats, de femmes et d'enfants. Narbonne, puis Toulouse et Bordeaux sont forcées d'ouvrir leurs portes. Il est vrai que, presque aussitôt, en 414, sur l'invitation du gouvernement impérial, ils s'en vont en Espagne reprendre les provinces romaines que les Alains et les Vandales, après avoir forcé la ligne du Rhin et traversé en courant toute la Gaule, venaient de lui enlever. Les empereurs donnaient très-volontiers ainsi à des chefs barbares la mission d'aller reconquérir les territoires que d'autres barbares avaient usurpés. Ces chefs, s'ils revenaient vainqueurs, déclaraient, pour peu qu'on les en pressât, n'avoir triomphé qu'au nom de l'empire. Chacun y trouvait son compte, à des titres divers : cela servait la vanité des uns et la cupidité des autres. Quand les Goths sont de retour en Gaule, cinq ans après, Honorius leur donne en récompense un vaste pays, la seconde Aquitaine, depuis Toulouse en suivant les rires de la Garonne jusqu'à la mer[29]. Voilà, il est vrai, des concessions formelles ; mais il ne faut pas croire que les barbares se contentent longtemps de ce qui leur a été assigné ; leur royaume comprend bientôt, avec l'Espagne entière, tut la Gaule au sud de la Loire : l'Auvergne est cédée à leur roi Euric par l'empereur Julius Nepos en 475[30]. Dira-t-on, en rappelant cette mission en Espagne et cette double concession impériale, qu'il n'y a pas eu conquête au sud de la Loire de la part des Goths ? Les contemporains eux-mêmes répondront. Sidoine Apollinaire ne s'élève pas seulement comme évêque de Clermont contre des ennemis ariens et persécuteurs, il parle aussi comme citoyen de l'empire quand il se plaint, dans une de ses lettres[31], de ce que les barbares ont envahi son territoire et l'ont conquis par les armes. C'est le triste sort de notre Auvergne, dit-il, d'être ouverte à leur irruption. Nous excitons particulièrement leur haine en ce que nous sommes le dernier obstacle qui les empêche de s'étendre jusqu'aux rives de la Loire ; leur farouche ambition dévore à l'avance l'importune barrière. Jornandès ne s'y trompe pas davantage quand il dit que le roi Euric, voyant l'instabilité des empereurs de Rome, prétendit s'emparer de la Gaule et la tenir de son plein droit, crebram mutationem romanorum principum cernens, Gallias sue jure nisus est accupare[32], ou bien lorsqu'il ajoute peu après[33] : Le roi Euric fut tué dans la dix-neuvième année de son règne ; il possédait de son plein droit, jure proprio, l'Espagne et la Gaule. Salvien n'est pas d'un autre sentiment alors que, s'élevant contre les vices et la corruption des habitants de l'Aquitaine, il leur montre qu'ils ne doivent pas s'étonner si Dieu a transporté leurs terres entre les mains des barbares et si un grand nombre d'entre eux est privé de patrie[34]. Il ne s'agit pas ici de déclamation : ces expressions des contemporains n'auraient offert absolument aucun sens, s'il n'y avait eu qu'une juxtaposition de peuples par suite des traités au lieu d'une conquête.

La partie orientale de la Gaule fut occupée par les Burgundes[35]. Quelques témoignages contemporains les représentent, il est vrai, comme ayant été d'humeur pacifique ; il n'est pas douteux qu'ils n'aient eu, eux aussi, des conventions avec l'empire, et leurs rois portaient à l'envi les titres romains de maître de la cavalerie, de comte et de patrice. L'un d'eux, Sigismond, écrivait encore au sixième siècle à l'empereur Anastase, par l'intermédiaire d'Avitus, évêque de Vienne[36] : Le dévoilement qui a toujours lié mes ancêtres à votre personne et à celle de vos prédécesseurs fait que, de toutes nos dignités, la première à nos yeux et la plus éclatante est celle que votre majesté nous a conférée avec le titre de mettre de la milice ; mes aïeux ont toujours attaché plus de prix à ce qu'ils ont reçu des empereurs romains qu'à ce qu'ils recueillaient de l'héritage de leurs pères ; de sorte que, bien que nous paraissions commander à notre peuple, nous ne nous regardons en réalité que comme vos soldats. D'autre part cependant c'est le peuple des Nibelungen ; Ammien Marcellin les dit très-redoutables, et, selon Jornandès, ils ravagèrent pendant plusieurs années les provinces frontières. Il fallait bien qu'ils fussent tout au moins gênants, puisqu'Aétius dut marcher contre eux avant de les avoir pour alliés à Châlons. Le gouvernement impérial leur concéda des terres en Savoie, nous dit-on ; mais y restèrent-ils paisiblement enfermés ? Non certes, ils s'étendirent fort au-delà, et le royaume burgunde comprit bientôt tout le pays de Genève, Besançon, Lyon et Vienne, que les empereurs apparemment ne leur avaient pas donné. Volontiers du reste on leur aurait offert une nouvelle concession pour qu'ils prissent moitié moins.

Nous avons, ce semble, pour nous convaincre que les Visigoths et les Burgundes se sont établis au sud et à l'est de la Gaule par une véritable conquête, une sorte de preuve décisive dans leurs lois, qui nous sont restées. Ces lois attestent une dépossession légale du sol, exercée en certaine proportion contre les Romains vaincus. Voici par exemple comment s'exprime la loi des Visigoths dans un de ses articles, intitulé Du partage des terres entre le Goth et le Romain : Que nul ne porte atteinte d'aucune façon au partage des terres labourables et des bois entre le Goth et le Romain, là où il sera prouvé que ce partage a été fait. Que le Romain ne revendique ou ne réclame pour lui rien des deux parts qui reviennent au Goth ; que le Goth, de son côté, ne revendique et n'usurpe rien du tiers qui appartient au Romain, à moins qu'il n'en doive quelque chose à notre libéralité. Les partages faits par les parents ou les voisins, que les descendants les respectent[37]. Un autre article de la même loi veille encore à ce que le tiers du Romain ne puisse être usurpé. Or quel autre sens peut-on attribuer à cette expression, divisio terrarum, que celui du partage des terres ? Et comment le mot tertia signifierait-il ici autre chose que la troisième partie du domaine divisé ? On a dit que les barbares, loin de déposséder les Romains, n'auraient fait, au grand plaisir de ceux-ci, que s'établir en métayers sur leurs terres, en leur remettant chaque année une portion des fruits, le tiers suivant la loi des Visigoths. Nous cherchons en vain des textes et quelque vraisemblance historique dont puisse s'autoriser cette opinion. Qu'on veuille se reporter au texte principal de la loi, que nous avons cité tout à l'heure. S'il s'agissait de fermage ou de métayage, le législateur dirait-il : le partage des terres, divisio terrarum jacta, divisée jacta de portione terrarum ? Il parlerait du pacte, du contrat concernant les fruits. Défendrait-il au Goth d'usurper le tiers appartenant au Romain ? Il lui interdirait seulement de retenir cette redevance du tiers des fruits dont on croit qu'il serait redevable. Le Goth, mis en possession comme métayer de tout le domaine qu'il doit cultiver, n'aurait pas à en usurper un tiers, ou du moins ce serait en ne ne payant pas qu'il commettrait une sorte d'usurpation, et la loi le ferait entendre.

Les traits particuliers viennent à l'appui. Nous venons de voir le roi barbare réservant à sa propre libéralité le droit de disposer, au profit d'un Goth, même de ce tiers unique 'destiné au Romain ; or Sidoine Apollinaire, dans sa correspondance, signale plus d'un exemple de ces grâces ou de ces refus arbitraires. Lampride, rhéteur bordelais, a recouvré son domaine par la seule faveur du roi Euric. Sidoine[38] l'en félicite en rappelant Virgile, victime, lui aussi, d'une violente spoliation que répara une faveur princière :

Tu jam, o Tityre, rare post recopia,

Myrtes interetd platanona pervagatue

Pulsas barbyton.

Lampride pouvait répondre par des sentiments de condoléance aux félicitations de son ami. En effet Sidoine, par suite de la mort de sa belle-mère, avait dû entrer en possession d'un petit héritage, d'un de ces tiers que les Goths étaient tenus de respecter. En vain s'était-il rendu à Bordeaux pour invoquer la faveur d'Euric ; le roi, occupé, dit-il, de répondre à l'univers soumis, n'avait pas eu le temps d'écouter sa prière. En vain, pour hâter la conclusion, offrait-il de sacrifier la moitié de ce tiers ; il ne put rien obtenir. C'étaient en effet des vaincus, ces grands personnages de Rome ou de la Gaule ; c'était un vaincu, ce Putain de Pella, riche propriétaire bordelais, qui, dans son petit poème de l'Eucharisticum, contemporain de la conquête, nous a transmis ses gémissements. S'il ne reçut pas tout d'abord quelque hôte barbare sur son cher domaine[39], ce fut pour le voir exposé davantage encore au pillage des soldats. La malencontreuse dignité de comte des largesses sacrées qu'Attale, cette ombre d'empereur, lui avait conférée en un tel moment, ne servit qu'à le désigner aux spoliations. Il avait quelques biens en Épire, comme autrefois Atticus, l'ami de Cicéron, et il aurait pu s'y retirer ; mais, l'amour du pays le retenant, il s'en alla vieillir à Marseille dans l'abandon et la pauvreté.

Il ne faut pas dire ni que la loi que nous venons de citer consacre seulement un état de choses fort postérieur à l'établissement des barbares dans la Gaule méridionale, ni que cet état de choses ait découlé naturellement de circonstances tout autres qu'une conquête, c'est-à-dire de cette condition d'auxiliaires et d'alliés qu'avaient les Germains auprès de Rome, et qui leur valait, comme aux autres légionnaires dans leurs quartiers, outre l'annona, des établissements sur les terres des possesseurs romains. D'une part en effet le code des Visigoths, rédigé pendant la seconde moitié du septième siècle, a conservé d'anciennes dispositions qui remontent jusqu'au premier établisse-meut de ces barbares en Gaule, et qui montrent dès cette époque ce partage obligé des terres[40]. Il y a par exemple un article qui déclare que, si quelque Gallo-Romain, avant l'arrivée des Goths, a aliéné quelque portion de son domaine par vente, donation ou partage, le nouveau possesseur barbare n'aura pas le droit de réclamer cette portion aliénée. D'autre part, s'il est vrai que les Goths étaient entrés dans l'empire en qualité d'alliés, fœderati, et qu'ils avaient pu réclamer à ce titre des vivres et des terres, s'il est vrai, comme nous l'atteste une loi d'Arcadius et d'Honorius de l'an 998 insérée au code théodosien, que les soldats romains en quartiers avaient à leur disposition, chez tout propriétaire de la contrée occupée, le tiers du domaine[41], cependant il y avait encore deux grandes différences entre ces dispositions et le partage que nous atteste la loi des Visigoths. La première différence, c'est que le barbare recevait les deux tiers et non pas le tiers du domaine ; la seconde (et celle-ci est capitale), c'est qu'il s'y établissait en propriétaire, par une spoliation légale qui caractérise à elle seule une réelle conquête, quelques tempéraments qui soient survenus d'ailleurs.

Sur ce point important de la dépossession du sol, la loi burgunde parait également précise. Rédigée une trentaine d'années après la conquête, elle nous permet d'en apprécier le mode et les premiers résultats. Le titre :JI par exemple nous instruit d'un partage attribuant à une partie des Burgundes un tiers des esclaves et deux tiers des terres cultivables, pris évidemment sur les domaines particuliers, car autrement il ne serait pas question de fractions telles que ces deux tiers. Un certain nombre de Burgundes avaient reçu tout d'abord du roi, sur les terres fiscales ou terres publiques, des lots suffisants, et on leur avait donc interdit de prétendre à être compris en outre dans le partage des domaines privés. Leur cupidité ayant méprisé cette défense, la loi intervient, et le titre 54 a pour objet de les forcer à rendre ce qu'ils ont usurpé : Quiconque, ayant reçu de notre libéralité des esclaves et des terres, aura pris en outre, contre notre défense, quelques parties des terres d'un hôte romain, devra les restituer sans délai, afin que la sécurité soit rendue à ceux auxquels il a été fait tort, huc osque contemptis.

Le roi qui porte la parole dans ce titre 54, et qui s'adresse à ses comtes chargés de l'exécution de la loi, fait allusion à des rois ses prédécesseurs et ses parents. Il se réfère à une ordonnance qu'il a rendue jadis, dans le même temps, dit-il, où s'est fait le partage légal. Nous pouvons en conclure que le partage définitif ne s'est pas fait tout d'abord, mais seulement sous un règne important, qui ne peut être que celui de Gondebaud, vers 470. Il aura fait rédiger les conditions du partage, afin de protéger ses sujets romains contre la cupidité et la violence des vainqueurs. Non-seulement le Romain est en partie dépossédé, mais la loi fait de visibles efforts pour conserver dans la famille burgunde le lot acquis par le fait de la conquête. C'était par exemple chez ce peuple une coutume devenue nationale que le père de famille partageât en portions égales, de son vivant même, sa fortune avec ses fils, probablement en se réservant moitié du tout[42]. Une loi ultérieure survient et permet au père de disposer comme il l'entend de sa fortune, patrimoine et acquêts ; mais elle excepte formellement de cette libre disposition le lot de la conquête, sors ou terra sortis titulo acquisita, qui doit continuer à être transmis, selon la tradition, à ses héritiers de son vivant[43]. C'est l'ancien principe de la permanence et de la solidarité de la famille germanique qui reparaît. Le Burgunde qui n'avait pas encore partagé avec ses fils ne pouvait pas aliéner son lot. S'il mourait après ce partage sans avoir disposé de ce qui lui restait et sans laisser de fils d'ut ; second mariage, naturellement la terre qu'il laissait allait échoir aux fils déjà dotés : elle revenait exclusivement aux fils d'un second mariage s'il y en avait. Si le fils doté mourait sans descendance et sans avoir disposé, cette portion retournait au père, mais seulement en usufruit, pour échoir après la mort du père aux autres fils. Si dans l'intervalle un de ceux-ci mourait en laissant des fils, ils obtenaient de la propriété de leur oncle la portion qui aurait échu à leur père s'il eût vécu. Un Burgunde commettait-il un de ces crimes que le code national châtiait avec une sévérité toute barbare, attestant son impuissance, volait-il, par exemple, des chevaux ou du bétail, il était puni de mort, ses fils au-dessus de quatorze ans étaient réduits en esclavage et sa femme aussi, à moins qu'elle ne l'eût dénoncé aussitôt ; mais ses autres fils âgés de moins de quatorze ans pouvaient revendiquer la fortune de leur père. Ainsi s'appliquait encore, même à propos de l'homme qu'on regardait comme criminel, le double principe que nous voyons affirmé par toutes ces dispositions, suivant lequel les sortes sont possédées en propre et doivent, autant que cela se concilie avec le droit entier de propriété, se maintenir et se transmettre dans la descendance nulle. La loi est si jalouse de sauvegarder la propriété nouvellement acquise, et de fixer ainsi le barbare à sa nouvelle patrie, qu'elle s'efforce de le lier à cette propriété en restreignant le plus possible son droit d'aliénation. C'est le sens du titre 84 : Ayant été informé qu'un certain nombre de nos sujets burgundes sont trop empressés à se défaire de leurs lots, nous avons cru devoir ordonner par la présente loi que nul ne pourra vendre sa terre s'il ne possède ailleurs un autre lot ou d'autres terres.

L'article 2 de ce même titre 84 a été compris d'une façon qui nous semble arbitraire. On a dit : le Burgunde, hôte héréditaire sur son lot, mais non propriétaire, avait le droit de vendre sa jouissance ; seulement il ne pouvait la vendre qu'à l'ancien propriétaire romain. — Comment faire concorder une telle interprétation avec le texte de la loi, que voici : Hoc etiam interdictum, ut quisque habens alibi terram, vendendi necessitatem habet, in comparando, quam Burgundio venalem habet, nullus extraneus Romano hospiti prœponatur, nec extraneo per quodlibet argumentum terram liceat comparare. Il faut y ajouter le troisième article : Observandum tamen, ut de illo ipse hospes suus comparet, quem alibi terram habere constiterit. Certes on n'est jamais bien assuré de comprendre jusque dans le détail ce latin barbare ; mais, quant au sens général, il ne parait pas obscur : Nous voulons, lorsqu'un Burgunde aura la nécessité de vendre, y étant autorisé comme possédant ailleurs une autre terre, que nul étranger ne soit préféré à l'hôte romain en vue de l'achat ; qu'il soit interdit à l'étranger d'acheter une terre burgunde sous quelque prétexte que ce soit. — Le mieux serait que le Burgunde autorisé à vendre, parce qu'il possède ailleurs une autre terre, trouvât pour acquéreur son propre hôte romain. La principale difficulté dans l'article 2 porte sur le mot extraneus ; mais comment pourrait-il signifier autre chose qu'un étranger, comme serait ici un Visigoth ou un Franc ? On ne peut pas supposer que le Romain soit forcé de se porter acquéreur du bien que veut vendre le Burgunde : rien n'autoriserait, ni la vraisemblance ni le texte de la loi, une pareille conjecture. Or, si ce n'est pas nécessairement un Romain qui achète, il reste que ce soit un Burgunde, et la loi ne peut donc pas exclure celui-ci. Elle dit seulement, en premier lieu, qu'il faut préférer comme acheteur à tout homme qui n'est pas membre ou sujet du royaume un Romain, et bien entendu, cela va sans dire, un Burgunde aussi. Elle ajoute, en enchérissant, une interdiction totale contre l'étranger, et un vœu pour que, dans le cas où cela sera possible, le lot du Burgunde mis en vente rencontre comme acquéreur le même hôte romain du domaine duquel ce lot aura été primitivement détaché. C'est une sorte de privilège de premier acquéreur stipulé en faveur du propriétaire romain, qui rentrerait ainsi dans ses premières limites.

Deux mots encore avant de quitter la loi burgunde. On a cru trouver dans le titre 55 une nouvelle preuve de la situation subordonnée qui aurait été faite au Burgunde. Il était si peu propriétaire, pense-t-on, que la loi lui interdisait d'intervenir en justice dans les procès dont les terres appelées sortes pouvaient être l'objet ; les débats relatifs au droit de propriété sur les terres quœ hospitalitatis jure a barbaris possidentur ne regardaient que les Romains et passaient par-dessus la tête des hôtes burgundes. Le sens du titre 55, qui règle ce point, nous parait très-différent. Toutes les fois qu'il y aura un procès de limites entre deux Romains à propos de lots possédés par des barbares, que ceux-ci n'y interviennent pas, mais qu'ils attendent la fin du débat, après lequel le Romain qui aura obtenu gain de cause devra trouver accord auprès de son hôte au sujet de la parcelle contestée. Quoi d'étonnant que le Burgunde soit tenu à part d'un procès entre deux Romains, et qui doit se plaider conformément aux règles du droit romain, auxquelles la propriété foncière reste soumise, comme on le voit par d'autres articles du code barbare ? Un Romain accuse par exemple son voisin romain d'avoir fait comprendre dans le lot de son bête burgunde des parcelles de terre qui ne lui appartenaient pas. Cela intéresse certainement le Burgunde ; mais le législateur a pu craindre qu'il n'abusât en pareil cas de sa puissance, et, à cause de cette puissance même, il pourra bien, sans être beaucoup lésé, attendre et subir le jugement des tribunaux de droit romain. Outre qu'il n'entendrait rien à ces formules, il faut toujours, en de telles contestations sur les limites, faire la preuve en remontant à ce qu'était le cadastre avant la venue des barbares : c'est au Romain seul qu'il est possible d'entreprendre ces enquêtes et de recueillir ces informations. On protège utilement ce dernier, sans nuire vraiment au Bar-pluie, si l'on réserve aux anciens habitants l'exercice de leur juridiction spéciale en fait de propriété foncière. Du reste qu'un Burgunde muni, non pas d'une terre enlevée à un propriétaire romain, mais de terres fiscales, ait lui aussi un procès comme défenseur ou comme demandeur, à propos des limites de son domaine, il doit accepter qu'on lui applique le droit romain, mais la loi lui reconnaît expressément la faculté de poursuivre lui-même[44]. Rien n'autorise donc, ce semble, à penser que ces dispositions du code burgunde infirment le droit de propriété attaché à la possession des sortes. La conclusion contraire serait plus vraisemblable. La loi des Ostrogoths tend à protéger de même les Romains, en interdisant l'intervention dans leurs procès, non pas aux barbares nouveau-venus, mais à tous les puissants, quelle que soit leur nationalité.

Est-il vrai, en dernière analyse, que le lot du Burgunde ne fût rien qu'une terre reçue en fermage, et grevée d'une redevance d'un tiers des fruits, tertio ? Est-il vrai qu'en bien des cas le propriétaire romain se trouvait incapable, quinze années durant, soit de se faire payer cette redevance, soit d'expulser un si fâcheux fermier, et qu'il en résultait par prescription un entier dégrèvement pour le lot barbare, ce qui, par parenthèse, ressemblerait singulièrement à une vraie dépossession, suite et indice d'une conquête ? — Nous croyons, cette fois encore, qu'il faut interpréter autrement le titre 79, d'où l'on a cru pouvoir tirer ces conclusions : Si quelqu'un de notre peuple a engagé un fermier barbare pour lui confier son domaine, si volontairement il l'a délégué pour habiter sur sa terre, et que celui-ci ait possédé cette terre pendant une durée de quinze années sans payer la redevance, la terre doit rester au pouvoir de ce dernier, et celui qui la lui a confiée n'a plus rien à y prétendre. Qui parle de Romain ici ? Ce sont, croyons-nous, les mots populos noster, et non pas les mots barbarœ nationis persona qui, dans ces lignes, désignent spécialement le Burgunde. La loi dispose que, si un Burgunde a choisi un fermier barbare, c'est-à-dire Burgunde ou Visigoth ou Alaman, et si, pendant quinze années, il ne peut exiger et obtenir de lui la redevance, ce fermier deviendra le propriétaire de droit comme il l'était déjà de fait. Cela signifie sans doute que la loi veut pouvoir atteindre le vrai propriétaire, quand il s'agira des charges publiques, et Prévenir les fins de non-recevoir. Est-il bien sûr d'ailleurs qu'il faille entendre sous ces mots sua res et terra le lot de la conquête, et ne peuvent-ils pas signifier une propriété d'autre provenance ?

Nous avons dû insister sur ces textes de la loi burgunde, parce que l'interprétation qu'on en a faite a fourni au système qui rejette le fait de la conquête germanique plusieurs de ses principaux arguments. Voyons ces arguments s'appliquer à ce qui regarde les Francs dans les Gaules. Il y a eu de ce côté de tout autres circonstances, mais de principaux traits toujours les mêmes, qu'on ne saurait effacer. Retrouverons-nous dans l'établissement des tribus franques les mêmes traits de conquête que nous ont offerts les établissements des Visigoths et des Burgundes ? Sera-ce avec le plein gré du gouvernement impérial qu'après avoir fait pendant un temps leur devoir comme alliés et gardiens de la frontière rhénane, les Francs se joindront eux-mêmes aux envahisseurs et s'avanceront d'étape en étape ? S'établiront-ils pacifiquement en Gaule ? Prendront-ils pour eux, par un partage légal, comme les Burgundes et les Visigoths, une certaine portion des terres ? Il s'agit du commencement de notre propre histoire et d'un aspect particulier de la question générale concernant l'invasion du cinquième siècle.

 

Il faut absolument distinguer entre les diverses régions de la Gaule par eux successivement occupées : ces régions n'offraient pas toutes les mêmes conditions politiques ; les Francs ne les abordaient pas en d'égales dispositions, elles ne reçurent pas d'eux un traitement uniforme. Quant au nord-est, dont ils s'emparèrent dans une première période de leurs envahissements, comment pourrait-on douter que l'occupation franque y ait apparu comme une conquête oppressive et violente ? Le nom des Francs apparait pour la première fois vers 240, et déjà Aurélien leur livre, des combats sanglants, que rappelle la chanson utilitaire Mille Francos semel occidimus... Mille, mille, mille Perses quærimus[45]. Probus (276-282) doit les expulser de la Gaule, dont ils se sont presque emparés : Galliœ omnes a Germanis possessœ... Quum per omnes Gallias securi vagarentar...[46] Il les poursuit au-delà du Rhin ; mais il doit se contenter d'ajouter quelque nouveau mur à la ligne de fortification commencée dès le temps de Tibère, et qui joint désormais, de Cologne à Ratisbonne, le Rhin et le Danube. Un certain nombre de ces captifs ayant été transportés aux extrémités du monde romain, sur les côtes de la mer Noire, ils se saisissent de quelques navires, s'engagent sur la Méditerranée, prennent Syracuse au passage, traversent le détroit et rentrent dans leur patrie, par l'Atlantique et la mer du Nord[47] : plus hardis encore que ces Usipiens déserteurs de l'armée d'Agricola, qui montèrent trois chaloupes, errèrent sans pilotes et bientôt sans vivres, firent ainsi le tour de la Bretagne, et échouèrent enfin là où ils voulaient aller[48]. C'était déjà, à quelques siècles de distance, le même sang de hardis pirates qui devait susciter plus tard les navigateurs northmans. La lutte incessante recommence après Probus. Constance Chlore passe vingt années à combattre les Francs. Constantin livre aux bêtes dans le cirque de Trèves deux de leurs chefs, contre lesquels, dit un contemporain, les insultes des spectateurs s'acharnent, en forme de vengeance, aussi cruellement que les morsures des bêtes féroces. Julien, son neveu, les bat après qu'ils ont brûlé quarante-cinq villes dans la région du Rhin et tout dévasté jusqu'à la Meuse. Il a surtout affaire aux Francs Saliens, qui se sont établis hardiment sur le sol romain, en Toxandrie, c'est-à-dire de la Meuse à l'Escaut, ausos in romano solo apud Toxiandriam locum habitacula sibi figere prælicenter[49].

Est-ce que ce n'est pas là déjà l'invasion ? Est-ce que ce n'est pas le commencement de la conquête ? Que peut opposer le système de Dubos à la brutale simplicité des faits ? Cela n'empêche pas d'ailleurs que Julien n'ait traité avec certaines tribus des Francs et n'ait tâché de les opposer, en achetant leur concours, au reste des envahisseurs. Il faut lire dans le chroniqueur byzantin Zosime[50] le curieux récit de l'habile tactique par laquelle il savait se servir des barbares contre les barbares. Il y avait un Germain, Charietto, renommé pour sa grande taille et sa force prodigieuse, et redouté pour ses actes de brigandage ; las d'une telle vie sans doute, il vint s'établir à Trèves. Témoin, dans cette grande ville, des maux qu'y produisaient des incursions auxquelles hier encore il prenait part, il résolut de s'y opposer désormais et de les punir. Comme les pillards d'au-delà du Rhin se partageaient en petites troupes pour accomplir leurs dévastations pendant la nuit, et se réfugiaient le jour au fond des bois voisins de la frontière, où les soldats romains n'osaient pénétrer pour les atteindre, Charietto réunit quelques braves, se glissa dans ces bois, et, répandant autour de lui la terreur, fit de nombreux prisonniers auxquels invariablement il coupait la tête. Il envoyait ces trophées à Julien, qui les lui payait un bon prix. Bientôt même Julien parvint à lui recruter, parmi les Francs Saliens, une petite armée. Les fuyards qui échappaient à Charietto tombaient dans les troupes régulières, échelonnées sur la lisière des bois. Julien parvint de la sorte à procurer quelque sécurité au nord-est de la Gaule, et Charietto fut admis avec un grade assez élevé dans l'armée romaine. Voilà au vif l'histoire de ces temps, voilà ce qu'était la lutte sur les frontières, et souvent aussi dans l'intérieur, le long des fleuves infestés de pirates, et aux environs des cantonnements barbares. Julien confia aux Francs le passage du Rhin, et ils firent assez bonne garde en effet pendant quelque temps ; on les vit, durant le dernier tiers du quatrième siècle, seconder les armées qui revendiquaient l'intégrité de l'empire. Ils prenaient à la conservation de l'édifice une part désormais intéressée ; bientôt ils se joignaient eux-mêmes su mouvement de la conquête, s'avançant par sûres étapes, et laissant derrière eux les traces pour longtemps visibles de leur occupation ou de leur passage. L'évêque saint West, en l'année 500, ne trouve pas de chrétiens dans Arras. Du pays de Gand et de celui de Tournai il est dit, dans la vie de saint Amand, qu'au milieu du septième siècle les anciens habitants y avaient abandonné le coke du vrai Dieu pour adorer les arbres et les pierres[51]. Les dernières traces du paganisme ne disparurent du Brabant et de la région des Ardennes qu'au milieu du huitième siècle. Or l'effacement ou le retard du christianisme dans cette région de la Gaule, couverte jadis de florissantes villes romaines, et devenue au temps des Antonins le centre d'un riche commerce avec la Germanie, ne peut qu'avoir coïncidé avec une sorte d'anéantissement de l'ancienne population, et quelle autre cause y pourrait-on deviner que l'occupation franque ? On lit dans les Vies des saints que, maîtres de Tournai, les Francs ordonnèrent à tous les chrétiens d'en sortir et leur confisquèrent tous leurs biens. Clodion, lorsqu'il prit Cambrai, fit tuer tous les Romains qu'il y rencontra[52]. Sidoine gémit dans ses lettres[53] de ce que la langue latine ait disparu des contrées belge et rhénane. Une parente de Salvien qui habitait Cologne, une matrone romaine, comme on disait encore, réduite eu captivité, en vint à une telle misère qu'elle dut, pour subsister, s'engager comme servante auprès des femmes de ces barbares. Les témoignages analogues seraient aisément multipliés à l'infini. C'est qu'il s'était agi de très-bonne heure ici pour les Francs d'un établissement définitif et non plus seulement d'expéditions temporaires. Leur long séjour sur la rive occidentale comme gardiens du fleuve les avait mis en état d'éloigner toute résistance sérieuse du gouvernement impérial ou des populations mêmes.

Le nord de la Gaule acquis aux Francs, l'est aux Burgundes et le sud aux Visigoths, il restait encore au centre une Gaule romaine. Faut-il croire que, lorsque nos premiers Mérovingiens s'avançaient en maîtres jusqu'à la Somme, et les petits rois des autres tribus franques jusque dans l'ouest, jusqu'au Mans, tout cela têt conforme à la politique impériale, et ne lui parût offrir que de fidèles alliés ? Les textes ne le permettent pas[54]. La chancellerie romaine pouvait bien s'obstiner à considérer ces groupes barbares comme des auxiliaires en cantonnements, elle pouvait revendiquer encore la souveraineté des contrées occupées par eux ; mais ces prétentions ne changent rien à la réalité des choses. Si le Romain Syagrius avait pu s'opposer à ce que Clovis s'emparât de sa résidence, Soissons, après l'avoir complètement battu, s'il avait pu défendre de même Narbonne et Arles contre les Visigoths, certes il l'aurait fait. Clovis eut encore après Soissons, nous dit Grégoire de Tours, beaucoup de combats à soutenir, beaucoup de victoires à remporter, mulla bella victoriasque fecit[55], il lui fallut dix années entières pour étendre pas à pas son royaume jusqu'à la Seine et ensuite jusqu'à la Loire ; il rencontra, nous dit-on expressément, beaucoup de résistances, notamment dans cette Armorique qui s'était séparée des Romains sous Honorius, et où Procope nous atteste qu'il dut assiéger Nantes deux mois entiers avant d'arriver à conclure un traité, par lequel les vaincus obtinrent des conditions favorables. Il fit tuer Syagrius et prit sou royaume, regno ejus accepto, dit Grégoire de Tours. C'est la même expression dont se sert l'historien quand Clovis, à la fin du règne, usurpe par la ruse et la violence les petits domaines des autres rois francs[56]. — Que peut-on trouver dans tout ceci qui ne soit d'une conquête ?

Le grand argument de l'abbé Dubos, qu'on a depuis répété et renouvelé, et qui est, avec le souvenir des traités, comme la clé de voûte de son système, c'est que les prédécesseurs de Clovis, et Clovis lui-même dès ses premiers pas, avaient reçu le titre de maitre de la milice, preuve que Rome, ou Byzance après elle, si elle trouvait ces chefs barbares assez peu dociles, sanctionnait pourtant leurs succès : ils ne régnaient que par sa délégation et sous sa suzeraineté. — Il y a, croyons-nous, deus réponses à faire. D'abord la fameuse lettre de saint Remi, par laquelle l'abbé Dubos[57] a voulu prouver que Clovis était dès son avènement maitre de la milice, nous est suspecte, au moins pour sa date. L'essai de restitution qu'en a tenté naguère M. Huillard-Bréholles est trop hardi. On comprend mal que l'évêque parle au jeune chef palets de ses prêtres, sacerdotibus tuis ; plusieurs croient cette pièce, si elle est authentique, adressée à un fils de Clovis[58]. De plus ces titres conférés par l'empire étaient bien loin de lui être des gages assurés d'obéissance. Nous savons bien que les rois barbares en étaient avides ; il en avait toujours été de la sorte, depuis Arioviste, à qui Jules César, pendant l'année de son consulat, cinq cents ans plus tôt, avait fait conférer le titre de roi ami du peuple romain[59], jusqu'à Arminius, qui, après avoir longtemps habité Rome pendant sa jeunesse, y avait reçu le droit de cité et même le rang de chevalier[60]. On trouve sur les médailles des petits rois du Bosphore, contemporains d'Auguste et de Tibère, la représentation des insignes consulaires que le sénat leur avait décernés : une couronne sur une chaise curule entre une lance, accompagnée d'un bouclier, et un sceptre consulaire[61]. C'est un pareil honneur que l'empereur de Byzance, fidèle aux anciennes traditions romaines, accordait en 509 à Clovis[62]. Ce chef franc revêtit dans l'église de Saint-Martin de Tours la tunique de pourpre et la chlamyde ; il ceignit le diadème et se rendit à cheval vers la cathédrale, au milieu d'un peuple qui l'acclamait et auquel il jetait des pièces d'argent et d'or. On peut voir dans la joie qui l'anime un sentiment de vanité personnelle ou bien un reflet du prestige que Rome exerçait sur l'esprit des barbares. Velleius Paterculus[63] nous a raconté l'étonnement de ce vieux Germain qui, lorsque Tibère campait sur les bords de l'Elbe, s'approcha seul dans une barque, se fit montrer le jeune César, le contempla en silence, puis, déclarant que ce jour comblait tous ses vœux, se retira en ramant en arrière, les yeux toujours fixés sur lui. Le même sentiment, trois siècles après, dominait encore le roi des Goths Athanaric lorsque, entrant à Constantinople, il s'écriait : Je vois enfin de mes yeux ce que j'ai tant de fois entendu raconter sans y croire... Oui, sans doute, l'empereur est un dieu sur la terre ; qui ose lever la main sur lui est coupable de sa propre mort ![64] Cela n'empêchait pas ces barbares de piller Rome et d'insulter Byzance, et de tourner à leur profit ce qui leur restait parfois d'admiration involontaire et de respect. Il y avait dans la conduite de Clovis moins de naïveté sans doute que de calcul et de politique habile, soit pour imposer par ces honneurs à ses guerriers francs, soit pour se faire accepter des Gallo-Romains en se donnant comme le délégué de l'autorité légitime, sauf à soutenir ses prétentions par les armes. On comprend très-bien ce qu'y pouvaient gagner ces chefs germains ; à les supposer cependant privés de ces faveurs suprêmes, on ne voit pas que les choses eussent du suivre un autre cours, et, quant aux empereurs, il faut remarquer que, s'ils conféraient ces titres, le plus souvent accompagnés de missions militaires, c'était presque toujours pour susciter contre quelque ennemi barbare qui les serrait de près un autre chef intéressé à paraître les servir. Nulle de ces combinaisons ne contredit le fait d'une conquête germanique.

Ne retrouverons-nous pas du reste chez les Francs aussi la dépossession du sol au détriment des vaincus ? 11 est vrai qu'aucun témoignage précis n'affirme qu'il y ait eu à la suite des victoires de Clovis un partage des terres comme après l'établissement des Visigoths et des Burgundes ; mais peut-être y eut-il ici quelque chose de pire. C'est le cas assurément, nous l'avons vu, pour le nord-est de la Gaule. Quant au centre, il faut remarquer que les rois mérovingiens apparaissent immédiatement comme ayant en main une portion considérable de la propriété foncière. C'étaient, dit-on, les terres de l'ancien fisc impérial dont ils disposaient, de sorte qu'il leur fut aisé de récompenser leurs fidèles sans toucher aux propriétés des Gallo-Romains. Soit ; mais ne doit-on pas noter que, pendant le passage d'une domination à l'autre, le fisc a chi engloutir, au détriment des possesseurs romains, une grande quantité de ces mêmes terres que nous voyons ensuite distribuer libéralement aux leudes germaniques ? Thierry, fils de Clovis, apprend que, sur le faux bruit de sa mort, quelques citoyens d'Auvergne ont invité le roi Childebert à venir prendre possession de la province à son détriment. Il se met immédiatement en route avec ses soldats, à qui d'avance il a promis le pillage, et, comme en pays ennemi, il ravage et détruit, dépouille les habitants sans distinction, entraîne après lui de nombreux prisonniers destinés à l'esclavage, et ne laisse, dit Grégoire de Tours, que la terre nue qu'il ne peut emporter[65]. Cette terre qui subsiste rentrera-t-elle aux mains de ses possesseurs ? Non ; abandonnée par suite de la guerre, elle devient propriété du fisc royal. Le fisc, d'après les règles instituées par les Romains eux-mêmes, et que les nouveaux maîtres se gardent d'abolir, absorbe les biens en déshérence, les terres confisquées ou restées désertes. Quand nous lisons dans les Vies des saints leurs visites et quelquefois leurs établissements dans ce qu'ils appellent des déserts, ces lieux font toujours partie du fisc royal ; ces solitudes, elles étaient naguère encore habitées : la civilisation romaine et la propriété privée en ont promptement disparu pendant les ravages de l'invasion : elles ont été la proie des vainqueurs.

Pourquoi au reste les barbares se seraient-ils abstenus de spoliations dont Rome elle-même avait sans cesse jadis donné l'exemple, et pourquoi ceux qui ne veulent voir dans ces Germains du cinquième siècle que des auxiliaires de l'empire, devenus de gré à gré ses successeurs, s'étonneraient-ils de les voir imiter et continuer aux dépens des Romains les traditions romaines ? L'ancienne Rome n'expropriait pas seulement ses vaincus, dont le territoire — Appien nous l'apprend dans une page célèbre — était partagé en trois portions pour être vendu au profit du trésor public, ou donné aux pauvres citoyens, ou affermé à titre d’ager publicus ; elle ne respectait pas beaucoup plus ses propres sujets, quand elle avait à pourvoir par exemple ses légionnaires licenciés. De malheureuses villes, même italiennes, étaient livrées en proie aux colonies de vétérans, et Auguste se vante d'avoir le premier stipulé en faveur des propriétaires quelques indemnités. Virgile vit deux foison grossier centurion le chasser de son petit domaine, et il n'échappa un jour à la brutalité du spoliateur qu'en se jetant dans le Mincio[66]. Horace, Tibulle, Properce, furent de même expropriés, et vinrent à Rome, avec une foule d'autres moins illustres, implorer quelque puissant protecteur. Même après le temps des guerres civiles, et quand l'administration impériale eut introduit une administration mieux réglée, le régime des cantonnements militaires parait avoir préparé des cadres tout faits pour l'invasion germanique. Aux termes de la loi d'Arcadius et Honorius, insérée eu code théodosien, que nous avons citée plus haut, et qui résume sans doute une série de dispositions antérieures, les soldats romains en quartiers avaient à leur disposition, chez tout propriétaire de la contrée, le tiers du domaine. On ne saurait affirmer, faute de textes à l'appui, que lorsque Arioviste, l'adversaire de César, exigeait des Séquanes, ses alliés, un tiers de leurs terres pour ses Suèves, et ensuite un autre tiers pour un contingent d'autres barbares, qui le rejoignaient après coup, ce fût là déjà une imitation de la coutume romaine. Ce que l'on peut croire du moins, c'est que les premiers barbares, Goths et Hérules, venus en Italie avec la condition de mercenaires, lorsqu'ils prenaient, comme on nous dit, un tiers des terres, pouvaient bien paraître ne réclamer que ce qui leur était dû comme à des troupes romaines en cantonnements. La transition se marque par de curieux traits au sud de la Gaule. Paulin de Pella, dans son poème, montre bien qu'on était fort habitué à ces billets de logement ; il nous dit même qu'au milieu de ces temps troublés ce pouvait être quelquefois une garantie contre les excès d'une soldatesque insolente que d'avoir chez soi un hôte barbare. Il lui arriva un singulier épisode. Il était à Marseille, triste et ruiné, pleurant la perte de son domaine, quand un messager lui apporta une somme d'argent qu'un de ces Visigoths lui envoyait en échange d'une petite maison voisine de Bordeaux, que ce barbare voulait acquérir légitimement de lui. La somme, nous dit Paulin, était bien loin de représenter la valeur ; mais il ne refusa pas ce faible dédommagement d'un désastre contre lequel il ne pouvait d'aucune façon réclamer ; cela l'aida quelque peu à payer ses dettes. Voilà une de ces exceptions qui, à nos yeux, confirment la règle ; de tels détails nous représentent exactement la bizarre et cruelle époque de transition par laquelle commença la vraie conquête. La violence en était l'élément quotidien ; toutefois elle ne s'exerçait pas toujours par la dévastation et la force brutale : une prétendue légalité tournait en spoliation inévitable et régulière les traditions mêmes et les procédés du gouvernement romain. Les barbares, au nom de leurs traités avec l'empire, réclamaient .le droit de cantonnement sur une partie de chaque domaine principal. Seulement, tandis qu'autrefois ce n'était que pour le temps de leur passage, on s'aperçut qu'ils s'établissaient dorénavant en propriétaires, et que, s'ils daignaient observer une certaine méthode dans cette véritable prise de possession, ils ne se faisaient pas scrupule de changer les règlements traditionnels, en prenant par exemple les deux tiers des terres au lieu du tiers consacré.

Un autre signe de la conquête difficile à contester, c'est la différence des divers taux du wergeld entre les Francs et les Romains. On lit dans la loi salique[67] : Si quelqu'un tue un des barbares fidèles du roi, il paiera un wergeld de 600 sous d'or. Si quelqu'un tue un Romain, convive du roi, il paiera 300 sous[68]. — Si un Romain enchaîne un Franc sans un juste motif, il paiera 30 sous d'or ; mais si c'est un Franc qui enchaîne un Romain sans motif, il n'en paiera que 13. — Si un Franc est volé par un Romain, celui-ci paie une amende de 62 sous d'or ; mais si c'est un Romain qui est volé par un Franc, celui-ci ne paie que 30 sous d'or. D'un autre côté, le 36e titre de la loi ripuaire est ainsi conçu : Si un Ripuaire tue un hôte franc, qu'il soit taxé à 200 sous d'or. Si un Ripuaire tue un hôte burgunde, un hôte alaman ou frison, ou bavarois ou saxon, qu'il soit taxé à 160 sous. Si un Ripuaire tue un hôte romain, qu'il soit taxé à 100 sous. N'est-il pas naturel de penser que ces différentes évaluations marquent des degrés différents de condition politique et sociale ? Si les Francs revendiquent pour eux-mêmes un wergeld supérieur, n'est-ce pas parce que, dans cette société formée de plusieurs peuples, ils se croient le droit de parler en manses ? Si le Romain au contraire est évalué juste à la moitié du Franc et à peu près aux deux tiers de tout autre Germain, n'est-ce pas parce qu'il est, le vaincu, pendant que les autres peuples barbares, jadis vaincus aussi sans doute par les Francs, sont toutefois relevés en quelque mesure par le souvenir d'une association récente précisément contre les Romains, et surtout par celui d'une origine, d'une nationalité commune ? Si quelque part l'idée de race apparaît, il semble que ce soit ici, et qu'il ne puisse pas y avoir de plus incontestable signe d'une conquête subie. L'analogie avec certaines dispositions des lois franques relativement aux Francs eux-mêmes ferait ressortir encore, s'il en était besoin, le sens réel de la condition faite aux Romains. Le meurtre d'un comte qui a toujours été homme libre se paie 600 sous, mais celui d'un comte qui s'est élevé par l'affranchissement ne se paie que 300 sous. Dans ces cas comme pour ce qui concerne les Romains, la loi fait subsister le souvenir d'une tache primitive et indélébile. L'ancien affranchi et l'ancien vaincu pourront bien s'élever au milieu des Francs, mais jamais à des rangs égaux à ceux de leurs pairs sur qui ne pèsera pas la même indignité originelle. Être né de la race romaine ou bien être né non libre, même parmi les Francs, ce sont deux causes d'une certaine infériorité inévitable. Tout cela, dit Montesquieu, devait être accablant pour les Romains... Cependant, continue-t-il, M. l'abbé Dubos forme son système sur la présupposition que les Francs étaient les meilleurs amis des Romains. Ils étaient leurs amis comme les Tartares qui conquirent la Chine étaient amis des Chinois !

Savigny a pensé que, lorsque les Francs eurent obtenu la domination de la Gaule, la constitution des impôts subsista pour les sujets romains, ainsi que la distinction des classes dont elle était le fondement, mais que toute terre échue aux propriétaires francs en fut exempte. Cette différence de traitement indiquerait sans nul doute une différence de rang social, nouvel indice de la conquête ; mais il est probable qu'on doit entendre l'assertion de Savigny sur ce point si important et si controversé de notre histoire[69] dans un sens moins général et moins absolu que celui qu'il adopte. Au-delà du Rhin, les Germains ne se croyaient tenus envers le roi qu'a un certain nombre de dons ou de contributions volontaires dont l'usage traditionnel, selon certaines époques et certaines occasions, assurait la régularité. Une fois les barbares établis à côté des Romains, ou bien l'ancienne tradition germanique, quant aux impôts, se trouva rompue, ou bien ce qu'elle donnait de résultats en se continuant ne répondit plus aux nécessités d'une situation nouvelle. Les rois francs, en laissant subsister pour leurs sujets romains l'organisation romaine de l'impôt, essayèrent donc d'y soumettre aussi leurs sujets barbares ; nous en avons la preuve dans les nombreux récits de Grégoire de Tours, où nous voyons les Francs se révolter contre ceux des fonctionnaires ou des rois mérovingiens qui essayaient de leur imposer le tribut. L'impôt romain, avec sa régularité égalitaire, leur semblait une marque de dépendance et leur était odieux. Hors du pays des Francs, noua trouvons un texte de la loi des Visigoths[70] qui prouva que chez ce peuple le vaincu seul, primitivement au moins, supportait cette charge. Que les juges et tes préposés enlèvent à ceux qui s'en seraient emparés les tiers des Romains, et qu'ils les fassent rendre à ceux-ci sans retard, afin que le fisc n'y perde rien. Chez les Vandales, Genséric enleva les meilleures terres à leurs légitimes possesseurs, dit expressément Procope, et les distribua à ses compagnons d'armes, en les déclarant exemptes à perpétuité de tout tribut ; ce qu'il y avait de terres impropres à la culture, il le laissait aux anciens possesseurs en les accablant d'impôts.

Outre la différence du wergeld, mettant à un plus haut prix la protection de leur vie, l'inviolabilité de leurs personnes et de leur liberté, outre l'exemption, au moins dans le principe, des impôts qui continuaient de peser sur les Romains, les Francs avaient encore d'autres privilèges. Nulle condamnation n'était définitivement valable contre eux qu'après décision du roi lui-même, ce qui veut dire qu'a la différence des Romains, qui relevaient entièrement des magistrats locaux ou provinciaux, ils n'étaient justiciables en dernier ressort que du souverain[71]. Ils ne subissaient, à la différence des Romains, ni la torture ni les châtiments serviles[72]. Enfin, ils composaient les grandes assemblées périodiques où les lois d'un intérêt général étaient sanctionnées et les affaires graves discutées, et dans lesquelles les Gallo-Romains ne paraissaient qu'en vertu de leurs fonctions[73]. On ne saurait dire enfin, quant au service militaire, que les Francs eussent seuls le droit de porter les armes, puisqu'on voit dans Grégoire de Tours de nombreux exemples de milices recrutées parmi les populations gallo-romaines et que les Romains étaient même contraints au service ; toutefois il convient de distinguer de ce service la qualité permanente de guerrier et ce qu'on appelait le droit de guerre privée[74].

S'il est vrai que les Francs aient dépossédé de leurs terres line très-grande partie des habitants de la Gaule, usant de violences extrêmes au nord-est, confisquant au centre pour leur fisc royal un grand nombre de domaines qu'ensuite ils se distribuaient entre eux, sanctionnant à l'est et au sud le partage légal en vertu duquel les hôtes visigoths et burgundes avaient dépouillé les hôtes romains des deux tiers des propriétés foncières, s'il est vrai que le wergeld des Romains ait été, suivant les lois salique et ripuaire, inférieur non seulement à celui des Francs, mais même à celui des autres Germains vaincus par eux, si le fardeau de l'impôt, dans quelques-uns au moins des nouveaux royaumes, n'a pesé que sur les anciens sujets, si les Francs ont eu encore d'autres importants privilèges, il faut certainement voir là les signes d'une infériorité sociale que d'autres influences pourront venir redresser, mais qui décèle à ne s'y pas méprendre les suites d'une conquête. Les Gallo-Romains toutefois, dans l'état de société qui suit l'arrivée des barbares en Gaule, n'apparaissent pas, à coup sûr, comme un peuple vraiment asservi. Ils font partie des armées avec les Francs ; ils conservent dans les villes l'administration municipale et l'usage de leur propre droit ; beaucoup de ceux qui occupaient avant la conquête les premiers rangs de la hiérarchie sociale restent en faveur auprès des nouveaux souverains, avec leurs richesses et leurs anciennes dignités : la loi salique les fait figurer sous le titre de convives du roi presque au même rang que les antrustions barbares. Il n'en est pas moins vrai qu'a côté de cette civilisation romaine subsistante se juxtaposent les éléments de la civilisation germanique. On veut, avec Dubos, conclure du crédit laissé aux Romains qu'il n'y a pas eu de conquête ; nous en concluons avec Montesquieu que l'invasion et l'établissement des Germains se sont montrés, surtout en Gaule, conciliables avec les plus pressants intérêts de la civilisation. L'histoire connaît plusieurs sortes de conquête. Il y a celle des hordes sauvages, qui consiste purement dans le pillage et le massacre et ne sert pas même aux vainqueurs. Il y a celle qui substitue violemment à des tribus faibles et sans défense une race ambitieuse et énergique. Il y a celle enfin qui met aux prises, non sans espoir de profil pour la cause générale, une grande nation vieillie, mais riche d'expérience, avec des peuples jeunes, en progrès eux-mêmes, encore intempérants et rudes, non pas indisciplinables. Il serait mal à propos de confondre avec les sanglantes et stériles expéditions des Attila et des Gengis-Khan, ou bien avec le cruel triomphe de la race anglo-saxonne sur les malheureuses tribus de l'Amérique du Nord, l'invasion germanique du cinquième siècle. Elle a certes provoqué de terribles violences et entraîné de cruelles défaites ; mais elle n'a été ni pour les vaincus ni pour les vainqueurs uniquement une dévastation et un fléau. Les Germains avaient assez longtemps entendu parler de l'empire, ils avaient pendant un assez grand nombre d'années erré sur ses frontières ou servi même à travers ses provinces, auprès de ses légions, pour admirer de quelle étendue et de quelle puissance il couvrait la terre. Avec leur admiration, leur convoitise avait grandi. Alaric n'aurait probablement pas su définir d'où lui venait cette voix qui le poussait vers Rome, mais il savait très-bien rançonner et piller la ville. On aurait tort de n'attribuer, dans cette grande période historique, aucun mérite aux chefs des barbares. Théodoric en Italie, Ataulf et Furie chez les Visigoths, Gondebaud chez les Burgundes, Clovis chez les Francs, ont été des chefs très-intelligents et très-politiques. Clovis surtout, en adoptant la même foi religieuse que Rome chrétienne, se chargea de renouer, avec son peuple, la chaîne des temps. Une fois établis sur les terres romaines, plusieurs de ces rois barbares travaillèrent de propos délibéré à une intime fusion entre les vainqueurs et les vaincus, et ils y réussirent en une certaine mesure, aidés par le christianisme, qui avait dompté leurs peuples et les avait rapprochés des Romains. Ainsi s'explique le contraste d'une conquête en grande partie violente si promptement suivie d'un remarquable mélange entre les populations. Peut-on croire que, dans ce mélange, la Rome dégénérée des bas temps ait été seule énergique et active, et que l'invasion du cinquième siècle n'ait apporté aucun sentiment nouveau, aucune idée, aucun germe d'institution ? La réponse à cette autre question mérite un autre examen.

 

Plusieurs écrivains de grand mérite ont refusé à l'invasion germanique toute heureuse conséquence, toute influence utile et féconde, et se sont de la sorte inscrits en faux contre quelques-uns des aphorismes historiques le plus vivement mis en lumière par Montesquieu. Ils n'ont voulu reconnaître ni qu'elle ait préparé au moins certaines voies à la nouvelle société chrétienne, ni qu'elle ait donné à l'occident de l'Europe une solide avant-garde contre une autre barbarie bien autrement redoutable, la barbarie slave et tartare[75]. L'invasion n'a causé que des maux sans compensation, s'écrie M. Littré[76]. Nulle lumière, nulle moralité, nulle sainteté n'est venue des barbares... Le sang barbare n'a pas renouvelé le sang romain, au contraire. Selon M. Guérard, qui reconnaît d'ailleurs le fait de la conquête et l'usurpation d'une grande partie du sol de la Gaule[77], la poésie et l'esprit de système prendraient vainement à tâche d'exalter les Germains. Lorsqu'on recherche avec soin ce que la civilisation doit aux conquérants de l'empire d'Occident, on est fort en peine de trouver quelque chose dont on puisse leur faire honneur ; ils n'ont fait que corrompre... Le progrès continu de la civilisation n'est du reste, ajoute-t-il, qu'un séduisant sophisme. L'acte d'accusation est, comme on le voit, formel. Plus on est convaincu qu'il trahit une vue incomplète d'un très-vaste objet, plus on se sent en même temps embarrassé par le nombre et la nature des arguments qui paraissent devoir le combattre. On n'ose invoquer, en face de tels maîtres, un sentiment de la vérité historique dont ils ont assez prouvé qu'ils ne sauraient manquer, mais que semble pourtant contrarier et blesser une conclusion si extrême. Quoi ! une phase de l'histoire si considérable, à l'entière évolution de laquelle, si nous nous rappelons les périodes diverses que nous avons distinguées, neuf ou dix siècles ont à peine suffi, se serait accomplie sans aucun profit pour l'humanité ! Quoi ! une race dont l'identité pendant un si long temps n'est pas un moment contestable, une race de laquelle, en dehors même de ces vastes limites chronologiques, on ne saurait affirmer sûrement qu'elle n'a pas d'aïeux revendiquer parmi les vastes populations des Scythes et des Gètes[78], et de qui relèvent visiblement dans les temps modernes plusieurs très-grands peuples et une portion de nous-mêmes, aurait été incapable de servir la cause de la civilisation ! Est-il donc donné à ces forces aveugles, la durée inféconde et l'agitation stérile, de réclamer jamais une telle place dans le champ de l'histoire ? Nous voyons agir la sève puissante du rameau anglo-saxon, et nous devrions croire le tronc de l'arbre inerte dès sa jeunesse ! Comment concilier de telles anomalies ?

On essaie de les expliquer. On dit par exemple que les envahisseurs étaient en somme peu nombreux, et de plus que c'étaient des bandes séparées du sol natal, en ayant oublié les traditions et les coutumes, de sorte qu'à supposer que l'ancienne Germanie eût eu des institutions, ces enfants perdus n'en étaient plus les dépositaires. — Pour ce qui est du nombre, qu'en sait-on ? Est-ce de l'armée générale de l'invasion qu'on entend parler ? Non sans doute, car les chiffres des historiens contemporains seraient plutôt récusée, comme grossis par la peur. S'il s'agit seulement de la Gaule, fera-t-on si peu de cas de l'invasion de 406 ? Pour avoir franchi le Rhin sur suie ligne étendue, pour avoir parcouru après la Gaule l'Espagne, pour être parvenus, une partie d'entre eux, jusqu'en Afrique, pour avoir accompli ces énormes courses non pas comme la pierre qui roule, mais comme la vague, qui laisse quelque chose de son écume et de ses eaux sur son passage, et frappe encore de grands coups à son point d'arrivée, il faut bien que ces trois peuples, Suèves, Alains, Vandales, aient été non pas sine troupe de quelques centaines ou de quelques milliers d'hommes, mais les vrais héritiers des Teutons et des Cimbres. S'il s'agit uniquement et en particulier des barbares destinés à faire établissement dans notre Gaule, oubliera-t-on l'appoint de ceux qui, depuis longtemps déjà, servaient dans l'empire ? Assurément ils n'auront pas manqué de se joindre à leurs frères, avec plus de raison encore que ce rusé paysan des environs de Troyes en Champagne, Hastings, qui, pour piller et gaigner, se joignit plus tard contre ses compatriotes au flot des envahisseurs northmans. Burgundes et Visigoths avaient avec eux leurs enfants et leurs femmes. Les Francs avaient fait presque place nette dans tout le nord-est, qu'ils couvraient de leurs tribus. Quant aux armées de Clovis, chacune d'elles pouvait bien n'être pas très-nombreuse, mais c'étaient en une certaine mesure des troupes choisies, et qu'il renouvelait, en revenant après chaque expédition se refaire dans sa tribu. Les écrivains du premier moyen âge expliquaient le nom de Germanie par le latin germinare[79], de même que Jornandès[80] disait de son île de Scanzia qu'elle avait été la matrice et l'officine des nations. Où avaient-ils pris une si formidable idée du nombre d'hommes que la Germanie ou le Nord avait versés sur l'Occident ? Pourquoi ne pas rappeler enfin le chiffre formidable, s'il est entièrement exact, qu'en 1866 les calculs de la statistique ont signalé[81] ? L'Allemagne de nos jours acquiert chaque année un accroissement de population de 500.000 âmes, tandis qu'en France on n'obtient un nombre égal qu'en cinq années ; de quel droit refusera-bon toute part de cette énergie aux Germains d'autrefois, desquels les historiens nous disent qu'ils respectaient le mariage et n'exposaient pas leurs enfants, comme on le faisait à Rome autour de l'infâme Vélabre ?

On ne saurait soutenir non plus que ces barbares fussent de simples bandes pour qui les communies-cations avec la patrie étaient rompues, et qui devaient avoir oublié leurs institutions politiques, s'ils en avaient jamais connu. Il ne faut pas comparer de tels essaims avec ces exilés que les cités de la Grèce antique, lorsqu'elles arrivaient à l'excès de population entre leurs étroites murailles, envoyaient chercher fortune et s'empressaient d'oublier, à moins qu'ils ne devinssent à leur tour puissants et prospères. Chacune des tribus dont les envahisseurs faisaient partie, loin de ressembler à une cité close, vivait au-delà du Rhin éparse en quelque plaine. Peu familiarisée avec la propriété foncière, toujours en mouvement, avait-elle son vrai centre de vie et d'action là où se trouvaient ses troupeaux et ses vieillards ou bien là où s'avançaient ses guerriers ? Les cadres de l'armée n'étaient-ils pas ceux-là mimes de la famille et de l'assemblée nationale ? La bande ne restait pas longtemps séparée de la tribu : on les distinguait à peine, à vrai dire. Nul des peuples établis en Gaule ne renonçait aux communications avec les peuples ou les tribus barbares restés plus à l'orient : les Visigoths correspondaient avec les Ostrogoths d'Italie, et ceux-ci très-probablement avec les Goths établis en 375 dans toute la vallée méridionale du Danube. Les Burgundes n'étaient pas loin de leur patrie, située sur les bords du Mein ; on les voit se grossir, après le premier établissement, de recrues nouvelles[82]. Les Francs enfin restaient en contact perpétuel avec le gros de leurs tribus, établies sur les bords du bas Rhin et de la basse Meuse. Loin donc de croire que ces Germains fussent tentés d'oublier et leur précédente patrie et leurs coutumes nationales, on pourrait penser tout au contraire qu'en aucune occasion peut-être, en aucun moment plus qu'en ces expéditions guerrières la tribu germanique ne sentait la vie politique circuler en elle. On a révoqué en doute la formation régulière de certaines confédérations entre les tribus germaniques. En général, cependant, avant comme après la conquête, on voit les Germains se partager en divers groupes, dans chacun desquels se distingue une tribu dominante, mais non pas oppressive. Les Suèves de César ont imposé le tribut aux Chiens et soumis les Usipiens et les Tenctères[83]. Aux Suèves de Marbod paraissent avoir obéi, pendant un temps au moins, les Semnons et les Lombards[84] ; aux Goths d'Ermaric, non-seulement beaucoup de Scythes, mais aussi beaucoup de peuples germains[85]. Les Lombards, devenus maîtres de l'Italie, y avaient entraîné avec eux et sous leurs ordres toute sorte de peuples, germains et autres, Bulgares, Sarmates, Gépides, Pannoniens[86], et les Francs s'étaient trouvés fin ment dominer en Gaule sur les Burgundes, sur Visigoths, et sur les Romains eux-mêmes. Ce sont outre ce que nous avons dit à la fin du précédent c pitre sur les groupements des tribus germaniques au delà du Rhin, autant d'indices d'une aptitude à. u régime d'association régulière et organisée.

Douter d'ailleurs que l'ancienne Germanie ait eu quelque chose de semblable à des institutions, professer que cette barbarie avait été jusqu'alors entièrement stérile et inerte, c'est méconnaître les intelligentes et précieuses informations de César, de Tacite, d'Ammien Marcellin. Tous ces témoignages différent, mais selon la différence des époques, et pour nous montrer clairement le progrès qui s'accomplit. N'avons-nous pas au surplus les lois barbares qui répondent à ces doutes ? Dira-t-on, parce qu'elles ont été écrites en latin, par des clercs, qu'elles sont uniquement œuvres chrétiennes, et qu'on n'y retrouve pas le paganisme germanique ? Il faudrait n'avoir lu ni ces lois elles-mêmes ni les savants travaux de Jacques Grimm. Nous voudrions, quant à nous, placer les romanistes extrêmes en présence d'un de ces recueils qu'on appelle Corpus juris germanici. Voici celui qu'a édité Walter, par exemple, en trois volumes in-octavo, comprenant les lois dites barbares, les capitulaires, et ces nombreuses formules qu'un de nos savants, M. de Rozière, a depuis très-habilement rééditées[87]. Ajoutons-y les pièces d'un intérêt juridique, politique ou civil que le recueil de M. Pertz nous a fait connaître ; ajoutons-y, ne serait-ce que pour constater l'identité de race et de génie, les lois scandinaves, particulièrement le Grågås, image de cette république islandaise, qui, pendant quatre cents ans, a résumé la civilisation anté-germanique fuyant les atteintes romaines et chrétiennes[88]. Nous disons qu'a côté du vénérable Corpus juris civilis romani, ce vaste Corpus juris germanici antiqui mérite aussi la sérieuse attention de ceux qui veulent pénétrer l'histoire des institutions et des mœurs de l'Europe occidentale, spécialement de la France. Ces formules et ces lois germaniques, bien qu'elles aient fait acception, sans nul doute, de beaucoup d'éléments romains et chrétiens au moment même où les clercs les mettaient en écrit, contiennent tout un vaste ensemble de dispositions révélant un génie différent du génie classique. On y trouve subsistantes une constitution de la famille, une tradition de coutumes juridiques et civiles, qui trahissent une identité visible avec les témoignages de Tacite et de César. Ces formules et ces lois ne sont pas lettres mortes ; elles ont constitué, elles ont réglé le développement social de toute une série de générations qui les ont, pour ainsi parler, vécues, soit avant la conquête, alors que, non écrites, elles étaient d'autant plus énergiques et d'autant plus obéies, soit après la conquête, lorsqu'elles durent accepter le partage avec les institutions et les lois romaines. S'il en est ainsi, comment donc est-il possible de douter que le génie germanique ait apporté dans l'occident de l'Europe un certain nombre d'institutions ? Comment méconnaître qu'il s'agit de quelque autre chose que de vagues et indécises coutumes, vaine expression d'une pure barbarie ?

Il y a un trait commun de ces lois qui parait mériter surtout l'attention : c'est leur caractère de personnalité. De même qu'au-delà du Rhin chaque tribu, vivant sous sa règle propre, reconnaissait aux tribus sœurs un droit pareil, de même les barbares, une fois entrés en Gaule, sans abdiquer leurs coutumes, reconnurent aux Romains, avec qui désormais ils devaient vivre, la faculté de conserver les leurs. Ce respect des lois personnelles résultait naturellement, il est vrai, de l'état de civilisation auquel les Germains étaient parvenus. Depuis les premiers temps où l'histoire les aperçoit, ils avaient poursuivi un continuel progrès, d'abord nomades et étrangers à la propriété foncière privée, puis se fatiguant de la vie errante et venant de toutes parts, loin de leur pays peu fertile et sens cesse agité, demander des terres à l'empire, en même temps se réunissant chez eux en groupes toujours plus considérables, jusqu'à offrir vers le troisième siècle des confédérations importantes, qui n'atteignaient pas toutefois ce degré de formation intense et politique qu'on appelle l'État. L'État proprement dit ne se passe pas de cette sorte d'unité matérielle et morale inhérente à un territoire aux limites précises qu'on retient et qu'on gouverne par la généralité d'une loi unique partout acceptée, partout obéie. Les Germains n'en étaient pas là : sans parler d'autres obstacles, il y avait trop peu de temps qu'ils se familiarisaient avec la propriété privée et le gouvernement territorial pour qu'ils pussent atteindre à une telle unité. Ils en restaient à la pratique de lois particulières pour les différents groupes d'une grande association aux limites un peu vagues, comme celles que forme le souvenir ou le sentiment de l'unité de race, admettant sans doute une certaine subordination des tribus entre elles, mais non pas des tyrannies et des servitudes. Au lendemain donc de la conquête, la loi romaine devint, de territoriale et générale qu'elle était, purement particulière et personnelle, au même titre que les lois barbares. De telles concessions pouvaient révéler l'absence d'une vraie force politique ; mais, de la part de vainqueurs ayant la force en main, elles étaient le fait de tribus aptes à la civilisation, non pas de tribus farouches qui auraient imposé autour d'elles uniquement l'obéissance passive et l'esclavage.

Si ces lois germaniques n'avaient été que les pâles reflets d'une barbarie inerte, qui doute qu'une fois transportées dans l'empire elles n'eussent été promptement étouffées par le droit romain ? Certes elles lui étaient inférieures ; elles n'en avaient pas moins ce privilège d'être des organismes vivants, de sincères expressions d'un progrès actuel et continu. Elles n'étaient pas, comme le droit romain, des œuvres de haute raison, savantes et réfléchies ; mais la coutume primitive, l'instinct naturel des peuples respirait en elles. Il ne faut que quelque attention pour suivre la trace de ces lois personnelles persistantes pendant une partie du moyen âge à côté du droit romain, qu'elles ne prétendent pas restreindre. Nous ne disons pas avec Montesquieu[89] que chacun pouvait choisir sa loi : il n'y aurait eu à ce compte ni vainqueurs ni vaincus ; mais la liberté consistait en ce que chacun pût, après la conquête, continuer à vivre sous la loi que comportait sa nationalité. Une formule de Marculfe[90], probablement du septième siècle, invite les ducs royaux à garantir aux divers sujets, Francs, Burgundes ou Romains, la jouissance de leurs lois particulières. Un capitulaire d'Aquitaine' dit que Romains, Saliens et autres doivent vivre paisiblement sous leurs différentes lois. On connaît la fameuse lettre d'Agobard, évêque de Lyon, à Louis le Débonnaire[91] : au nom des idées de centralisation et d'unité que représente l'Église, il y déploré la multiplicité des droits personnels ; cinq hommes réunis, dit-il, cinq législations différentes. La loi salique est non-seulement invoquée, mais pratiquée aux dixième et onzième siècles en France ; les codes anglais de Henri II la mentionnent encore, avec la loi ripuaire, au douzième. Les professiones juris, c'est-à-dire ces formules par lesquelles, en tête de tout contrat, les signataires déclaraient sous quelle loi ils faisaient profession de vivre[92], offrent de pareils témoignages pour les codes salique, ripuaire et alamannique en Italie jusqu'au quinzième siècle. A cette époque, le droit romain, qui n'avait donc pas péri, qui avait vu seulement diminuer son caractère et son rôle, — ranimé par les ressouvenirs érudits de la renaissance, se releva, en Italie d'abord, et de nouveau avec un caractère de loi générale, s'imposant à tous, sans distinction de race ni d'origine ; mais en face de lui désormais subsistaient ineffaçables les vestiges et l'influence du droit germanique, réfugié, un peu obscurément sans doute, dans ce domaine inaccessible et mêlé des coutumes, opposé au domaine du droit écrit.

Or cette longue persistance des lois barbares, avec un double caractère de personnalité et de tolérance si authentique et si constant dans les États issus de la conquête, ne laisse pas douter que l'introduction de ces lois n'ait profité au développement d'un des principes de la société moderne, celui de la personnalité, de l'indépendance individuelle. Quelque défiance qu'on veuille avoir des formules très-générales, celle-ci contient, croyons-nous, une notable part de vérité. Tacite nous a d'avance préparés à cette conclusion. Il nous a montré la famille germanique associée pour la protection mutuelle de ses membres, non pas asservie au despotisme du père[93]. Tout membre de cette association naturelle peut la quitter en renonçant aux avantages qu'elle lui procure[94]. Le fils une fois armé en présence de l'assemblée nationale devient indépendant ; il combat ou siège à côté de son père et au même titre. Tacite, en des traits d'un vivant relief, nous a dit jusqu'aux abus de ce sentiment énergique de liberté personnelle. Ce sentiment, nous le retrouvons dans plusieurs dispositions des lois barbares qui confirment les indications de l'historien romain. Est-il possible d'en suivre la persistance après l'invasion, en distinguant, à travers le mélange des civilisations diverses, les traces romaines, les effets du christianisme, les influences purement germaniques, et ce qu'il faut attribuer d'effets nouveaux au concours des circonstances Ce serait là une recherche délicate, périlleuse, qui devrait s'appuyer tout d'abord sur les travaux accumulés d'une érudition scrupuleuse et patiente. Sans doute on ne médit de la première partie du moyen âge, comme d'une époque d'inertie et de ténèbres, que parce qu'on l'ignore. Quel intérêt n'offrira-t-elle pas si nous pouvons un jour, grâce au progrès de la science, suivre, comme le chimiste, le travail intime des divers éléments appelés alors à se pénétrer et à se combiner entre eux ! Comment croire que l'esprit germanique n'ait exercé là aucune influence sociale ou politique ? Comment serait-il absent de la féodalité, animée à son début de ce même sente tinrent d'indépendance individuelle que nous avait offert le monde barbare ? La féodalité n'a certainement pas paru tout d'abord oppressive ; en faisant de la possession du sol la base de tout droit social, elle n'a fait que donner satisfaction à des peuples qui, après l'effroyable désordre des invasions, désiraient être fixés par de nouvelles attaches, telles que la propriété foncière. Elle a relâché les lieus qui attachaient les sujets à un souverain commun, et elle n'a laissé en réalité subsister, pour un temps, que ceux par lesquels chacun d'eux se reliait désormais comme vassal à un suzerain immédiatement supérieur, la puissance comme la terre subissant un démembrement hiérarchique que dominait un échange réciproque de droits et de devoirs. N'est-on pas tenté de reconnaître à ce double symptôme, l'affaiblissement de l'idée de l'État et l'avide occupation de la terre, quelque influence de l'esprit d'individualisme germanique, et l'issue finale du mouvement qui avait sans cesse entraîné ces peuples de la vie nomade vers la vie agricole, et de la vie agricole vers la propriété foncière privée ?

Le brillant essor de la chevalerie s'est exprimé surtout dans les œuvres de nos trouvères, différents des poètes du midi par le tour d'imagination et la langue, et restés plus voisins des souvenirs ou de l'influence germanique ; à propos de plusieurs pratiques chevaleresques, admission du jeune homme au rang des guerriers, remise solennelle des armes, hommage, serment, exercices et tournois militaires, dévouement du page et de l'écuyer, respect de la femme, on a pu remarquer de frappantes analogies même avec certains textes de Tacite. An point de vue des institutions purement politiques, on ne saurait nier que le célèbre aphorisme de Montesquieu sur le gouvernement anglais : Ce beau système a été trouvé dans les bois, ne puisse d'abord étonner. Comment se fait-il cependant que la constitution qui a offert le plus de garanties de liberté politique et civile se soit développée précisément dans le pays de l'Europe occidentale le plus préservé de l'influence romaine, et le plus fréquemment, le plus profondément trempé du flot germanique ? N'est-ce pas le lieu d'ajouter qu'on a cru pouvoir suivre jusque dans le domaine religieux les effets de l'esprit d'individualisme qui animait les Germains ? On sait qu'ils n'avaient pas de caste sacerdotale telle que les Druides chez les Celtes, et leur culte, rehaussé, ce semble, par une certaine gravité de sentiments religieux, parait avoir été essentiellement personnel. Or comment expliquer, si ce n'est par l'identité de génie, que la réforme du seizième siècle se soit produite et propagée surtout chez les peuples d'origine exclusivement germanique ? Que l'on considère la réforme protestante comme un retour à la conscience ou comme une rébellion, dans l'un ou l'autre cas il est impossible d'y méconnaître le triomphe du sens individuel et privé. L'antiquité grecque enserrait l'individu dans les bornes étroites de la cité, l'antiquité romaine risquait de l'opprimer sous le poids de l'État ; quel excès y a-t-il à croire que, pendant que le christianisme affranchissait les âmes, de nouvelles nations, faisant leur entrée sur la scène historique, apportaient avec elles un sérieux principe de liberté personnelle ?

Pour sortir des généralités et rentrer dans le domaine des faits authentiques, y a-t-il un certain nombre d'institutions subsistantes dans l'Europe moderne auxquelles il soit permis d'attribuer avec vérité ou tout au moins avec vraisemblance une ancienne origine germanique ? Ceux-là n'hésiteraient pas à répondre par l'affirmative qui, au nom d'études juridiques toutes spéciales, croient pouvoir, dans notre code civil, faire le départ entre les dispositions romaines et les souvenirs du droit barbare[95]. Ils reconnaissent dans la saisine du droit français les principes de la gewere ; ils retrouvent dans la fameuse règle le mort saisit le vif l'axiome identique par lequel s'exprimait dans le vieux droit germain le principe fondamental du droit de succession pour les héritiers légitimes. La manière dont le Code civil a établi soit la relation du mari à la femme, soit la puissance paternelle, leur parait procéder non pas de la dure potestas romaine, mais du mundium barbare, droit de simple protection fondé sur les sentiments affectueux et les devoirs réciproques des parents[96]. Ils voient particulièrement dans les dispositions de notre droit français sur l'organisation de la société conjugale quelques-uns des traits le plus essentiellement germaniques. C'est ce qu'on peut dire sans doute de la communauté des biens dans le mariage. Chacun sait que ce régime est adopté aujourd'hui par la loi française comme la règle ordinaire, bien que certaines provinces de la France méridionale, anciens pays de droit écrit, y opposent encore le régime dotal. Nul doute que ce dernier système, en séparant les biens des époux, en les affranchissant de toute solidarité, n'institue entre eux une sorte de défiance, tandis que la communauté, en instituant la solidarité des biens comme des personnes, répond naturellement à ce que doit être en tout l'intime union du mariage. Or les juristes s'accordent à reconnaître l'origine romaine du régime dotal et l'origine germanique de la communauté[97]. Tacite, dans son admirable peinture du mariage barbare, qu'on ne saurait taxer d'exagération, pour certains traits du moins traduits en institutions séculaires, a dit que l'épouse se donnait au mari comme la compagne de ses travaux et de ses dangers, laborum periculorumque sociam ; il est bien remarquable que les lois barbares et beaucoup d'actes du moyen âge emploient une formule presque identique[98] pour stipuler en faveur de la veuve, en rappelant sa collaboration avec le mari, une part des acquêts, un tiers suivant la loi ripuaire et peut-être suivant la loi salique, la moitié chez les Saxons westphaliens. D'après la loi des Visigoths, la veuve ou ses héritiers devaient recevoir une quote-part des acquêts proportionnée aux biens apportés par elle. Le droit romain ne cannait rien de semblable, croyons-nous.

Outre la communauté des biens entre époux, il est une autre institution des temps modernes dont il semble qu'on puisse faire remonter certaines origines jusqu'aux premières inspirations du génie germanique : c'est le jury[99]. Il faut toutefois s'entendre sur ce qu'on désigne par ce nom, souvent appliqué à des formes diverses. L'institution du jury, considérée dans son entier développement, se compose de plusieurs éléments principaux. C'est avant tout un jugement dans lequel interviennent les pairs de l'accusé ou des parties, afin de substituer à la sévérité rigoureuse d'un magistrat préoccupé d'habitudes juridiques et professionnelles l'équitable sentence d'hommes de la même condition, de la même contrée, animés des mêmes passions, sujets aux mêmes craintes et aux mêmes vœux. Un second élément principal du jury, et qui se montre nécessairement quand le progrès social entraîne une administration judiciaire plus savante et plus complexe, c'est la distinction du point de fait et du point de droit, avec l'intervention d'un ou de plusieurs juges adjoints aux jurés. A ceux-ci, avec leur expérience des conditions qui s'imposent à chacun de leurs concitoyens, avec leur sentiment de sympathie ou de vindicte loyale, avec leur appréciation des circonstances, de décider si tel dommage ou tel crime a été réellement commis. Aux juges qui ont fait une étude attentive de la loi, qui connaissent ses réserves, ses exceptions, ses amendements successifs, d'en appliquer les dispositions aux cas déterminés. D'autres éléments du jury seraient encore : le serment, auquel il doit son nom ; le droit de récusation, au prix duquel les parties sont réputées avoir accepté leurs juges ; ajoutons les témoins, l'accusateur et les défenseurs, ou bien les avocats de part et d'autre, et nous aurons, avec ses divers éléments, tout l'ensemble de l'institution moderne. Sans doute il n'est pas besoin, pour qu'on reconnaisse l'institution même, de l'entière réunion des éléments que nous venons d'énumérer ; aussi peut-on la retrouver en une certaine mesure parmi de très-diverses civilisations, dans l'antiquité ou dans les temps modernes. Toute la question, pour nous, est de savoir si le génie germanique, qu'on accuse d'inertie et de stérilité absolues, s'est en effet montré, sur ce point en particulier, incapable de toute invention, ou s'il n'a pas au contraire pratiqué de bonne heure pour son compte, en dehors de toute influence étrangère, l'institution du jury presque dans son intégralité. C'est là une forme si naturelle de l'administration de la justice que toute civilisation douée de quelque force vive a dû la rencontrer. L'ancienne Athènes, avec son grand tribunal des héliastes, offre assurément une certaine sorte de jury. Dans la législation romaine, quand le préteur désigne pour une cause un :index privatus, lui mandant de décider après examen si telle partie est coupable, ajoutant la mission de condamner ou d'absoudre, celui-ci est un vrai juré qui décide et le point de fait et le point de droit. Si cependant l'antiquité classique a en partie connu l'institution du jury, ç'a été pour la laisser dépérir : on la voit s'effacer pendant la période impériale, et, sous Dioclétien, la dernière trace en disparaît lorsqu'est détruite la procédure formulaire[100]. Elle n'a fait au contraire que se développer et grandir avec le génie germanique.

Quelles en sont les traces chez les peuples barbares qui figurent dans l'invasion ? Tacite lui-même trous dit qua l'assemblée nationale chez les Germains était à la fois un tribunal et une réunion politique. Elle choisissait dans ses rangs des chefs chargés d'aller rendre la justice dans les cantons et villages, et chacun de ces magistrats suprêmes était accompagné d'un certain nombre d'habitants de la centurie ou du hundred ; ils lui apportaient ensemble, dit l'historien romain, l'appui et la garantie de leur propre sentence, consilium et auctoritas. Est-il donc téméraire d'apercevoir ici un double élément juridique, tel que le comporte la distinction du point de fait et du point de droit ? Les Germains pratiquaient un démembrement de nature analogue, quand ils partageaient les délibérations politiques entre une petite et une grande assemblée. Lorsque ensuite les lois barbares, la loi salique et la loi ripuaire, désignent les rachimbourgs, qui rendent un verdict, veritatem dicunt, et les scabins, qui prononcent au nom de la loi, legem dicunt, n'a-t-on pas encore certaines traces du jugement par jury ? Toutefois l'institution s'est développée dans sa forme la plus complète et la plus expresse en Grande-Bretagne, et n'est de là qu'au commencement de notre siècle les autres peuples de l'Europe, après en avoir connu d'incomplètes ébauches, l'ont empruntée. Or, depuis quand et par qui l'Angleterre elle-même avait-elle commencé de la connaître ?

Les lois d'Ethelred, à la fin du neuvième siècle, lorsqu'elles signalent le serment des douze citoyens chargés, avec le magistrat à leur tète, de rendre la justice, font certainement allusion à une sorte de jury. On a beaucoup discuté pour savoir si elles mentionnent ainsi une institution purement anglo-saxonne ou valable seulement pour la portion du royaume occupée par les Danois. Peu nous importe : il nous suffit que le jury y apparaît comme une importation des hommes du Nord. Aussi le trouvons-nous dans les monuments législatifs des peuples scandinaves, qui nous conservent, purs du mélange classique ou chrétien, certains traits de la civilisation anté-germanique, particulièrement sans doute celui-là. On peut lire dans la saga de Niai, dont les indications sont confirmées par le Grågås, tout le récit d'une cause criminelle devant l'Althing islandais. On y voit paraître d'abord les témoins que prend chaque partie pour constater et rappeler aux yeux de tous les diverses opérations légales régulièrement accomplies. Viennent ensuite les quidr[101], sorte de témoins aussi, choisis par l'une et l'autre partie entre leurs pairs et dans le voisinage (de vicineto), assignés pour venir déposer ou dire leur avis sur la culpabilité du prévenu. Ils n'arrêtent pas leur opinion d'après un débat contradictoire et sur l'audition de tout ce qui pourrait les éclairer ; mais, avant de venir au tribunal, ils peuvent avoir fait pour eux-mêmes une sorte d'enquête ; ils ne doivent pas se préoccuper des conséquences légales de l'avis qu'ils croiront devoir émettre. Il y a en troisième lieu, après les témoins et les quidr, les domendr ou juges, qui ne sont pas, en dépit de leur nom, des magistrats, mais de simples citoyens, eux-aussi, désignés par le chef administratif, représentant de la société et président de l'Althing. Des légistes sont en outre consultés, qui révèlent les formules et les moyens de droit. La sentence des domendr, nommés par le président de l'assemblée, prime celle des quidr, assignés par les parties. Ne trouvons-nous pas dans une telle organisation les divers éléments du jury moderne, quoique mal définis et épars ? Les témoins proprement dits, ceux que nous avons mentionnés d'abord, auront été remplacés, quand l'écriture sera devenue d'un usage familier, par les actes authentiques et publics ; les quidr, qui n'étaient ici qu'un simple jury d'examen, seront devenus les témoins ; les domendr, vrai jury de jugement, seront devenus les jurés ; les légistes se seront retrouvés dans les avocats. Peut-être la transformation et la fusion de ces divers éléments ne se seront-elles accomplies pour la première fois que sur le sol de l'Angleterre, où les invasions anglo-saxonne, danoise, normande, les auront successivement portés.

On croit triompher quand on reconnaît, comme fait M. Guérard, pour unique héritage légué par l'invasion germanique au moyen Age ou à la société moderne, l'usage des épreuves judiciaires et la funeste coutume du duel. Certes il n'y a lieu de beaucoup vanter ni l'un ni l'autre. Toutefois de sincères sentiments ont primitivement donné naissance à de telles coutumes ; l'Église a cru pouvoir adopter ce qu'elle appelait les jugements de Dieu, et, comme Montesquieu l'a dit, les lois étaient, en ce cas, d'accord avec les mœurs. Le duel n'était pas, chez les anciens Germains, un pur et simple abus de la force ; au contraire il apportait mie sorte de restriction aux guerres privées, et représentait donc un certain progrès. C'était une véritable épreuve, empreinte d'un caractère religieux. En Islande, suivant le récit des sagas, on amenait au champ-clos une victime que le vainqueur immolait à une divinité spéciale. Les limites du champ-clos étaient marquées par des pieux dont les extrémités supérieures figuraient les têtes des dieux, et tous les apprêts du combat se conformaient à un rite consacré. Le duel ne nous apparaît rehaussé du point d'honneur que dans les temps modernes, et nous ne nous tiendrions pas aussi sûr que Montesquieu de l'origine germanique de ce dernier trait. Au reste, pourquoi tant médire d'imperfections qui ont été plus ou moins le fait de toutes les nations indo-européennes à une certaine date de leur premier développement ? Ne retrouve-t-on pas le combat singulier en Grèce et à Rome, et les épreuves judiciaires dans Sophocle ? L'évidente parenté du génie germanique avec celui de Rome ou de la Grèce rend probable une certaine conformité d'aptitudes entre eux, et tourne ainsi contre la thèse qui combat les influences renouvelées de la race.

En résumé, l'élément germanique a contribué avec Rome et le christianisme à la formation des sociétés modernes, et la France ne fait pas exception. En Orient, où le germanisme a fait défaut, on a eu le byzantinisme. Il n'est pas déraisonnable de croire qu'une étude attentive puisse retrouver dans notre civilisation certains traits juridiques, littéraires, moraux, politiques, relevant du génie barbare. On est autorisé â penser ainsi avant tout examen, quand on se représente le grand essor qu'ont pris les nations restées essentiellement germaniques, particulièrement les nations anglo-saxonnes. Comment croire que des tribus de cette même race, là où elles ont été mêlées à d'autres peuples, soient devenues inertes ou aient été aisément annulées ? Il était trop commode à l'abbé Dubos d'imaginer au profit de sa thèse des barbares sans passé, sans instincts propres, sans aucun lien effectif de race ou de tradition, bons tout au plus à devenir des manœuvres ou des soldats entre les mains de Rome. Montesquieu était en droit d'élargir la question ainsi mal posée. Lui qui, après avoir réfléchi sur l'essence des lois politiques et sociales, poursuivait l'application des principes généraux à l'histoire des origines de l'Europe moderne, il ne fit pas difficulté d'admettre comme un élément principal dans un si vaste tableau l'intervention des peuples germaniques. Il les étudia surtout en France, non pas seulement par une vue de patriotisme, mais parce que notre sol, grâce à des raisons diverses, a été la vraie terre d'alluvion où se sont réunies toutes les principales sources de la civilisation occidentale. Quiconque voudrait nier dans l'histoire générale les influences de race risquerait de nier l'initiative des différents génies et, pour tout dire, la liberté en même temps que la solidarité humaine. Quiconque ne verrait dans cette diversité qu'un motif d'antagonisme, de division et de haine, fermerait les yeux au progrès des plus grands peuples, et en particulier à tout le patient et bienfaisant travail de la civilisation française.

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 

 



[1] Histoire de l'ancien gouvernement de la France et des parlements, 1727.

[2] Histoire critique de l’établissement de la monarchie française, tome Ier, page 16, et tome II, page 155. Il s'agit d'une phrase sur une expédition de Childéric, qui se trouve au livre II, chapitre 18, de Grégoire de Tours.

[3] Voir particulièrement l'étude de M. Fustel de Coulanges, insérée dans le Revue des Deux-Mondes du 15 mai 1872 : l'Invasion germanique au cinquième siècle.

[4] Tacite, Histoires, IV, 54.

[5] Voyez Bunsen, Hippolytus and his age, 2e édition, tome II, page 348. Le poème de Commodianus a été publié dans le Spicilegium Solesmense d'après le manuscrit conservé à Middle Hill. Voici le passage du chapitre 37 qui contient la prédiction. Les Goths venaient de faire une apparition dans la Thrace ; l'empereur Decius venait de succomber contre eux en Mésie, l'an 251.

[6] Annales, II, 82. Germanie, chap. XLI.

[7] Voir Pline, Histoire naturelle, VIII, 56, etc. — Voir la fin de notre chapitre premier.

[8] Tacite, Annales, XIII, 57.

[9] V. Schmidt, Baudenkmale der rœmischen Periode und des Mittelalters in Trier und der Umgelung. Trier, 1845, in-4°.

[10] Pline, Histoire Naturelle, VI, 28 ; XII, 41.

[11] Voir l'Essai sur la condition des barbares établis dans l’empire romain au quatrième siècle, par M. Léotard, un volume in-8°, Franck, 1873.

[12] Suétone dit de Tibère, chap. IX : Germanico bello quadraginta milita dediticiorum trajecit in Galliem juxtaque ripam Rheni sedibus adsignatis conlocavit.

[13] Livre XX, chap. 4.

[14] L'abbé Dubos veut que ce nom désigne des barbares joyeux (læti) d'être les sujets de l'empire. C'est là une explication trop naïvement conforme au système du subtil abbé pour n'être pas fort suspecte. Voir mon Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules, tome I, page 104, de l'édition in-quarto. On peut consulter sur les lètes un chapitre de M. Ch. Giraud, dans son Essai sur l’histoire du droit français au moyen âge, dont un bon juge, M. Roth, Geschichte des Beneficialwesens, page 46, a dit qu'il épuise la matière.

[15] Annales, I, 58.

[16] Livre XXXI, chap. 4.

[17] Ailleurs encore Ammien Marcellin exprime les mêmes sentiments à propos d'une pareille concession de l'empire à une autre tribu barbare : On allait en finir, disaient les courtisans, avec toute guerre extérieure ; l'empire gagnait un accroissement de population considérable, un fertile recrutement, et aussi un soulagement pour les provinces, toujours pressées, ajoute l'historien, de racheter à prix d'or l'impôt du sang, transaction trop souvent préjudiciable à la chose publique.

[18] On peut voir dans Ammien Marcellin, XIX, XI, un autre exemple de pareille révolte suivant immédiatement un accord ou traité conclu entre l'empereur et une tribu barbare des bords du Danube. — Les Vandales aussi accepteront des conventions et feront des promesses on peut citer deux traités formels, en 435 et 442, entre eux et l'empereur. Ces traités leur assignaient une partie seulement de la province d'Afrique. On n'en voit pas moins clairement par les deux récits de Procope et de Victor, évêque de Vita, qu'ils n'observèrent dans leur prise de possession aucune règle, et dépouillèrent une pitié les habitants.

[19] Jornandès, De Getorum site Gothorum origine et rebus gestis, chap. XXVI, à la fin.

[20] Cicéron, Pro Fonteio, chap. IV.

[21] Peut-être y a-t-il une preuve de cette prédominance des villes en Gaule dans la circonstance que beaucoup de noms de peuples y ont fini par ne plus désigner que les villes : Redones, Rennes, Bituriges, Bourges, Parisii, etc. ?

[22] Pro Fonteio, chap. XIV.

[23] Dion, livre LIV, page 563.

[24] Annales, III, 40.

[25] Les sept provinces étaient la Viennoise, les Alpes maritimes, les deux Narbonnaises, la Novempopulanie et les deux Aquitaines.

[26] Histoires, IV, 67.

[27] L'historien byzantin Zosime était avocat du fisc sous Honorius et Théodose II, au commencement du cinquième siècle.

[28] Zosime, livre VI, chapitre 5.

[29] Ce fut le patrice romain Constance qui fut chargé de cette négociation. Chronique d'Idace, ad annum 419. — Chronique de Prosper d'Aquitaine, ad annum. — Histoire ecclésiastique de Philostorge, livre XII extrait conservé par Photius. Voir le recueil de dom Bouquet, Rerum gallicarum et franciscarum scriptores, tome I, page 601.

[30] Il faut lire dans les Récits de l'histoire romaine au cinquième siècle derniers temps de l'empire d'Occident d'Amédée Thierry, pages 225-234 de la 4e édition, le très-curieux détail de cette conquête de l'Auvergne par le roi Euric.

[31] Livre VII, lettre Ire.

[32] Jornandès, chap. XLV.

[33] Jornandès, chap. XLVII.

[34] Salvien, livre VII, chap. 6.

[35] Geschichte der Burgunden bis zu iher Einverleibung in’s fränlische Reich, par Hermann Derichsweiler, Münster, 1803. 1 vol. in-8°. — Das Burgundisch-romanisch Königreich von 443 bis 532. Rine Reichq-und Rechisgeschichtliche Untersuchung, par M. Binding, professeur à Bâle, Leipzig, tome Ier, 1866, in-8°. — Deux intéressantes recensions de cet important travail ont en outre paru : 1° dans les Göttingische gelehrte Anzeigen, par M. Georg Kauffmann, 3 février 1869, page 161 ; 2° dans l’Historische Zeitschriff de M. de Sybel, tome Ier de l'année 1869 étude de M. Boretius.

[36] Aviti Viennensis epistola XXIII.

[37] Loi des Visigoths, livre X, tit. Ier, § 8. Voir le tome Ier, page 618, de Walter, Corpus juris germanici antiqui.

[38] Livre VIII, lettre 9.

[39] Peut-être était-il du grand nombre de ceux que les lois impériales exemptaient du lourd impôt des logements militaires. Paulin de Pella écrit son poème vers 480. On trouvera le texte de l'Eucharisticum, avec la traduction de M. Corpet, dans la collection Panckoucke, 1849.

[40] Loi des Visigoths, X, 3, 5.

[41] Code Théodosien, livre VII, titre VIII, loi 5.

[42] Titre LI, § 1.

[43] Titre I, § 1.

[44] Titre 55, § 2.

[45] Histoire Auguste, Aurélien, chap. VII.

[46] Histoire Auguste, Probus, chap. XIII.

[47] Eumène, Panégyrique de Constantin, chap. XVIII.

[48] Tacite, Agricola, XXVIII.

[49] Ammien Marcellin, XVII, 8.

[50] Livre III, chap. 6.

[51] V. Roth, Geschichte des Beneficialwesens, pages 65 et 66.

[52] Gesta Francorum, chapitre 5. Grégoire de Tours dit seulement Romanos proterit, livre II, chapitre 10.

[53] IV, 17.

[54] Vita Treverii, Dom Bouquet, III, 411.

[55] II, 27.

[56] Grégoire de Tours, III, chapitres 40 et 42.

[57] Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules, livre III, chapitre 18.

[58] Cette lettre est insérée au tome premier du recueil de Duchesne : Historiæ Francorum scriptores, page 849. En voici les principaux passages : Rumor magnus ad nos pervenit administrationem vos secundum rei bellicæ suscepisse... Beneficium tuum castrum et honestum esse debet, et sacerdotibus tuis honorem debebis deferre... Prætorium tuum omnibus patent, ut nullus exinde tristis abscedat. Paternas quascumque opes possides ; captivos inde liberabis. Il faut bien avouer que le mot secondum est embarrassant. M. Huillard-Bréholles a proposé de lire : administrationem vos secundæ Belgica suscepisse ; mais rien n'autorise à supposer que l'empereur d'Orient Zénon ait fait à Clovis une donation de la seconde Belgique. — Voir dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, tome II de la 6e série, année 1866, page 59, une intéressante étude de M. Lecoy de la Marche, intitulée De l'interprétation d'une lettre de saint Remi à Clovis.

[59] Appien, De rebus gallicis, IV, 16. — César, Guerre des Gaules, I, 35.

[60] Annales, II, 10.

[61] Ch. Lenormant, Lettres à M. de Saulcy sur les plus anciens monuments numismatiques de la série mérovingienne. Revue numismatique, 1853, page 99. — Cf. dans les Mélanges d'archéologie du même auteur l'étude Sur le fauteuil de Dagobert, page 184.

[62] Grégoire de Tours, livre II, chapitre 38.

[63] II, 107.

[64] Jornandès, Guerre des Goths, chapitre XXVIII.

[65] Livre III, chapitre, 11 et 12.

[66] Voir la Vie de Virgile, par Donat, § 36, et le commentaire de Servius, Ecl. IX, 16 ; I, 48 ; III, 94 ; IV, 1, etc.

[67] Voir les titres 1 et 2 ; édition Merkel.

[68] Le sou d'or de la loi salique a, d'après l'estimation de M. Guérard, une valeur de 90 francs environ de notre monnaie. Souvent le coupable n'avait aucun moyen d'acquitter une aussi forte amende, et alors il payait son crime de sa vie. Voir les Prolégomènes au Polyptyque d'Irminon, pages 141 sq.

[69] Voir la 8e dissertation de M. Pardessus, Loi salique, page 555 et suivantes ; et Lehuérou, Institutions mérovingiennes, page 425 et suivantes. — Cf. l'étude de M. Vuitry sur les impôts romaine en Gaule du VIe au Xe siècle, publiée dans le Compte-rendu de l'Académie des sciences morales et politiques de 1873.

[70] Livre X, titre I, § 10.

[71] Lex salica, litre LVI, dans Merkel, pages 31-32 ; Decretum Childeberti, an. 595, § 8 (Diplômes et chartes, tome I, page 173). — Voir l'ouvrage de M. Maximin Delorme, la Trustis et l’antrustion royal sous les deux premières races, 1873, page 170.

[72] Lex salica, titre XI (Merkel, page 21) ; Lex emendata, titre XLII (Pardessus, Loi salique, page 303) ; Lex Ripuar., tit. XXX (Dom Bouquet, tome IV, page 239). Grégoire de Tours, Hist. eccl., V, 49.

[73] Pardessus, Loi salique, dissertation IXe, page 579 ; M. Deloche, la Trustis, page 171.

[74] Grégoire de Tours, IV, 30, al ; V, 27 ; VII, 21, 41 ; VIII, 30 ; IX, 31. Guérard, Polyptyque d'Irminon, Prolégomènes, § 103, page 214. Deloche, la Trustis, page 172.

[75] Voir ces derniers aspects de la question développés dans le beau mémoire de M. Mignet sur la Germanie aux VIIIe et IXe siècles et son introduction dans la société civilisée de l’Europe occidentale, dans les Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques, tome III, ou dans les Notices et mémoires historiques du même auteur, Paris, 1843, 2 vol. in-8°.

[76] Études sur les barbares et le moyen âge, pages 125, 203, 207, etc. et Journal des savants, septembre 1882.

[77] Polyptyque de l'abbé Irminon, Prolégomènes, page 200, etc.

[78] Pline l'ancien, Histoire naturelle, IV, 25, dit que les historiens de l'antiquité appelaient Scythes les Germains.

[79] Isidore, Origines, XIV, 4, 4. — Otia imperitalia, éd. Liebrecht, page 68.

[80] Histoire des Goths, c. IX.

[81] Eugène Forcade, Chronique de la Revue des Deux-Mondes, 1er septembre 1866, page 243.

[82] Second supplément à la loi burgunde, § XI, page 300 du premier volume de Walter, Corpus juris germanici antiqui.

[83] César, Guerre des Gaules, IV, 3-4.

[84] Annales, II, 45.

[85] Jornandès, I, 23.

[86] Paul Diacre, II, 26.

[87] Recueil général der formules usitées dans l'empire des Francs du Ve au Xe siècle, par Eugène de Rozière, 3 vol. gros in-8°, Durand, 1859, 1861, 1871.

[88] A. Geffroy, L'Islande avant le christianisme, d'après le Grågås et les sagas, au tome IV des Mémoires présentés par divers savants à l'Académie des Inscriptions et belles-lettres, 1864.

[89] Esprit des lois, livre XXVIII, chapitre 2. — ² II, 8.

[90] Pertz, tome IV, page 13.

[91] Voir le recueil de dom Bouquet, Rerum francicarum et gothicarum scriptores, tome VI, page 356.

[92] Voir, parmi un grand nombre de monuments analogues recueillis par Muratori (tome Ier de ses Dissertations, pages 323-350), trois exemples relatifs à l'Italie et aux années 867, 949 et 1034.

[93] Cf. Histoire de la réserve héréditaire et de son influence morale et économique, par M. G. Boissonade, Paris, 1873, p. 178 et 179.

[94] Loi salique, tit. LXIII. De eo qui se de parentilla tollere voluerit.

[95] Revue étrangère et franç. de jurisprudence, t. IX, p. 170, trad. d'un travail de M. Zœpfl : De l'élément germanique dans le code Napoléon. — Revue de législation et de jurisprudence, t. VIII, 1857, étude de M. Renaud de Berne Sur la règle : le mort saisit le vif. — Voir aux t. XIV, XVI, XIX de la même Revue des travaux de Königswarter sur les origines germaniques du droit français. — Cf. Klimrath, Travaux sur l'histoire du droit français, recueillis, mis en ordre et précédés d'une préface, par M. L.-A. Warnkœnig, professeur de droit à l'Université de Fribourg, Paris, Joubert, 1843. Klimrath assigne à notre droit moderne trois sources législatives différentes : le droit écrit ou romain, le droit coutumier ou germanique, et le droit canonique ou de l'Église. Ou ne saurait toutefois sans doute identifier entièrement le droit coutumier avec le droit germanique : V. le mémoire de M. Pardessus Sur les Origines du droit coutumier en France (Acad. des inscriptions, t. X, p. 691).

[96] C'est en ce sens qu'il faudra plus tard entendre notre règle coutumière, d'origine éminemment germanique puissance paternelle n'a lieu. G. Boissonade, Histoire de la réserve héréditaire, Paris, 1873, page 178.

[97] V. Oudot, Hist. du régime dotal. — Aug. Dubois, De l'origine de la communauté, dans la Revue législative, ann. 1849, t. XXXVI. — Gide, Étude sur la condition privée de la femme, etc., in-8°, 1867.

[98] Formules de Marculfe, II, 7, 17, etc. Loi ripuaire, titre XXXVII, § 2.

[99] Oudot, Théorie du jury, 1843. — Revue de législation..., t. XXVIII, XXX, etc., trad. d'une étude de Dahlmann. — Le plus récent travail publié en Allemagne est celui de M. Brunner, Die Entstchung der Sehwurgerichte. — Les origines germaniques et scandinaves du jury sont particulièrement examinées dans un volume de J. Michelsen, Ueber die Genesis der Jury, 1847.

[100] Par la célèbre constitution de 294, devenue la loi 2 du code Justinien, au titre De pedaneis judicibus.

[101] Du mot queda, dire, qu'on retrouve dans le vieil anglais quoth he, dit-il.