ROME ET LES BARBARES

 

CHAPITRE SECOND.

 

 

Autorité et valeur historique du livre de Tacite. - Sources où il a puisé. - Manuscrit de Leyde.

 
Ridicules soupçons contre l'authenticité de l'ouvrage de Tacite. — Ce n'est pas une satire préméditée des mœurs romaines ; ce n'est pas une œuvre d'utopiste ou de rhéteur ; c'est une étude patriotique sur une race étrangère et ennemie. — Quels documents écrits se trouvaient à la disposition de l'auteur. — Quelles autres sortes d'informations il a eues. — Lui-même a été sans doute propréteur en Gaule-Belgique. — Quel manuscrit nous a rendu la Germanie.

 

Quel est le sens général du livre de Tacite ? avec quelle intention et en quelles dispositions morales l'auteur l'a-t-il composé ? Il importe de le savoir avant toute chose, afin d'en bien apprécier les témoignages.

Les avis les plus divers ont été exprimés à ce sujet. Laissons de côté les arguments ridicules de ceux qui, comme l'historien allemand Luden ou l'évêque suédois Nordin, émule de notre sceptique Jean Hardouin, ont exprimé des doutes sur l'authenticité d'un ouvrage marqué à chaque page, à chaque ligne, d'une empreinte irrécusable[1]. Voir ici l'œuvre de quelque moine ou érudit du moyen lige et non pas celle de Tacite, c'est proprement délirer, c'est être possédé par le démon de l'érudition critique. L'opinion suivant laquelle nous n'aurions dans ce livre qu'un chapitre ou qu'une digression des Histoires ou des Annales est étrange aussi et dénuée de tout fondement. Il est clair que ces pages forment un ouvrage original, avec un sens et un but particuliers, qu'il s'agit de saisir. C'est un pamphlet politique, a-t-on dit, ayant pour objet de détourner Trajan d'une guerre contre les Germains eu lui montrant toutes les difficultés et les périls d'une telle entreprise. Tacite voulait tout au moins déterminer l'empereur à un sursis jusqu'à des circonstances favorables. M. F. Passow et M. F.-C. Haase ont soutenu cette thèse[2]. Il aurait fallu cependant prouver d'abord que Trajan méditait en l'an 98, époque de son avènement et date de la composition du livre, une guerre de conquête vers la Germanie ; or le contraire est évident. C'était dès lors une chose toute décidée que l'empire devait se tenir sur la défensive à l'égard des Germains, qui, de leur côté, en présence des fortifications et des fondations romaines sur la rive droite du fleuve, allaient pour longtemps porter leur effort principal sur le Danube. Trajan eût été le dernier à ignorer un tel état de choses, puisque, au moment où il fut adopté et nommé César par Nerva, il était légat de l'une des Germanies.

Faut-il écarter de même l'opinion qui ne veut voir ici qu'une satire préméditée des mœurs romaines ? L'auteur avait-il pour principal objet de faire ressortir par le contraste avec certaines vertus des peuples primitifs les vices de ses contemporains ? Est-ce de Rome qu'il s'agit, à vrai dire, plus que des tribus barbares ? Tacite ne nous a-t-il laissé dans ces pages qu'une prédication morale ou qu'une sorte de pamphlet satirique ?

Par plus d'un trait assurément son ouvrage nous est comme un miroir où se reflète la physionomie de la Rome impériale. On y peut lire sa puissance, ne serait-ce que lorsque sont rappelées les précédentes victoires des légions et leurs conquêtes sur les bords du Rhin, ou bien lorsqu'on y voit que l'ascendant moral, la majesté romaine, a suffi, sans invoquer d'autres armes, pour subjuguer plusieurs des principales tribus ennemies[3] ; mais Tacite, dans les mômes pages, se plaint aussi de la longueur de la lutte, tamdiu Germania vincitur ! Il laisse entrevoir les anxiétés de l'avenir, urgentibus imperii fatis[4], et il nous donne à entendre que, si Rome est inquiète, c'est avec raison, puisqu'elle est minée par la corruption et le vice. L'insistance avec laquelle il signale chez les Germains l'absence de certains maux ou la présence de certaines vertus montre qu'à chacune de ces occasions sa pensée se reporte vers sa patrie ; chacune de ses remarques réveille en nous aujourd'hui des souvenirs qui devaient se traduire dans son cœur en griefs douloureux, et sont devenus sous sa plume des avertissements graves et émus : Là, personne ne rit des vices ; corrompre et se laisser corrompre ne s'appelle pas suivre le siècle.... Les bonnes mœurs ont là plus d'empire que n'en ont ailleurs les bonnes lois. Nemo illic vitia ridet ; nec corrumpere et corrumpi seculum vocatur... plusque ibi boni mores valent quam alibi bonœ leges[5]. Certes, quand Tacite parle ainsi, il est difficile de ne pas croire qu'il songe au déclin des mœurs romaines et à l'impuissance de tant de mesures législatives qui, pendant les premiers temps de la république et le premier siècle de l'empire, avaient tenté vainement d'arrêter le mal. Il y avait longtemps que le grave Metellus le Macédonique, censeur au temps des Gracques, effrayé du trop petit nombre d'unions légitimes qui se contractaient à Rome, avait dit à ses concitoyens, dans une harangue célèbre dont Aulu-Gelle nous a conservé ce fragment : e Romains, si nous pouvions nous passer d'épouses, assurément nul de nous n'accepterait un si fâcheux fardeau ; mais, puisque la nature a fait qu'on ne peut ni vivre aisément avec elles ni vivre sans elles, sacrifions à la perpétuité de notre nation le bonheur de notre courte vie '. n Ce qui était accepté de mariages légitimes était corrompu par l'extrême facilité des diffarréations ou divorces

Si sine usore possemus, Quirites, esse remues, ea molestia rareremus ; sed quoniam ita satura tradidit ut nec cum Mis salis commode, nec sine illis ullo modo vivi posait, saluti perpetua patios quam brevi voluptati consulendum. Nuits Attiques, I, e. alétellus était censeur en 131 avant lésus-Christ, l'année même où le tribun Tibérius Gracchus échouait dans sa tentative pour réformer, lui aussi, litat. — Aulu-Gelle a tort de désigner êtétellus par le surnom de Aumidique.

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dans les familles patriciennes, des répudiations dans les familles plébéiennes. On peut voir dans la Vie de Caton d'Utique, par Plutarque, de bien étranges détails sur les idées des Romains concernant le mariage. Les femmes elles-mêmes, pendant l'absence de leurs maris, passaient à d'autres noces, de sorte qu'on avait des matronœ multarum nuptiarum, qui pouvaient compter les années, disaient les mauvais plaisants, non pas d'après les fastes des consuls, mais d'après leurs fastes domestiques, la série de leurs divers époux se trouvant presque annuellement renouvelée.

Auguste tenta contre de tels abus une réforme par les lois. Il publia dès le commencement de son règne, dès l'année 28 avant-Jésus-Christ, la Lex Julia de maritandis ordinibus, qu'il appuya ensuite par une autre loi contre l'adultère[6] ; mais on voit par le témoignage de Properce[7] que ses règlements parurent trop sévères et ne furent pas appliqués. Horace cependant, une dizaine d'années plus tard, en 17 avant Jésus-Christ, mentionne la loi Julia dans son Chant séculaire[8] ; mais ce n'est qu'en l'an 9 après l'ère chrétienne, c'est-à-dire après trente-huit années de règne, que l'honorable persistance d'Auguste parvient à faire appliquer avec quelque rigueur ces dispositions législatives. On peut voir dans Suétone quels obstacles il avait jusque là rencontrés[9]. Les consuls, pendant cette année 9 après Jésus-Christ, étaient Papius Mutilus et Q. Poppæus Secundus. Auguste fit présenter par eux aux comices ses lois précédentes modifiées et renouvelées, et ce fut l'origine de la célèbre Lex Julia et Papia Poppæa, qui résume tout cet essai de réforme. Nous n'avons pas le texte entier d'un si grave monument, bientôt effacé en partie par la prédominance des lois chrétiennes ; des fragments en sont toutefois épars dans ce qui nous reste de recueils législatifs des autres époques de l'empire jusqu'à Justinien, et ce serait une œuvre utile que d'en tenter la restitution[10]. Nous savons seulement que la loi ou l'ensemble des lois dites Papiennes comptait au moins trente-cinq chapitres. Elles exprimaient le vœu que nul homme au-dessus de vingt-cinq, nulle femme au-dessus de vingt ans ne s'abstint du mariage et ne restât sans enfants ; le célibataire ne devait recevoir ni héritage ni legs, si ce n'est de très-proches parents ; l'homme marié et sans enfants n'avait lui-même à cet égard que des droits restreints ; les citoyens mariés avaient des sièges particuliers aux jeux publics ; les pères de plusieurs enfants obtenaient, sous le nom de jus liberorum, jus trium, quatuor, quinque liberorum, certains privilèges, diminution de charges publiques, préférence en cas d'égalité de suffrages en vue de certaines élections[11]. Il y avait enfin des dispositions contre l'adultère[12], des règlements concernant le divorce, l'emploi de la dot dans les diverses circonstances, la tutelle des femmes non mariées, etc.

Le grand travail de réorganisation civile et morale tenté par Auguste n'avait toutefois que faiblement réussi. Le fléau que l'anarchie d'une république aristocratique avait laissé grandir, la perte absolue de la liberté ne l'avait pas conjuré. Tibère lui-même s'était effrayé de la contagion, et, quoique justicier sévère, il n'avait point osé pousser vivement l'exécution d'une réforme qui n'eût fait peut-être qu'amonceler des ruines. Le sentiment de ces maux n'avait certes pas disparu au temps de Tacite ; il est impossible qu'il n'y ait pas songé quand il écrivait ces belles paroles : La fiancée germaine prend un seul époux, comme elle a un seul corps et une seule vie, afin que sa pensée ne voie rien au delà, que son cœur ne soit tenté d'aucun désir nouveau, qu'elle aime son mariage et non pas un mari[13]. Combien de traits, dans le livre de Tacite, réveillent en nous, par un rapport inévitable, la mémoire des abus qui se commettaient à Rome et que lui-même dans ses autres ouvrages, ou bien Martial, Juvénal, Pline le Jeune, ses contemporains, nous ont transmis ! — L'historien des mœurs barbares loue-t-il les mères germaines d'allaiter elles-mêmes leurs enfants au lieu d'abandonner un tel soin à des nourrices serviles[14], tout le commentaire de ces paroles se trouve pour nous dans le célèbre vingt-huitième chapitre du dialogue des Orateurs, où la sévère et virile éducation que donnaient à Rome les mères républicaines est opposée au crédit des plus vils esclaves, des baladins et des danseurs, devenus pendant l'époque impériale les précepteurs de la première jeunesse. — Tacite déclare-t-il que borner le nombre de ses enfants ou tuer quelqu'un des nouveau-nés est flétri là comme un crime[15], on se rappelle et l'infâme Vélabre, voisin du Forum, où Juvénal dit qu'on exposait les enfants abandonnés, et la contagion d'infanticide contre laquelle les empereurs avaient essayé de lutter[16]. — Tacite approuve-t-il chez ces barbares, avec le respect du mariage, les unions non hâtives, de nombreuses inscriptions nous font voir les jeunes Romaines mariées à onze, à dix, et même à neuf ans[17]. Il en était presque de même parmi la noblesse française du dix-septième siècle : le duc de Luynes, à quatorze ans, épousait Mme de Neufchâtel, qui en avait treize ; le célèbre maréchal de Richelieu, qui devait, à quatre-vingt-quatre ans, contracter un troisième mariage, avait célébré à quinze ans ses premières noces ; la reine d'Espagne, femme de Philippe V, s'était mariée à treize ans, Marie-Antoinette à quatorze ans et demi. L'orgueil de ces grandes familles se croyait au-dessus des lois de la nature comme au-dessus des lois humaines ; à Rome aussi bien qu'en France, ce fut l'une des causes St le signal de leur chute.

Tacite affirme-t-il que l'usure est inconnue chez les Germains, sans doute il a dans le souvenir les nexi de Rome, et un Brutus faisant assiéger dans Tintera de ses créances le sénat de la petite ville de Salamine en Chypre, si étroitement que cinq des sénateurs moururent de faim[18]. Écrit-il cette seule parole : Chez eux pas de testaments, nous croyons l'entendre nous renvoyer à l'irrévérencieuse satire d'Horace où Tirésias conseille à Ulysse, ruiné par la guerre de Troie et en quête d'une condition sociale, de courtiser les vieux célibataires et de capter leurs héritages, comme les Romains du temps de l'empire, ou bien au mot sanglant de Pétrone, qui ne voit dans Rome, comme sur un champ de bataille après le combat, que corbeaux et cadavres, c'est-à-dire qu'intrigants et victimes[19]. — Tacite croit-il remarquer que les Germains n'affectent aucun luxe dans leurs funérailles[20], il semble qu'il n'a relevé ce trait, par lui seul assez indifférent, et d'ailleurs peut-être assez peu authentique, qu'en se rappelant les extravagances de la vanité romaine, ce masque de perles précieuses qui avait reproduit jadis les traits du grand Pompée[21], ces deux statues de cinnamome et de myrrhe qui représentèrent, aux frais des dames romaines, l'heureux Sylla suivi d'un licteur[22], ou bien ces fastueuses sépultures qui rivalisaient avec les pyramides de l'ancienne Égypte, le mausolée d'Auguste, les magnifiques constructions de la voie Appienne, avec leurs bas-reliefs au dehors, leurs peintures et leurs mosaïques au dedans.

Ce ne peut être à son insu que l'auteur de la Germanie a multiplié dans son livre des contrastes si frappants. Il est clair qu'il a noté de préférence chez les peuples soumis à son observation certains traits, parce que, faisant un triste retour sur l'état moral de Rome, il voyait correspondre à ces traits les griefs les plus douloureux de son patriotisme. Toutefois il n'est pas vrai de dire qu'il ait écrit une satire. La satire est une œuvre consciente et voulue, qui appelle à son aide l'ironie amère. Tel n'est pas le livre de Tacite ; son objet principal n'a pas été de blâmer les Romains. L'étude de ce livre nous montrera qu'un autre but et une autre pensée le préoccupaient. Ce qui s'est rencontré chemin faisant sous sa plume, ce qu'il ne repoussait pas parce qu'il trouvait là une sorte de devoir à remplir, c'était l'allusion grave et comme involontaire servant d'organe à la protestation morale.

On dit encore que son livre était œuvre d'utopiste ou de rhéteur. Il aurait voulu opposer à la décadence romaine la peinture idéalisée d'un monde aux vertus restées primitives et intactes, de sorte qu'il ne faudrait accepter comme réels ni les traits visiblement destinés à faire contraste ni même l'ensemble du tableau. Dans les Germains de Tacite il ne faut voir, nous dit-on, qu'un peuple de fantaisie, le barbare en général, le barbare avant le contact corrupteur de la civilisation. Mieux valent, au risque de quelque rudesse, son énergie, sa droiture d'intelligence, sa simplicité de cœur, que les raffinements bâtards de la Rome impériale : c'est la thèse paradoxale plaidée par Raynal et Jean-Jacques, au dix-huitième siècle, contre la vie civilisée en faveur de la vie sauvage. Tacite a dans ses autres ouvrages (on en fait la remarque) de pareilles aspirations vers un idéal moral placé d'ordinaire à l'origine des sociétés. Les premiers hommes, a-t-il dit au troisième livre des Annales[23], encore exempts de passions désordonnées, menaient une vie pure, innocente, libre par là même de châtiment et de contrainte. Les récompenses non plus n'étaient point parmi eux nécessaires, puisqu'ils pratiquaient la vertu instinctivement... Bientôt cependant l'égalité disparut ; à la place de la modération et de l’honneur régnèrent l'ambition et la force ; les monarchies s'établirent. A ce panégyrique du passé on veut reconnaître ou l'utopiste ou le rhéteur. On rappelle que Tacite servait d'organe à un parti sénatorial professant le regret républicain des anciennes mœurs, et l'on explique de la sorte sous sa plume le souvenir d'une primitive égalité : il s'est plu, pour se consoler des maux présents, à redemander au passé le souvenir imaginaire d'un idéal irréalisable ; il a répété, comme tant d'autres, cette vieille thèse de l'âge d'or qui traînait sur les bancs des écoles. Un jour il avait placé cet idéal, suivant la coutume, au commencement des sociétés ; un autre jour, comme pour le rendre plus saisissable, il l'avait rapproché de sa patrie et de son temps, en choisissant pour sujet ou prétexte de ses peintures les peuples barbares dont Rome commençait à redouter le voisinage. Ce qui prouverait qu'il a fait ici œuvre de rhéteur, dit-on, c'est qu'on retrouve chez lui, empruntés quelquefois textuellement, plusieurs traits sous lesquels Hérodote et César, Salluste et Trogue Pompée dans leurs grandes histoires aujourd'hui perdues, puis Horace et Virgile, avaient dépeint successivement les Scythes, les Gètes et les Thraces. Y mêlant çà et là ce qu'il avait pu réunir d'informations sur les vrais Germains de la fin du premier siècle, il a tracé en somme un portrait de convention, dont il s'est servi pour faire naître les contrastes en face de la réalité qui lui déplaisait. Nous avons affaire à un songeur mécontent, à un esprit à la fois élevé, méditatif et peu pratique, qui rêve généreusement un renouvellement impossible, et confond l'avenir avec le passé. — Ainsi parlent certains critiques ; infatigables à expérimenter sur la comparaison des textes, ils croient en faire jaillir sans cesse des lueurs nouvelles, tandis que c'est bien souvent la seule poussière de leurs conjectures que leur imagination colore.

Il est bien vrai que la poursuite d'un idéal généreux, toujours désiré et toujours lointain, est la condition de tout honneur et de tout progrès, en politique aussi bien qu'en morale. Elle crée ce qu'on appelle les aspirations libérales dans nos sociétés modernes ; celles-ci n'ont pas de levain plus fécond, pourvu qu'une ardeur intempérante ne vienne pas l'altérer. La noble antiquité n'a pas été exempte de cette salutaire impatience, qui l'a souvent élevée au-dessus d'elle-même, quand par exemple ses philosophes et ses publicistes, un Platon, un Aristote, un Polybe, un Cicéron, un Sénèque, lui montraient à l'avance les hauteurs morales vers lesquelles ses générations successives, puis d'autres encore dans les siècles suivants, devaient s'élever par un essor libre, méritant et irrésistible. Comme l'esprit humain tend à localiser l'idéal une fois conçu et à le revêtir de formes sensibles, afin. de se persuader qu'il n'est pas dupe de quelque illusion, comme d'ailleurs le passé a sur l'avenir l'avantage incontestable d'avoir appartenu au monde des réalités, il arrive que les hommes de progrès eux-mêmes substituent l'éloge de ce qu'ils croient avoir existé à l'espérance nécessairement incertaine d'un grand succès futur. La Grèce, particulièrement Athènes, et dans Athènes le parti respectable des Socratiques, eurent longtemps pour tel idéal une Sparte primitive dont le législateur était, suivant le mot de la Pythie, peut-être moins un homme qu'un dieu[24]. Rome aussi se fit un idéal de ses premiers temps, soit de l'époque royale, sous le grand Romulus, protégé des dieux, ou bien sous le pauvre et vertueux Numa, — soit de sa première période républicaine, celle des Fabricius ou même des Scipions. Ce n'était pas assez : la Grèce et Rome eurent encore un idéal en dehors d'elles-mêmes. Cette antiquité classique, si dédaigneuse de l'étranger, du barbare, fut comme hantée d'une vision qui lui montrait au loin, vers le Nord et vers l'Est, par-delà ses frontières, les séjours bienheureux, les peuples sages, les sources de toute civilisation en même temps que de toute poésie. N'était-ce pas de chez les Hyperboréens, situés, comme le dit leur nom, au-delà des vents et des glaces, qu'Apollon, dieu de la lumière, venait visiter Délos ou bien y envoyait ses messagers, les cygnes harmonieux[25] ?

N'était-ce pas ce peuple béni, religieux observateur de la justice, dont la terre sacrée, terra augusta, exposée au soleil, voyait cet astre pendant six mois au-dessus de l'horizon ? Ils passaient leur vie dans les forêts saintes. Dès qu'ils se sentaient, non pas dégoûtés, mais rassasiés de vivre, le front ceint d'une guirlande de fleurs, ils allaient se précipiter du haut d'un certain rocher dans le sein de l'Océan[26]. Le Scythe Abatis, porté à travers les airs sur une flèche rapide, parcourait la Grèce, et, au nom du même dieu, rendait ses oracles[27]. Zalmoxis le Gète avait enseigné à son peuple le dogme de l'immortalité de l’âme[28]. De la Thrace enfin les Grecs avaient reçu Orphée et les Muses. Rome hérita des mêmes traditions et des mêmes respects : les vertus des Hyperboréens, la sagesse des Scythes et des Gètes, devinrent pour elle aussi des souvenirs consacrés, qu'invoquaient fréquemment ses déclamateurs et ses moralistes.

Qu'il y ait lieu de signaler dans le génie de Tacite quelques traits d'utopiste ou de rhéteur, pourquoi ne le reconnaîtrions-nous pas ? Utopiste, il l'a été si l'on veut, mais dans la mesure que nous avons dite, c'est-à-dire à la manière de l'homme de cœur indigné des maux dont il est le témoin, à la manière du bon citoyen qui a son idéal politique. Il était permis sans doute à qui vivait sous un Domitien de former des vœux et d'invoquer un meilleur avenir ; il est toujours loisible aux gens de bien de souhaiter pour leur pays quelque progrès moral. On se prend à regretter telle institution, tel trait de caractère, telle vertu qu'on aperçoit ailleurs, et involontairement, presque à son insu, on remarque de préférence, on exalte aux yeux de ses compatriotes ce qu'on est prêt à envier à un autre peuple. Ce n'est pas illusion ni vaine faiblesse à propos de ce qui est loin et pour ce qui est étranger, c'est pure inspiration de patriotisme. Cela n'exclut pas chez le publiciste ou l'historien l'étude sincère et consciencieuse et la finesse de vue ; au contraire la recherche n'en devient que plus ardente et par suite la lumière plus intense, au moins sur certains traits : le lecteur saura bien ensuite rétablir l'équilibre ; il aura été du moins touché de l'accent, n se sera arrêté au relief. Ainsi sans doute Montesquieu écrivit les pages de son Esprit des lois qui exaltent la constitution anglaise, ce beau système trouvé dans les bois ; ainsi Mme de Staël exilée visita et décrivit l'Allemagne, et observa, elle aussi, cet autre pays voisin de la France, où les animaux eux-mêmes ont quelque chose de paisible et de prospère, comme s'il y avait des droits aussi pour eux dans ce grand édifice de l'ordre social[29] ; ainsi le généreux de Tocqueville étudia, vivement ému, l'ancienne France et la démocratie en Amérique. Chacun de ces nobles écrivains, jaloux de progrès, de lumière et de dignité, nous a légué sa Germanie. — Rhéteur, Tacite l'est quelquefois sans doute, en ce sens qu'il ne s'est pas entièrement préservé de certains défauts de son temps. On a pu énumérer ses habituelles inversions, ses nombreux pléonasmes ; il peut arriver chez lui que l'enflure de la pensée accompagne l'enflure du style, double cause d'obscurité. Le Tibre vient d'inonder les parties basses de la ville ; le sénat délibère sur les moyens de combattre et d'arrêter le fléau. Un des membres de l'assemblée propose d'ouvrir les livres sibyllins et de consulter les dieux ; mais Tibère, jetant également un voile, nous dit Tacite, sur les choses divines et humaines, perinde divina humanaque obtegens, n'est pas de cet avis[30]. En quoi Tibère se montre-t-il donc si mystérieux ? Il fait, comme nous dirions, nommer une commission d'ingénieurs hydrographes, voilà tout. Arruntius et Atéius reviennent quelque temps après à Rome, leur mission accomplie, et proposent de détourner plusieurs cours d'eau qui, en amont, grossissent parfois le fleuve à l'excès ; rien de plus intelligent et de plus naturel, tandis qu'on n'est assuré de bien saisir ni l'idée ni l'expression dans ce passage de Tacite. Mais qu'y a-t-il après tout d'étonnant à ces imperfections de forme ou de pensée ? Veut-on rencontrer sous la plume de Tacite le même style que dans les Commentaires de César ? Ne voit-on pas, par le curieux recueil des Controverses qui nous est resté sous le nom de Sénèque, comment dans les écoles on enseignait à méditer et à écrire, et quel empire exerçaient la rhétorique et la déclamation ? Quelle merveille qu'en cette occasion Tacite se soit montré de son siècle ? En a-t-il moins été le premier peut-être des historiens ?

On a médit dans ces derniers temps, il est vrai, même de Tacite historien. On a pris en main, coutre ce prétendu avocat de l'aristocratie romaine, la défense du régime impérial et jusqu'à celle d'un Tibère. Les empereurs, a-t-on dit, ont combattu la tyrannie du patricial ; ils en ont affranchi les peuples, auxquels, par leur savante administration, par leurs incessantes et libérales réformes, par une centralisation à la fois énergique et prudente, ils ont ensuite assuré le triple bienfait des libertés civiles, d'un large développement législatif et d'une grande prospérité matérielle. On cite les inscriptions, chaque jour plus nombreuses grâce aux progrès de l'archéologie ; elles attestent, assure-t-on, qu'un heureux essor animait, jusque sous les mauvais princes, les provinces les plus éloignées. Un écrivain allemand a été jusqu'à soutenir que Tibère était en vérité une bonne et noble nature ; le seul parti sénatorial, égoïste et haineux, en l'abreuvant d'humiliations, en pervertissant par ses calomnies l'esprit public à l'endroit du prince, l'a précipité dans une sombre tristesse, bientôt transformée par ce caractère énergique, mais excessif, en déplorable fureur. Quant à son historien, entraîné par les défauts de son éducation littéraire vers les abus de langage familiers aux rhéteurs, partageant d'ailleurs les vues d'une opposition tracassière et jalouse, nourri des souvenirs républicains, qui servaient aux uns d'armes perfides contre l'empire, aux autres d'arguments sonores dans leurs exercices d'école, il s'est fait l'organe des mauvaises rancunes ; oubliant son vrai rôle, il est devenu pamphlétaire. Rien n'empêche de croire que sa Germanie en particulier soit l'œuvre d'un détracteur systématique plutôt que celle d'un historien.

Nous n'avons pas à traiter ici la question spéciale du jugement que Tacite a porté sur Tibère ; c'est un procès que divers juges ont examiné, quelques-uns sans se dépouiller de leurs préjugés ou de leurs passions politiques[31]. Il nous suffit, quant à nous, de remarquer que nul n'ose prendre la défense des horribles dernières années de cet empereur, et que ces années vérifient singulièrement le sinistre présage de son maitre de rhétorique (Suétone le rapporte) sur sa première enfance : c'était de la boue délayée dans du sang ! Entre ce début et cette fin qu'on place, si l'on peut, une noble vie, ou seulement un règne honorable. Ce règne et cette vie ont toutefois eu des degrés, que Tacite a marqués d'une plume impartiale[32]. C'est avec une sorte d'anxiété généreuse qu'il note pas à pas le fatal progrès de cette corruption ; quelle parole en même temps équitable, indulgente même, et profonde, que celle par laquelle il résume tout le débat ! Tibère, suivant lui, — son langage peut être ici commenté plus facilement que traduit, — Tibère a été la première victime du césarisme ; il a été corrompu et gâté par le pouvoir absolu, vi dominationis convolsus et mutatus[33].

Pour ce qui est des preuves qu'on entend tirer de l'épigraphie, assurément les services que cette science rend tous les jours à l'histoire sont considérables. Grèce aux travaux d'un Borghesi, grâce aux recherches de M. Mommsen en Allemagne, de MM. Léon Renier et Waddington en France, nous commençons à voir se développer dans ses principaux traits l'immense édifice du gouvernement romain. Des monuments tels que la lex agraria de 111 avant J.-C. — longtemps appelée à tort loi Thoria —, tels que l'autobiographie d'Auguste ou Inscription d'Ancre, le discours de Claude, les donations alimentaires et l'édit du maximum sous les empereurs, comptent au nombre des pages d'histoire les plus précieuses[34] ; toutefois il faut savoir distinguer avec soin parmi les inscriptions, dont un grand nombre, actes de servilisme ou bien mensonges officiels, seraient de nature à donner le change. Quelle faute ne commettrait pas l'historien qui prendrait au pied de la lettre, aux heures les plus cruelles de la révolution française, la fameuse devise inscrite alors sur nos murs ! Et quelle erreur serait celle qui, parmi les innombrables inscriptions qu'a récemment découvertes M. Henzen à Rome, accepterait pour sincères les officielles actions de grâces dont le collège des Arvales s'acquittait chaque année, ou bien les hommages que les cités des provinces inscrivaient sous chaque règne à la base de nouvelles statues ou au fronton de nouveaux temples ! Les textes manqueraient-ils pour justifier celui qui demanderait avec doute à quelle époque de l'empire les provinces auraient donc été si heureuses ? Était-ce au commencement de cette période, alors que s'inaugurait cette redoutable forme de gouvernement appelée le césarisme, destinée à détruire toute liberté par la concentration des pouvoirs dans les mains d'un seul homme en face d'une plèbe aveugle ? Ne vivait-il pas sous Auguste, cet esclave devenu procurateur en Gaule, Licinus, qui ingénieusement, décembre signifiant le dixième mois selon l'étymologie, faisait l'année de quatorze mois, afin d'exiger quatorze contributions au lieu de douze ? Auguste, averti par les doléances des provinciaux, vint à Lyon, il est vrai ; mais Licinus lui montra son butin : e J'ai retiré, dit-il, tous ces trésors des mains des Gaulois, afin qu'ils ne s'en servissent pas pour conspirer contre Rome et contre toi, César, et maintenant je remets entre tes mains cet argent et cet or. s Dion Cassius dit-il que l'empereur ait puni Licinus ou fait du moins restituer les sommes, les objets précieux qu'il avait volés ? Bien loin de là, l'empereur, qui usait de ces fonds pour subvenir aux grands travaux de Rome, se faisait le complice de Licinus, mais en le dupant lui-même. Cet affranchi lui ayant remis un jour un bon de dix millions de sesterces, comme le trait placé au-dessus des valeurs numériques pour les multiplier se prolongeait un peu trop à droite, Auguste en profita, et remplit le vide de manière à ajouter, en imitant l'écriture, un chiffre égal au premier : il se fit remettre ainsi une somme beaucoup plus considérable que celle qui avait été promise. C'étaient les Gaulois qui payaient, et Licinus vint s'établir à Rome pour jouir en toute sécurité de son immense et scandaleuse fortune[35]. Tibère prend la résolution de laisser le plus longtemps possible les mêmes gouverneurs dans les provinces ; ce n'en est pas moins sous son règne que Silanus, proconsul d'Asie, Cesius Cordus, gouverneur de Cyrène, Catus, procurateur de Bretagne, ruinent les provinces par leurs concussions[36]. Les Frisons payaient, depuis les victorieuses campagnes de Drusus, un tribut de peaux de bœufs ; mais sous Tibère un simple primipilaire, Olennius, chargé de lever ce tribut, choisit pour modèles les peaux des bœufs aurochs de Germanie, beaucoup plus forts de taille que les animaux de la Frise. De là pour les Frisons l'impossibilité de payer : il fallut livrer d'abord le bétail indigène, puis les champs, puis les enfants et les femmes, ainsi abandonnés à l'esclavage[37]. — Sous Claude, le procurateur de Judée, Félix, frère de Pallas, croit l'impunité assurée à tous ses crimes[38]. Sous Vitellius, les exactions des agents romains suscitent chez les Bataves la révolte de Civilis[39]. Mettre des enrôlements, ces agents enlevaient les vieillards et les infirmes pour en obtenir des rançons, et les plus beaux jeunes gens pour les destiner à la débauche[40]. Il faut se rappeler le mot du roi des Dalmates : Rome envoie pour garder ses troupeaux non des surveillants, ni des bergers, ni même des chiens, mais des loups[41]. — Nous n'avions jadis qu'un roi, disaient les Bretons ; maintenant nous avons deux rois romains qui nous accablent : le légat, avide de notre sang, et le procurateur, avide de nos fortunes, tyrans dont la discorde n'est pas moins funeste aux opprimés que leur union[42]. Notre la Fontaine et l'Espagnol Guevara ont cru pouvoir placer leur Paysan du Danube même sous un Marc-Aurèle[43].

Il est vrai qu'avec Nerva et les Antonins s'était ouverte une nouvelle époque. Montesquieu, Gibbon et tout le dix-huitième siècle, voyant la philosophie sur le trône, ont représenté cette période comme la Plus heureuse de l'humanité : les lettres de Pline le Jeune, pour un certain nombre d'années au moins, en offrent le tableau. N'a-t-on pas cependant plus d'une fois remarqué combien sa correspondance avec Trajan[44] témoigne d'une centralisation excessive, combien, lui qui eût été un gouverneur honnête, il conservait peu de liberté ? Il ne suffit pas, pour contredire cette observation, de rappeler que Pline remplissait en Bithynie une sorte de mission extraordinaire, cette province étant alors détachée temporairement du sénat pour être administrée par les agents de l'empereur ; ces régimes exceptionnels, dont on avait eu des exemples dès le commencement de l'empire, ces sortes d'annexions que faisait l'empereur, temporaires d'abord, mais bientôt définitives, ne prouvaient-elles pas surtout la mauvaise administration du sénat, à laquelle les provinces, comme des malades en quiète d'un changement, s'efforçaient d'échapper ? La correspondance de Pline nous le montre lui-même et ses amis sans cesse occupés, comme avocats ou plus tard comme sénateurs, des doléances provinciales. L'époque antonine en tout cas a été courte : un Domitien la précède, un Commode brusquement l'interrompt ; puis viennent une terrible anarchie et les maux de l'invasion. Qu'un remarquable ensemble d'institutions administratives, concourant pendant certains intervalles avec l'inappréciable bienfait de la paix intérieure, ait fixé les populations de l'empire et leur ait permis de durer ensuite à travers des agitations profondes, qu'un Auguste et un Trajan aient beaucoup contribué par leur bon vouloir et par leur génie à ce progrès civil, nul désormais ne voudrait le nier. Nous devons, et nous voulons y prendre garde, ne pas nous laisser entraimer par le souvenir d'accusations qu'on pourrait soupçonner d'être des thèses déclamatoires, de nature à nous faire méconnaître certains résultats de la science impartiale. Ne confondons pas d'ailleurs les temps anciens et les temps modernes, si différents par tant de côtés : rien ne ressemblait moins à le république libérale invoquée de nos jours que la république aristocratique de l'ancienne Rome. Un certain nombre des empereurs romains ont été purement d'épouvantables monstres, — on n'effacera pas cela du moins de l'histoire, — mais il peut être vrai que, même sous leurs règnes, l'apaisement des guerres civiles ait permis aux populations des provinces de respirer : de nouveaux cadres administratifs ont pu favoriser leur développement. Faut-il toutefois compter pour rien dans cette œuvre de réorganisation soit les germes déposés par la république, soit le progrès des temps ? L'absence d'institutions politiques capables d'associer les sujets au gouvernement n'a-t-elle pas empêché pendant la période impériale une vraie et profonde rénovation de l'édifice romain contre les barbares ? A l'inverse de la république, ce semble, l'empire a manqué de tout lien dans l'ordre moral comme dans l'ordre politique. Il n'a eu ni les institutions générales, qui auraient rapproché et uni les citoyens, ni le patriotisme qui, en donnant une seule drue à tant de millions d'hommes, les eût rendus invincibles[45]. M. Littré a défini l'empire une dictature avec une administration et des lois, mais sans institutions. Or, si telle est la vérité, nous pouvons dire que Tacite a distingué la gravité de ces vices intérieurs. Servant d'interprète et d'organe à la conscience du genre humain, comme il l'a dit lui-même, il a dénoncé le despotisme des mauvais empereurs, non pas seulement au nom de la conscience morale, soulevée par certains spectacles qu'offrait son temps, mais aussi au nom de cette conscience du politique, de l'homme d'État, du citoyen, qui n'a pas pris le change sur l'efficacité des seules réformes administratives. Du reste, quand des maîtres honnêtes, comme un Nerva ou bien un Trajan, ont promis d'associer enfin l'autorité suprême et la liberté, Tacite a prouvé, en se montrant prêt à être satisfait, que ses justes vœux n'étaient l'expression ni d'une pensée de retour aveugle vers le passé ni d'impraticables rêveries. Joignez ensemble la préoccupation d'un futur grand péril, que ses intelligentes prévisions aperçoivent au dehors, et l'anxiété que lui inspirent les maux domestiques, et vous voyez se former le double sentiment sous l'influence duquel le traité de la Germanie a été composé. L'examen le plus superficiel suffirait pour achever de démontrer que ce livre est l'œuvre très-étudiée d'un patriote, d'un politique, d'un historien, non d'un utopiste, ni d'un pamphlétaire, ni d'un rhéteur.

 

Ce n'est pas que Tacite, nous rendant à la manière des écrivains modernes un compte exact de son travail, déploie à nos yeux un grand appareil d'érudition. Loin de là, il est malaisé pour nous de découvrir où il a puisé les matériaux de son livre sur les mœurs des Germains, bien que nous devinions qu'il en a réuni beaucoup. Il cite formellement César, à qui il rend hommage[46]. César en effet avait le premier abordé le monde barbare ; il l'avait observé avec son regard pénétrant et sa vive intelligence, et devenait ainsi, pour l'historien comme pour l'homme de guerre, le premier guide à suivre. Tacite ne l'aurait pas nommé dans un chapitre de sa Germanie qu'on ne devinerait pas moins l'emploi qu'il en a fait, car son commencement est celui des Commentaires : c'est la même entrée en matière, ce sont les mêmes mots nets, précis, allant tout de suite au but[47].

Bien qu'il ne nomme expressément aucun autre auteur par lui consulté, on peut se convaincre que Tacite a eu entre les mains les ouvrages de Pline l'Ancien, mort depuis vingt ans à peine[48]. Pline, après avoir servi comme chef de cavalerie contre les Germains, avait composé en vingt livres une histoire de ces guerres ; l'ombre de Drusus, ce valeureux beau-fils d'Auguste, lui était apparue en songe pour lui recommander de sauvegarder ainsi sa mémoire[49]. Cet ouvrage, qui nous serait aujourd'hui si précieux, semble avoir survécu en manuscrit jusqu'au dix-septième siècle en Allemagne[50] ; il est perdu, quant à présent du moins, sinon pour toujours. On a conjecturé sur plusieurs indices que l'auteur en avait transcrit quelques pages dans sa grande Histoire naturelle, et Tacite lui-même parait avoir puisé dans l'un ou l'autre ouvrage soit les curieux détails qu'il a placés à la lin de sa Germanie sur l'ambre, soit d'importantes données d'ethnographie.

La critique allemande a fait trop de bruit de prétendus emprunts qu'aurait faits Tacite à un ouvrage perdu de Salluste. Dans une histoire détaillée de son temps, qui avait dû comprendre la période entre la mort de Sylla et la conjuration de Catilina, Salluste, rencontrant la guerre contre Mithridate, avait parlé en détail des peuples barbares établis alors dans la région du Bas-Danube, et dont plusieurs tribus étaient germaines d'origine. Il avait écrit à ce sujet une digression géographique et ethnographique où il traitait des mœurs de ces peuples, et qui fut ensuite fréquemment citée par les historiens et les rhéteurs[51]. Nous n'en avons conservé que des fragments, dont quelques mots seulement, à vrai dire, offrent des rapports avec les expressions de Tacite. Qu'y eût-il eu d'étonnant d'ailleurs à retrouver dans Salluste et Tacite, dans Horace et Virgile, des termes analogues pour décrire des coutumes à peu près semblables ?

Outre César, Pline l'Ancien et Salluste, il existait encore au premier siècle un assez grand nombre d'ouvrages historiques parlant des Germains, ouvrages perdus depuis, mais que Tacite a pu consulter sans les citer expressément. Tite-Live, dans le cent quatrième livre de sa grande histoire, avait amplement traité des coutumes de ces peuples. Nul fragment de cette digression ne nous est parvenu ; nous la connaissons uniquement par le sommaire du livre, et l'on sait que ces sommaires, attribués à Florus, sinon à Tite-Live lui-même, sont des œuvres anciennes, ou du moins rédigées d'après les anciens textes, qu'elles résument[52]. Tite-Live, en outre, avait suivi avec un évident intérêt dans ses derniers livres les exploits de Drusus ; la mort du jeune héros marque le terme définitif de son histoire. Bien que sans doute le chef romain y occupât le premier plan, et les barbares seulement le second, il est clair que de tels récits devaient être d'un grand prix, et rien n'empêche de croire que Tacite les ait pu mettre à contribution.

Strabon, lui aussi, avant de composer le célèbre ouvrage qui nous est resté, avait écrit une histoire en quarante-sept livres destinée à faire suite, depuis le cinquième livre, à Polybe, et dont nous ne connaissons à peu près rien[53] ; mais Tacite ne parait pas même s'être servi du septième livre de la Géographie. Cela s'explique parce que Strabon, écrivant en Orient, a été peu connu des temps qui l'ont suivi : Pline et Pausanias semblent l'avoir ignoré, Plutarque et Josèphe ne citent que son ouvrage historique. — Tacite avait-il sous les yeux le livre que Velléius Paterculus, compagnon d'armes de Tibère en Orient et au-delà du Rhin, s'était promis d'écrire[54] ? Connaissait-il celui d'Aufidius Bassus, écrivain si vanté de Quintilien, sur les guerres de Germanie[55], celui d'Agrippa, ministre et ami d'Auguste, qui avait combattu les barbares et retracé son autobiographie, souvent citée par Pline l'Ancien, les œuvres considérables de Nicolas de Damas[56], l'éloge de Drusus, écrit par Auguste lui-même[57], les Annales de Cremutius Cordus[58], l'ouvrage de Timagène sur la Gaule, où sans doute les Germains se trouvaient mêlés[59], la biographie de Pomponius Secundus, légat de Germanie supérieure sous Claude, rédigée par Pline l'Ancien son ami[60], et ce qu'avaient pu écrire enfin Julius Marathus, l'affranchi d'Auguste, Lucius Fenestella, Cluvius Rufus[61], tant d'autres encore ? Nous ne pouvons faire de réponses précises à ces questions, puisque le temps nous a privés de tous ces livres ; mais nous savons que la moisson pouvait être abondante, et il n'y a pas de motif de croire que Tacite, de propos délibéré, se soit privé de tant de sources utiles.

Sans compter les documents écrits, Tacite, au milieu de Rome, était entouré de témoins fort capables de l'instruire. Il avait pu interroger soit sur l'extrême Nord Agricola son beau-père, ou ces déserteurs Usipiens qui avaient fait le tour de la Grande-Bretagne et que la mer avait ensuite jetés sur les côtes de Batavie[62], soit sur la Germanie en particulier les chefs barbares que le sort de la guerre avait amenés prisonniers ou transfuges. On avait vu dans Rome Marbod, Catualda, Vannius, Segimund et son père Ségeste, Arminius lui-même, sa femme Thusnelda et son fils Thumélicus, outre un grand nombre de soldats ou de chefs inférieurs[63]. Tacite avait vécu dans l'intimité du célèbre gouverneur de la Haute-Germanie, Verginius Rufus, mort à quatre-vingt-trois ans après avoir occupé trois fois le consulat, et refusé énergiquement l'empire, que ses légions du Rhin voulaient lui décerner. Il lui succéda comme consul en 97, et prononça son oraison funèbre[64]. D'autre part, le commerce ne pouvait manquer de lui assurer des informations lointaines et sûres. Un chevalier romain, disions-nous plus haut, avait été envoyé sous Néron jusqu'aux rives sud-est de la Baltique pour acheter de l'ambre, et il avait parcouru sans obstacle ces âpres régions. Beaucoup de découvertes modernes, particulièrement de monnaies, démontrent que les relations commerciales de l'empire avec ces contrées étaient incessantes ; les indications de villes orientales dans Ptolémée en sont autant de preuves. Enfin, outre les captifs et les transfuges dans Rome, il y avait les prisonniers romains qui revenaient après avoir fait de longs séjours parmi les barbares ; Germanicus, pour sa part, en avait ramené à plusieurs reprises un grand nombre. Pomponius Secundus, vainqueur des Caties, en avait délivré qui étaient depuis quarante ans, depuis la défaite de Varus, prisonniers en Germanie[65].

 

Ce n'est pas tout : Tacite lui-même a pu et dût voir la contrée sur laquelle il nous instruit. Par l'examen de sou livre on ne peut que le conjecturer, et au prix de discussions qui ne sont pas concluantes ; mais l'étude raisonnée de sa biographie parait plus décisive. Borghesi a construit cette démonstration avec toute la finesse de critique et de calcul qui lui est familière[66]. Voici comment il raisonne. Tacite nous dit lui-même qu'il était préteur quand Domitien fit célébrer les jeux séculaires[67], et nous savons que cette célébration eut lieu pendant l'année 88. Il nous dit en outre, à propos de la mort de son beau-père Agricola, survenue au mois d'août 93, qu'il était absent de Rome avec sa femme depuis quatre ans[68]. Son départ datait donc de 89, c'est-à-dire de l'année qui suivit immédiatement celle de sa préture. On a conjecturé qu'il avait été exilé ; mais il a déclaré au commencement de ses Histoires qu'il avait eu personnellement plutôt à se louer qu'à se plaindre de Domitien, et il félicite ailleurs Agricola de n'avoir vu ni ses amis ni sa famille frappés d'aucun malheur[69]. Pourquoi ne pas admettre que sa carrière politique s'est alors développée régulièrement ? Après la préture on recevait un office prétorien, soit des fonctions urbaines, soit une légation à la tête d'une légion ou d'une province. Il quitta Rome : c'est donc qu'il fut revêtu de fonctions extérieures. Aurait-on confié le commandement d'une légion à Tacite l'orateur ? Il est plus probable qu'il eut une légation de province, office d'égale dignité. Il eut sans doute celle de la Belgique, dit Borghesi, par deux raisons. D'abord on avait grand égard, dans l'assignation des provinces, à l'expérience, aux connaissances acquises, aux relations des candidats ; or le père de Tacite avait été procurateur en Belgique, et le futur historien y avait lui-même, selon toute vraisemblance, passé une partie de ses jeunes années[70]. En second lieu Tacite, qui venait d'être préteur, ne peut avoir été légat d'aucune des deux provinces dites de Germanie parce qu'elles étaient consulaires ; les présidents de ces provinces sont du reste à peu près connus pour toute cette période[71]. Mais la province voisine, la Belgique, était prétorienne, et l'on ne sait à qui elle fut confiée depuis Valérius Asiaticus, qui la gouverna sous Vitellius, dont il devint le gendre[72], jusqu'à Glitius Agricola, consul sous Trajan. Dans cette lacune viendrait se placer à propos le gouvernement de Tacite. Or, si près de la Germanie, comment ne l'aurait-il pas connue par lui-même, quand son livre parait si précis et si bien informé qu'il semble démontrer à lui seul des relations personnelles et des renseignements de première main[73] ?

Comment enfin ce précieux ouvrage nous est-il parvenu, et par quels manuscrits ? C'est là encore une question préliminaire à laquelle la pensée de tout ce qui nous manquerait si, comme tant d'autres monuments de l'antiquité, il était perdu, donne un véritable intérêt. C'est d'ailleurs une bonne habitude de la science critique de ne pas accepter sans examen ni contrôle les textes que nous a transmis l'antiquité. Il faut savoir comment on les a obtenus. Ces textes sont rarement si bien fixés qu'une érudition pénétrante et fine n'y puisse proposer certaines modifications, si du moins les manuscrits en sont d'un âge peu reculé et d'une exécution médiocre. On ferait une œuvre curieuse et utile en retraçant, comme on l'a fait pour les arts, la série chronologique des découvertes qui nous ont remis en possession, du quatorzième au seizième siècle, des chefs-d'œuvre littéraires de l'antiquité classique. Un tel travail, accompagné du récit des circonstances et appuyé sur une étude sérieuse des manuscrits, racontant à la fois le zèle des recherches et appréciant la valeur des résultats successivement obtenus, n'existe pas. Le livre de M. Botfield, qui a réimprimé les préfaces des éditions princeps, n'en tient pas lieu[74].

Le temps nous a ravi, comme on sait, une notable partie de l'œuvre de Tacite. Ses Annales et ses Histoires comprenaient, probablement en trente livres, la période de quatre-vingt-deux ans entre la mort d'Auguste et celle de Domitien. De ce grand ensemble nous n'avons plus aujourd'hui que dix-sept livres, représentant quarante-quatre années, et dont trois sont incomplets. C'est donc la moitié de l’œuvre totale, peu s'en faut, que nous avons perdue. Ce qu'eta été cependant le récit d'un Tacite sur le règne d'un Caligula ou d'un Domitien, nous pouvons le conjecturer d'après son Tibère et son Néron. Encore est-ce merveille que ces précieux débris aient été finalement sauvés. Abandonnés à un profond oubli pendant le temps le plus ténébreux du moyen âge, pourrissant alors dans l'ombre des cloîtres, ils n'ont subsisté, en deux fractions, que grâce à une seule copie pour chacune de ces fractions. La Bibliothèque Laurentienne de Florence possède aujourd'hui ces deux précieux manuscrits, d'où procèdent tous les autres. L'un d'eux, qui contient les livres XI-XVI des Annales et I-V des Histoires, c'est-à-dire la seconde moitié du règne de Claude, celui de Néron, sauf deux années, les règnes de Galba, Othon, Vitellius, et le commencement de Vespasien, parait dater du onzième siècle et avoir été alors l'unique source des autres copies, dont deux sont du quatorzième. Connu des humanistes dès les premiers temps de la renaissance, ce manuscrit a été imprimé en 1470 par Vindelin, de Spire. Le second manuscrit de Florence contient les cinq ou, suivant la division de Juste Lipse, adoptée aujourd'hui, les six premiers livres des Annales. Il date du neuvième siècle ; il appartenait alors au couvent de Fulde, où le moine Rudolf en a tiré, en nommant Tacite, une indication géographique pour les annales de son abbaye. Apporté à Rome en 1508, il fut acheté par le cardinal Médicis, bientôt Léon X, qui le fit imprimer par Béroald le Jeune en 1515. Ce n'était rien moins que l'admirable récit de presque tout le règne de Tibère. L'imprimerie, découverte au moment où les chefs-d'œuvre mutilés et fragiles de l'antiquité classique sortaient de leurs refuges, commençait heureusement de les disputer à une destruction sans cela inévitable. Nulle fortune nouvelle n'est venue depuis nous rendre d'autres pages de la grande œuvre historique de Tacite, bien que certains vestiges et peut-être même certains fragments nous en soient conservés, dans l'Histoire sacrée de Sulpice Sévère par exemple, au second livre de laquelle un récit sur le motif de la ruine du temple de Jérusalem peut avoir été emprunté à la portion perdue du cinquième livre des Histoires, ou bien dans l'Histoire du monde de Paul Orose, où deux chapitres du septième livre paraissent offrir de pures citations de morceaux perdus également[75]. Tacite s'est trouvé placé au terme final de cette période de la littérature latine qu'on a appelée l'âge d'argent. Il n'y a plus rien d'éminent après lui, à vrai dire. Les lettres latines païennes, au moins la prose, en exceptant Ammien Marcellin, n'offrent plus ni style ni pensée ; elles se traînent sans inspiration à travers la série des panégyristes, des rhéteurs et des chroniqueurs tels que ceux de l'Histoire Auguste. Quant à la littérature chrétienne, elle doit, au service d'autres sentiments et d'autres idées, se forger dans la lutte une langue à certains égards différente de celle de l'antiquité classique. Autant de raisons pour que l'œuvre de Tacite ait été promptement menacée de l'oubli. Un empereur qui se disait son descendant avait ordonné, au troisième siècle, qu'on exécutât tous les ans dix copies de ses ouvrages ; mais il ne régna que six mois, et son ordonnance elle-même nous témoigne peut-être du trop petit nombre de manuscrits de notre auteur subsistant dès cette époque.

Pour ce qui est de la Germanie en particulier, bien que ce livre intéressât si fort l'avenir, il était de nature à demeurer fermé aux rhéteurs inintelligents et aux Chrétiens défavorablement prévenus. On n'en trouve nulle trace jusqu'au sixième siècle, car l'on ne voit pas dans ce qui nous reste d'Ammien Marcellin la preuve formelle qu'il l'ait connu et mis à profit, ce qui a lieu d'étonner. Jornandès, l'historien des Goths, offre le premier quelques expressions qui en sont évidemment tirées. Vers le même temps à peu près, dans le précieux recueil de lettres dû aux soins de Cassiodore, secrétaire de Théodoric, roi des Ost-Goths, il y a une réponse de ce roi au peuple des Estyens, qui, des bords de la Baltique, lui avait envoyé une certaine quantité d'ambre[76]. L'occasion était belle pour citer Tacite, qui précisément, dans un des plus curieux chapitres de la Germanie et à propos de ce même peuple, a retracé l'histoire de l'ambre. Théodoric n'y a pas manqué : il rappelle aux Estyens cette page qui pouvait passer pour leur titre de gloire, et il emprunte les paroles mêmes de l'écrivain latin, qu'il sait fort bien désigner par son nom ; mais après cela les ténèbres recommencent pour trois cents ans, jusqu'à la fin du neuvième siècle, où le moine Ru-doit, que nous avons vu se servir pour la composition des Annales de Fulde de l'un des deux manuscrits conservés aujourd'hui à Florence, met à profit également un manuscrit de la Germanie d'après lequel, dans son récit de la Translation de saint Alexandre, il attribue aux Saxons les mœurs que Tacite prête aux Germains. Ces mêmes traits sont reproduits au onzième siècle par Adam de Brème, sans qu'on puisse distinguer d'après quelle source. Il faut la noble ardeur de la renaissance pour dissiper les nuages au moment où ils menacent de devenir impénétrables, au moment où une si grande partie de Tacite est déjà perdue sans doute pour toujours, au moment où il ne reste plus, suivant toute apparence, qu'un seul manuscrit pour la Germanie, ainsi que pour le Dialogue des orateurs et l'Agricola, joints au même ouvrage, — comme il n'en subsistait plus qu'un, ce semble, au onzième siècle, pour la seconde partie des Annales et ce qui nous reste des Histoires, comme il n'y en avait plus qu'un pour les premiers livres des Annales au milieu du quinzième[77].

Dès la fin du quatorzième siècle, on avait vu Pétrarque déployer un zèle enthousiaste à la recherche des œuvres de l'antiquité. Il envoyait des émissaires th halle, en Allemagne, en France, en Espagne, en Grèce. Il avait la joie de retrouver les Institutions oratoires de Quintilien[78], une notable partie de la correspondance et plusieurs discours de Cicéron, mais non pas l'ouvrage des Choses divines et humaines de Varron, ni un recueil des lettres et épigrammes d'Auguste, qu'il avait cependant vu dans son enfance. Un de ses correspondants, Raimond Soranzo, lui avait envoyé le traité de la Gloire de Cicéron ; mais Pétrarque eut l'imprudence de le prêter à son vieux maitre Convennole da Prato, qui mit en gage le précieux manuscrit, et de la sorte le perdit probablement pour toujours. — Boccace, dans le même temps, n'était pas moins animé à la cause de l'érudition et des lettres. Bravant dégotas et fatigues, il pénétrait dans les greniers vermoulus, dans les réduits délabrés des couvents, pour y chercher des manuscrits qu'il s'empressait de transcrire de sa propre main ; il fit de précieuses découvertes dans la librairie abandonnée du Mont-Cassin. — A la suite de ces initiateurs dévoués, le Pogge déploya un pareil zèle. Il avait pour protecteur Niccolo Niccoli, riche citoyen de Florence, le même qui léguait, en mourant, une collection de huit cents manuscrits pour servir de bibliothèque publique ; de son vivant, il avait rempli le noble rôle d'un Mécène, comme le roi Robert de Naples, qui envoyait Bernard Barlaam en Grèce, comme le duc Galbas Visconti à Milan, comme Coluccio Salutati, chancelier de Florence, l'ami de Pétrarque, enfin comme les Médicis. Se rendant en 1414 à Constance, où le concile était réuni, le Pogge trouva au monastère de Saint-Gall une grande quantité de manuscrits qui moisissaient dans une sorte de cachot obscur et humide, où l'on n'aurait pas voulu, écrit-il, jeter un condamné à mort. Il revint en Italie, rapportant huit discours de Cicéron, le De finibus et le De legibus, un manuscrit de Quintilien, meilleur et plus complet que celui de Pétrarque, une partie du poème de Lucrèce, Tertullien, etc. Il obtint encore un Ammien Marcellin et la première décade de Tite-Live. Il connaissait — on ne peut dire comment et depuis quelle date — la seconde partie des Annales et les livres conservés des Histoires[79]. Pour nous aider à suivre l'infatigable activité de l'humaniste érudit, nous avons désormais de nouvelles portions de sa vaste correspondance publiées naguère par le cardinal Angelo Mai aux tomes IX et X du curieux recueil intitulé Spicilegium romanum. C'est là qu'il faut le voir, sous les auspices de deux pontifes, d'Eugène IV, puis de Nicolas V, le fondateur de la bibliothèque Vaticane[80], voyager au loin et entretenir de nombreux envoyés au dehors. Son plus cher vœu était de retrouver d'autres décades de Tite-Live. Ce fut pendant longtemps, c'est peut-être aujourd'hui encore un secret espoir de certains érudits de voir se combler quelqu'une au moins des lacunes qui déparent pour nous ]'œuvre de ce grand historien. Les journaux ne publiaient-ils pas naguère même, en 1870, qu'un professeur du gymnase de Liegnitz, en Silésie[81], venait de retrouver toute une décade, annonce qui eût fait grand bruit si elle se fût vérifiée ? Mais les manuscrits auront-ils été assez nombreux pour résister à tant de causes de destruction ? Un des amis de Chapelain au dix-septième siècle, jouant à la paume, reconnaissait sur le parchemin qui recouvrait son battoir des fragments inédits de Tite-Live, provenant de Fontevrault[82]. Le Pogge, il est vrai, pouvait concevoir au quinzième siècle un espoir mieux fondé que nous ne saurions le faire aujourd'hui. Pour la découverte d'une décade il promettait cent écus d'or : certaines gens, alléchés par l'espoir dos fortes récompenses, lui promettaient de rapporter des merveilles de Dacie, c'est-à-dire de Danemark[83].

Au milieu de ces ardentes recherches, au mois de novembre 1425, le Pogge reçoit un jour d'Allemagne une liste de manuscrits où sont notées, dit-il, diverses œuvres de Tacite encore inconnues. A partir de ce moment jusqu'au commencement de 1429, il parle sans cesse, dans ses lettres adressées à Niccolo Niccoli, de ses pénibles négociations avec un moine du couvent d'Hersfeld, voisin de celui de Fulde. Plus un mot ensuite sur ce sujet, bien que la correspondance continue ; peut-être l'explication de ce silence est-elle dans une nouvelle guerre des impériaux contre les Hussites, qui se poursuit jusqu'en 1432. Le Pogge meurt en 1459, et aussitôt après sa mort nous trouvons la preuve intéressante et expresse qu'un manuscrit contenant la Germanie de Tacite, le Dialogue des orateurs et un ouvrage de Suétone vient d'être reconnu en Allemagne par les soins d'un certain Énoch d'Ascoli, et qu'il a été immédiatement copié par Jovianus Pontanus. C'est très-probablement ce précieux volume que le Pogge recherchait depuis 1425 ; bien plus, il est permis de penser que c'est le même manuscrit qui se trouvait à Fulde au neuvième siècle, et que nous avons vu mettre à profit par le moine Rudolf. Peut-être alors était-il plus considérable et contenait-il les cinq livres des Annales que le même moine avait consultés dans le même couvent : cette partie en aurait été détachée ensuite, de même que l'Agricola, qu'on voit paraître en Italie un peu avant la période de 1475 à 1480, date de l'impression[84]. Quant au manuscrit rapporté par Énoch, il se perdit promptement sans doute, mais l'exemplaire de Pontanus est conservé aujourd'hui à la bibliothèque de Leyde. On y lit au verso de la première page, de la même main qui a écrit tout le vo-hune, une note latine à l'encre rouge dont voici le sens : Jovianus Pontanus a copié de sa main ces textes récemment découverts et rendus au jour par Énoch d'Ascoli, mais non exempts de fautes. A cette note se trouve jointe une date précise mars 1460. Les fautes auxquelles il est fait allusion peuvent être des incertitudes dans le texte de la Germanie, ou bien des lacunes, qui se rencontrent en effet dans le Suétone et dans le Dialogue.

Qu'était-ce que Jovianus Pontanus ou Gioviano Pontons et Énoch d'Ascoli ? Le premier est bien connu à la fois comme humaniste et homme d'État, comme poète académique, historien, homme de guerre, diplomate, premier ministre et vice-roi de Naples. Quant au second, il pare avoir été un de ces érudits que les zélés explorateurs de la renaissance employaient à la recherche des manuscrits. On devrait, pour restituer sa biographie, grouper autour de quelques sèches notices contemporaines des indications fort dispersées. Plusieurs lettres du Pogge le concernent ou lui sont même adressées ; quelques lettres écrites par lui-même ont été publiées dans le Spicilegium d'après les manuscrits de la Vaticane, qui en contiennent encore d'inédites. Élève de Philelphe en même temps qu'Æneas Sylvius, qui est devenu pape sous le nom de Pie II, Énoch semble avoir été d'abord précepteur à Florence dans la maison des Bardi et dans celle de Côme de Médicis, dont il fut, à côté de Marsile Ficin, l'un des familiers. L'auteur d'une histoire des Ascolitains célèbres, publiée en 1622, raconte avec une obscure emphase que ce qui le mit en renom fut une mission du souverain pontife — il ne dit pas lequel — le chargeant d'aller reprendre à prix d'or ou par son adresse une précieuse bibliothèque restée entre les mains des Thraces et des Musulmans. Peut-être s'agissait-il des précieux débris de la bibliothèque des empereurs de Constantinople. Privés de ce trésor, dit le biographe italien, les savants gémissaient, les lycées étaient déserts, les académies versaient des larmes, les chaires attendaient avec anxiété. Énoch, avec sa haute sagesse et son grand esprit, remua tout, les pierres même, jusqu'à l'entier succès. De la sorte, il raffermit les lettres latines ébranlées, et contribua aussi à propager l'éloquence grecque. Énoch est en rapport avec le Pogge dès avant 1440 ; une lettre de ce dernier, antérieure à cette date, lui reproche certaines médisances à son égard. Il est employé constamment pour des achats de manuscrits sous le pontificat de Nicolas V, et nous avons à la date de la fin d'avril 1451 la lettre de recommandation, contre-signée du Pogge, par laquelle le pape l'adresse au grand-maître de l'ordre teutonique. Alors il va en Dacie. Le Pogge, dans une lettre non datée, prétend qu'il est déjà depuis deux années dans le Nord sans avoir encore découvert rien qui vaille. C'est toutefois dans le couvent cistercien auquel a succédé jusqu'à notre temps l'Académie royale de la jolie petite ville de Soroe, non loin de Copenhague, qu'il trouve, non pas le manuscrit des dix décades de Tite-Live qu'un certain Nicolas le Goth affirmait y avoir lues, mais les deux Élégies ourla mort de Mécène qu'un critique allemand a pu proposer de ranger, bien qu'à tort, parmi les œuvres du temps d'Auguste, tant elles sont habilement composées. Platina, qui écrit seulement une vingtaine d'années après la mort de Nicolas V, met Énoch d'Ascoli sur la même ligne que le Pogge, et dit que, pendant que celui-ci retrouvait tout Quintilien, Énoch mettait la main sur le manuscrit d'Apicius et sur celui de Porphyrion, le scoliaste d'Horace[85].

En résumé, de même que le grand monument formé par les Annales et les Histoires ne nous a été conservé qu'à peine, déplorablement mutilé, en deux fragments recueillis dans deux manuscrits devenus uniques l'un au onzième et l'autre au quinzième siècle, de même le livre de Tacite sur la Germanie et le Dialogue des orateurs n'ont été sauvés d'une perte tout à fait imminente que grâce à la copie unique obtenue de 1431 à 1459 par les soins du Pogge et d'Énoch d'Ascoli. Ces deux ouvrages, comme l'Agricola, qui selon toute apparence faisait partie du même manuscrit et en a été disjoint pour suivre d'autres destinées encore mal connues, n'ont été imprimés qu'en 1470 avec ce qu'on avait dès lors retrouvé de l'œuvre de Tacite. Notre reconnaissance doit placer à côté l'un de l'autre les noms inégaux des deux hommes qui ont le plus contribué à sauver ces derniers débris. A travers les fragments de correspondance que nous avons invoqués, il semble bien que ce soit le Pogge, peut-être animé déjà par la découverte d'une partie des Annales et des Histoires, qui ait le premier pressenti et poursuivi la conquête nouvelle. Énoch, élève de ce Philelphe qui était le grand ennemi du Pogge, Énoch, contre lequel nous avons vu certaines expressions de défiance, paraîtrait, si nous pouvions interpréter setrement nos insuffisants témoignages, n'avoir été qu'un chargé d'affaires, habile peut-être pour faire aboutir à son heure et à son profit l'enquête préparée par un autre. Mais qui pourra jamais reconstruire ces luttes acharnées des humanistes du quinzième siècle, où de fort mauvais sentiments, tels que l'orgueil, la cupidité, l'envie, se rencontraient à côté de nobles passions, comme l'amour de la science et le respect de l'antiquité ? Ces disputes et ces longs combats pour la recherche des anciens manuscrits nous intéressent, parce que nous y retrouvons la trace de généreuses ardeurs, parce que, en nous les rappelant, nous avons sans cesse devant les yeux cette pensée qu'un heureux effort de plus nous aurait peut-être singulièrement enrichis, qu'une heureuse chance de moins en ces temps critiques nous aurait infligé de bien cruels désastres. C'était le patrimoine intellectuel et moral de l'humanité qu'il s'agissait de disputer aux étreintes du néant, déjà en partie victorieuses.

On a dit plus haut que le manuscrit rapporté d'Allemagne par Énoch s'était perdu bientôt sans doute, ne laissant nulle autre trace que la copie heureusement faite par Jovianus Pontanus, et conservée de nos jours à Leyde. De cette copie paraissent dériver tous les manuscrits de la Germanie que l'on possède actuellement ; M. L. Tross en a le premier montré la valeur et l'a publiée en 4841. Qu'on y ajoute quelques-unes des transcriptions ultérieures, dont les auteurs auront pu bien interpréter certaines incertitudes imparfaitement résolues par Pontanus, et l'on aura tous les éléments qui peuvent servir à établir le texte de la Germanie. Nous verrons certaines difficultés de ce texte porter précisément sur des noms de divinités germaniques dans les intéressantes pages que Tacite a consacrées à l'examen du système religieux des barbares.

 

 

 



[1] Le jésuite Hardouin (1646-1729) prétendait que le plus grand nombre des médailles qui passent pour antiques avaient été fabriquées au moyen âge par les Bénédictins, et que tous les ouvrages classiques, excepté Homère, Hérodote, Cicéron, Pline l'Ancien, les Géorgiques de Virgile, les satires et épîtres d'Horace, avaient pour auteurs des moines du treizième siècle, sous la direction d'un certain Severus Archontius. L'Énéide est, suivant lui, une pure fable d'après les événements qui ont consommé le triomphe du christianisme sur la synagogue. Dans les prétendues odes d'Horace, Lalagé n'est autre chose que la religion chrétienne ! — Le souvenir de ses lauriers troubla l'esprit de l'évêque suédois Nordis, sous le règne de Gustave III. Dans un discours académique célèbre en son temps, mais resté inédit, il reprit la thèse de son audacieux prédécesseur, en la précisant. C'était, suivant lui, pendant les troubles religieux suscités par les schismes des quatorzième et quinzième siècles que les gens d'église avaient remontré des motifs d'écrire et de publier, sous les masques d'Homère, de Virgile, d'Horace et de Tacite, des ouvrages allégoriques, remplis d'allusions aux querelles des partis italiens. — Pouvait-on s'attendre à ce que de pareilles folies fussent presque renouvelées de nos jours ? Luden est mort en 1847, après avoir longtemps enseigné à l'Université d'Iéna, après avoir donné de nombreuses preuves de mérite comme juriste et comme historien. C'est pourtant lui qui, dans son Histoire du peuple allemand, déclara qu'une pierre lui tomba de dessus le cœur lorsque, après avoir conçu des doutes sur l'authenticité de la Germanie de Tacite, il rencontra enfin la lettre de Théodoric aux Estyens (Cassiodore, Variæ Epistolæ, V, 2), où cet ouvrage est cité, et qu'il accepta comme une preuve suffisante.

[2] Voir l'édition de Tacite donnée en 1855, avec d'abondants commentaires, par M. Frédéric-Christian Hasse, et l'étude publiée sur la Germanie de Tacite par M. Frédéric Passow en 1817.

[3] Germanie, c. XIX.

[4] Germanie, chapitres XXXVII et XXXVIII.

[5] Germanie, chapitre XIX.

[6] Tacite, Annales, III, 28. Dion, LIV, 16, LIII, 12. — Suétone, Octave, chapitre XXXIV.

[7] II, 26. Properce a écrit probablement ces lignes en 24 avant Jésus-Christ.

[8] Vers 17-20.

[9] Octave, chapitre XXXIV.

[10] Voir au Journal officiel du 23 janvier 1872 et dans le Compte rendu des séances de l’Académie des sciences morales et politiques, à la même date, les observations de M. Ch. Giraud sur le troisième volume de l'Histoire des Romains de M. Duruy. M. Giraud enregistre quarante et un fragments de la Lex Julia et Papia Poppæa dans son très-utile recueil intitulé : Juris romani antiqui Vestigia, fragmenta, monumenta, 1 volume in-12, Cotillon, 1872.

[11] La loi municipale de Malaca nous a emmené peut-être à cette occasion un fragment de la Lex Julia. Voir Orelli-Henzen, 7421, au sixième paragraphe, lignes 32 et suivantes de la seconde colonne.

[12] Julii Paulli, Sententia, II, 16, page 150 du recueil de M. Ph.-E. Huschke, Jurisprudentiæ antejsutinianæ quæ supersunt, Lipsiæ, 1867.

[13] Germanie, c. XX.

[14] Germanie, c. XX.

[15] Germanie, c. XIX. L'agnatus est proprement celui qui nuit après que la famille a déjà acquis ses éléments constitutifs, c'est-à-dire quand il y a déjà un fils. Cf. Cicéron, pro Cæcina, 25. — De orat., I, 57. — Tacite, décrivant à sa manière les mœurs des Juifs, Histoires, V, 5, a employé précisément les mêmes expressions que dans la Germanie : Necare quemquam ex agnatis nefas.

[16] Juvénal, Sat., VI, 595.

[17] Germanie, c. XX. — Les Romains, dit Plutarque, Comparaison de Lycurgue et Numa, c. IV, permettaient aux filles le mariage à douze ans et même au-dessous. Ils pensaient qu'une femme toute jeune, étant plus chaste et plus pure de corps et de mœurs, se plie plus facilement au caractère de son mari. Toutefois le mariage ne devenait entièrement légal que pour l'épouse ayant accompli sa douzième année. — Pomponius, Digeste, XXIII, 2, 4. Octavie, la fille de Claude et de Messaline, avait neuf ans quand elle fut fiancée, onze ans quand elle fut mariée avec Néron, qui en avait seize. Annales, XII, 58. On peut voir dans les Inscriptions de tels exemples en grand nombre. V. Friedlænder, Darstellungen aus der Sittengeschichte Roms, à la fin du premier volume (Leipzig, 1862).

[18] Cicéron, Lettres à Atticus, VI, 1.

[19] Germanie, c. XX. — Horace, Sat. II, 5. — Pline, H. N., XIV, I, 4. — Pétrone, c. CXVI. Cf. Pline le Jeune, Lettres, II. 20. — Les orbitalis pretia étaient donc les suspects avantages qu'on trouvait à être sans famille : on vieillissait entouré et choyé de ceux qui espéraient capter le testament. V. Juvénal, Sat. XII, 1. — Tacite, Annales, XIII, 52. Histoires, I, 73.

[20] Funerum nulla embitio. Germanie, c. XXVII.

[21] Pline, H. N., XXXVII, 6.

[22] Plutarque, Sylla, dernier chapitre.

[23] Chapitre XXVI.

[24] M. Ernest Havet, un savant d'un esprit ferme et aiguisé, a fort habilement développé cette vue, d'un idéal politique imaginé per les Socratiques en dehors d'Athènes et même de la démocratie, Voir son volume intitulé le Discours d'Isocrate sur lui-même, 1862.

[25] Elien, De la nature des animaux, XI, 1, rapporte le récit d’Hécatée d'Abdère, contemporain d'Alexandre, selon qui, lorsque les Hyperboréens célébraient la fête annuelle d'Apollon, des cygnes innombrables partaient des monts Riphées, tournoyaient dans les airs au-dessus du temple, s'abattaient dans sa magnifique enceinte, et mêlaient leurs chants harmonieux aux chœurs qui célébraient les louanges divines. Les hymnes achevées, ils reprenaient leur vol. — Pindare, de son côté, nous a conservé un curieux débris de l'antique légende suivant laquelle, pendant ces mêmes sacrifices à Apollon, mêlés de chants, on immolait des Anes (Pyth., X, 51). L’âne était probablement l'animal anti-musical, ennemi du dieu. — C'est l'occasion de citer le travail de M. Gladisch, Die Hyperboraeer und die alten Schinesen, 1866, brochure in-4°. Suivant l'auteur, les Hyperboréens ne seraient autres que les anciens peuples de la Chine ; cela serait prouvé par les rapports entre les livres de musique chinoise, tels que les missionnaires les ont étudiés et traduits, et ce que nous pouvons reconnaitre de l'ancienne musique des Grecs.

[26] Pomponius Mela, III. 5.

[27] Hérodote, IV, 36.

[28] Strabon, III, 5.

[29] Esprit des Lois, XI, 6, à la fin. — Considérations sur la Révolution français, VI, 3.

[30][30] Annales, I, 76, 79.

[31] On a désormais toute une littérature, comme disent les Allemands, sur ce sujet, qui a emprunté aux circonstances politiques en France un certain intérêt d'allusion et d'actualité, sans qu'il y eût rien de flatteur, à vrai dire, ni pour le prince ni pour le peuple moderne objets d'une telle comparaison. La thèse du césarisme est crûment soutenue dans l'ouvrage de M. Dubois-Guchan, Tacite et son siècle. C'est M. Stahr (Tiberius, 1864) qui a dit de Tibère : im tiefsten Innern gute und edle Natur. M. Hœck, Rœmische Gescchichte, a soutenu que le règne de Tibère devait compter parmi les plus honorables de l'époque impérial. Il y a encore les livres de MM. Sievers (Tiberius und Tacitus, 1870), Karsten (de Taciti fide), Freytag (Tiberius und Tacitus, 1870), Pasch, etc. M. Duruy avait, dès 1859, dans sa thèse latine, commencé de réviser le jugement général sur Tacite ; il persiste dans son troisième et excellent volume de l'Histoire des Romains (1871) à blâmer l'historien et à plaider pour le césar.

[32] Voir le résumé qui termine le livre VI des Annales.

[33] Annales, VI 48.

[34] V. pour la lex agraria le tome Ier du Corpus Inscriptionum latinarum édité par M. Mommsen, Berlin, 1863, in-folio, p. 75 ; — pour l'Inscription d'Ancyre l'ouvrage de M. G. Perrot, Exploration archéologique de la Galatie, etc. Cf. Res Gesta dlvi Augusti ex monumentis Ancyrano et Apolloniensi, edidit Mommsen, Berlin, 1865, gr. in-8° ; — pour le discours de Claude, que donnent les tables de Lyon, les principales éditions de Tacite, par exemple celle de Brotier ; ce texte y est publié en comparaison du chapitre 24 du livre XI des Annales. M. Martin Daussigny, conservateur des musées de Lyon, est parvenu à déchiffrer les lettres terminales d'un certain nombre de lignes des Tables claudiennes qui avaient échappé à la vue de tous les interprètes (1869). — Voir enfin, pour les donations alimentaires des empereurs, Ern. Desjardins, de Tabulis alimentariis, 1855, in-4° ; — pour l'édit du maximum, le Voyage archéologique en Grèce et en Asie Mineure, par Ph. Le Bas, livraisons 51-54. (Explication des Inscriptions, tome III, p. 145). Un tirage à part a été fait de cet excellent commentaire de l'Édit de Dioclétien par M. Waddington. Cf. Journal des Savants, mai 1866, article de M. Boulé, ou Fouilles et Découvertes, du même auteur, tome II.

[35] L'aventure du procurateur Licinus est racontée par Dion Cassius, livre LIV, c. XXI. C'est Macrobe, Saturnales, livre II, c. IV, qui mentionne le faux commis par Auguste. De retour à Rome, Licinus étala une telle opulence que son nom devint synonyme de riche. Rien de plus misérable, s'écrie Juvénal, Sat. XIV, 306, que la garde d'une grande fortune. Le riche Licinus s'entoure de seaux d'eau, et fait veiller la nuit une cohorte d'esclaves, toujours en alerte pour ses ambres, ses statues, ses colonnes de Phrygie, ses ivoires, sa vaste galerie.

[36] Annales, IV, 6 ; III, 66 ; III, 70 ; XIV, 32.

[37] Annales, IV, 72.

[38] Annales, XII, 54.

[39] Histoires, livres IV et V.

[40] Histoires, IV, 14.

[41] Dion Cassius, LV, 33.

[42] Tacite, Agricola, XV.

[43] On sait qu'Antoine de Guevara, auteur du roman historique Relax de principes o Marco-Aurelio, 1529, traduit sous le titre de Livre doré de Marc-Aurèle, 1531, puis sous celui de l'Orloge des princes, 1540, fut l’inventeur de l'heureuse fiction adoptée par le fabuliste français.

[44] Tout le livre X.

[45] Histoire des Romains, par M. Duruy, tome III.

[46] Germanie, chapitre XXVIII.

[47] César, Guerre des Gaules, I, 1. —  Germanie, I.

[48] La Germanie est écrite en 98, et Pline est mort en 79.

[49] Pline le Jeune, Lettres, III, 5 et 8. Pline est cité trois fois dans les Annales, une fois dans les Histoires. Il avait composé, outre son Histoire naturelle, outre son Histoire des Guerres de Germanie, un autre ouvrage historique, en 31 livres, et commençant là où finissait celui d'Aufidius Bossus, que nous avons également perdu. On désignait cette œuvre de Pline, suivant un usage fréquent, sinon constant dans l'antiquité, par les premiers mots : A fine Aufidii Bassi.

[50] Ferdinand de Fürstenberg, auteur des Monumenta Paderbornensia, 1689, in-4°, s'exprima ainsi : Plinii XX volumina de bellis germanicis, quæ Conr. Gesnerus Augustæ Vindelicorum, alii Tremoniæ in Westphalia apud Casparum Swarzium patricium Tremoniensem extitisse tradiderunt. On voit par la correspondance du Pogge, lettres 207, 208, qu'un de ses agents doctus et, ut videtur, minime verbosus aut fallax, lui avait parlé d'un manuscrit de cet ouvrage.

[51] Cette digression est citée sous le titre De situ Ponti ou De Ponto. Voir les éditions de Salluste publiées par M. Kritz et H. Dietsch.

[52] Il faut consulter, pour ces sommaires de Tite-Live, l'édition qu'en a donnée M. Otto Iahu : T. Livii urbe condita librorum CXLII Periochæ, etc. Lipstæ, 1853, in-8°. Une meilleure lecture des manuscrits y a fait disparaître certaines fautes graves des éditions précédentes. Cf. les Sommaires 65 et 98.

[53] Strabon, I, 23, — XI, IX, 3.

[54] Livre II, c. CXIX.

[55] Quintilien, X, I, 103.

[56] Voir le troisième volume des Fragmenta historicorum græcorum de la collection grecque-latine Didot.

[57] Tite-Live, Épitomé du livre CXL et dernier.

[58] Tacite, Annales, IV, 34, 35. Dion Cassius, LVII, 24.

[59] Les fragments qui nous en sont restés se trouvent réunis dans le troisième volume des Fragmenta historicorum græcorum.

[60] Pline le Jeune, Lettres, III, 5.

[61] Suétone, Auguste, 79 et 94. — L. Fenestella, mort à soixante-dix ans, selon saint Jérôme, 21 ap. J.-C. Pline l'Ancien, Aulu-Gelle et d'autres citent souvent ses Annales ; le grammairien Nonius donne même un fragment de son XXIIe livre, Il a été fort utile à Plutarque dans plusieurs de ses biographies, à Asconius dans ses commentaires sur les discours de Cicéron. On ne sait pas bien ce que contenait son livre, mais il parait avoir joui d'une grande autorité. Ses fragments ont été réunis dans le tome II de l'édition de Salluste de Havercamp. — Cluvius Rufus, que Tacite a plus d'une fois cité (Ann., XIII, 20 ; XIV. 2), avait écrit l'histoire de Néron, Galba, Othon, Vitellius. Il a particulièrement servi de source commune à Plutarque dans ses vies de Galba et Othon, et à Tacite dans les deux premiers livres de ses Histoires. Lire à ce sujet un intéressant mémoire de M. Mommsen dans l'Hermès, tome IV, 1870.

[62] Agricola, chapitre XXVIII.

[63] Qu'on lise dans Strabon, VII, 1, 8, la page intéressante où il décrit, certainement d'après des témoignages oculaires, le triomphe de Germanicus.

[64] Pline le Jeune, Lettres, II, 1.

[65] Annales, XII, 27.

[66] Œuvre complètes de Bartolomeo Borghesi, tome VII, p. 321. Lettre au comte Giovanni Roverella, de Césène.

[67] Annales, XI, 11.

[68] Agricola, chapitre XLV.

[69] Histoires, I, 1. — Agricola, c. XLIV.

[70] Borghesi n'hésite pas à interpréter de la sorte le célèbre passage de Pline l'Ancien (H. N., VII, 7) qui, énumérant des cas de croissance hâtive entrainant la mort, cite pour l'avoir personnellement connu un fils de Cornélius Tacite, chevalier romain, administrateur des finances de la Gaule Belgique. Ce jeune homme aurait été un frère de l'historien. Une des raisons de croire à cette interprétation, c'est qu'il faut pour expliquer la prompte entrée de Tacite dans la carrière des honneurs qu'il ait eu un père dont le crédit ou le souvenir l'ait recommandé.

[71] Voir au tome XVII des Mémoires de l'Académie de Bruxelles, 1844, un mémoire utile de M. Roulez sur les magistrats romains de la Belgique.

[72] Histoires, I, 59. D'après plusieurs inscriptions. V. le mémoire de M. Roulez.

[73] Vouloir retrouver une à une dans la Germanie les preuves formelles de la présence de Tacite parmi les peuples de la rive droite du Rhin, comme le fait l'auteur d'un long travail critique dans le recueil allemand Eos, süddeutsche Zeitschrift, Würsburg, 1864, in-8°, tome Ier, c'est une tentative vaine parce qu'elle est excessive. Ces démonstrations à outrance forcent les choses et ne servent de rien.

[74] Beriah Bottleld, Cantabrigiæ, 1852, in-4°.

[75] Plusieurs érudits, entre autres M. Jacob Bernays, out émis cette conjecture que le récit qu'on trouve dans Sulpice Sévère, II, 30, sur le motif de la destruction du temple de Jérusalem, aurait été par lui emprunté à la portion aujourd'hui perdue du cinquième livre des Malotru de Tacite. Sulpice-Sévère imitait le style et la manière de Tacite. — Les indications d'après Paul Orose sont plus précises. Dans une première occasion, VII, 3, il cite expressément quelques lignes de Tacite qui n'existent pas ailleurs : Deinde, ut verbis Cornelii Taciti loquar, sene Augusto Janus patefactus, dum apud extremos terrarum termines noves gentes serpe ex usu et aliquando cum damno quæruntur, osque ad Vespasiani durant imperium. — Ailleurs, VII, 10, à propos des campagnes malheureuses des lieutenants de Domitien contre les Daces, il dit qu'il en parlerait longuement nisi Cornelius Tacitus, qui banc historiam diligentissimo contexuit, de reticendo interfectorum numero et Sallustium Crispum et alios auctores quam plurimos amuisse et se ipsum idem potissimum elegisse dixisset.

[76] Variæ Epistolæ, V, 2.

[77] Le livre à consulter sans cesse pour cette histoire de l'ouvrage de Tacite est celui de M. Massmann : Germania des C. Cornelius Tacitum mit den Lesarten sammtlicher Handschriften und geschichtlichen Untersuchungen, etc., 1847, in-8°. Voir surtout les pages 137-163. — J'ai employé aussi les Lettres critiques d'Urlichs dans l’Eos, tome 1er, p. 243 sq., 1864 ; tome II, p. 225 sq. ; la préface de l'édition de Suétone de Grammaticis et rhetoribus, par Osann, 1855 ; les préfaces des dernières éditions de la Germanie, de Tross. Krite, etc.

[78] Quintilien lui-même, aux premières lignes de son ouvrage, semble le désigner par le titre Institutio oratorio ; mais les manuscrite disent Institutiones oratoriæ, ainsi que les anciens grammairiens qui nous en ont conservé des citations.

[79] Voir l'ouvrage de M. Massmann, pages 172-182.

[80] 1431-1447, 1447-1452.

[81] M. le docteur Kraffert, d'après la mention d'un inventaire de 1604.

[82] Cité dans l'Encyclopédie allemande de Penly, article Livius, page 1122, note.

[83] On sait que la langue latine du moyen âge appelait le Danemark Dacia, et ce dernier mot se traduisit alors en français par le mot Dacie ou plutôt par le mot Dace. Pierre de Dace (de Dacia), c'est-à-dire Pierre le Danois, fut recteur magnifique de l'Université de Paris en 1320, et les étudiants de Danemark à Paris y avaient dès 1275 un collige de Dace.

[84] Ce manuscrit de l'Agricola est perdu et remplacé de nos jours par deux copies du quinzième siècle, qui sont au Vatican.

[85] Voir sur Énoch d'Ascoli le Rheinisches Museum de 1848, tome VI, page 627 ; et le Virgile de M. Otto Ribbeck, tome IV : Appendix Vegiliana, page 61, etc.