TABLEAU DE LA LUTTE ENTRE ROME ET LA GERMANIE JUSQU'AU TEMPS DE TACITE. Caractère tout germanique de l'invasion des Teutons et des Cimbres, 113 av. — Jules César ; comparaison de ses Commentaires et de la Germanie de Tacite. — Agrippa franchit le Rhin et transporte les Ubiens sur la rive gauche. — Défaite de Lollius. — Campements fixes de huit légions sur le Rhin. — Campagnes de Drusus, 12 à 9 av. J..C., de Tibère, etc. — Guerre contre Marbod. — Désastre et mort de Varus, 9 av. J. C. — Avènement de Tibère. — Germanicus vainqueur d'Arminius à Idisiavisus, 16. — Guerre entre Arminius et Marbod. — Arminius assassiné par les siens. — Révolte du Batave Civilis, 70. — Traits tout germaniques dans le récit de Tacite. — Trajan. Ses travaux de fortification sur le Rhin. — État de la frontière rhénane au temps de Trajan et de Tacite. — Ce dernier a composé son livre avec le constant souvenir de la lutte déjà subie par Rome et la prévision des luttes futures contre les Germains.Tacite a donné lui-même dans ses autres ouvrages, notamment dans les deux premiers livres des Annales et les deux derniers des Histoires, un commentaire si direct et si complet de son livre sur la Germanie que nous ne saurions le négliger. Les récits qu'il nous e laissés de la lutte soutenue par les chefs romains contre les diverses tribus barbares nous montrent en pleine activité sur la scène historique, c'est-à-dire dans leur réalité vivante, ces mêmes institutions, ces mœurs, ces sentiments qu'il leur attribue en traits généraux dans son tableau d'ensemble. En outre, son souvenir attristé embrasse toute la série des guerres entreprises avant lui contre les Germains, de sorte qu'à le suivre soit dans ses allusions lointaines, en s'aidant de quelques autres historiens, soit dans ses propres narrations, on a une vue presque complète de la lutte entre Rome et la Germanie jusqu'à la fin du premier siècle après l'ère chrétienne. C'est une période de plus de deux siècles, que termine la paix des Antonins, et à laquelle succédera presque immédiatement la mémorable et très-vaste époque de l'invasion proprement dite. Nous parcourrons cette première période avec lui, non pas pour refaire le récit de ces guerres, qui est partout, mais pour recueillir chemin faisant tout ce que Tacite a donné de commentaires utiles, dans le reste de son œuvre, au principal livre que nous étudions. Son plus ancien souvenir historique, relativement à la
grande lutte dont il est si vivement préoccupé, est celui de l'invasion des
Teutons et des Cimbres. Les Cimbres, dit-il
au chapitre XXXVII de sa Germanie, petite
nation de nos jours, grande nation par son ancienne gloire. Il reste
d'immenses vestiges de leur ancienne renommée, des camps sur l'une et l'autre
rive, des enceintes qui, par leur étendue, attestent les forces dont ce
peuple disposait. Rome comptait six cent quarante années d'existence
lorsqu'on entendit pour la première fois le bruit des armes cimbriques... De
cette époque au second consulat de Trajan on compte près de deux cents années
: tant la Germanie est longue à vaincre, tamdiu
Germania vincitur ! Ce passage de Tacite est précieux : il
nous donne d'abord la date de la composition de son livre, en 98, année du
second consulat de Trajan. On ne sait à quels vestiges de camps et
d'enceintes fortifiées subsistant, à ce qu'il parait, de son temps il fait
allusion, ni s'il les place dans la Chersonèse cimbrique, séjour primitif de
ces peuples, ou dans la région rhénane, qu'ils ne paraissent pas avoir
habitée ; mais ce qu'il nous atteste du moins sans hésitation, c'est que les
Cimbres étaient un peuple germain, eumdem
Germaniæ sinum tenent. S'il ne nomme pas les Teutons, c'est qu'on
les regardait alors comme presque complètement détruits : excisa gens Teutonum, dit déjà Velleius[1] ; Ptolémée
toutefois les nomme dans ses énumérations purement ethnographiques ; Pline
rapporte le témoignage de Pythéas, qui les a connus sur les bords de la
Baltique dès le quatrième siècle avant l'ère chrétienne, et il parait supposer
qu'ils y subsistent encore[2] ; tous les
historiens les désignent d'ailleurs comme ayant accompagné les Cimbres, au
moins pendant une partie de leur expédition. Il est indubitable que l'apparition de ces peuples a marqué la première attaque des Germains contre Rome ; elle a été la première révélation du monde nouveau qui s'agitait confusément encore au-delà du Rhin et du Danube, le premier signal de la vaste invasion qui ne devait s'achever qu'au prix d'une lutte incessante de plus de cinq cents années. Ceux-là seuls n'accordent pas à cet épisode une si grande importance dans l'histoire générale pour qui les Cimbres sont des Celtes et non pas des Germains. Un certain nombre des écrivains de l'antiquité, il est vrai, les désignent par les noms de Celtes, de Gaulois, de Galates ; mais Tacite lui-même nous a dit que le nom de Germains n'était pas depuis un long temps en usage, et il parait évident que, surtout avant César, ces dernières dénominations s'appliquaient indifféremment à toute la barbarie européenne, jusqu'aux Sarmates et aux Scythes exclusivement. Denys d'Halicarnasse, contemporain d'Auguste, dit encore que le vaste pays compris entre ces limites s'appelait la Celtique, avec le Rhin coulant au milieu : à droite s'étendait la Germanie, jusqu'aux Scythes et aux Thraces, à gauche la Gaule. Des érudits[3] ont persisté à vouloir confondre eu un seul grand peuple les Celtes et les Germains ; mais, à moins qu'ils n'entendent remonter à la promiscuité des temps antéhistoriques, tout démontre une distinction profonde entre la civilisation celtique et la barbarie germaine. Rome a appris à redouter la première par les célèbres tumultes gaulois avant de commencer seulement à soupçonner l'existence de la seconde. Elle ne s'est pas trompée sur la différence dès le premier aspect. Cicéron, Salluste, Diodore, Appien donnent, il est vrai, aux Cimbres la dénomination de Gaulois ; mais César les range formellement, lui, parmi les Germains ; ainsi fait Auguste dans l'inscription d'Ancyre ; ainsi fait Pline, qui les compte, avec les Teutons, au nombre des Ingévons, une des trois branches principales de la nation germanique ; ainsi fait Tacite ; ainsi font Velleius, Quintilien et bien d'autres. César, l'empereur Auguste, Pline, Tacite, ce sont là certainement les meilleures autorités sur un tel problème. Les derniers travaux de la philologie moderne paraissent conduire à la même conclusion. On avait dit que les noms des chefs timbres, tels qu'ils nous sont donnés par les écrivains anciens, sont purement celtiques ; cependant les germanistes les expliquent de nos jours à l'aide d'étymologies tudesques. Le mot Cimbres a été rapproché par Jacques Grimm, Zeuss et d'autres, de Kippa, Kimpan, qui, dans les idiomes germaniques, signifient combattre (Kampf, combat, dans l'allemand moderne). Strabon, Festus et Plutarque nous disent que timbre veut dire voleur : c'est-à-dire que les Romains traduisaient ainsi le mot par lequel ces peuples affichaient leur ardeur guerrière. Tout récemment encore, M. d'Arbois de Jubainville a tiré de l'étude des dialectes néo-celtiques des arguments nouveaux à l'appui de la même thèse. Il n'y e rien de commun, suivant lui, qu'une apparente consonance de noms entre les Cimbres et les Kymris de la Grande-Bretagne ou de la Gaule[4]. Ne suffirait-il pas d'ailleurs, pour distinguer les Celtes et les Cimbres, d'observer comment chacun de ces peuples a procédé dans ses invasions ? Ces derniers avancent peu à peu, après des hésitations et des retours qui occupent plusieurs années : toujours offrant le service militaire, alors même qu'ils sont vainqueurs, en échange de terres qu'on leur donnerait à cultiver, avec des grains pour ensemencer. Jamais assurément on n'a vu les Celtes procéder de la sorte ; dès qu'ils paraissent dans l'histoire, ils sont fixés à l'extrémité de l'Europe occidentale ; ils semblent émigrer uniquement par suite d'un excès de population, et la rapidité, l'élan, le caractère belliqueux de leurs courses n'ont rien d'analogue aux marches lentes et comme inconscientes de tribus non sorties encore de l'état instable. Ce fut en l'année Obi de Rome, 113 ans avant J.-C., que le bruit se répandit tout à coup dans Rome d'une foule innombrable de barbares en armes, qui, au nombre de 300.000, dit Plutarque, suivis de chariots portant les femmes et les enfants, menaçaient les frontières et se dirigeaient vers l'Italie. Ils avaient envahi déjà quelques portions du Norique. Papirius Carbon alla donc avec son armée occuper les défilés des Alpes, et les somma de se retirer, parce que les habitants du Norique étaient, disait-il, les alliés et les hôtes du peuple romain. Ils s'excusèrent alors, répondant qu'ils n'avaient rien su de cette alliance, et qu'ils se garderaient de toute offense envers ces peuples. Une perfidie de Carbon les irrita seule lorsqu'en effet ils se retiraient, et amena sa défaite à Noreia[5]. Il semblait que cette journée dût ouvrir immédiatement aux Barbares vainqueurs l'entrée de l'Italie ; mais non : ils se dirigent vers la Gaule, lentement, au prix de cent combats, ou grâce à de temporaires accords avec les montagnards des Alpes de la Suisse. On ne les voit reparaître que quatre ans après la bataille de Noreia, pour remporter une nouvelle victoire sur le consul Marcus Silanus dans le pays des Allobroges (Savoie et Dauphiné). Ils lui avaient cependant offert de se battre pour lui s'il voulait leur faire donner des terres[6]. Vainqueurs après son refus, ils persistaient dans leurs offres et envoyaient en même temps des députés à Borne demander au sénat qu'il leur donnât, en échange de leur service militaire, des champs et des semences. Certes les Gaulois, dans leurs incursions, n'adressaient pas de si humbles requêtes ; ces Germains, au contraire, voulaient obtenir une nouvelle étape, que d'autres étapes sans doute auraient bientôt remplacée et suivie. Ils cédaient à cette convoitise qui attirait les peuples du Nord vers les contrées méridionales. Entraînée par leur alliance ou tout au moins par leur exemple, la peuplade des Tigurins (probablement le pays de Zurich) se met alors à envahir, elle aussi, la Gaule, sous la conduite de son chef Divicon. Elle s'en va jusque dans la contrée d'Agen, sur la Garonne, chez les Nitiobroges ; c'est là que le consul Lucius Cassius Longinus, voulant arrêter les agresseurs, est tué dans une embuscade, après quoi son armée est obligée de passer sous le joug. Une meilleure lecture de l'Épitomé LXV de Tite-Live, grâce au manuscrit 894 de la bibliothèque de Heidelberg, ayant appartenu autrefois à l'église de Saint-Nazaire à Lorch, nous a appris que cette invasion des Tigurins avait pénétré jusqu'à la Garonne, jusque chez les Nitiobroges, et non pas seulement chez les Allobroges. Paul Orose nous dit en effet que Cassius poursuivit les Tigurins jusqu'à l'océan, et l'on voit au livre premier de la Guerre des Gaules de César qu'en souvenir évidemment de leurs pères, les Tigurins de son temps avaient résolu de pénétrer jusque chez les Santones, c'est-à-dire en Saintonge. L'expédition des Tigurins alliés des Cimbres jusqu'à la Garonne expliquerait aussi la défection de Toulouse, qui eut lieu à cette date[7]. Quand Tacite, au chapitre XXXVII de la Germanie, comprend Cassius dans l'énumération des chefs romains battus par les armées germaniques, il songe moins sans doute à l'origine celtique des Tigurins qu'a leur alliance avec les Cimbres. Quintus Servilius Cépion avait été chargé de reprendre Toulouse. Après y avoir pillé le temple de l'Apollon gaulois, il se rendit vers le Rhône, pour s'opposer à un nouvel effort des Cimbres, qui semblaient vouloir décidément envahir l'Italie : mais sa mésintelligence avec le consul Maximus causa l'épouvantable désastre d'Orange (octobre 105). Cette fois l'Italie semblait avoir tout à craindre ; la terreur était dans Rome, où, comme après Cannes, on prenait les mesures les plus énergiques. Cependant les barbares ne poursuivirent pas leur marche, comme cela paraissait inévitable. lis s'en allèrent piller l'Auvergne, puis redescendirent vers les Pyrénées occidentales, et entrèrent en Espagne. Trouvant la Péninsule bien défendue par les Celtibères, ils revinrent, remontèrent en Gaule jusqu'en Normandie, si l'auteur de l'Épitomé LXVII de Tite-Live a bien écrit, comme il semble, in Vellocassis[8], et rejoignirent là les Teutons, dont ils s'étaient séparés sans doute avant leur excursion d'Espagne. Peut-être se seraient-ils retirés tout à fait par le nord-est ; mais ils se trouvèrent arrêtés devant les Belges. Forcés par cette résistance, qui devint décisive, de refluer vers le midi, ils laissèrent leur butin à la garde d'une partie d'entre eux, la tribu des Aduatiques, fixée désormais dans le pays de Maubeuge, entre la Meuse et l'Escaut, pour se diriger enfin vers l'Italie, cette fois avec un projet bien erré-té et par une marche d'ensemble évidemment concertée. Les Teutons, avec les Tugènes et les Ambrons, peuplades celtiques, devaient prendre par la rive gauche du Rhône, les Cimbres et les Tigurins par le Brenner. Il serait difficile de préciser à quel moment avaient été recrutés ces groupes de Celtes. Il y a quelque difficulté aussi pour ce qui regarde les Teutons : Appien et Velleius[9] les montrent associés dès l'origine aux Cimbres, l'Épitomé LXVII de Tite-Live et Julius Obsequens[10] ne les réunissent qu'après l'expédition de ces derniers en Espagne. Nous n'avons pas à raconter en détail la double victoire de Marius ; toutefois, à suivre les barbares aux deux journées d'Aix et de Verceil, on pourrait recueillir plusieurs traits que Tacite nous a signalés comme particuliers aux peuples germaniques. Ou reconnaîtrait tout au moins, d'après le récit de Plutarque, les chariots rangés autour du champ de bataille, l'habituelle présence des femmes et leur participation aux combats on les vit, lorsqu'après la journée de Verceil les vainqueurs poursuivaient les fuyards, frapper les lâches, égorger leurs enfants et se tuer ensuite elles-mêmes. Les traits particuliers et les traits généraux concourent ainsi à prouver que la terrible incursion des Teutons et des Cimbres, qui, pendant plus de dix années, a inquiété et insulté la puissance romaine, a été véritablement le premier épisode ou le prélude de l'invasion germanique. C'est au souvenir du cruel danger qui avait alors menacé Rome, c'est aux craintes que ce premier péril avait fait naître que César répondit quand, le premier des Romains, il alla trouver ces barbares chez eux. A propos d'une querelle entre deux peuples gaulois, les Éduens et les Séquanes, et sur l'appel de ceux-ci, Arioviste, roi des Suèves, naguère décoré par le sénat du titre de roi ami, avait pénétré en Gaule. Dangereux auxiliaire, il était bientôt devenu hôte oppresseur. Augmentant sans cesse ou peut-être voyant s'augmenter malgré lui son armée, il exigea d'abord des Séquanes un tiers de leurs terres, et ensuite un autre tiers pour un détachement de 25.000 Harudes, ses alliés : il y avait bientôt 120.000 Germains établis en Gaule. En même temps, voici que les Helvètes, qu'opprime cette domination voisine érigée par le roi des Suèves, encouragés d'ailleurs par le souvenir de leur ancienne incursion vers l'ouest de la Gaule, s'apprêtent à quitter leurs vallées pour recommencer la même entreprise. A ce dessein se rattache celui de leur chef Orgétorix de recouvrer l'autorité royale que sa famille a jadis exercée : il doit y être aidé par sa coalition avec le chef séquane Castic et l'Éduen Dumnorix ; ce triumvirat, qui nous est attesté à la fois par les textes et par les médailles, aspirait à dominer, par la ruine du parti démocratique, sur la Gaule tout entière. C'était offrir à César autant de motifs d'intervention dans le vaste et beau pays dont il méditait la conquête. On sait avec quelle rapidité il contraignit les Helvètes, qui avaient déjà brûlé leurs demeures, à rentrer chez eux, au lieu de livrer à la barbarie germanique, si près de la province romaine et de l'Italie, un asile et une forteresse de plus. Pour Arioviste, il lui fit proposer une entrevue, puis certaines conditions, mais n'en reçut que d'orgueilleuses réponses : César, s'il voulait lui parler, n'avait qu'à venir vers lui. Maître absolu de cette partie de la Gaule qu'il avait conquise, il cherchait en vain ce qu'il pouvait avoir à démêler avec le proconsul. Les Éduens avaient été par lui vaincus : il ne leur rendrait pas leurs étages, et les forcerait à continuer de lui payer le tribut. César devait se rappeler qu'autour du roi suève était un peuple invincible qui, depuis quatorze ans, n'avait pas couché sous un toit. Ces dernières paroles ne veulent pas dire sans doute que l'occupation de la Gaule par les Suèves était commencée depuis autant d'années, mais plutôt que ce peuple barbare n'avait pas alors, en Germanie même, des demeures bien fixes. Nous le voyons au temps de César habiter la rive droite du Rhin, Tacite, plus d'un siècle après, le placera sur les rives de l'Elbe. Les premières campagnes de la guerre des Gaules furent consacrées par César à la soumission du nord-est, afin d'isoler les Celtes des Germains. Cela n'empêcha pas 400.000 Usipiens et Tenctères, fuyant la tyrannie des Suèves, et cédant peut-être aussi à quelque appel des peuples gaulois contre l'armée romaine, de traverser le bas Rhin, et de s'avancer jusqu'à la Moselle, en demandant des terres. César marcha sers eux, reçut leurs députés, et, violant une trêve, fit de ces barbares un grand massacre. Mais c'étaient aux Suèves eux-mêmes qu'il fallait inspirer la crainte. César voulut les convaincre que le Rhin ne les mettrait pas à l'abri des atteintes de Rome, et, s'appuyant sur l'alliance d'un petit peuple barbare, les Ubiens, qu'ils opprimaient, il résolut en 55 de passer le Rhin. En dix jours, un pont de bois dont une page des Commentaires nous décrit l'habile construction fut jeté, probablement à la hauteur de Bonn, là où le fleuve, après avoir coulé étroitement enfermé entre les montagnes depuis Mayence, voit ses rives s'abaisser et son lit s'étendre. Ce ne fut qu'une excursion de dix-huit jours : on ravagea le pays des Sicambres, desquels on réclamait en vain un certain nombre d'ennemis réfugiés ; quant aux Suèves, ils s'étaient enfoncés dans l'intérieur du pays ou écartés sans se laisser atteindre. Il en fut à peu près de même, à la suite d'un second passage du 'Rhin, deux ans après. Ce n'en étaient pas moins des entreprises très-significatives et très-hardies. César désignait par là une future conquête à ses successeurs après celle de la Gaule, qu'il se chargeait, quant à lui, d'achever. On a dit que, parmi les grands projets de ses dernières années, figurait une campagne en Orient contre les Parthes, au retour de laquelle il se proposait de soumettre la Germanie. Quelque vaste que paraisse un tel dessein, qui peut calculer exactement ce qui eût pu faire un César ? Cette tache n'était peut-être ni plus difficile ni moins importante que la conquête des Gaules, par où l'empire avait acquis enfin son équilibre et l'Italie quelque protection extérieure : il restait à lui donner au nord un boulevard plus assuré que le Danube en complétant la soumission du monde occidental. César avait su, contre Vercingétorix, s'attacher des auxiliaires germains[11] ; il avait ces mêmes barbares avec lui au passage du Rubicon ; plus tard, à Pharsale, on les voit se jeter sur les cavaliers de Pompée avec une furie qui décida peut-être du gain de la bataille[12]. Qui sait s'ils n'eussent pas suivi César contre leurs compatriotes ? Son succès eut ajourné ou tout au moins retardé les grandes invasions. César avait préparé une si grande entreprise non pas seulement par son épée, mais encore par les utiles informations de ses Commentaires. Désormais la confusion n'était plus possible entre Gaulois et Germains. César témoigne, aussi bien que Tacite, que le premier de ces deux grands peuples achevait, et que l'autre commençait une vaste période historique. La plupart des principaux traits, dans l'un et l'autre auteur, sont analogues entre eux ou identiques. Toutefois certaines différences éclatent à première vue. Tacite, moraliste et historien, étudie dans leur ensemble le génie et les destinées des peuples barbares. Il les observe à la fois pour eux-mêmes, chose remarquable de la part d'un Romain, et dans leur relation avec les destinées de l'empire. Aussi n'est-ce pas le moment présent qui est le principal objet de son examen et de ses méditations : attentif au progrès de ces peuples, à leur transformation incessante, il cherche surtout à s'éclairer et à instruire ses concitoyens sur les menaces de leur avenir, comme il a étudié leur passé, c'est-à-dire leurs luttes contre Rome, dans ses Annales et dans ses Histoires. César, au contraire, homme de guerre et homme d'État, se préoccupe du marnent présent avant tout, car c'est pour la lutte prochaine, c'est pour le combat du lendemain qu'il a besoin d'être informé. A ce point de vue d'abord il a fait son enquête ; il l'a faite seulement au sujet des tribus qu'il pouvait avoir à combattre ; et peut-être, même dans ces étroites limites, le travail lui était-il déjà suffisamment difficile. Toutefois, comme il est un grand esprit et que sa vue est pénétrante, il aperçoit plus loin que ne portent ses renseignements, il esquisse la physionomie d'une race en ne voulant que s'informer de certaines tribus ; en quelques traits, il distingue nettement cette race d'une race voisine ; il en sonde les forces morales en même temps qu'il en énumère les ressources militaires et physiques ; religion, institutions, mœurs, figurent par un petit nombre de pages lumineuses dans ce livre qui ne prétend après tout qu'à être son journal militaire. Ses lacunes ou ses divergences avec Tacite s'expliquent assez par là et par la différence des temps. La question importante est de savoir s'il faut conclure de cette diversité de vues à de véritables changements accomplis chez les Germains d'une époque à l'autre. César, par exemple, n'attribue à ces peuples d'autre culte que celui des astres ; peut-être n'y a-t-il là qu'une information mal comprise et incomplète. Un certain progrès apparaît mieux par la comparaison des pages qu'ont écrites l'un et l'autre auteur sur le partage des terres à cultiver. C'est aux groupes représentant les familles que, suivant César, la culture temporaire est confiée, tandis que, selon Tacite, c'est aux pères de famille eux-mêmes. Tacite parle seul aussi du petit enclos autour de la maison, noyau de la terre salique. Ces deux derniers témoignages peuvent être interprétés comme constatant, pour le temps où vit l'auteur des Annales, la naissance de la propriété foncière privée. On peut croire enfin que la Marche, cet élément représentant la propriété commune, est surtout apparente dans César, mais moins dans Tacite, peut-être parce que, à la dernière des deux époques marquées par ces deux noms, la culture commence à envahir ce sol au profit de la propriété privée. Les deux historiens s'accordent d'ailleurs sur la constitution de la famille germanique, sur la situation faite aux femmes chez ces barbares, traits caractéristiques dont on peut suivre la persistance à travers toute l'histoire du paganisme germain. Au fondateur de l'empire, à Octave-Auguste, incombait le double devoir de consolider la frontière du Danube et du Rhin, et de décider si la conquête romaine, qui n'avait jamais cessé d'aller en avant, s'arrêterait ici. Nous n'avons pas à raconter ses longs et pénibles efforts sur le Danube, car les peuples de cette frontière, sauf la petite nation des Bastarnes, n'appartenaient pas à la race germanique : Tacite nous l'a dit formellement lui-même aux premières lignes de son livre. Sur le bas Danube se trouvaient les Daces ou Gètes, appartenant au groupe des peuples thraco-scythiques ; sur le haut Danube la Rhétie et la Pannonie étaient habitées par des groupes celtiques mêlés d'anciens débris étrusques. Le Dace, fanatisé par un chef puissant, Bœrebistas, avait ravagé au temps de César toute la plaine au sud du fleuve ; refusant ensuite l'alliance d'Octave, il avait inspiré pendant Actium de grandes craintes à l'Italie. Ce que put faire Auguste contre ce danger ne fit que l'ajourner jusqu'au règne de Trajan[13]. La Pannonie, attaquée dès l'an 34 avant J.-C., ne fut soumise qu'en l'an 8 après l'ère chrétienne. La Rhétie et la Vindélicie succombèrent sous les entreprises énergiques de Tibère et de Drusus, les deux beaux-fils d'Auguste. Tibère arrivant par le lac de Constance, Drusus par la vallée de l'Adige, et le soldat romain conservant, dans cette hardie campagne de l'an 15 avant J.-C., toute son audace au milieu de ces pays de montagnes pour lui si nouveaux, l'ennemi se trouva enserré et bientôt détruit : une des plus vives pages de Florus[14] fait bien comprendre toute l'ardeur de ces luttes. La force encore intacte des légions se préparait ainsi aux guerres prochaines et directes contre la Germanie. Celles-ci ne devaient s'ouvrir qu'en l'an 12 avant J.-C. Jusque-là ce ne sont que préparatifs encore indécis. La conquête de la Gaule par César avait été achevée vers l'an 50. Au temps de la mort du dictateur, on voit Munatius Plancus, le célèbre fondateur de la colonie de Lyon, fonder en outre la colonie de Raurica, près de Dale. L'an 38, le ministre d'Auguste Agrippa franchit, lui aussi, le Rhin, et décide la tribu des Ubiens, celle qui, pour avoir dès le commencement accepté l'alliance romaine, se trouvait en butte aux haines de ses compatriotes, à transporter ses demeures sur la rive gauche du fleuve, où elle deviendra comme une gardienne vigilante au nom de ses nouveaux maures. Agrippa établit ces barbares sur toute la longue ligne qui s'étend depuis Coblentz et Andernach au sud jusqu'à Gelduba, près de la villa actuelle de Neuss, au nord ; ils allaient y avoir pour principale ville celle qui prit alors sans doute le nom de civitas ou de ara Ubiorum, soit qu'ils y eussent ouvert ou trouvé établi un temple à leurs propres dieux, soit que leur soumission récente leur eût imposé le culte devenu général d'Auguste et Rome, et bientôt de l'empereur seul. C'était ce même Agrippa qui avait sillonné de grandes voies militaires, partant de Lyon, la nouvelle province : une d'elles se dirigeait droit sur Genève, et de là côtoyait tout le cours du Rhin, qu'elle traversait même à la hauteur de Ille des Bataves. Autant de mesures, fort utiles sans doute, mais qui laissaient incertaine la question si Rome voulait s'en tenir désormais à la frontière du Rhin. En tous cas, une série d'insultes qui semblaient concertées avec les incursions des peuples du Danube contraignit la politique d'Auguste à une action décisive. Dès l'époque où la rive gauche était devenue romaine, les marchands et négociants de l'empire avaient pénétré dans ces nouveaux pays, et bientôt traversé le fleuve. Déjà en l'an 25, quelques-uns d'entre eux avaient été dépouillés et tués par les Germains, et l'on s'était contenté de faire venger leur mort par un légat de légion, Marcus Vinicius. Mais les choses devinrent plus graves en l'an 16. La tribu farouche des Sicambres, habitant sur les bords de la Lippe et de la Ruhr, et à laquelle s'étaient adjoints les restes des Usipiens et des Tenctères, échappés du massacre de 55, ne se contenta pas d'égorger cette fois encore plusieurs marchands romains et même quelques centurions, venus pour imposer une sorte de tribut. Conduits par un certain chef Mélo, ils envahirent et ravagèrent toute une partie de la Belgique. Le lieutenant impérial en Gaule, Marcus Lollius Paullinus, courut à eux. Pris dans une embûche, il put échapper à la mort, à cause du voisinage de son camp, mais il perdit une aigle, celle de la première légion Macédonique : ce fut le premier trophée romain dont les forêts de Germanie purent s'enorgueillir. Heureusement la campagne victorieuse de l'an 15, sur le haut Danube, rendait en ce moment même à Auguste sa liberté d'action : il en profita pour réparer et venger l'outrage subi par Rome pendant l'année précédente. Il est évident qu'il faut dater de ces années quelques-unes des principales mesures destinées à préparer les campagnes projetées en Germanie. Toute la rive gauche du Rhin, depuis Raurica jusqu'à l’île des Bataves, fut alors constituée en vraie frontière militaire. Dès lors sans doute furent établis les campements de huit légions, avec les auxiliaires, destinées à avoir dans cette contrée leur base d'opération. Dès lors l'habile coup d'œil des chefs romains sut choisir pour ces campements, destinés à donner plus tard naissance à des villes, les lieux désignés par leur situation naturelle pour servir de têtes de ponts aux futures expéditions en Germanie. Il ne s'agissait pas seulement de points stratégiques pour la défensive, il fallait pouvoir de là transporter l'attaque au sein du pays ennemi. Il y eut deux légions campées à {triera Castra (aujourd'hui sans doute le Vorstenberg, près de Xanten), lieu qui commandait au loin, sar la côte opposée, la vallée très-ouverte de la Lippe. Il n'y avait qu'à remonter le cours de cet affluent pour pénétrer dans le pays des Chérusques et vers la région du mont Teutberg ou du Ham ; de plus, on séparait de la sorte le pays marécageux des Bructères, au nord, de la contrée montagneuse et boisée qu'habitaient les Sicambres. Ce fut dorénavant en effet une des grandes voies que les Romains parcoururent en Germanie. Deux autres légions eurent leur camp d'hiver retranché plus au sud, près de la capitale des Ubiens, destinée à devenir la grande ville de Cologne, lorsque Agrippine, mère de Néron, y fera envoyer une colonie (colonia Agrippinensis). Enfin, deux légions furent placées à Mayence, c'est-à-dire en face de l'embouchure du Mein, dont la vallée donne accès dans l'intérieur du pays allemand jusqu'aux monts de Bohême, depuis l'endroit où le Rhin, luttant contre la chaîne du Taunus, forme deux angles opposés, de l'est à l'ouest, et bientôt du sud au nord, pour couler jusqu'à Bonn très-resserré entre les montagnes, en formant des rapides jadis redoutables. Mayence devenait à la fois la clé d'une périlleuse voie fluviale et d'une vaste plaine en pays ennemi, par sa position avancée vers l'est ; elle commandait en même temps le cours central du fleuve et la Germanie méridionale. En possession de cette place et de celle d'Augsbourg (Augusta Vindelicorum), récemment colonisée par eux, les Romains n'avaient rien à redouter du sud-ouest. Les quatre légions campées sur le bas Rhin devaient former ce qu'on appela l'armée inférieure de Germanie ; deux autres, avec une septième en haute Alsace et une huitième dans la colonie de Vindonissa, ancienne ville des Helvètes, sur l'Aar et sur la voie romaine conduisant à travers le Rhin jusqu'en Germanie, formeraient l'armée supérieure. Peut-être la distinction des deux provinces de haute et basse Germanie est-elle aussi ancienne que la formation de ces deux armées de quatre légions chacune. Ce n'étaient pas de nouveaux territoires ajoutés à l'empire, puisque ces deux prétendues provinces ne comprenaient alors que la rive gauche du fleuve, faisant partie de la Gaule ; mais cette région était de plus en plus habitée par des Germains alliés de Rome, et, sous ce nouveau nom, elle servirait de pierre d'attente aux acquisitions futures. Aux huit légions, fortifiées de leurs auxiliaires, il faut ajouter la flotte du Rhin, qui, partout présente sur le cours du fleuve, garantissait la rive romaine et servait de pont mobile vers la rive opposée. Ces préparatifs annonçaient qu'un grand effort était résolu l'empereur en confia la conduite au plus jeune de ses deux beaux-fils, à ce noble et courageux Drusus, qui venait de faire admirer dans les rudes guerres du Danube ses talents et sa valeur. Drusus conçut un plan de génie. Il voulut se préparer les moyens d'envahir la Germanie par mer, en même temps qu'une partie de ses légions pénétrerait par les vallées des affluents du Rhin. Les fleuves du nord-ouest de l'Allemagne offraient dès lors, même avant les orages du treizième siècle, qui les ont considérablement agrandis, de larges estuaires par où des flottes venues de In mer du Nord pouvaient pénétrer fort avant dans la contrée. C'était toutefois une entreprise singulièrement hardie que de s'avancer pour la première fois à travers une mer entièrement inconnue. Drusus pensa qu'il fallait du moins abréger la route. Le bras septentrional du Rhin, celui qu'on appelle aujourd'hui le vieux Rhin, et qui, par Arnhem et Utrecht, va se jeter à l'ouest de Leyde, semble avoir eu encore au temps de Drusus un lit plus profond et dos eaux plus abondantes que de nos jours. Probablement la flotte romaine aurait pu gagner per là l'océan germanique ; mais il y avait évidemment un très-grand avantage à profiter des eaux intérieures qui pouvaient mettre en communication le bas Rhin avec le lac Flevo, et celui-ci avec la mer du Nord. Nous manquons tout à fait de renseignements sur ce qu'était, avant la terrible tempête de 1282, la langue de terre séparant encore de l'océan le futur Zuyderzée ; nous savons seulement que la flotte de Drusus y trouva passage, après avoir dû faire, pour franchir l'espace entre le Rhin et le lac, d'importants travaux de canalisation. Qu'était-ce au juste que la fameuse fossa Drusiana ? Tacite l'a seulement une fois mentionnée[15], en disant qu'elle précédait les lacs et l'océan. Toutefois il a parlé en deux autres passages[16] d'une digue élevée trois ans plus tard par Drusus pour contenir le Rhin, aggerem coërcendo Rheno, et il est fort probable que ce second travail se rattache au premier. On peut penser que, réunissant diverses eaux éparses, il a ouvert au bras septentrional du Rhin, depuis Arnhem environ, un canal vers l'Yssel, qu'il rencontrait à Dœsborg ; il lui aura fallu, pour détourner et retenir la meilleure partie possible du Rhin, des digues comme celle dont parle Tacite : de plus, il aura dû creuser et agrandir le lit même de l'Yssel, et y amener soigneusement les eaux voisines, celles du Berkel et de ses affluents. C'est au prix de pareils travaux que sa flotte passa par les lieux où s'élèvent maintenant Zutphen, Deventer, Kampen, traversa le Flevo et sans doute quelque lac secondaire oublié aujourd'hui, puis déboucha dans l'océan, entre les terres dont les débris mutilés forment de nos jours les fies de Vlieland et de Ter Schelling. Drusus n'avait pas négligé de se ménager des alliances parmi les peuples du littoral inconnu qu'il allait aborder. Les Bataves lui envoyaient leur cavalerie, très-habile à traverser les fleuves à la nage ; mais, ce qui était plus précieux encore, l'amitié de ces tribus, ainsi que celle des Frisons qui habitaient sur la côte, depuis l'embouchure de l'Ems jusqu'à celle du Weser, allait lui assurer des matelots, des pilotes, des interprètes, des guides expérimentés. Il se serait infailliblement perdu, sans de tels secours, devant ces rivages déchirés, au milieu de ces sables et de ces tles, sur une mer dont les phénomènes habituels n'étaient pas familièrement connus de ses équipages. Une autre précaution de l'habile chef fut de ne pas laisser derrière soi des mécontentements déclarés dans la province de Gaule, que l'empereur lui avait confiée. Il réussit à attirer autour de lui, dans Lyon, les principaux de chacune des grandes cités gauloises, sous le prétexte d'ériger, comme on le faisait dans tous les grands centres de l'empire, un temple à Auguste et Rome ; réunis de la sorte, ils étaient entre ses mains autant d'otages. Il fit d'ailleurs appel et aux sentiments de respect que la récente visite d'Auguste en Gaule leur avait inspirés, et à leur orgueil national : autour de la statue colossale de l'empereur furent représentées d'une manière allégorique les soixante cités qui les avaient délégués, et les noms de ces cités figurèrent inscrits autour du nouvel autel. Il était d'autant plus urgent d'apaiser Mut mécontentement en Gaule que déjà quelques groupes d'Usipiens et de Sicambres, attentifs à profiter de toute diversion, avaient insulté la rive gauche du Rhin. Drusus leur répondit par une excursion chez eux ; il ravagea et brûla, afin de leur imposer silence pendant qu'il ferait sa grande expédition maritime. Nous n'avons malheureusement sur ces campagnes de Drusus que quelques lignes dans Dion Cassius et quelques mots dans Strabon. Au commencement de l'été de l'an 12 avant J.-C., il partit enfin avec sa flotte, renouvela son alliance avec les Frisons contre les Chauques, qui habitaient entre le Weser et l'Elbe, laissa chez le premier de ces peuples, près de l'embouchure des eaux intérieures, une place forte appelée Flevum, et prit sur sa route l'île de Byrchanis ou Burchana, sans nul doute l'île actuelle de Borkhum, en avant du Dollart. De cette tle, qui allait servir désormais aux Romains de point de relâche ou de refuge, il remonta l'Ems, rencontra, suivant Strabon, les barques des Bructères qui s'avançaient contre lui, et les battit sans peine. Il revenait à Borkhum pour soumettre les Chauques à leur tour, quand ceux-ci firent leur soumission, d'autant plus aisément sans doute qu'ils étaient souvent en guerre avec les tribus voisines. Drusus eut occasion de profiter bientôt de cette alliance. Une violente marée ayant mis en danger sa flottille, probablement en vue des côtes du golfe actuel de la Jade[17], ce furent les Chauques qui seuls lui portèrent secours et le préservèrent d'un entier désastre. Peut-être fut-ce pendant le retour de cette campagne que Drusus voulut visiter certaines colonnes d'Hercule (probablement quelque antique établissement phénicien) que la renommée plaçait sur les bords de cette mer. L'audace ne lui manqua pas, dit Tacite, mais l'océan protégea les secrets d'Hermite et les siens. Depuis, nul mortel n'a tenté une telle recherche : on a jugé plus discret et plus respectueux de croire aux œuvres des dieux que de les approfondir[18]. A de pareils scrupules de la part d'un Tacite nous pouvons mesurer quelles étaient en réalité la hardiesse et la force d'âme d'un Drusus. La seconde campagne du jeune chef romain, cette fois à travers l'intérieur du pays allemand, commença au printemps de l'année if avant J.-C. Il voulait marcher droit contre les Sicambres, qui occupaient le pays de la haute Lippe, et il était parvenu à s'assurer l'alliance des Caltes, situés plus au sud, dans la Hesse actuelle. Les Sicambres avaient appelé à eux les Chérusques, les Usipiens et les Tenctères, en se réservant de châtier, dès qu'ils le pourraient, ceux qui trahissaient la cause nationale, mise en péril au centre comme au nord de la Germanie par les dissensions intérieures. Drusus partit de Vetera, remonta par la rive droite la vallée de la Lippe, rejeta en arrière les Usipiens, traversa la rivière et parcourut le pays des Sicambres, en le ravageant, de la Lippe à la Ruhr ; puis il parvint au pays des Chérusques sans rencontrer de vrais obstacles, et atteignit, près de la ville actuelle de Paderborn, la rive gauche du Weser. Pousser jusqu'à l'Elbe, il ne l'osa pas ; car, à cette distance du Rhin, on pouvait lui couper ses vivres. La saison avançait, les tribus barbares se soulèveraient d'un commun effort : il jugea prudent de commencer sa retraite. C'était là que les barbares l'attendaient. Chérusques et Sicambres épièrent sa route, inquiétèrent ses traînards, le fatiguèrent par de perpétuelles escarmouches, et finirent par l'enserrer dans un lieu dangereux, que Pline appelle Arbalo, sans doute dans la région de la haute Lippe, et d'où il ne se dégagea qu'après de grands efforts. C'est par souvenir de ces dangers qu'il voulut élever, en Germanie même, dans une contrée assez voisine du Rhin pour que des garnisons romaines pussent y subsister, un fort, connu alors sous le nom d'Aliso, et dont on a cherché à fixer l'emplacement à Hamm, ou bien à Lippstadt, ou bien à Liesborn, ou mieux sans doute à Eisen, près de Paderborn, au confluent de l'Aline, sur la rive méridionale de la Lippe. Telle en était l'étendue que plusieurs légions au besoin pouvaient y trouver place. Des postes romains, disséminés tout le long de la Lippe, tiendraient en perpétuelle communication avec l'armée du Rhin cette place importante, dont l'utile situation allait diviser comme par un coin les forces de la Germanie centrale, permettre de séparer les Bructères des Sicambres, de surveiller aisément les Cattes au sud et les Chérusques à l'est, ainsi que tout le massif montagneux et boisé de la forêt de Teutberg, c'est-à-dire les petites chaînes de la Westphalie orientale, l'Osning, le Lippischer-Wald et l'Egge. Pendant chaque hiver, Drusus retournait à Rome. Il y avait revêtu, au commencement de l'an 11, l'édilité ; cette fois il y obtint l'ovation et les insignes triomphaux, car désormais le vrai triomphe n'appartiendrait plus, sauf de rares concessions, qu'à l'empereur, sous les auspices duquel on combattait ; mais il permettrait aux chefs militaires d'en porter en certaines circonstances publiques les ornements, et de les faire figurer à leurs obsèques. Tibère obtenait au mime moment celte sorte d'honneurs, pour avoir réprimé de la façon la plus énergique les dernières tentatives d'indépendance de la Pannonie et de la Dalmatie. Tout réussissait donc, grâce à la valeur de ses deux beaux-fils, pour les armes d'Auguste. On le vit, dès le printemps de l'année 10, se rendre avec eux en Gaule, sans doute pour concerter une grande expédition jusqu'à l'Elbe. La politique romaine considérait certainement alors ce fleuve comme la frontière naturelle de l'empire ; Rome ne renonçait pas à poursuivre le mouvement traditionnel de la conquête. Drusus eut à faire, pour l'entreprise nouvelle qu'il méditait, d'immenses préparatifs : c'était la forteresse d'Aliso à souder fortement avec la ligne du Rhin, par une route dont nous retrouvons les débris au nord de la Lippe, au moins jusqu'à Hamm ; c'était Mayence à défendre par un fort sur la rive droite du fleuve, aujourd'hui le faubourg de Castel. Les Cattes, qui habitaient cette partie de la Hesse actuelle, ainsi que les Mattiaques (dans le pays tout voisin de Wiesbaden), étaient obligés, malgré leurs velléités d'indépendance, de subir l'alliance romaine et de tolérer ces travaux. L'ensemble en fut complété par la construction de la forteresse d'Artaunum ou Arctaunum[19], ainsi désignée par Ptolémée, la même sans doute à laquelle Tacite fait allusion au premier livre des Annales[20], et dont on pense retrouver les restes à Salburg, dans la partie du Taunus qu'on appelle die Höhe, au nord de Hombourg. Les anciens textes n'indiquent toutefois aucun important fait d'armes pendant cette année 10 avant J.-C. ; ils nous montrent au contraire Drusus célébrant, au 1er août, la grande fête en l'honneur d'Auguste autour du nouvel autel érigé dans la ville de Lyon. On remettait à la saison prochaine le grand effort de la conquête. Divisas, après la préture, avait été appelé au consulat pour cette même année ; mais, dans son ardeur, il n'attendit même pas jusqu'à son entrée en fonctions, et quitta Rome avant le commencement de l'an 9. Malheureusement, cette fois encore, nous n'avons que peu de lignes, dans le seul Dion Cassius : Drusus, dit l'historien grec, envahit le pays des Cattes, pénétra, non sans peine, jusqu'au pays des Suèves-Marcomans, se dirigea ensuite vers le pays des Chérusques, traversa le Weser, et ravagea tout le pays jusqu'à l'Elbe. Il aurait voulu aller au-delà ; arrêté dans sa course, il éleva des trophées et commença sa retraite. Il avait pris sans doute, au sortir de la Hesse, le grand chemin qu'offrent les plaines au nord du Thuringer-Wald : il avait traversé toute l'Allemagne centrale par une marche hardie, qui devait frapper les esprits des barbares autant que l'avait pu faire son expédition maritime de l'an 42. Mais Dion Cassius[21] et Suétone[22] rapportent que, sur les bords de l'Elbe, une femme d'une taille surhumaine lui apparut, et lui déclara que le terme était arrivé de son ambition insatiable, de ses courses audacieuses et même de sa vie. A quelque temps de là pendant la retraite, il fit une chute de cheval, et mourut trente jours après, le 14 septembre, à peine âgé de trente ans. Ce n'était pas seulement l'habile général que Rome regrettait en lui. Son ouverture d'esprit, son ardeur de découverte, son intrépidité devant l'inconnu, avaient frappé ses contemporains ; on lui attribuait en outre de généreux sentiments en politique, et l'on disait que, s'il avait un jour le pouvoir, il s'en servirait au profit de la liberté, et rétablirait les institutions républicaines. Aussi la douleur de son armée fut-elle sincère et profonde. Le lieu où il était mort reçut le nom maudit de Castra scelerata ; les officiers voulurent porter eux-mêmes son cercueil jusqu'au retour à Mayence, et là il fallut tout l'ascendant de Tibère pour empêcher les soldats de garder le corps de leur général, auquel ils décernaient un culte de héros. Tibère était accouru en toute hâte ; il avait psi embrasser, avant le dernier soupir, son frère bien-aimé. Il ramena sa dépouille mortelle jusqu'à Pavie ; là Auguste lui-même se joignit se cortège jusqu'à Rome, où les suprêmes honneurs furent rendus au jeune prince avec toute la pompe accoutumée. Le sénat ajouta par décret au nom de Drusus le surnom de Germanicus, que son fils allait couvrir d'un nouvel éclat, et qui était destiné à marquer le moment du dernier grand essor de la politique romaine. Ce fut Tibère qui lui succéda à la tête des légions du Rhin : sa campagne de l'an 8 ne fut pas difficile, au milieu de la terreur dont les barbares étaient saisis. Les Sicambres seuls lui ayant opposé quelque résistance, il en transporta 40.000 sur la rive gauche du fleuve ; on vit paraître à leur place, pour combler le vide, la tribu des Marses, destinée à devenir célèbre. Pour le moment tout paraissait soumis ; on proclama à Rome qu'on avait conquis la Germanie jusqu'à l'Elbe, et Auguste, solennellement, recula le pomœrium, privilège des chefs militaires qui avaient réussi à étendre les frontières de l'empire. Dix années environ sans hostilités graves entre Rome et les Germains succédèrent aux campagnes de Drusus, achevées par Tibère. On vit, pendant cet intervalle, les légions parcourir de temps en temps la Germanie occidentale, et y entretenir des garnisons permanentes : Domitius Ahénobarbus, par exemple, parti du Danube, pénètre en l'an 6 avant J.-C. jusqu'à l'Elbe, traverse le premier ce fleuve, et, pendant son retour vers le Rhin, construit au nord de la Lippe, à travers un pays marécageux, la célèbre route des Ponts-Longs. Tibère lui-même, que certains dégats avaient comme exilé plusieurs années à Rhodes, revient en Germanie pendant les années 4 et 5 après J.-C., et fixe au cœur de la contrée des quartiers d'hiver. La soumission semblait marcher % grands pas. Grâce à des colonisations réciproques, grâce au commerce, grâce à l'accueil qu'on faisait dans Rome auto chefs barbares et à la séduction qu'exerçait la majesté de l'empire, la civilisation romaine paraissait faire des progrès au-delà du Rhin. Les barbares adoptaient nos mœurs, dit Florus. Après les campagnes de Drusus. ajoute le même historien, il régna en Germanie une paix en apparence si entière qu'on eut dit que l'humeur des hommes, et le sol et le ciel même, y étaient devenus plus doux et moins intraitables. Ea in Germania pax, ut mutati homines, alia terra, cœlum ipsum mitius molliusgue solito videretur. Dion Cassius dit également que les barbares s'harmonisaient au monde romain. Tibère, en succédant à son frère Drusus, n'avait pas compromis ces espérances ; Velleius affirme qu'il employa plus souvent la politique que les armes, et qu'il avança la soumission de la Germanie presquej usqu'à en faire une province tributaire, plura consilio quam vi per fecit. Sic perdomuit Germaniam ut in formam pene stipendiariæ redigeret provinciæ. Ces dehors trompeurs cachaient aux Romains de grands périls. A l'heure où ils croyaient triompher, la Germanie élevait contre eux deux ennemis puissants ; elle se groupait en silence autour de deux chefs très-différents de génie et de vues politiques, mais l'un et l'autre résolus à prendre en main, avec des moyens divers, la cause de l'indépendance nationale. C'étaient Marbod et Arminius. La dernière campagne de Drusus, en l'an 9, avait violemment ébranlé le peuple des Suèves-Marcomans. Dans leur détresse, ils mirent à leur tête un de leurs jeunes chefs de haute naissance, Marbod, qui, élevé à Rome dans la faveur d'Auguste et le service impérial, avait appris la discipline et la tactique romaines, sans oublier le dévouement à sa patrie. Il conçut le projet de faire servir à l'affranchissement de son peuple la science qu'il devait à l'empire, et il se trouva prêt au moment du danger pour de grands desseins. Sa première mesure fut d'une singulière énergie trouvant sa tribu, là où elle habitait, trop voisine des Romains, qui, de Mayence et d'Augsbourg, la surveillaient et l'épiaient, il l'entrains à sa suite, et, remontant la vallée du Mein, il la transporta dans la contrée entourée par l'Erzgebirge, le Riesengébirge, le Böhmerwald et les monts de Moravie ; c'était le pays habité par les Celtes-Boïens et qui doit encore aujourd'hui à ces anciens habitants le nom de Bohême. Ainsi séparé désormais de toute influence barbare, et protégé par les montagnes et le Danube, Marbod résolut d'instituer un gouvernement nouveau, substituant à l'imperfection des coutumes germaniques un ensemble de lois politiques et militaires de nature à permettre aux siens de lutter, avec espoir de succès, contre Rome même. Tandis que le reste des Germains fuyait les villes, il eut une capitale, à laquelle Tacite, au second livre des Annales[23], fait allusion par ces mots, regia castellumque juxta situm[24], que Strabon désignait déjà sous le nom de Βουίαιμον. Velleius définit très-bien la nature de la souveraineté que Marbod sut acquérir, par ces expressions, qui la distinguent nettement de ce qu'était à l'ordinaire la royauté germanique : certum imperium, vis regia, un commandement fixe, une puissance vraiment royale, non tumultuarium neque fortuituen neque mdilem et ex vuluntate parentium constantem principatum, une autorité non soumise à des élections tumultuaires, aux caprices fortuits d'une nombreuse clientèle. En quelques années, Marbod eut une armée de 70.000 fantassins et de 4.000 cavaliers organisés et équipés à la romaine. S'il avait choisi un pays fortifié et séquestré par la nature, c'était seulement pour ébaucher en sécurité son œuvre ; mais il comptait bien la propager au dehors et l'agrandir par des annexions ou des conquêtes. Précisément au nord-est de la Bohême actuelle, sur les bords de l'Elbe et au-delà il rencontrait le groupe nombreux des Suèves, auxquels l'unissaient des liens de commune origine ; il s'adjoignit, de gré ou de force, une des principales tribus, les Semnons, celle précisément de laquelle Tacite nous apprend, dans sa Germanie, qu'elle était la plus noble et la plus ancienne, et chez qui se trouvait cette forêt sainte où se réunissaient à des époques marquées, pour des sacrifices communs, tous les députés du peuple suévique. Par des combats ou des traités, Marbod avait rattaché à son royaume les Lombards, les Lygiens et les Vandales, habitants des bassins de l'Oder et de la Vistule. Il s'étendait ainsi depuis le Danube jusqu'à la Baltique ; il touchait à l'empire encore inconnu des Goths. Toute la Germanie de l'est et du sud allait se trouver réunie sous la main d'un seul homme. Déjà il était assez fort pour laisser pénétrer ou même s'établir chez lui des marchands romains, et pour stipuler avec l'empire une convention, lui reconnaissant et à son peuple le jus commercii[25]. Rome allait-elle voir grandir au-delà du Danube et du Rhin une puissance barbare capable de lui tenir tête et de grouper autour de soi, si près de l'Italie, tant de forces éparses ? Nul doute que, dans les conseils d'Auguste, la résolution n'ait été prise de bonne heure de travailler à détruire l'œuvre de Marbod. Nul doute que l'expédition hardie de Domitius Ahénobarbus au-delà de l'Elbe, en l'an 2 après J.-C., puis les campagnes de Tibère, dans les années 4 et 5, de concert avec la flotte romaine, qui venait, par le même fleuve, lui apporter ses vivres jusque dans son camp, n'aient été des reconnaissances destinées, tout en soumettant à nouveau les tribus du nord, à préparer la guerre contre l'empire des Marcomans. On écrivait à Rome que la nouvelle frontière du nord-est était assurée ; la flotte s'en allait découvrir, au-delà même des embouchures de l'Elbe, les côtes occidentales du Slesvig et du Jutland, et s'élevait jusqu'à la pointe du Skager-rack : Auguste s'en montre très-fier dans l'inscription d'Ancyre. On n'en était pas moins très-convaincu que ce seraient là de très-fragiles succès tant que Marbod conserverait sa puissance. On chargea donc l'habile légat impérial, C. Sentius Saturnin us, d'achever vite par des traités la soumission des peuples du nord-ouest, et l'on se résolut à attaquer le roi des Marcomans, pour faire avancer la domination romaine, si l'on pouvait, jusqu'aux sources de l'Oder et de la Vistule. Le plan d'attaque était formidable : on y employait jusqu'à douze légions, environ 150.000 hommes en comptant les auxiliaires. Sentius Saturninus devait partir du Rhin, Tibère du Danube, sur les bords duquel il avait transporté son camp, de Poetovio, sur la rive droite de la Drave, à Carnunturn, près de Vienne. Les deux armées romaines ne se trouvaient plus qu'à quelques journées l'une de l'autre ; elles allaient se réunir et envahir ensemble le territoire ennemi, quand tout à coup retentit la terrible nouvelle d'un vaste soulèvement des Pannoniens et Dalmates : c'était le passage des Alpes et l'entrée de l'Italie menacés, c'était le signal donné aux barbares du Rhin de rompre leurs récentes entraves. Nous n'avons pas la preuve que la politique de Marbod fût l'instigatrice de cette révolte, et il suffit bien pour l'expliquer que les populations des Alpes aient vu le grand effort qui allait réunir sur un seul point tant de forces romaines. Il est sûr en tous cas que l'attaque des légions était tout à coup suspendue, et que Marbod, au moins pour un temps, était sauvé. Tibère se hâta de négocier avec lui ; l'imprudent chef barbare commit la faute d'accepter un traité sur le pied d'égalité. Grâce à la trêve, pour lui fatale, qu'il accordait ainsi, Tibère put employer les années 6 et 7 à dompter les montagnards : il en triompha par la famine, et se vengea par le fer et le feu. C'est probablement après avoir échappé à de tels dangers que la politique impériale décida de réduire définitivement en province la Germanie, depuis le Rhin jusqu'à l'Elbe, afin d'avancer d'autant les garnisons romaines vers l'est, et de préparer la revanche contre l'ennemi qui venait de lui échapper. Nous avons dit quelles circonstances pouvaient faire croire à la facile et prompte exécution de cette mesure administrative. Le dernier légat, Sentius Saturninus, par son habile et sage gouvernement, avait paru gagner beaucoup d'adhérents à la cause romaine ; grâce à lui sans doute, un des principaux chefs des Chérusques, Ségeste, s'était mis à la tête d'un parti romain dans sa propre tribu, et le fils de Ségeste, Sigmund, allait accepter de devenir prêtre d'Auguste à l'autel des Ubiens. Une autre famille chérusque, celle du puissant Sigemer, s'était laissé aussi entraîner, et avait livré ses deux fils pour aller prendre du service dans les armées de l'empire. C'était cependant une faute que de se fier à de si belles apparences : des deux frères, l'un s'appelait Arminius ; il allait, ainsi que Marbod, prendre en main la cause de son pays, et attirer sur les légions un mémorable désastre, de nature à changer les destinées. La mission d'accomplir la réduction de la Germanie jusqu'à l'Elbe en province romaine incombait au nouveau légat, Publius Quintilius Varus, appelé à remplacer Sentius Saturninus vers l'été de l'an 7 après J.-C. Varus était noblement apparenté et fort bien en cour. Sa femme était petite-nièce de l'empereur, et son fils fiancé avec une fille de Germanicus, fils de Drusus. Nommé précédemment gouverneur de Syrie, on disait que pauvre il était entré dans cette province opulente, et qu'il avait quitté fort riche cette province appauvrie. Peut-être s'était-il conduit comme le plus grand nombre des gouverneurs romains ; mais précisément son grand tort ou son malheur parait avoir été de ne s'être pas 4.lexé au-dessus d'un niveau médiocre alors qu'il se voyait désigné pour une tâche exigeant une grande habileté politique. Parmi les reproches que lui adressent les historiens, il faut distinguer ceux qui sont tout personnels, et qu'on a pu inventer ou exagérer après son désastre, et ceux qui nous aident à distinguer quels griefs les Germains avaient contre lui. Quand Flores l'accuse d'arbitraire, d'orgueil, de dureté, il peut être suspect ; mais il se fait l'écho des rebelles quand il rapporte que Varus les indigna en les convoquant à son tribunal, en voulant leur distribuer la justice suivant les formes de la procédure romaine, en produisant en pleine Germanie la toge détestée, les verges du licteur, la voix du héraut, ausus ille agere conventum ; in castris jus dicebat ; viderunt togas et sœviora armis jura. Dion Cassius ajoute qu'il exigea le tribut. En voilà assez pour comprendre que le tort de Varus fut de n'avoir pas compris quelle distance il y avait entre les coutumes traditionnelles de la Germanie, expression d'une civilisation peu complexe, mais d'un génie libre et sincère, et la loi romaine, œuvre savante, dont les détours et l'appareil devaient apparaître tout d'abord à ces barbares comme incompréhensibles et odieux. L'application subite et entière de ce droit écrit, de ces formules inquiétantes, de cette administration tracassière, était une insigne maladresse ; il y eut fallu des lenteurs, des atermoiements, de la dextérité. C'était la rencontre de deux génies naturellement différents, inégaux, et bien faits pour se choquer et s'offenser avant de consentir à s'examiner et à s'entendre. Arminius fut ici le perfide et habile conseiller de sa
nation. C'est lui qui, avec quelques autres chefs, trama le complot et creusa
l'abîme où devait tomber Varus. Le général romain se fiait à lui comme à un
allié de Rome ; il l'entraîna dans la contrée montagneuse et boisée de
l'Osning ; il l'entoura de faux avis qui lui dénonçaient, ici ou là de
prétendus mouvements à châtier, et puis, quand il le vit perdu au fond de la
contrée la plus dangereuse, il donna lui-même le signal aux barbares, devenus
ses confidents secrets, et de toutes parts les Romains se trouvèrent entourés
sans presque pouvoir se défendre. Dion Cassius, dans une page mutilée, mais
infiniment précieuse en l'absence d'autres renseignements, nous a décrit la
triste marche des légions en des lieux inextricables, où il fallait s'ouvrir
un chemin par la hache, sur un sol détrempé par le pluies d'automne, où bêtes
de somme et bagages ne se pouvaient dégager, à travers les incessantes
attaques de l'ennemi. Ayant enfin rencontré un lieu
moins défavorable, dit-il, Varus ordonna de préparer
le campement, et brêla une partie de ses chariots. Le lendemain il se remit
en route, mais ne trouva devant lui que de nouvelles forêts, où l'attendaient
les mêmes attaques... Le troisième jour après
son départ (de la région du Weser), il fut assailli par une pluie torrentielle et un grand
vent... Le combat contre les barbares
recommença, et Varus ainsi que les principaux chefs, bientôt blessés, se
donnèrent la mort. Dès que cette funeste nouvelle fut connue dans l'armée,
nul ne se défendit plus, et le Germain fit un carnage terrible. Tel
est le récit de Dion[26], que nous ne
pouvons, à vrai dire, ni développer ni presque critiquer. On a cependant
essayé de restituer cette page de géographie et d'histoire. Les trois jours
de marche furent les 9, 10, 11 du mois de septembre de l'an 9 après J.-C. Les
trois légions détruites par l'ennemi furent la XVIIa, la XVIIIa et la XIXa ; les numéros qu'elles portaient
furent désormais proscrits, et on ne les revoit plus en effet cités dans
l'histoire de l'empire[27]. La contrée de
ces tristes scènes, ce que les anciens appelaient la forêt de Teutberg, est
située dans la principauté de Lippe-Detmold et la Westphalie orientale. On a
cru pouvoir fixer le campement de Varus après le premier jour de marche, en
venant du Weser vers l'ouest, à Salzuffeln, dans la Lippe, au nord-ouest de
Detmold et de Lemgo. Les combats de la seconde journée auraient eu lieu à
Detmold, dans la vallée de la Berlebecke. Pendant le troisième jour, les
Romains auraient pris, entre Detmold et Paderborn, par le troisième et le
plus méridional des passages du Lippischer Wald, et le dernier désastre
aurait eu lieu au-delà de ce passage, dans la région appelée Die Senne, qui s'étend à l'ouest de la chaîne.
Suivant d'autres calculs, les trois principales étapes, toujours deus la même
contrée, seraient marquées par les localités actuelles de Lemgo et de Lage,
puis par le second passage du Lippischer Wald, le Dörenpass, que traverse
aujourd'hui la route de Lage à Paderborn. Ici aurait eu lieu le dernier
combat. Ce qu'on peut appeler la tradition officielle est marquée par
l'érection, en 1867, d'un monument commémoratif de la bataille de Teutberg
sur le haut de la montagne nommée Grotenburg ou Teutburg, près de la ville de
Detmold. Sauf quelques fuyards qui avaient pu gagner la forteresse d'Aliso,
trois légions, trois corps de cavalerie, six cohortes auxiliaires avaient été
anéantis. On voit aujourd'hui au musée de Bonn la pierre tumulaire d'un
centurion de la XVIIIa
légion, Marcus Cælius, qui succomba dans cette guerre avec ses deux affranchis,
Privatus et Thiaminus[28]. Des trois
aigles, l'une, celle de la XIXa, fut retrouvée six ans après par L. Stertinius, lieutenant
de Germanicus ; Tacite dit simplement qu'elle avait été perdue avec Varus, amissam cum Varo, ce qui permet de penser que
l'officier romain à qui elle était confiée ne la laissa pas aux mains de
l'ennemi, mais sut, avant de mourir, la cacher en quelque lieu. L'an 16,
Germanicus retrouva une seconde aigle chez les Marses, et la reprit par un
combat heureux[29].
Ce fut enfin chez ce même Peuple que, sous le règne de Claude, Gabinius
recouvra la troisième. On avait dédié dès la fin de l'an 16 un arc de
triomphe, près du temple de Saturne, en mémoire des deux premières aigles
reconquises par les armes de Germanicus, sous les auspices de Tibère[30]. — C'est une
fausse conjecture sans doute qui a fait donner le nom de trésor de Varus à un
certain nombre de vases ou patères, en argent ciselé, qu'on a trouvés en
octobre 1868 à Hildesheim, au sud-est de Hanovre. Une de ces patères
représentant le dieu Lunus, qui avait un principal temple en Syrie, on s'est
rappelé que Varus avait gouverné cette province ; mais il suffit de remarquer
que, sur quelque autre de ces objets, se trouvent des inscriptions parmi
lesquelles on lit un nom d'artiste de l'époque des Antonins[31]. On sait quelles furent la stupéfaction et la douleur d'Auguste en apprenant un si grand désastre, qui mettait fin à l'essor de la conquête romaine, et marquait le commencement d'une nouvelle période. Ce n'était pas le seul peuple des Chérusques qui avait combattu ; les Marses, les Caltes, les Bructères s'étaient joints à eux ; Arminius avait soulevé toute une partie de la Germanie : la cause de l'indépendance nationale était, au-delà du Rhin, désormais assurée ; Rome ne devait plus songer qu'a une attitude défensive ; il lui fallait se protéger et se fortifier elle-même, afin de conserver du moins ses frontières définitives. L'espoir d'une vengeance, le vœu de pouvoir laver au plus vite un dangereux affront, était du moins permis. Après le premier moment de stupeur, on avait compris à Horne que les barbares ne profiteraient pas amplement de leur victoire. Ils avaient bien pu assiéger Aliso ou même détruire cette place, après que les Romains l'avaient quittée par une sortie heureuse ; mais ils étaient incapables d'assiéger avec succès des camps fortifiés comme ceux de Vetera et de Mayence. On réfléchit en outre que les seules tribus du centre s'étaient soulevées, mais que les Bataves, les Frisons et les Chauques étaient restés fidèles. C'était inutilement enfin qu'Arminius avait envoyé, après la journée de Teutberg, la tête de Varus à Marbod, pour l'exciter sans nul doute à la révolte ouverte. Le chef Marcoman, soit par suite de quelque haine personnelle ou nationale, soit par l'orgueilleux et vain espoir d'une alliance permanente et d'une sorte d'égalité avec Rome, ne se départit pas de sa politique d'abstention, et envoya même le hideux trophée à l'empereur. La division était donc parmi les barbares ; ce n'était pas, pour les Romains, une raison suffisante de persévérer dans le projet d'une entière conquête, mais c'était assez pour espérer que le châtiment destiné aux vainqueurs de Varus ne tarderait pas. Les cinq dernières années du règne d'Auguste furent consacrées à le préparer avec une entière prudence. L'empire eut alors, par un accroissement de forces, jusqu'à vingt-cinq légions. Deux en Pannonie, deux en Mésie, outre une flotte particulière, défendirent le Danube ; mais les huit légions du Rhin furent désormais permanentes[32]. Ce que Tacite appelle l'armée inférieure, c'est-à-dire de basse Germanie, compta : la Ia légion, surnommée germanique, de formation toute récente, et la XXa, surnommée Valeria victrix, formée en l'an 6 après J.-C., lors de la révolte pannonienne, mais promptement aguerrie dans la guerre des Alpes. Ces deux légions étaient campées dans la ville des Ubiens. A Vetera forent fixées la Va Alauda, et la XXIa Rapax : cette dernière était formée des levées faites à la hate tout récemment dans Rome ; elle comprenait un bon nombre d'hommes habitués aux plaisirs et au tumulte de la ville ; ce fut peut-être ce qui lui fit mériter son surnom. L'armée supérieure se composait des quatre légions suivantes : la IIa Augusta, la XIVa Gemina martia Victrix, la XVIa Gallica, établies à Mayence, et enfin la XIIIa Gemina depuis longtemps campée à Vindonissa. L'habile et expérimenté Cæcina Severus commandait la première de ces deux armées ; le jeune et brillant C. Silius Cæcina commandait la seconde. C'était à Tibère que l'empereur avait confié le soin d'une nouvelle expédition destinée à raffermir non-seulement chez les Germains, mais chez les populations de la rive gauche du fleuve, l'ascendant de l'empire. Il lui avait adjoint Germanicus, qui allait bientôt, par suite de la mort d'Auguste et de l'avènement de Tibère, demeurer seul chargé, sous de tout nouveaux auspices, des guerres contre la Germanie. C'est ici que nous rejoignons le récit de Tacite dans les deux premiers livres des Annales, et que s'offre à nous cet ample et riche commentaire à son ouvrage de la Germanie. Il faut étudier avec soin tant de précieuses indications. L'ouverture des hostilités fut retardée par des révoltes militaires. C'était pour l'institution encore mal affermie de l'empire une difficile épreuve que celle de la transmission du pouvoir, surtout avec l'incertitude qui planait sur la question de droit. Les lois républicaines n'avaient pas été abolies, et Auguste lui-même avait parlé d'un rétablissement possible de l'ancien état de choses. Tibère avait été, il est vrai, adopté par l'empereur, mais à la condition d'adopter Germanicus ; Tibère, au caractère énergique mais âpre, ne s'était fait hien venir ni d'Auguste ni des Romains ; on parlait à voix basse des intrigues par lesquelles sa mère, Livie, était parvenue à lui assurer le pouvoir. Germanicus, au contraire, avait hérité de la popularité de son père Drusus. Il avait épousé la petite-fille d'Auguste, la fille d'Agrippa et de Julie, la fière et vertueuse Agrippine. L'opinion populaire, particulièrement celle de l'armée, voulait donc voir en lui un rival du nouvel empereur. On pensait qu'Auguste, sil avait vécu plus longtemps, l'aurait préféré, et que lui-même se prêterait à devenir, dans l'intérêt de son ambition, l'instrument des légions : c'était mal connaître la loyauté de Germanicus. Éveillé par le changement de règne, l'esprit de trouble se manifesta presque en même temps parmi les légions de Pannonie et du Rhin. Les premières demandaient le congé après seize ans de service, un denier de paye par jour, et que les vétérans ne fussent pas retenus sous les drapeaux. Elles commirent des violences, jusqu'à ce que Tibère leur eût envoyé son propre fils, Drusus César, qui sut les diviser, et ensuite les châtia cruellement. Celles de Germanie avaient pour chef suprême Germanicus ; en exprimant les mêmes plaintes, elles lui offraient de plus ouvertement l'empire ; la XXIa et la Va, nouvellement formées, entraînaient les deux autres de basse Germanie. On se rappelle les belles pages de Tacite : Agrippine enceinte, tenant son fils Caligula par la main, obligée de fuir le camp des révoltés pour aller demander un asile à des étrangers, aux Trévires. L'indiscipline finit cependant par céder devant l'énergie de Germanicus, qui punit sévèrement, lui aussi, les rebelles. Afin d'ensevelir ces tristes scènes dans l'oubli, il se hâta d'entraîner l'armée au-delà du Rhin, où nous avons vu qu'une nouvelle expédition avait été mûrement préparée. On était toutefois au commencement d'octobre de l'année f4 ; il ne pouvait donc s'agir, dans cette saison avancée, que d'une rapide razzia contre un des peuples qui avaient pris le plus ardemment part au désastre de Varus, contre celui de ces peuples qui se trouvait le plus voisin de la frontière et le plus facile à atteindre : c'étaient les Marses. Germanicus partit de Vetera avec 12.000 légionnaires, c'est-à-dire la moitié de l'armée du bas Rhin, auxquels il ajouta vingt-six cohortes d'auxiliaires et huit ailes de cavalerie. On surprit les Marses au milieu d'une de leurs fétes religieuses, accompagnée de banquets et d'ivresse. On n'eut pas de peine à les massacrer, et l'on rasa avec leurs demeures le bois sacré qui servait de temple à la déesse Tanfana, profana simul et sacra et celeberrimum illis gentibus templum, guod Tenfanæ vocabant, solo œquantur[33]. La retraite fut inquiétée par les Bructères, les Usipiens et les Tubantes ; mais on repoussa leurs attaques, et l'on rejoignit le Rhin avec l'oubli des précédentes discordes, avec la joie d'avoir mis la première main au châtiment des meurtriers de Varus. C'était à Arminius à montrer s'il saurait faire plus que d'envelopper un général inhabile par une conspiration perfide, s'il serait assez fort pour soutenir la lutte ouverte contre l'empire romain. Lui aussi, comme Marbod, il avait pu voir à ['œuvre et méditer la discipline romaine ; il ne méprisait pas, comme le roi des Marcomans, les coutumes militaires et la tactique des barbares, qu'il saurait opposer à celles des légions. Peut-être n'eut-il pas le temps d'intervenir lorsque, dès les premiers jours de l'année 15, Germanicus envoya Cæcina faire une rapide incursion chez les Caltes. D'ailleurs de cruelles dissensions l'affaiblissaient, au sein même de sa tribu, et favorisèrent ; singulièrement la politique et les armes de Germanicus. Probablement l'expédition de Cæcina contre les Cattes, voisins des Chérusques, n'avait eu déjà pour principal objet que de ranimer chez toutes ces tribus le parti romain et d'effrayer le parti populaire. Ségeste, avons-nous dit, était en même temps l'ennemi politique et personnel d'Arminius, qui avait enlevé sa fille alors qu'elle était fiancée à un autre, et l'avait épousée. Ségeste, naguère gratifié du droit de cité par Auguste, déclarait régler le choix de ses amis et de ses ennemis uniquement sur le bien de l'empire, dont l'intérêt paraissait se confondre avec celui de sa patrie[34]. Il n'avait pas tenu à lui que Varus n'échappât à son désastre, car, à l'heure du dernier festin, après lequel ceux qui l'avaient si perfidement entraîné couraient aux armes, il l'avait averti de faire arrêter, pendant qu'il en était temps encore, les principaux chefs des Chérusques, et Varus, et lui-même. S'il y avait parmi les- Germains un battre, c'était à son avis Arminius, violateur des traités. La guerre avait fini par éclater entre eux avant de leur être apportée de nouveau par l'armée romaine. Assiégé dans une de ses places par son gendre, Ségeste envoya implorer le secours des légions. Ce n'était pas une occasion à mépriser : Germanicus marcha contre les assiégeants, et Ségeste fut enlevé de leurs mains, avec une partie de ses clients et de ses proches[35]. Dans le nombre, dit Tacite, se trouvaient de nobles femmes, parmi lesquelles l'épouse d'Arminius, qui fut réservée pour le triomphe du vainqueur. Au souvenir de sa femme livrée par un père traître à sa famille en même temps qu'à sa patrie, à la pensée de son enfant captif dès le sein maternel, Arminius, fou de colère, parcourut le pays des Chérusques en les appelant à la vengeance. La vengeance, c'était le sentiment qui animait les deux partis, plusieurs fois déjà blessés et victorieux tour à tour. Germanicus prit avec soin les dernières dispositions militaires. Les quatre légions de Germanie inférieure[36], avec leur chef Cæcina, durent marcher vers l'Ems par le pays des Bructères, c'est-à-dire par la vallée de la Lippe ; lui-même, avec les quatre légions de haute Germanie, s'embarqua sur le Rhin pour suivre le chemin qu'avait jadis frayé et parcouru son père ; la cavalerie enfin, sous les ordres du préfet Pedo, dut pénétrer par le pays des Frisons alliés. Le rendez-vous général était la rive gauche de l'Ems. Encore quelques étapes, et l'on touchait à la région de Teutberg. Il faut lire dans Tacite seul le premier épisode de la campagne, c'est-à-dire l'inimitable page où il a décrit la scène des derniers honneurs rendus, six ans après le fatal désastre, aux restes des légions de Varus. Quelques-uns de ceux qui avaient échappé à la catastrophe en se réfugiant dans la forteresse d'Aliso, ou bien qui s'étaient sauvés de la captivité, décrivaient les principales scènes de la lutte à la vue des restes de retranchements ou bien des ossements blanchis sur la terre. Après qu'on eut achevé la sépulture, on éleva un tertre de gazon, pour marquer la triste place, et comme une sorte d'hommage. Tibère, nous dit Tacite, n'approuva pas ce qui avait été fait. Il pensait peut-être que ces impressions sinistres pouvaient décourager le soldat au début de la campagne ; ou bien, gardien sévère de la religion officielle, il devait blâmer qu'un général consacré par l'augurai n'eût pas évité le contact d'objets funèbres. Ainsi pense l'historien romain, sévère observateur lui-même, nous l'avons dit, des rites religieux. Plusieurs inscriptions paraisse& confirmer cette interprétation de son texte en attestant l'augural de Germanicus, et l'on sait que, suivant la religion romaine, la présence des cadavres souillait les lieux consacrés (complu) et les prêtres eux-mêmes. On a vu que cette campagne avait été précédée et probablement retardée par une expédition commencée au printemps. Peut-être la saison trop avancée explique-t-elle le peu de résultats qu'on obtint. Germanicus était parvenu à l'extrémité du pays des Bructères, nous dit Tacite, et sur les frontières des Chérusques, c'est-à-dire sans doute au pied de la chaîne de l'Osning, dans la Westphalie orientale, quand Arminius s'enfonça en des lieux impraticables, où le Romain tout d'abord le suivit. Il s'agit très-probablement, ici encore, des passages de l'Osning ; c'était à travers ces mêmes lieux que Varus avait été jadis entraîné. Bientôt Germanicus arrêta son ennemi dans une petite plaine et l'y attaqua ; mais, après un combat indécis, il donna à toute son armée le signal de la retraite. On était au milieu de septembre ; on avait à dos les passes peu nombreuses de la montagne, faciles à fermer ; Drusus, après avoir pénétré par le même chemin, avait vu, lui aussi, son retour gravement inquiété par les barbares. On savait par le passé et l'on vérifia cette fois encore qu'il fallait toujours, dans ces redoutables guerres de Germanie, tenir un grand compte de telles difficultés. La retraite se fit donc dans le même ordre et par les mêmes routes, peu s'en faut, que l'arrivée, c'est-à-dire que Germanicus s'embarqua sur le bas Ems, avec les quatre légions de l'armée supérieure — la IIa, la XIIIa, la XIVa et la XVIa —. Pedo reconduisit par le rivage de l'océan la cavalerie qu'il avait amenée le long des frontières des Frisons : peut-être ne faut-il pas voir une grande différence entre les deux routes ainsi désignées par Tacite. L'historien ne nomme pas ici Pedo, il est vrai ; mais nous le retrouverons (c'est sans doute le même) célébrant en vessies campagnes de Germanicus, et particulièrement celle de l'année suivante. Il n'avait donc pas disparu, et il devient probable qu'étant préfet d'une aile de cavalerie, il était resté à la tête de ses troupes. Tacite, à propos de cette marche nouvelle, dit pars equitum ; mais ne peut-on pas croire qu'il a entendu par là cette partie de l'armée qui comprenait la cavalerie ? On ne voit pas du moins qu'il en soit resté quelque partie avec Cæcina. Ce dernier, avec ses quatre légions de l'armée inférieure, c'est-à-dire la Ia, la Va, la XXa et la XXIa (suum militem ducebat), reçut Tordre de franchir au plus tôt les Ponts-Longs ; mais Tacite nous dit expressément que c'était pour lui une route connue, nota itinera[37]. En effet, il allait se retirer par où il était venu, par la région qui s'étend au nord de la Lippe. Il devait faire bâte, parce qu'il avait à traverser, dans le pays de Munster à Cœsfeld, au pied du Baumberg, une plaine argileuse praticable en été, mais facilement délayée par les pluies d'automne. C'était ce qu'Arminius savait bien. Nous avons dit au premier chapitre ce que l'automne avait fait des Ponts-Longs, comment Arminius, une fois qu'il vit les Romains engagés dans les défilés, occupa les montagnes, noya davantage encore la route déjà marécageuse en rassemblant les petits affluents de la Stever, qui contribue elle-même à former la Lippe, et fit courir à l'armée de Cæcina un péril dont l'intrépidité et l'expérience de ce vieux chef pouvaient seules triompher. Il n'avait pas, disions-nous, de cavalerie, car on ne peut compter pour tels les chevaux du train ni ceux que les lieutenants et lei tribuns de légions et lui-même avaient pour leur usage. On le voit, lorsqu'il veut faire une sortie, distribuer ce peu de chevaux et les siens propres aux plus braves d'entre les soldats : voilà sa cavalerie improvisée[38]. Qu'étaient cependant devenus les autres corps ? Tacite ne nous dit rien des escadrons de Pedo ; mais des quatre légions embarquées avec Germanicus, deux, la IIa et la XIVa, qu'il avait débarquées pour alléger ses vaisseaux, turent maltraitées par une marée d'équinoxe et pensèrent périr ; tant il était vrai qu'on rencontrait au-delà du Rhin non pas seulement des peuples, mais une nature, un sol, un océan et des dieux ennemis. C'était ce dont se plaignait le soldat romain : il demandait à se battre en plaine, non pas au milieu des bois et des marais ; il voulait, disait-il, que tout fût égal, le terrain et les dieux : non silvas nec paludes, sed œquis locis sequos deos[39]. Il n'était pas bien étonnant qu'en face des résultats de cette année Tibère montrât quelque mauvaise humeur. Très-résolu à ne reprendre ni l'espoir ni le dessein de conquérir la Germanie jusqu'à l'Elbe, il eût voulu qu'on se bornât à fortifier et à défendre les rives du Rhin. Il comprenait toutefois qu'on devait, pour imposer le respect, frapper un grand coup, de nature à effacer de fâcheux souvenirs. Il était donc forcé de laisser continuer une lutte qui coûtait fort cher et qu'il trouvait peu fructueuse. Germanicus, de son côté, ne négligeait rien pour que la campagne de l'an 16 fût enfin décisive. Il fit construire dans la région rhénane une flotte de mille voiles, s'engagea avec elle dans la fosse drusienne et les lacs, puis la mer, et remonta quelque peu l'Ems, sur les bords duquel il débarqua pour se diriger par terre sur les rives du Weser et attaquer les Chérusques. Bientôt le Weser lui-même fut franchi, sans doute à la hauteur de Rinteln, et c'est dans la plaine d'Idisiavisus, c'est-à-dire dans la prairie des fées[40], entre ce fleuve et une rangée de collines, que se livra la bataille. Germanicus, pendant la nuit précédente, avait parcouru sous un déguisement les tentes de ses soldats, et il avait entendu leurs expressions de dévouement envers lui, de colère contre les barbares. Des songes favorables étaient venus en outre l'encourager. Le champ du combat, appelé aujourd'hui Hessisch-Oldendorf, au pied du Süntelberg, était bien choisi par les barbares. Vaincus, ils trouveraient un refuge sur les sommets boisés, tandis que les Romains, en cas de revers, auraient un fleuve toujours difficile à franchir à la hâte. Arminius avait placé en arrière, sur les dernières hauteurs, la masse de ses Chérusques, à la fois cœur de son armée et forte réserve. Lui-même s'était posté un peu en avant et sur la pente des collines ; il avait enfin rangé au bas, dans la plaine, une partie de ses alliés. Son plan était d'attirer les Romains, en réservant ses dernières lignes ; mais il put se convaincre que ses hommes étaient incapables d'une longue discipline : ce n'étaient pas les soldats de Marbod ; il leur avait laissé toute leur fougue germanique. La bataille dut commencer vers onze heures du matin, pendant une des dernières journées de juillet ou une des premières du mois d'août de l'année 46. Les Romains s'avancèrent en bon ordre : à l'avant-garde les auxiliaires, Celtes et barbares, à pied et à cheval ; derrière eux les archers à pied, puis quatre légions ; au milieu le général, avec deux cohortes et un escadron d'élite pour sa protection personnelle. Venaient ensuite quatre autres légions, avec les archers à cheval et le reste des cohortes auxiliaires, en tout plus de cent mille hommes, sous les ordres de Germanicus. A peine les Chérusques placés sur les hauteurs eurent-ils aperçu l'ennemi, qu'ils s'élancèrent bien avant le signal, et entraînèrent ceux qui étaient devant eux. Germanicus profita de celte faute, et l'issue du combat se trouva immédiatement décidée. Stertinius reçut l'ordre de tourner, avec une partie de la cavalerie, ce qui restait de réserves barbares, en même temps que l'infanterie romaine, encouragée par un signe heureux, le vol de huit aigles, continuait de marcher contre le gros de l'armée germanique au centre de laquelle se tenait Arminius. Mais déjà les fuyards se précipitaient par les côtés et se noyaient dans le Weser, ou bien rencontraient les archers romains envoyés à leur poursuite. Arminius faisait de vains efforts pour rétablir le combat. Avec sa garde, il tenta un coup furieux contre les auxiliaires ; mais la marche en ment des cohortes gauloises, vindéliciennes et rhétiennes, paralysa ce mouvement. Déjà blessé, il ne lui restait plus qu'à se soustraire à une mort certaine. Il se barbouilla la figure avec son sang pour ne pas être reconnu des Romains ; seulement il le fut par les contingents Chauques de Germanicus, qui favorisèrent sa fuite : curieux trait, qui montre quel ascendant exerçait le chef barbare en dépit des divisions de son peuple. De la même façon sans doute échappa son oncle, le vieil Inguiomer ; peut-être était-ce lui qui, avec son ardeur irréfléchie, avait entraîné les Chérusques et amené la défaite. Une fois déjà lors de la retraite de Cæcina à travers les Ponts-Longs, il avait de la sorte empêché Arminius de vaincre. Il fallut la nuit pour arrêter le carnage ; à une distance de quatre heures de marche, la plaine, et puis les hauteurs et les bois, étaient couverts de cadavres. Les Germains avaient apporté des chaînes pour les prisonniers qu'ils comptaient faire : on répondit à cette bravade par l'érection d'un trophée portant les noms des cantons vaincus dans la journée d'Idisiavisus. Ils n'étaient pas pour cela subjugués. Quand Germanicus voulut pousser plus avant, jusqu'à l'Elbe, il rencontra un nouveau ban d'ennemis soulevés par Arminius, et commandés par Inguiomer. Il fallut soutenir un nouveau combat, que Tacite a placé sur l'ancienne frontière, dit-il, entre les Chérusques et les Angrivariens, peut-être sur la rive gauche du Weser, non loin de Minden, entre le Wiehegebirge et la Dagan. Ce fut encore, à ce qu'il semble, une très-sanglante journée, dans laquelle les Germains eurent une nouvelle preuve de l'infériorité, soit de leur discipline et de leur tactique, soit de leur armement. Leurs longues lances et leur manque d'armes défensives les livraient, dans les combats d'homme à homme, aux légionnaires armés de courtes et fortes épées et protégés par leurs boucliers. Ce succès important de Germanicus détermina la soumission de plusieurs tribus. Le vainqueur érigea un trophée avec cette inscription : Victorieux des nations entre le Rhin et l'Elbe, César a consacré ce monument à Mars, à Jupiter et à Auguste. Toutefois on touchait à septembre, et il fallut donc préparer le retour. Quelques légions furent renvoyées par la voie de terre vers leurs quartiers du Rhin. Germanicus fit embarquer le reste sur l'Ems et regagna l'océan. C'est pendant cette nouvelle traversée qu'il fut assailli par l'orage si admirablement décrit par Tacite, et qu'a' raconté aussi, dans une page curieuse, le poète Pedo Albinovanus[41]. La seule nouvelle de ce désastre suffisait à ranimer quelques mouvements chez les barbares : Germanicus les voulut tout de suite étouffer, en châtiant de nouveau les Caltes et les Muses. Encore une campagne l'année suivante, pensait-il, et son œuvre en Germanie serait achevée. Tibère ne le permit pas ; peut-être suffit-il des raisons que nous avons indiquées plus haut pour expliquer cette défense. Il n'envia pas du moins à Germanicus un nouveau triomphe après celui que le jeune prince avait déjà obtenu, au commencement de l'an 12, pour sa participation à la guerre contre les Dalmates et les Pannoniens. Ovide, dans une de ses poésies Pontiques[42], raconte, quoique absent, la première de ces deux journées ; la seconde nous est décrite par Strabon[43] et Tacite[44]. Celle-ci eut lieu, suivant l'historien romain, le 26 mai de l'année 17, à l'occasion, comme disait la formule officielle, de la victoire remportée sur les Chérusques, les Cattes, les Angrivariens et les autres peuples du Rhin à l'Elbe. Les dépouilles, les captifs, les représentations des montagnes, des fleuves, ou bien des batailles, y précédaient, dit Tacite, le vainqueur. Ovide avait dit de même qu'on portait devant le triomphateur, en l'an 12, avec des glaives et des javelots groupés en trophées, les images en argent des villes barbares, de leurs murailles renversées et de leurs habitants subjugués, puis celles des fleuves, des montagnes, des prairies et des bois, c'est-à-dire les peintures ou même les reliefs figurant ces divers objets. Strabon, dans une page célèbre, ajoute un vivant commentaire au récit de Tacite. D'après des témoins oculaires évidemment, — car il parait, quant à lui, n'être pas revenu à Rome pendant la seconde moitié de sa longue vie, — il donne l'aspect de la journée, et les noms des captifs qui marchaient devant Germanicus, ainsi que des tribus inscrites comme vaincues. Ce fut un magnifique triomphe, dit-il. Les illustres captifs étaient Ségimund, fils de Ségeste, chef des Chérusques, et sa sœur, puis l'épouse d'Arminius, Thusnelda, et son fils, qui avait alors trois ans ; c'étaient ensuite Sésithacus, fils de Ségimer, autre chef des Chérusques, avec son épouse Rhamis, fils d'Ucromir, chef des Cattes, puis Deudorix, fils de Bétorix, qui était frère lui-même de Mélo le Sicambre. On voyait aussi Libès, prêtre des Cattes, et beaucoup de captifs des tribus ravagées, Chauques, Usipiens et Tenctères, Chérusques, Cattes, Cattuares, Marses et Tubantes. Et parmi les spectateurs devant qui défilait ce brillant cortège, où figuraient son fils, sa fille et son petit-fils, on montrait un autre chef germain, le beau-père d'Arminius, ce Ségeste, qui avait de bonne heure abandonné la cause de sa patrie. Il est bien fâcheux que nous n'ayons dans Strabon ni
Tacite, ni ailleurs, aucun détail sur ce que pouvaient être ces images de
pays, de villes, de fleuves, de montagnes que le peuple romain admira dans
cette journée. Elles eussent pu être de nature à beaucoup nous instruire, car
nous savons que c'étaient en général des reproductions très-précises. De
vastes peintures, des statues improvisées, des tableaux vivants, devaient offrir
aux yeux des spectateurs les scènes, les actions, les personnages. Marcellus,
dès le temps de l'ancienne république, avait montré, lors de son triomphe,
une peinture de la prise de Syracuse. Paul-Émile fit venir pour le sien un
peintre grec, Métrodore. Ce luxe, comme tous les autres, ne fit que s'accroître
sous l'empire. Comme cela se faisait encore dans la Rome du moyen âge, au
temps de Rienzi, on parlait à la foule par des représentations figurées. Le
triomphe de Vespasien et de Titus, après leurs guerres contre la Judée, fut
en cela particulièrement remarquable. On y vit, se déployant en relief aux
différents étages d'une vaste construction en bois, ornée de riches
tapisseries, d'ornements d'ivoire et d'or, les différentes scènes des
campagnes qu'on venait d'accomplir. On remarquait,
dit Josèphe, un riche pays tout désert ; on voyait
des troupes d'ennemis succomber, fuir, devenir prisonnières ; de puissantes
murailles cédaient aux coups des machines de siège ; de hautes forteresses
étaient prises d'assaut ; on voyait l'attaque, la prise de la ville, les
luttes corps à corps, les massacres, l'incendie des temples, l'écroulement
des maisons... Une statue allégorique du Jourdain figurait à ce
triomphe, nous le voyons par un des bas-reliefs de l'arc de Titus ; de même,
sans aucun doute, on avait dû faire figurer au triomphe de Germanicus le Rhin
personnifié, avec d'autres représentations de scènes ou de lieux que nulle
autre information ne nous permet de deviner et de reconstituer. Mais le plus précieux trait que Strabon nous livre, c'est la présence de la fière Thusnelda, conduisant par la main le jeune fils d'Arminius : elle l'avait enfanté, nous nous le rappelons, dans la captivité, loin de son mari qui continuait la lutte. Tacite jette en quelques lignes sur la destinée ultérieure de cet enfant, dont Strabon nous apprend le nom, Thumélicus, — une lueur incomplète mais sinistre ; faisant allusion à un projet d'ouvrage qu'il n'a sans doute pas accompli : Je raconterai en son temps, dit-il, comment il fut élevé à Ravenne, et de quelle cruauté du sort il fut la victime, quo mox ludibrio conflictatus[45]. Nul ne peut dire de quelles infortunes Tacite veut parler ; mais si l'on se rappelle que Ravenne était le lieu où, sous la garde de l'infanterie de marine, on instruisait les gladiateurs, si l'on imagine que le jeune fils d'Arminius, de bonne heure séparé de Thusnelda, dont on pouvait craindre les conseils maternels, ait fait partie de ces écoles de gladiateurs et qu'il ait plus tard servi aux plaisirs du peuple romain, qu'il n'ait même dil qu'à cela le nom que nous transmet le géographe grec, nom qui signifie comédien ou homme de théâtre, on aura, sans un extrême abus des conjectures, ce semble, un commentaire à la hauteur de la tragique expression dont s'est servi Tacite[46]. L'historien romain achève sa courte description du triomphe de Germanicus en disant que ce qui attirait surtout les regards, c'était l'air majestueux du vainqueur, et son char couvert de ses cinq enfants ; mais de tristes pressentiments, ajoute-t-il, venaient à la pensée, quand on se rappelait l'affection publique placée sur son père Drusus avec peu de bonheur, son oncle Marcellus enlevé si jeune aux hommages de l'empire, les amours du peuple romain si tôt flétries et si infortunées, breves et infaustos populi romani amores. La poétique tristesse de Tacite nous émeut, ainsi que la pensée qu'il évoque de ces glorieuses destinées interrompues par la mort ; mais nous sommes d'autant plus sensibles à sa propre émotion si nous nous rappelons qu'il semble n'avoir pas réservé ses sympathies uniquement pour les vainqueurs, et si nous croyons lire dans l'amertume de ses propres paroles à propos de Thumélicus un certain accent de pitié. Ce qui justifiait Tibère d'interrompre les campagnes de Germanicus au-delà du Rhin, c'est que précisément dans cette année 17, une grande guerre civile éclatait entre Arminius et Marbod. On n'avait qu'II laisser faire les haines intestines, pensait l'empereur : la Germanie se déchirerait elle-même. Nous avons vu que Marbod avait refusé de se joindre au chef des Chérusques contre Rome ; quelques-uns des peuples unis au roi des Marcomans s'étaient cependant joints à son rival contre l'ennemi commun. En voilà assez pour expliquer leur dernière querelle. Si les Longobards et les Semnons avaient quitté Marbod, le vieil Inguiomer, jaloux de son neveu Arminius, était passé avec les siens du côté opposé. En outre, le parti romain subsistait à côté de ces deux factions intérieures : la discorde était donc extrême. Elle ne fit plus que se multiplier et porter ses fruits. Arminius et Marbod se livrèrent plusieurs batailles, à la suite desquelles ce dernier acheva de perdre l'ascendant que sa neutralité précédente avait commencé d'ébranler. Onze ans plus tôt il avait traité avec Rome, dans le moment où il pouvait, grâce à la révolte des Pannoniens et des Dalmates, lui porter un grand coup. Il fit mieux maintenant : il envoya demander du secours à Tibère contre le défenseur dévoué de l'indépendance germanique. L'empereur se garda bien de lui envoyer une armée ; mais il chargea son fils Drusus d'aller en observation dans les provinces romaines du Danube. De là il devait suivre les événements, et aussi les diriger. A défaut des armes, il avait mission d'employer la ruse, c'est à-dire d'envenimer par des intrigues secrètes les divisions des Germains. Le succès ne lui manqua pas : haud leve decus Drusus quœsivit, inliciens Germanos ad discordias[47]. Encouragé sous main par lui, un jeune chef de la tribu des Gothons, un de ceux que Marbod avait vaincus, Catualda, envahit le royaume, et bientôt même la capitale de son rival. Marbod n'eut plus de recours qu'à implorer de l'empereur, non pas cette fois une armée, mais un refuge. Cette nouvelle prière était tout à fait de nature à être agréée, car le roi barbare, une fois au pouvoir des Romains, leur servirait d'épouvantail et d'instrument contre tout chef qui ferait mine de devenir trop puissant chez les Suèves : on aurait par lui un motif permanent d'intervention. Tibère renvoya à Ravenne rejoindre le prince dalmate Bats et le jeune fils d'Arminius ; il y vieillit sans honneur pendant dix-huit ans. Marbod avait cependant fondé et maintenu pendant un quart de siècle dans la Germanie méridionale une puissance considérable. On peut calculer les craintes que cette puissance avait inspirées aux Romains par la joie que Tibère laissa éclater au moment du triomphe. Quand il reçut la lettre invoquant un asile, ses paroles au sénat furent significatives : Ni Philippe n'avait été aussi redoutable pour les Athéniens ni pour Rome Pyrrhos et Antiochus[48]. Velléius n'a pas assez d'admiration et de reconnaissance pour l'adroite politique de Drusus, qui avait su attirer ce dangereux ennemi hors du royaume où il s'était retranché, comme un habile enchanteur sait faire sortir de sa ténébreuse retraite un serpent caché sous la terre[49]. Était-ce pour avoir dépassé la mesure de ce que les Germains pouvaient accepter de lois nouvelles, de discipline et de royauté, ou bien était-ce pour avoir oublié la cause nationale au profit de son unique puissance que Marbod avait échoué ? Peut-être, croyant pouvoir confondre les divers desseins, avait-il rêvé une sorte de rivalité en face de l'empire. De telles visées n'étaient pas permises à la Germanie : c'était assez qu'elle ne se laissait pas soumettre ; elle ne pouvait rien créer par elle seule et sans Rome. La preuve en était tout au moins dans ses divisions intestines, particulièrement dans ce partage déjà alors si tranché entre le nord et le sud de l'Allemagne, cause perpétuelle de faiblesse, que la politique de Tibère avait fort bien su mettre à profit. C'étaient ces mêmes dissensions qui allaient combler la joie de home, en ruinant à leur tour et Catualda, le vainqueur de Marbod, et Arminius lui-même : tous deux succombèrent, non par les Romains, mais grâce aux intrigues de leurs parents ou alliés. Un chef barbare alla jusqu'à offrir à Tibère, en échange de certaines conditions, d'empoisonner Arminius[50] ; mais la politique romaine n'avait pas besoin de se charger de ce crime : peu de temps après, Arminius succombait assassiné par quelqu'un des siens. Il mourait à trente-sept ans, doublement honoré par les regrets de la Germanie et le sincère hommage de Tacite : liberator haud dubie Germaniæ... canitur adhuc barbaras apud gentes. Après cette grande lutte, les Annales de Tacite ne donnent plus, sur l'attitude des tribus germaniques, que des indications passagère% et de nature à faire croire à un certain progrès de l'influence romaine au-delà du Rhin. Nous avons perdu, comme on sait, la partie de son livre qui traitait du règne de Caligula ; peut-être y aurions-nous trouvé quelque sérieuse explication sur cette campagne vers le Rhin, que le récit de Suétone nous présente comme uniquement ridicule. Il faut du moins se souvenir, quand Suétone raconte les sévères mesures prises par l'empereur dès qu'il fut arrivé au camp, des très-intéressantes informations que Tacite nous a antérieurement données[51] sur ce Lentulus Gétulicus, qui commandait les légions de haute Germanie. Maître absolu de ses soldats dont il était adoré, disposant des légions de basse Germanie par son beau-père Apronius, Lentulus s'était attaché à la fortune de Séjan, après la chute duquel il avait osé écrire à Tibère qu'il resterait inviolablement fidèle tant qu'on ne l'attaquerait pas, mais qu'il verrait dans son rappel un arrêt de mort, et qu'il résisterait. Il avait été, dit Tacite, jusqu'à proposer un traité selon lequel, cédant le reste de l'empire à Tibère, il se réservait sa province de Germanie supérieure. Tibère, au déclin de l'âge, n’avait pas engagé la lutte ; peut-être Caligula se proposait-il de resserrer le frein. Quant aux barbares, ils semblent n'avoir donné lieu ni alors ni sous le règne de Néron, que les Annales nous racontent presque en entier, à de sérieuses inquiétudes. Si les Chauques, dont les pirateries incommodaient le nord de l'empire, mettent à leur tête un chef qui, après avoir longtemps servi auprès des légions, consent à les combattre[52], les Chérusques, de leur côté, demandent à Rome même un roi, et Claude leur envoie Italicus, fils de ce frère d'Arminius qui avait déserté la cause nationale. L'empereur lui fournit de l'argent et lui donne une garde : Italicus sera le premier souverain qui, citoyen romain à Rome, ira régner sur des étrangers[53]. De même les Frisons, après mainte révolte, se soumettent volontairement ; le gouverneur de basse Germanie, Corbulon, leur assigne un territoire, et établit chez eux, avec une forteresse, un sénat, des magistrats et des lois. D'autre part, les Cattes sont châtiés de leurs incursions en haute Germanie, et doivent rendre un certain nombre des soldats de Varus qu'ils gardaient prisonniers depuis quarante ans. Enfin l'empire donne asile au roi des Suèves, Vannius, qu'un règne long et généralement paisible n'avait pas préservé de certaines intrigues domestiques. L'époque de Claude et de Néron n'offre pas de plus graves épisodes. Les Germains souffrent des mêmes divisions intestines qui ont déjà causé la chute de Marbod et celle d'Arminius. C'est le moment de la ruine des Chérusques, auxquels succède la puissance des Cattes. Les Caltes eux-mêmes sont exterminés par les Hermundures, à qui ils disputent la possession d'une saline. Il y a alors au-delà du Rhin une de ces périodes d'anarchie et de guerre civile qui arrachaient des cris de joie au patriotisme inquiet et jaloux d'un Tacite. Par contre, ce sont les légions romaines de Germanie, avec leurs auxiliaires Germains, avec les huit cohortes de Bataves cantonnés chez les Lingons, qui remplissent du bruit de leurs révoltes dans le sein de l'empire les deux premiers livres des Histoires. On se rappelle le concours qu'elles prêtèrent à Vitellius, le signal donné par la IVa et la XXIIa, de haute Germanie[54], la marche désordonnée de toute cette armée demi-barbare vers les Alpes et l'entrée tumultueuse dans Rome, où se trouvait déjà réunie toute une milice inaccoutumée, grossie de détachements venus d'Illyrie, de Bretagne de Germanie, que Néron avait dirigés vers l'Orient en vue d'une expédition contre l'Albanie, mais qu'il avait fait revenir d'Égypte harassés, épuisés, mécontents, matière toute préparée pour les émeutes et la guerre civile. Du milieu de l'horrible anarchie dont l'empire à son tour donnait l'exemple, naquit le redoutable soulèvement de Civilis, un des plus nobles chefs des Bataves. Les Romains avaient mécontenté son peuple par des levées oppressives et de cruelles insultes. Lui-même, accusé de rébellion avant de l'avoir mérité par Fonteius Capito, légat de Néron en basse Germanie, s'était vu, pendant la dernière année de ce règne, chargé de chattes et envoyé vers l'empereur pour être condamné : Galba lui avait fait grâce. Irrité contre Rome, il se déclara contre Vitellius pour Vespasien, prétexte commode pour profiter des troubles de l'empire en s'y mêlant ; il fit révolter ses Bataves, auxquels se joignirent bientôt les Canninéfates et les Frisons. Les principaux de ceux sur lesquels il pouvait compter, réunis au fond d'un bois sacré dans un banquet nocturne, s'étaient liés envers lui par de solennels serments. Dès les premiers combats, engagés par lui-même à l'improviste sur le Rhin, il parut redoutable, parce que, tout aussitôt, les auxiliaires barbares des armées romaines, entraînés par son nom, firent défection. Sur la flotte romaine du Rhin, pilotes et centurions furent massacrés : les vingt-quatre vaisseaux furent pris ou se livrèrent eux-mêmes. Ces premiers succès valurent promptement à Civilis l'adhésion des Gaules. Tacite affirme que c'était tout d'abord son plan d'entraîner cette contagion de la révolte, et qu'il avait médité une révolution n'allant à rien moins qu'à le faire roi de ces riches et puissantes contrées, in Gallias Germaniasque intentus, si destinata provenissent, validissimarum ditissimarumque nationum regno imminebat[55]. D'ailleurs les récentes révoltes des légions romaines, dans les deux provinces de Germanie, avaient préparé cette solidarité entre la Gaule orientale et la contrée du Rhin : Tacite répète plusieurs fois au premier livre des Annales que les Trévires et les Lingons, voisins de ces cantonnements militaires, faisaient cause commune avec les légions vitelliennes ; huit cohortes de Bataves avaient leurs quartiers dans le pays de Langres ; les légions du Rhin avaient elles-mêmes leurs auxiliaires barbares. Tout un ensemble de traits particuliers nous fait ainsi comprendre de quel danger Civilis put très-promptement menacer Rome, et combien les deux mondes commençaient à se pénétrer et même, dans une certaine région voisine des frontières, à se confondre. Au reste, contre Rome elle-même se multipliaient les sinistres présages : le Capitole avait été incendié, et les Druides répétaient que les temps étaient accomplis, que la puissance allait passer de l'empire aux nations transalpines[56]. Les pages dans lesquelles Tacite a décrit les divers combats livrés par Civilis offrent, à vrai dire, un commentaire direct de plusieurs chapitres du livre sur la Germanie. Civilis agit en véritable chef barbare. Derrière son armée il place sa propre mère, ses sœurs, les femmes et les enfants de ses soldats, afin de s'exciter lui-même et de les exciter à vaincre, et pour leur faire honte s'ils viennent à plier[57]. N'est-ce pas là ce que Tacite nous a décrit dans sa peinture des mœurs germaniques ? Ne reconnaît-on pas cette armée qui, au lieu d'être un assemblage formé par le hasard, se compose de guerriers unis par les liens du sang et de la famille[58] ? Comme les barbares d'au-delà du Rhin, les soldats de Civils inaugurent le combat par le chant des guerriers et les hurlements des femmes, virorum motu, feminarum ululatu sonuit acies[59]. On retrouve ici le fameux barritus, cette clameur rauque et saccadée que les Germains faisaient entendre avant la bataille en serrant le bord du bouclier contre la bouche, pour que la voix répercutée sortît plus forte et phis retentissante[60]. Dans Civilis le Germain se reconnaît encore à ce vœu de laisser croître sa chevelure jusqu'à ce qu'il ait triomphé des Romains[61] ; et Tacite nous a dit en effet que c'est chez plusieurs tribus un usage général de se laisser croître la barbe et les cheveux, et de ne dépouiller cet aspect sauvage qu'après s'être délié par le meurtre d'un ennemi[62]. Civilis envoyait en présent ses prisonniers romains à Velléda, cette prêtresse des Bructères, qui, du fond de la tour mystérieuse où elle avait établi sa retraite, rendait ses oracles et prédisait l'avenir[63]. Nul mieux que lui ne savait profiter contre les légions des dangers et des menaces que leur opposaient le climat et le sol de la Germanie. C'était dans les bois sacrés, à un banquet suprême, qu'il réunissait, comme Arminius, ses guerriers avant l'entrée en campagne ; c'était là qu'il allait chercher ces farouches enseignes, en forme d'oiseaux de proie ou de dragons, qui faisaient trembler les Romains eux-mêmes[64]. Retiré dans l'île des Bataves, il était habile à rompre les digues ou bien à appeler son ennemi au milieu de marais qui lui devenaient funestes. Puissant d'abord par l'alliance des Trévires, sous Classicus et Tutor, et des Lingons, sous leur chef Sabinus, il enferma deux légions dans Vetera, les réduisit à la famine et les massacra. Il songeait à raser Cologne ; mais l'adversaire que lui envoya Vespasien, Pétilius Cerealis, le battit deux fois, à Trèves et à Vétéra, et le força de traiter. Nous ignorons sa fin, le récit de Tacite pour ce qui le concerne ne nous ayant été conservé qu'en partie ; nous voyons seulement par la suite les Bataves replacés dans l'alliance romaine, à peu près aux mêmes conditions qu'auparavant. Sous Domitien, nulle trace de lutte générale entre Rome et la Germanie, mais encore une révolte d'un légat de Germanie supérieure, Lucius Antonins Saturninus, qui se fait proclamer empereur par deux légions romaines. Il comptait sur le secours des barbares : une crue subite du Rhin l'en priva et bêta sa punition. Domitien lui-même, s'étant rendu en Gaule sous prétexte de faire le recensement, traversa le fleuve à l'improviste et vint combattre les Canes, qui habitaient la Hesse. A en croire ses flatteurs, il aurait remporté là d'importantes victoires. Martial[65] l'appelle summe Rheni domitor ; des monnaies le représentent foulant aux pieds le dieu Rhin[66] ; mais Tacite rabaisse cette gloire en racontant qu'à l'exemple de Caligula, Domitien fit paraître à son triomphe, au lieu de prisonniers, des esclaves d'emprunt, vêtus et coiffés à la manière des barbares. Il est certain toutefois, d'après le récit de Frontin, l'auteur des Stratagèmes, témoin de cette expédition, que l'empereur livra aux Cattes quelques combats, et lit élever, pour protéger le territoire réputé conquis, une fortification achevée dans la suite par ses successeurs. Peu de temps après cette expédition, Tacite, au chapitre XXIX de sa Germanie, considère la région où elle semble avoir eu lieu, c'est-à-dire les terres dites décumates, comme une véritable enclave de l'empire. Ce n'est plus, du reste, dans Tacite que nous aurions à chercher le récit de nouveaux épisodes. Bien qu'il ait écrit sous Trajan, il s'est arrêté à la mort de Domitien, et le temps a détruit toute la dernière partie de ses Histoires, depuis les commencements du règne de Vespasien. L'ensemble des traits que nous avons pu recueillir dans son œuvre ou autour de son œuvre n'en forme pas moins un tableau général et complet de la lutte engagée entre Rome et la Germanie pendant une première période, qui s'étend jusqu'à la fin du premier siècle après l'ère chrétienne. Cette période est close par des travaux de colonisation et de défense auxquels, dans la région rhénane, Trajan lui-même a pris une active part. Consul dès 91, sept ans avant de devenir empereur, Trajan avait été investi d'abord du gouvernement d'Espagne, et ensuite de celui de la haute, puis de la basse Germanie. La récente expédition de Domitien avait irrité, tout au moins agité les tribus de la région centrale du Rhin. La politique de Trajan fut de renoncer à toute attitude offensive, d'employer la prudence et de se montrer vigilant. Adopté par Nerva le 27 octobre 97, il se trouvait à Cologne quand les envoyés du sénat vinrent lui apprendre son avènement à l'empire après la mort de l'empereur, survenue le 27 janvier 98. Il était aussi nommé à un second consulat pour cette dernière année. Les cinq années qu'il commanda sur le Rhin avant d'aller à Rome revêtir le pouvoir suprême furent consacrées à prendre possession du territoire des Mattiaques[67], sur la rive droite du fleuve, et à élever des forts. Nous avons déjà eu occasion de nommer quelques-unes des places précédemment fondées parles Romains, en particulier sur la rive gauche, pour défendre le passage du fleuve. Il y en avait deux principales dans la région du Rhin supérieur : c'était Vindonissa, sur l'Aar, lieu de campement de la légion XIIa Claudia, de la XXIa Rapax, depuis la mort de Néron, et des cohortes rhétiques ; aujourd'hui Windisch en Argovie, où se sont conservés des restes d'amphithéâtre et d'aqueduc. — C'était ensuite Augusta Rauracorum, colonisée au temps d'Auguste, aujourd'hui Kaiser-Augst près de Bâle, où se trouvent aussi les débris d'un grand amphithéâtre, d'un temple et de bains romains. Le bourg de Rheinfelden, près d'Aarau, a paru construit en partie avec les pierres de la vieille ville romaine, et Badenweiler, dans le grand-duché de Bade, offre quelques fragments de ses bains antiques. — Plus bas, la rive gauche était occupée par les Triboques, les Némètes et les Vangions, trois peuples germaniques qui, après avoir fait partie de l'armée d'Arioviste, avaient accepté la protection romaine, et remplissaient le rôle de gardiens du fleuve. Argentoratum, chez les Vangions, paratt dans Ptolémée, vers le milieu du second siècle, comme quartier de la VIIIa légion. Les noms de Stratehurgum et Stratisburgum, désignant cette place, paraissent dans la Notitia dignitatum et dans le Géographe de Ravenne, c'eet-à-dire au plus tôt au cinquième siècle, et marquent sans doute qu'elle était alors devenue le lieu de réunion de plusieurs routes. A partir du point où il reçoit sur sa rive droite le Mein jusqu'à l'embouchure de la Nahe sur la rive gauche, le Rhin coule, non plus du sud au nord, mais brusquement de l'est à l'ouest, et puis de nouveau du sud au nord. Le premier des deux coudes ainsi formés par son cours est marqué, sur la rive gauche, par la place de Moguntiacum (Mayence), et le second par celle de Bingium (Bingen en Hesse-Darmstadt). Ce qu'on appelle de nos jours dans cette dernière ville la Kloppburg est certainement une ruine romaine ; quant à Mayence, nous avons déjà dit qu'on pouvait la faire remonter à l'ancienne fondation de Drusus. C'était le cantonnement des légions formant l'armée supérieure de Germanie et la capitale de la province correspondante. Elle marquait le point extrême d'une route commençant à Milan, et touchait aussi à la route de Trèves à Strasbourg. Son musée actuel d'antiquités, sous l'habile direction de M. Lindenschmit, réunit un très-grand nombre de débris romains, et l'on voit encore, dans l'enceinte réservée à la citadelle, la massive construction qui fut sans doute jadis le monument élevé à la gloire de Drusus par ses soldats aussitôt après sa mort. Depuis Bingen, le Rhin, resserré par le Taunus, coule dans un lit très-étroit entre des rives élevées et pittoresques, jusque vers l'embouchure de la Moselle, où ses rives s'abaissent. Les Romains n'avaient pas négligé ce dernier point, très-important ; ils l'axaient fortifié sous le nom de Confluentes (Coblentz). On rencontrait ensuite Antunnacum, chez les Chiens, sur la route entre Coblentz et Bonn. C'est cette ville qui, dans le Géographe de Ravenne, s'appelle Anternacha, et devient au moyen âge Andernach, avec sa grosse tour romaine où s'amarrent les bateaux. Tout près de là César jeta son célèbre pont du Rhin[68]. Drusus construisit le sien un peu plus bas, à Bonn, place mentionnée souvent dans Tacite, importante situation, et, à cause de cela, lieu de campement d'une légion romaine. C'est au sujet de cette ville qu'il y a dans Florus un passage fort difficile à expliquer. Drusus, dit-il, fit élever sur la rive du Rhin plus de cinquante châteaux forts ; il réunit par un ou plusieurs ponts Bonn et Gesonia, et protégea toutes ces places par des flottes[69]. Qu'était-ce que cette Gesonia réunie de la sorte à Bonn ? On ne retrouve absolument aucune trace romaine sur la rive droite du Rhin en face de ce lieu et, de fait, le fleuve est là trop large pour qu'on admette aisément une telle entreprise. Aussi a-t-on proposé diverses leçons pour expliquer le Gesoniam cum que donnent les manuscrits. Enfin M. Lersch[70] a vu ingénieusement, quoique avec trop de hardiesse peut-être, dans le nom transmis par les copistes une corruption du vieux mot Verona ou Berona, désignant une sorte de faubourg situé jadis au sud-ouest de Bonn, et séparé de la ville par des fossés pleins d'eau, que Drusus, dans une vue de sécurité militaire, aura rendus franchissables. Cologne, de laquelle parait avoir relevé totale territoire des Ubiens[71], était la métropole de la Germanie inférieure. Dotée du jus italicum, elle avait bientôt prospéré, et des monuments importants, surtout un temple de Mars, succédant peut-être à un temple barbare, s'y étaient élevés. Un peu plus bas se trouvait Novesium, souvent nommée dans les Histoires de Tacite, place forte du pays des Ubiens, sur la route de Cologne à Vétéra, sans doute la ville actuelle de Neuss, tout près de Düsseldorf. Gelduba venait ensuite, peut-être Gelb aujourd'hui ; le fort élevé en ce lieu appartenait encore au pays des Miens. Quant à la fameuse ville d'Ascihurgium, fondée, suivant la tradition, par Ulysse, et où se voyait un autel consacré par ce héros, portant encore son nom et celui de son père Laërte — Tacite nous a conservé au troisième chapitre de sa Germanie ces mythiques souvenirs —, on croit en retrouver l'emplacement dans le village actuel d'Asburg, voisin de Mörs, en face de l'embouchure de la Ruhr : on a trouvé du moins en ce lieu un certain nombre de débris antiques. La table de Peutinger marque très-précisément, entre Gelduba et Vétéra, une Asciburgia qui doit correspondre à la ville mentionnée par Tacite ; d'autre part Ptolémée[72] et le Géographe de Ravenne placent une ville du même nom sur la rive droite du fleuve, probablement au lieu où s'élève aujourd'hui Duisburg. Il est possible qu'une même dénomination se soit appliquée à deux localités différentes, séparées seulement par le fleuve. Ce nom se retrouve du reste une autre fois encore dans Ptolémée[73], pour désigner, au centre même de l'Allemagne, un groupe montagneux probablement identique avec le Riesengebirge ; on sait que le souvenir des voyages errants d'Ulysse, comme celui des Argonaines, avait laissé de nombreuses traces dans les vallées ou sur les bords des grands fleuves qui avaient servi de voies aux primitifs essors de la découverte, du commerce et de la civilisation. — Nous connaissons, par ce que nous avons résumé des récits de Tacite, Vetera castra. C'était le lieu de campement de deux légions, la Va Macédonique, la XXIa Rapax jusqu'à la mort de Néron, et plus tard la XXXa Ulpia Victrix. On a cru retrouver quelques restes du pont qu'y avait jeté sur le Rhin Germanicus ; Trajan aussi s'en servit comme d'un utile point stratégique. Arenacum, ville des Bataves, est citée dans les Histoires de Tacite, qui y place la légion Xa Gemina[74] ; c'est aujourd'hui Arnhem, selon Cluvier, ou Clèves, ou, selon d'Anville, le village nommé Aert. Elle était située en tous cas à la tête de lite des Bataves. — A partir de là le Rhin se partageait en deux branches principales, celle qui, conservant le nom du fleuve, passait par Trajectum et Lugdunum ou Leyde, et celle qui, sous le nom de Vahalis, allait par Noviomagus se joindre à la Meuse et se jeter dans la Mer germanique par le Helium ostium. Noviomagus ou Noviomagi, aujourd'hui Nimègue, n'est pas cité dans Tacite ; mais les inscriptions qui y ont été trouvées ne laissent pas douter que la légion Xa Gemina n'y ait été cantonnée après la guerre de Civilis[75]. — Tacite a nommé encore plusieurs oppida des Bataves qu'on voit occupés à certains moments par les troupes romaines : Vada, Grinnes, Batavodurum ; il serait difficile d'identifier ces places avec quelque certitude. Pour ce qui est de la rive droite du Rhin, nous avons marqué aussi les principaux postes que, depuis Drusus, les Romains y avaient fondés et entretenus. Aliso, aujourd'hui sans doute Elsen, près de Paderborn, occupait le premier rang parmi ces stations avancées. Artaunum, aujourd'hui Salburg, dans le Taunus, est sans doute, avons-nous dit, indiqué par allusion dans Tacite avant d'être nommé dans Ptolémée. Nous avons parlé des Longs-Ponts construits par les légions dans les endroits marécageux, soit au travers de ce qu'on appelle encore de nos jours le marais de Burtange, sur la frontière orientale de la Hollande, soit en Westphalie, sur la rive nord de la Lippe. On a cru enfin pouvoir distinguer dans le récit de Tacite, au second livre des Annales[76], une place nommée Amisia, sur les bords de l'Ems, et sous la protection de laquelle Drusus aurait placé sa flotte ; mais comme le même nom désigne aussi précisément ce fleuve, il n'est pas sûr qu'on soit autorisé à faire cette distinction. Classis Amisiæ relicta lœvo amne peut vouloir dire seulement que la flotte de l'Ems jeta l'ancre en face et près de la rive gauche. Il est vrai toutefois que Ptolémée nomme une Άμεισία ou Άμισία, qu'on a voulu identifier avec Delfzyl. Drusus, qui s'était emparé de l'île de Burchana, en avant de l'embouchure de l'Ems, et qui y avait sans doute établi une station utile pour sa flotte, pouvait bien avoir voulu se procurer une autre station sur les bords mêmes du fleuve. En tout cas, Tacite n'offre qu'un seul passage où l'on puisse se demander s'il ne désigne pas en effet par ce nom une station romaine au-delà du Rhin. C'était incontestablement au sud du bassin rhénan, vers le cours supérieur du fleuve, que la colonisation et l'occupation romaines, admettant à la fois des éléments celtiques et germaniques, s'étaient le plus avancées. Tacite a expliqué dans sa Germanie comment se peuplèrent les champs décumates. Ce furent d'abord des Gaulois sans feu ni lieu qui allèrent s'établir, après qu'une campagne de Drusus en eut fait fuir les Suèves Marcomans, dans cette région située entre le haut Rhin et les sources du Danube. Il y a là une sorte de triangle qui commande tout le sud-ouest de la Germanie, et qu'il importait fort aux Romains de ne pas laisser entre les mains de peuples hostiles. Quand ces Gaulois y furent entrés, Borne vint aussitôt leur offrir ou leur imposer sa protection, en échange de laquelle ils durent payer sans doute une redevance égale au dixième des produits de leur agriculture : de là le nom de decumates ou decumani. Le pays ne put toutefois passer pour incorporé à l'empire qu'après qu'il eut été entouré d'une ligne de fortifications destinée à protéger aussi le territoire occupé par les armes romaines sur la rive gauche du Rhin. Cette ligne consistait, suivant les besoins de la défense, en fossés flanqués de remblais ou aggeres, et, par intervalles, munis de châteaux forts et de tours, en stations militaires avec murs fortifiés, etc. On appelait cette série de travaux le limes transrhenanus. Commencée par Tibère et Drusus, continuée par presque tous les empereurs, elle partait de Cologne, et, en passant par Ems, la région du Taunus, Aschaffenbourg et Lorch, elle venait se rejoindre à une autre ligne couvrant le haut du Danube, limes transdanubianus, et s'arrêtant à Ratisbonne. Les restes de ces fortifications subsistent encore çà et là désignés sous les noms de Pfahlgraben, fossés fortifiés par des pieux, Teufelsmauer, mur du Diable, etc.[77]. Voilà en avant de quelles frontières l'Empire sut organiser les deux provinces de Germanie. On a beaucoup discuté sur la quadruple question de savoir quand ces provinces avaient été instituées, quelle était leur frontière commune, où commençait au sud la Germanie supérieure, et si les deux provinces n'avaient pas une existence individuelle, ou bien si elles dépendaient en quelque chose de la province voisine, de la Belgique. Nous ne voulons qu'ajouter quelques mots sur chacune de ces questions, afin de donner tous les principaux traits d'un tableau de la frontière au temps où écrivait Tacite. Il est certain que les Germanies cisrhénanes formaient deux provinces séparées au commencement du règne de Néron. Tacite raconte en effet[78] que, Paulinus Pompeius et Lucius Vetus y étant légats, Paulinus fit achever la digue commencée soixante-trois ans auparavant par Drusus pour contenir le Rhin, et Vetus se proposa de creuser un canal pour joindre la Saône et la Moselle. Les troupes romaines, embarquées sur les côtes de la Méditerranée, et remontant le Rhône et la Saône, auraient été portées par ce canal, en évitant l'embarras et la fatigue des marches, de la Moselle dans le Rhin et de là dans l'océan. Ælius Gracilis, légat de Belgique, fit avorter ce projet en effrayant Velus sur le danger de porter ses légions dans une province qui n'était pas la sienne, et de paraître briguer l'affection des Gaules, ce dont l'empereur prendrait de l'ombrage. Tel est le récit de Tacite ; ses expressions ne legiones alienœ provinche inferret prouvent que la Germanie où commandait Velus, évidemment la Germanie supérieure, voisine de la Saône, était bien une province distincte, au même titre que la Belgique. Ce texte se rapporte à l'année 58 ; c'est encore au règne de Néron que se rapporte un autre passage très-formel de Tacite, qui dit qu'avant l'époque de Vitellius, chacune des deux armées de Germanie cisrhénane restait dans les limite de sa province[79]. Mais nous pouvons remonter plus haut. Tacite[80] mentionne L. Apronius, propréteur de la basse Germanie, qui fait venir des troupes de la province supérieure : Apronius, inferioris Germaniæ proprætor, vexilla... e superiore Germania accivit. Nul doute, on le voit, que les deux Germanies ne fussent dès lors distinctes. Plus anciennement encore, des légats de Germanie tout désignés soit par le mot legati, soit par des expressions qui paraissent synonymes ; Visellius Varron est dit inferioris Germaniæ legatus pour l'année 21[81] ; Lentulus Getulicus, vers l'année 28, superioris Germaniæ legiones curabat[82]. Bien plus Tacite, rendant compte, pour la première année du règne de Tibère, de l'état de la frontière rhénane au début de la révolte des légions, s'exprime ainsi[83] : Duo apud ripam Rheni exercitus erant : cui nomen superiori sub C. Silio legato ; inferiorem A. Cæcina curabat. La question est de savoir si le mot exercitus peut passer pour désigner ici une province. Or, dans le premier des passages de Tacite que nous venons de citer, le double commandement de Pompeius et de Vetus est désigné par ces mots : exercitui præerant ; une intéressante inscription, restituée par M. Léon Renier, et qui se rapporte au règne de Vespasien, alors qu'il y avait certainement deux provinces de Germanie, nous montre le légat de la province supérieure, Cn. Pinarius Cornelius Clemens, désigné simplement par ces mots : Legatus pro prætore exercitus germanici superioris[84]. Prendre le commandement d'une armée s'appelait, dès le temps de la république, prendre la direction d'une province. Le vieux mot vincia ou provincia désignait l'autorité revêtue par le haut fonctionnaire romain en dehors do la ville, sur quelque portion du territoire vaincu[85]. S'il suffisait au temps de Néron et de Vespasien d'employer ces expressions pour désigner le chef de l'une ou de l'autre province de Germanie, peut-on raisonner par analogie, estimer que les mêmes mots aient eu en des époques différentes le même sens, et croire que la Germanie formait une province dès avant l'ère chrétienne, parce que Sentius Saturninus, après son gouvernement de Syrie, est envoyé en Germanie comme légat legatus Augusti in Germania[86], et parce que Velleius dit aussi de son successeur Varus : Is quum exercitui qui erat in Germanie præesset ?[87] Est-ce la résolution de réduire en province romaine ce qu'on avait déjà vaincu de la Germanie, est-ce l'introduction du droit et de l'impôt romains, signes ordinaires de la réduction en province, qui ont causé la révolte des barbares et le désastre de Varus en l'an 9 ap. J.-C. ? Comme nous savons que c'est dans le pays au-delà du Rhin que Varus commit ses imprudences et rencontra sa ruine, nous devons penser qu'il ne s'agissait pas cette fois, directement au moins, du territoire en deçà du fleuve. Il est probable, en résumé, qu'après avoir été d'abord, à la fin du règne d'Auguste, de simples commandements militaires, les deux Germanies ne reçurent une entière organisation qu'au commencement du règne de Tibère ; mais, en tout cas, les deux armées sont distinctes dès l'année 14 au plus tard, et chacune des deux Germanies a son légat, nous l'avons vu, dès les années 21 et 28[88]. Un texte de Tacite nous a nommé un propréteur de la basse, et une inscription nous a désigné un propréteur de la haute Germanie. Donc ces deux provinces étaient réservées à l'empereur, comme toutes les provinces situées sur des frontières toujours menacées ; leurs légats étaient consulaires, et par là supérieurs aux légats des provinces sénatoriales. Indépendantes quant à l'administration militaire, elles étaient sans nul doute réunies à la province de Belgique pour l'administration financière, car nous n'avons pas une seule inscription désignant un procurateur d'une des deux Germanies ni des deux ensemble, mais nous en avons un assez grand nombre nommant des procuratores Belgicæ et duarum Germaniarum[89]. La frontière commune entre les deux provinces était, selon Ptolémée, qui écrivait au milieu du second siècle, la rivière Obrinca ; mais quelle était cette rivière ? Ritter, Bœcking et d'autres érudits admettent que c'était la Moselle ; ce ne pouvait être en tout cas que la basse Moselle, car la partie supérieure de cette rivière appartenait à la province de Belgique. D'autres ont pensé que l'Obrinca est le petit cours d'eau nommé Vinxtbach, affluent occidental du Rhin, près de Brohl, un peu au nord d'Andernach et de Coblentz. Ce qui a suggéré cette conjecture, c'est qu'on a trouvé en 1810, sur les bords de ce cours d'eau, une pierre-frontière, comme il y en avait beaucoup en Gaule. Cette pierre, conservée aujourd'hui à Bruxelles, dans le Musée royal d'antiquités et d'armes, porte l'inscription suivante : FINIBVS ET GENIO LOCI ET J. O. M. MILIT. LEG. XXX V. V. M. MASSIAENIVS SECVNDVS ET L. AVRELIVS DOSSO V.S.L.M.[90]. C'était donc une formule d'adoration vouée par deux soldats de la légion XXXa Ulpia victrix aux divinités de la frontière, au génie du lieu et à Jupiter. Le mot Vinxt et le mot Brenk, qui survivent aujourd'hui attachés à deux points de ces localités, ont paru reproduire le mot romain Fines, et le nom du cours d'eau, Obrinca. En tout cas, si Ptolémée ne fait commencer la Germanie supérieure qu'à Worms chez les Vangions[91], Tacite place évidemment Mayence dans cette même province[92], et, comme depuis Mayence jusqu'au confluent de la Moselle la rive gauche du fleuve est partout escarpée et n'offre pour une frontière, ce semble, aucune ouverture qui puisse servir d'attache, il faut dès lors ne chercher la limite des deux provinces, au nord de Mayence, qu'en l'un ou l'autre de ces deux points d'ailleurs très-peu éloignés l'un de l'autre, l'embouchure de la Moselle ou celle du Vinxtbach. — Les textes sont encore plus obscurs sur la question de savoir où commence vers le sud la Germanie supérieure, soit aux sources mêmes du Rhin, soit aux lieux où la chaîne du Jura s'infléchit vers le fleuve, en excluant les Helvètes de la province, en y comprenant les Rauraques et les Séquanais orientaux. Telle était, vers le temps de Tacite, la frontière rhénane ; les rapports de commerce, nous l'avons dit, commençaient de mélanger les populations de cette contrée, et y créaient des villes prospères. Mais on comprend que l'historien romain, avec le souvenir de toute la longue lutte que nous venons de rappeler, continuait à considérer ces barbares comme de mortels ennemis pour l'empire. A leurs premières conquêtes sur la Gaule se rattachaient pour lui l'origine même et le sens de leur nom. Ce nom est nouveau, dit-il, et d'adjonction récente. Ceux de ces peuples qui les premiers traversèrent le Rhin et battirent les Gaulois furent alors appelés Germains. Ce nom, particulier d'abord à une tribu, prévalut peu à peu au lieu de celui de la nation, de sorte que, pris d'abord par les vainqueurs comme un titre inspirant la crainte, puis adopté par tous, il devint général. Une observation confirme tout d'abord cette opinion de Tacite que le nom des Germains ne remonte pas à une haute antiquité : c'est qu'il ne se trouve pas en effet avant César. Il parait, à la vérité, dans les Fastes capitolins, pour l'an de Rome 531 (222 avant J.-C.) ; mais ces Fastes n'ont été composés que vers la fin du règne d'Auguste, d'après de vieux documents authentiques sans doute, non toutefois sans que les anciennes dénominations géographiques aient pu y être modifiées suivant les nouvelles données officielles. Cicéron emploie ce nom pour la première fois dans sa harangue sur les provinces consulaires[93] en l'an 56, puis au sénat dans le discours prononcé contre Pison[94] en l'année 55, c'est-à-dire deux et trois ans après le commencement de la guerre des Gaules. Quel en est le sens ? On a expliqué de vingt manières différentes et le mot et la phrase de Tacite. Les uns veulent lire a victo ob metum, au lieu de a victore ob metum ; ils pensent que ce sont les Gaulois vaincus qui, dans leur frayeur, ont appelé leurs ennemis d'un nom celtique, gairn, cri, les crieurs ; ou bien de ger, près, les voisins. Suivant d'autres, le mot Germani serait d'origine tudesque, et signifierait die Wehrmänner, les hommes de guerre, les guerriers redoutables. Ainsi se seraient appelés eux-mêmes les premiers envahisseurs, pour effrayer les Gaulois, et le surnom se serait étendu à toutes les tribus, se substituant au nom national et traditionnel qui les désignait comme la race de Tuisco ou Tuisto, les Teutons. Cette explication, bien qu'on ne puisse prétendre qu'elle soit hors de doute, parait en tous cas préférable à celle qui prend le mot germani dans son sens latin, et suivant laquelle ce seraient les Romains qui, au premier aspect des soldats d'Arioviste, auraient nommé ces ennemis les vrais barbares, par opposition aux Gaulois, moins redoutables[95]. Si le nom par lequel on désignait ces peuples au temps de Tacite lui paraissait relativement moderne, il n'en était pas de même pour la dam de leur arrivée en Germanie. ll les disait autochtones ; c'est-à-dire qu'en réalité leur immigration était d'une date assez ancienne pour qu'il n'en eût recueilli aucune sorte de souvenir. Quand il suppose qu'on n'aurait pu venir en Germanie, dans les temps primitifs, que par mer, il n'est pas d'accord sans doute avec la réalité historique. Certaines traditions conservées dans Jornandès et Paul Diacre représentent, il est vrai, une immigration de Scandinavie en Allemagne par la Baltique ; mais d'autres documents du Nord, mieux d'accord avec l'ensemble général des vestiges historiques, appuient l'opinion plus vraisemblable qui fait venir les Germains par les plaines orientales de l'Europe, pour se répandre ensuite au sud et au nord. Il est dit, par exemple, au commencement de l'Ynglinga Saga, qu'en Asie, dans sa capitale d'Asgord, régnait Odin : quand les Romains commencèrent de pénétrer sur le continent asiatique, il fit retraite au nord, puis à l'ouest ; il envahit d'abord le Gardariki, c'est-à-dire la Russie, puis la Saxe, c'est-à-dire l'Allemagne, où il partagea ses États entre ses fils ; de là il passa dans l’île de Fionie, puis à Sigtuna en Suède. L'introduction de l'Edda de Snorre donne un récit analogue, qui contient assurément plusieurs traits réellement historiques. Ce que Tacite lui-même a recueilli de primitives légendes germaniques est confirmé quelquefois singulièrement par les monuments de l'ancienne littérature ou de la religion scandinave. Ils chantent, dit-il, le dieu Tuisco, né de la Terre, et son fils Mann, père de leur nation. Ils donnent à Mann trois fils, lesquels ont transmis leurs noms aux trois tribus principales, aux Ingévones, qui sont les plus voisins de l'océan, aux Herminones, qui sont au centre du pays, et aux Istévones. Or Pline, dans son Histoire naturelle, donne aussi le premier de ces trois noms, et les manuscrits, au lieu d'Inqævones, donnent Inguæones, peut-être avec raison, car l'éponyme est ici sans doute Ingu ou Ingvo : la mythologie du Nord désigne ainsi un fils d'Odin qui donne naissance à une famille royale et à tout un peuple, les Ynglings. Les descendants du second fils de Mann doivent s'appeler les Herminones, et non pas, comme le disent certains manuscrits et Pomponius Mela[96], les Hermiones. On reconnaît en effet le même nom qui se retrouve dans l'ancienne langue tudesque : Irmin diot, Irmin sûl, le peuple, la colonne du grand dieu. Le troisième nom, celui des Istévones, parait plus difficile à identifier avec quelque nom scandinave, et l'on ne voit pas assez Comment s'autorise la conjecture de Jacques Grimm, qui veut lire Iscævones, et retrouver dans ce nom de peuple le vieux mot Askr (en allemand esche, frêne), qui servirait à rattacher ici le souvenir de ce poème de l'Edda[97] où le premier homme est créé du tronc d'un arbre. L'authenticité du trait légendaire recueilli par Tacite est encore démontrée par la persistance de ces trois noms dans plusieurs monuments ultérieurs. Un manuscrit du couvent de Saint-Gall par exemple[98] contient, dans une bizarre énumération de peuples dont les noms sont étrangement altérés, les lignes suivantes, écrites au septième siècle, suivant M. Müllenhoff : Tres fuerunt fratres unde sunt gentes, Erminus, Inguo et Istio. Frater eorum Erminus genuit Gothos, etc. Dans un autre manuscrit du moyen âge[99] on lit : Muljus rex tres filios habuit quorum nomina hecc sunt : Armen, Tingus, Ostjus. Armen genuit Gothos, etc. Ailleurs[100] les trois noms deviennent Hessitio, Armeno, Negue. Pline l'Ancien[101] avait déjà donné, disions-nous, dans sa généalogie des peuples germains, les noms mentionnés par Tacite ; mais les variantes des documents ultérieurs paraissent démontrer que ce n'est pas la relation des deux écrivains latins qui a servi de source commune ; peut-être de pareilles traditions se trouvaient-elles transmises par ces chants nationaux des barbares qui leur servaient comme d'annales historiques. Ce sont aussi, bien entendu, entre les peuples germains, les plus redoutés déjà par leurs précédentes invasions que Tacite cannait davantage. Il compte avant tout les Suèves, que César a dé combattre sur le Rhin, et qui ne sont pas moins redoutables à la fin du premier siècle, quand, du centre même de la Germanie, ils servent d'appui ou de réserve aux tribus les plus voisines de la frontière occidentale, et, sous la conduite habile d'un chef tel que Marbod, s'organisent en un vaste royaume il la discipline toute romaine. L'histoire de la lutte déjà soutenue par Rome lui a également appris ce que valent les Chérusques si un chef tel qui Arminius se met à leur tête. Tacite a fort bien distingué deux choses, d'abord que ces tribus barbares savaient fort bien se liguer entre elles pour être plus puissantes en face de Rome, et en second lieu que leurs agressions contre l'Empire ne cesseraient plus. L'histoire retrouve plus tard, en effet, dans la suite des invasions, les mêmes peuples qu'il a signalés au premier siècle ; les noms changent pour quelques-uns, parce que les ligues temporaires sont devenues des confédérations permanentes où les groupes se sont subordonnés ; mais les principales tribus subsistent. Déjà Tacite nous avait dit des Suèves qu'ils formaient en Germanie une grande association dont les députés se rendaient à certaines époques solennelles dans le bois sacré des Semnons. Ce sont les mêmes barbares qui reparaîtront au quatrième et au cinquième siècle pour prendre part aux invasions, soit sous le nom de Suèves, soit avec une dénomination disant par elle-même leur puissance, fruit d'une association considérable, celle d'Alamans, c'est-à-dire tous les hommes. Quant aux Chérusques, avec les Chauques et d'autres petits peuples, ils se réuniront aux Saxons, confondus au temps de Tacite en Holstein avec les Cimbres, mais déjà distingués par Ptolémée. De leur côté, les Bructères, les Cattes, les Chammes[102], les Ampsivariens, les Sicambres, les Angrivariens[103], les Chasuares[104], tous peuples nommés par Tacite, formeront aussi au quatrième siècle la vaste et célèbre confédération des Francs[105]. Tacite ne peut connaître encore ce dernier nom, qui parait pour la première fois au milieu du troisième siècle. Il serait intéressant de constater que l'auteur de la Germanie ait connu les Goths ; mais il est fort douteux qu'on puisse identifier avec ce grand peuple les Gothones par lui mentionnés à l'embouchure de la Vistule, et nous avons dit plus haut que la thèse de Jacques Grimm, soutenant l'identité de ce nom avec celui des Gètes qui habitaient encore à la fin du premier siècle les bords du bas Danube, n'avait pu prévaloir. Les Goths proprement dits paraissent établis sur les côtes septentrionales du Pont-Euxin au commencement du troisième siècle, et, lorsqu'ils approchent du bas Danube, plusieurs écrivains, comme Jornandès lui-même, leur historien national, les désignent improprement par ce nom de Getæ. On n'en peut rien conclure quant à une affinité quelconque entre l'une et l'autre nation. En résumé, ce n'est qu'au point de vue de la guerre, à vrai dire, que Tacite a observé les Germains, c'est-à-dire avec la pénible mémoire des luttes que Rome avait déjà soutenues contre eux, et avec l'attristante prévision de celles qu'elle aurait à subir encore. Il a fait acte de patriote avant de se montrer grand historien. Tout en profitant, pour observer, d'un moment où les forces ranimées de l'empire et quelques échanges pacifiques suspendaient les hostilités et assuraient une sorte de trêve, il ne s'y est pas trompé, il n'a pas conçu d'illusions. Il semble qu'en écrivant après sa Germanie le récit des guerres précédentes, il ait voulu confirmer et contrôler ses propres assertions per les témoignages historiques, montrer par le détail précis et réel l'identité, la persistance, le progrès de ces peuples, et affirmer de nouveau par ce qu'ils avaient été déjà ce qu'ils devraient être un jour. Il n'en est que plus étonnant que cette vive préoccupation, toujours présente, lui ait laissé le calme d'esprit et de rue nécessaire pour une enquête à la fois si étendue, si profonde et si impartiale. |
[1] II, 12.
[2] Histoire naturelle, l. XXXVII, XI, 5.
[3] Particulièrement en Allemagne, jusqu'en ces dernières années. Voir les deux ouvrages de M. Adolf Holtzmann, Kellen und Germanen. Eine historische Untersnchung, Stuttgart, 1855 ; Germanische Alterthümer mil Text, Uebersetzung und Erklærung von Tacitus Germania, ouvrage posthume publié par les soins de M. Alfred Holder. Ad. Holtsmann, orientaliste et germaniste distingué, est mort le 3 juillet 1870. M. Ernst Martin lui a consacré une notice intéressante dans la Zeitschrift für deutsche Philologie de Höpfner et Zacher, 1871, 3°e volume, pages 201-205.
[4] Revue archéologique, juillet-août 1872.
[5] Görz probablement aujourd'hui, à 1.200 stades seulement de l'ancienne Aquilée.
[6] Florus, III, 4.
[7] Voir T. Livii, Ab urbe condita liborum CXLII Periochæ, etc., recensuit et emendavit Otto Iahn, in-8°, Lipsiæ, 1853. — César, Guerre des Gaules, I, 12. — Pauli Orosii, Historiarum libri VII. Havercamp, livre V, chap. XV, page 326 : In Gallia Tigunos usque Oceanum persecutus. — Avec l'ancien texte du sommaire de Tite-Live, in finibus Allobrogum, comment expliquer le passage de Paul Orose ? Amédée Thierry y est embarrassé, et pense qu'Orose a voulu désigner le lac Léman au lieu de l'océan. Histoire des Gaulois, II, 3.
[8] Et non in belli casus, que donnent certains manuscrits. Voyez l'édition de M. Otto Iahn. Les Vellocassi étaient les habitants du Vain.
[9] II, 8.
[10] Julius Obsequens s'exprime ainsi § 43 : Cimbri Alpes transgressi post Hispaniam vastatam junxerunt se Teutonis.
[11] César, Guerre des Gaules, VII, 13.
[12] César, Guerre civile, III, 93.
[13] Dacia non vicis, sed summota atque dilata. Florus.
[14] IV, 12.
[15] Annales, II, 8.
[16] Annales, XIII, 53. — Histoires, V, 18.
[17] Ce golfe n'a sa forme et son étendue modernes que depuis 1511.
[18] Germanie, chap. XXXIV.
[19] Ptolémée, II, 11, 29.
[20] Annales, I, 56.
[21] Livre LV, Ier.
[22] Claude, I.
[23] Chapitre 62.
[24] C'est probablement le Morobudum de Ptolémée, II, 11, 29, Budweiss aujourd'hui. Quelques archéologues veulent reconnaître la situation de cette place par les ruines de ce qui ou appelle encore de nos jours la Tour des Marcomans, au confluent de la Moldau et de la Woltau.
[25] Tacite, Annales, II, 45, 62.
[26] Livre LVI, c. 20.
[27] Œuvres de Borghesi, tome IV, page 242 et suivantes, dans le mémoire sur les Légions du Rhin. Cette conclusion a conduit Borghesi à corriger plusieurs passages des Histoires de Tacite, I, 18, 55, 56, etc.
[28] Muratori, Novus Thesaurus veterum inscriptionum, tome LV, page 2030. — Brambach, Corpus inscriptionum rhenanarum, page 57, n° 209.
[29] Annales, II, 25.
[30] Annales, II, 41.
[31] V. Fr. Wieseler, Der
Hildesheimer Silberfund, 1869, in-4°. — Archæologische Zeitung de Berlin,
année 1859, page 171. — H. Holzer, Der Hildesheimer Silberfund, 1870,
in-8°, etc.
[32] Annales, IV, 5.
[33] Annales, I, 51. Tacite, au neuvième chapitre de sa Germanie, a dit expressément que les Germains auraient cru offenser leurs divinités en les enfermant entre des murailles. Au chapitre 40 du même ouvrage, il a employé lui-même le mot templum en parlant du bois sacré de la déesse Nerthus. Il n'y a donc nulle contradiction, si l'on entend bien l'expression dont il se sert.
[34] Annales, I, 58.
[35] Annales, I, 57.
[36] Il faut entendre certainement ainsi les quarante cohortes de Tacite, Annales, I, 60. On sait que chaque légion comptait dix cohortes. Deux passages suivants, Ann., I, 63, 70, prouvent qu'il s'agit bien de la double armée de Germanie. Cf. I, 37.
[37] Annales, I, 63.
[38] Annales, I, 67.
[39] Annales, I, 68.
[40] V. la Deutsche Mythologie de J. Grimm, 3e édition, page 372.
[41] Voir notre premier chapitre.
[42] II, 1. Cf. III, 4.
[43] VIII, I, 4.
[44] Annales, II, 41.
[45] Annales, I, 58.
[46] Les paroles de Tacite à la fin du chapitre 16 du livre XI des Annales ne paraissent appuyer ni combattre cette supposition.
[47] Annales, II, 62.
[48] Annales, II, 63.
[49] Livre II, chapitre 129.
[50] Annales, II, 88. Il faut ici noter les variantes proposées au texte de Tacite généralement admis. Au lieu de : Reperio apud scriptores senatoresque eorumdem tempormn, Adgandestrii, principis Cattorum, lectas in senatu literas, quibus modem Armiuit promittebat si patrandæ neci venenum mitteretur ; responsumque esse..., Grimm propose de lire : ad Gandestrii... literas... responsus esse ; M. Mommsen propose : Reperio apud scriptores senatoriisque eorumdem temporum actis Gandestrii, etc.
[51] Annates, VI, 30.
[52] Annates, VI, 18.
[53] Annates, VI, 16.
[54] Histoires, 1, 55. — C'est ici un des passages que Borghesi, Œuvres, tome IV, page 244, a corrigés en démontrant qu'il faut lire duo et vicesima et non pas duodevicesima legio. La dix-huitième avait été une des trois légions détruites avec Varus et non renouvelées.
[55] Histoires, IV, 18.
[56] Histoires, IV, 54.
[57] Histoires, IV, 18.
[58] Germanie, c. VIII.
[59] Histoires, IV, 18.
[60] Germanie, c. III.
[61] Histoires, IV, 61.
[62] Germanie, c. XXXI.
[63] Germanie, c. LXV.
[64] Histoires, V, 21. Cf. Germanie, c. VII.
[65] IX, 7.
[66] Eckhel, Doctrina nummorum
veterum, VI, 380.
[67] C'est le pays de Wiesbaden ; Pline, H. N., XXXI, 20 L — Ammien Marcellin, XXIX, 4, 3. — Dès le règne de Claude, une légion romaine avait été employée aux travaux d'une mine d'argent in agro Mattiaco, Annales, XI, 20. Toutefois la place antique de Mattium, Annales, I, 56, correspond peut-être, non pas à cette ville, mais à quelque autre lieu située sur l'Eder.
[68] Guerre des Gaules, IV, 17, 18.
[69] Florus emploie (IV, 12) le pluriel pontibus, mais ce pourrait être pour signifier les diverses arcades d'un seul pont. Voir dans la correspondance familière de Cicéron les deux lettres de Plancus, X, 18, 23.
[70] On trouvera dans les premiers volumes des Annales de la Société des amis de l'antiquité dans le pays rhénan plusieurs mémoires de MM. Lersch, Düntzer, Osann, sur cette question.
[71] Germanie, c. XXVIII.
[72] II, II, 27.
[73] II, 11.
[74] Histoires, V, 20.
[75] Voir dans l'Encyclopédie de Pauly l’article Legio, tome IV, page 890.
[76] II, 8.
[77] Voir Stälin, Wirtembergische Geschichte, toms I, pages 14, 61, 80.
[78] Annales, XIII, 53.
[79] Histoires, I, 51.
[80] Annales, IV, 73.
[81] Annales, III, 41.
[82] Annales, VI, 30.
[83] Annales, I, 31.
[84] Revue archéologique, XVIe année, page 358. — Cf. Orelli-Henzen, 5256, 5627. L'inscription 6501 du même recueil cite un proprætor Germaniæ superioris et exercitus in ea.
[85] Festus, édition d'Otfried Müller (1839), pp. 226, 379. Mommsen, Handbuch der rœmischen Alterthümer. Rœmisches Staatsrecht, 1871, page 80 ; Die Rechtsfrage, pages 1-14. Tacite distingue les deux mots exercitus et provincia dans le passage que nous avons cité tout à l’heure, Histoires, I, 51.
[86] Dion rappelle ό τής Γεμανίας άρχων.
[87] II, 105, 117. Florus dit, avant de raconter la défaite de Varus : Difficilius est provincias obtinere quam facere.
[88] Voir sur cette difficile question quelques pages utiles de M. Mommsen dans les Comptes rendes de la Société royale de Saxe, année 1852, pages 231 sq.
[89] Spon, Antiquités de la ville de Lyon, édition de M. Léon Renier, page 163. — Cf. Ernest Desjardins, la Table de Peutinger, page 69, etc.
[90] Brambach, Corp. inscription. rhenanarum. 1867, n° 649. — Cf. Watterich, Die Gemmes. des Rheins, Ihr Kampf mit Rom, 1872, pages 5 et 6.
[91] Ptolémée, II, 6.
[92] Histoires, IV, 15 et 19. — Ibid., IV, 59.
[93] XIII, 33.
[94] XXXIII, 31.
[95] Cette opinion est soutenue par Ad. Holtzmann dans son livre Kelten und Germanen, 1855, et dans son Commentaire de la Germanie de Tacite, 1873.
[96] III, fin du chapitre 3.
[97] La Voluspa, 17, 7,
[98] Manuscrit sur parchemin de 193 pages, relié en bois, intitulé Leges Alamannorum, coté n° 731. Notre citation est à la page 154. Cf. Graff, Althochd. Sprachschatz, I, 497. Pertz, Monum. German., VIII, 314. Mémoires de l'Académie de Berlin, 1862, pages 532-538.
[99] Manuscrit de la Cava. Cf. Holtzmann, Commentaire sur la Germanie de Tacite, page 101.
[100] Dans Nennius, Histora Britonum, chapitre 17.
[101] Pline, H. N., IV, 99.
[102] Table de Peutinger : Chamavi qui et Franci.
[103] Voir pour ces premiers peuples Sulpice Alexandre dans Grégoire de Tours, II, 9.
[104] Ammien Marcellin, XX, 10.
[105] Eumène, Paneg., VI, 5 : Diversæ Francorum gentes. — Nazarius, Paneg., IX, 18.