Ce n'est pas ici un livre de circonstance ; on en doit prendre le titre à la lettre : ce n'est pas de la Prusse, ce n'est pas même de la seule Allemagne qu'il y est traité, il n'y a nulle prochaine allusion au temps présent. Écrit en partie avant la terrible année 1870, à la suite d'un cours professé à la Faculté des lettres de Paris, il a été terminé, non pas certes avec les mêmes dispositions morales, mais selon les mêmes vues historiques qui en avaient inspiré le premier dessein. Je m'étonnerais qu'on pût croire qu'à terminer à celte date une telle étude d'histoire générale, l'impartialité eût dû coûter quelque chose au patriotisme : ce serait ne pas considérer le sujet dans toute son étendue. Il est vrai que ce travail a été entrepris avec une vive préoccupation des choses de l'Allemagne — cette préoccupation peut s'avouer, et plût à Dieu qu'elle eût été plus commune parmi nous ! — mais d'autres vues s'y ajoutaient : le cadre était plus vaste et l'objet plus complexe. On trouvera exprimée dans ces pages l'opinion, fondée sans doute, que quelques-uns des meilleurs traits du génie germanique, de bonne heure effacés au-delà du Rhin par les influences latine ou slave, ont subsisté bien plutôt soit en France même, où ils se sont combinés avec les traditions romaines en des institutions tout originales, soit chez les nations anglo-saxonnes, qui les ont propagés presque sans mélange des deux côtés de l'Atlantique. Où retrouver, si ce n'est dans l'histoire de ces nations, le développement continu des principes de self government et d'individualisme dont on observe les germes au berceau de la race ? Les tribus restées sur les bords de l'Elbe et du Danube, au contraire, se sont laissé pénétrer aux influences qui les entouraient. L'Allemagne moderne elle-même a fort mal défendu sa nationalité propre en se laissant dominer par la Prusse et entraîner à une politique dont les étapes sont, après le démembrement de la Pologne, le démembrement du Danemark, et puis l'annexion violente de l'Alsace. Sur ces griefs particuliers de la conscience publique à l'égard de l’Allemagne je me suis exprimé amplement ailleurs, soit en démontrant que Frédéric Il, au nom d'une politique nouvelle, politique détestable et impie, préparait, en même temps que le premier partage de la Pologne, celui de la Suède[1], soit en dénonçant plusieurs années de suite les iniquités de la Prusse dans la funeste affaire des duchés danois[2], — on a bien vu depuis qu'une conduite généreuse de l'Occident eût alors été la plus sage et la plus légitime des mesures préventives — soit en répondant enfin, au commencement de la dernière guerre[3], aux étranges assertions de ce pamphlet de M. Mommsen, non suffisamment connu, qui prétendait démontrer aux Italiens que l'honneur leur défendait de combattre ou seulement de faire des vœux pour nous. Ce n'était pas de politique actuelle qu'il devait s'agir dans ce volume, mais de science, aussi désintéressée et impartiale que possible. J'avais à dérouler dans la majesté de son ensemble le grand spectacle dont Tacite a résumé et condensé les principaux traits, et qui n'est autre que l'entrée en scène de toute une race destinée à occuper désormais une place importante dans l'histoire :Rare fortune de rencontrer au sein de l'antiquité classique un noble esprit tel que Tacite, fort de toutes les ressources d'une civilisation raffinée et d'une pénétrante intelligence, et qui, sans illusions sur Rome et sur son temps, réfléchit, observe, prévoit, s'enquiert avec une philosophique et patriotique inquiétude, et nous montre face à face un monde qui finit, un monde qui commence. Il n'était pas ordinaire aux anciens d'étendre au-delà de leurs frontières de si vastes regards. Presque seul avant Tacite, Hérodote avait recueilli sur les peuples situés en dehors ou à l'écart de l'influence hellénique, particulièrement sur ceux du Nord, des informations précieuses, de nature peut-être à nous permettre aujourd'hui de rattacher ensemble deux âges divers d'une même race demeurée longtemps barbare. Mais la différence est grande entre Hérodote et Tacite, et c'est l'historien romain qu'au point de vue de l'histoire positive on étudiera avec le plus de profit. Hérodote est, par la date, encore voisin de ce que Fénelon appelle l'aimable simplicité du monde naissant. Sa curiosité est faite d'imagination ; il est presque autant poète qu'historien ; son récit se détache à peine de l'épopée. Tacite, au contraire, a devancé, grâce à la vigueur et à la gravité de son esprit, les procédés du travail moderne, et la science peut d'autant mieux tenter de nos jours de développer ses indications que nous en savons peut-être plus que l'antiquité classique elle-même sur quelques points, par exemple sur la langue et la religion de ces peuples barbares. L'élément germanique ayant d'ailleurs puissamment contribué, avec le génie romain, sous l'influence souveraine du christianisme, à la formation du monde moderne, on comprend de quelle importance il est d'étudier cet élément dans ses manifestations les plus authentiques et les plus anciennes, particulièrement dans ce livre de Tacite. Mon but n'a pas été toutefois de faire principalement acte de médiéviste. Je me suis attaché plutôt à l'œuvre même de l'historien romain ; j'ai essayé d'en expliquer les intentions, la méthode, la portée. Ce ne serait pas si petite chose (l'entrer dans le secret d'un tel esprit et d'une telle entreprise. Observer toute une race au moment où elle se transforme pour commencer son rôle historique, c'est une tâche considérable dans tous les temps, mais qu'il est surtout intéressant de voir traiter par un contemporain et par un écrivain de l'antiquité. Il y a intérêt et profit soit à suivre l'historien philosophe dans ses calculs sur le présent et sur l'avenir, soit à pénétrer avec lui chez les peuples qu'il observe, et à reconnaître à sa suite certaines phases de leur vie sociale, communes sans doute à toutes les civilisations. J'ai donc essayé de montrer quels vastes horizons la vue première de Tacite commence de nous découvrir, et quels sillons il creuse à qui veut essayer de les atteindre. J'ai voulu signaler au moins tous les problèmes qu'il suscite à la pensée : on devra recourir aux dissertations spéciales si l'on veut suivre et discuter le développement de chacun d'eux. J'ai insisté, à propos de la religion, sur certains traits communs à la race indo-européenne, que l'enquête sincère de Tacite a mis en lumière sans qu'il soupçonnât les correspondances intimes démontrées par la science de nos jours. On ne s'étonnera pas que j'aie souvent invoqué les analogies scandinaves. Quelque opinion qu'on veuille adopter sur la date de l'arrivée et de la dispersion des Germains en Europe, et quelque itinéraire qu'ils aient suivi, il est certain que la Scandinavie et l'Allemagne ont été habitées, avant l'époque de leur conversion au christianisme, par des peuples qui relevaient au même titre, ou peu s'en faut, de la race germanique. Les tribus conduites par l'émigration dans le nord de l'Europe se sont efforcées, avec un soin jaloux, de défendre contre les influences du génie latin et du christianisme, plus facilement acceptées en Allemagne, leurs traditions, leurs coutumes et leur langue. L'isolement relatif où elles vivaient les y a fait réussir, et nous recueillons ainsi dans les premiers monuments de leur littérature, écrits au lendemain de leur conversion, les intéressantes traces d'une primitive conformité avec les propres antiquités germaniques. Il y a certainement là, malgré l'écart des dates, une source de comparaisons utiles. Ce n'est qu'en un dernier chapitre que je me suis décidément séparé de l'époque de Tacite, pour examiner dans ses principaux traits le problème général do l'invasion. J'y étais obligé, en présence de dénégations, renouvelées de l'école de l'abbé Dubos, suivant lesquelles il n'y aurait eu, au cinquième siècle de l'ère chrétienne, ni invasion des barbares, ni conquête, ni réelle et notable influence exercée par ces peuples. Il est clair que, si telle était la vérité historique, commenter le livre de Tacite devenait une œuvre parfaitement vaine. S'il avait plu à ce bel esprit de rédiger avec un sérieux inutile ce qu'il avait entendu raconter de côté et d'autre sur les bizarres coutumes et les superstitions de quelques tribus sauvages, destinées à rester inertes et à subir docilement l'influence de Rome, pourquoi perdre son temps et sa peine à souder ces observations stériles, à fouiller ces chemins sans issues ? J'ai cru que c'était une impérieuse obligation de combattre à ce sujet toutes les incertitudes et de rassembler toutes les principales preuves, comme il est d'une nécessité suprême pour l'architecte de relier solidement ses différents arceaux par une solide clé de voûte. Il est difficile de donner complet, tout en le restreignant en de justes mesures, un commentaire de l'ouvrage de Tacite, tant ces quelques pages de l'historien romain touchent à de nombreux problèmes et présentent de graves objets de réflexion ; mais une telle étude, même inachevée, peut sans doute encore espérer d'être utile, si elle s'est attachée ;à quelques points importants, et si elle s'est inspirée d'un juste sentiment de la grandeur du sujet. M'étant proposé une étude d'histoire politique et morale plutôt qu'un simple commentaire érudit du livre de Tacite, travail spécial qu'il faut donner à part, j'ai dû cependant prendre connaissance de beaucoup d'entre les nombreux ouvrages auxquels ce livre a donné lieu, surtout en Allemagne, depuis ceux de J. Grimm, de MM. Georg Waitz, Paul Roth, Massmann, Gaupp, Ad. Kuhn, Bethmann-Hollweg, Lôbell, Thudichum, Köpke, Boltzmann, jusqu'aux conjectures philologiques ou autres dont abondent jusqu'à l'excessive satiété les périodiques d'outre-Rhin. La Germanie de Tacite peut servir de point de départ, non pas uniquement à l'histoire de l'Allemagne, mais à celle de l'Angleterre, et, en certaine mesure, à celle de la France et des autres États de l'Europe moderne. Aussi trouve-t-on qu'elle a été attentivement étudiée ailleurs aussi qu'en Allemagne. La science française offre eu particulier sur ces graves questions d'origines d'éminents travaux auxquels nos voisins ont fuit d'abondants emprunts. Pour ne parler que des contemporains illustres, les ouvrages de M. Guizot sont dans toutes les mains, ceux de MM. Naudet, Mignet, Guérard, Lehuérou sont familiers à tous les hommes de science. De toutes récentes publications montrent avec quelle ardeur se poursuivent chez nous ces belles études. M. Deloche a fait paraître un remarquable volume Sur la Trustis et l'antrustion royal sous les deux premières races où se trouvent élucidés quelques-uns des plus difficiles problèmes soulevés par les assertions de Tacite. Le recueil de l'École des hautes études et la Bibliothèque de l’École des Chartes contiennent, aussi bien que les périodiques allemands, des discussions de détail et des mémoires spéciaux de nature à intéresser vivement les germanistes. Les études historiques et critiques ne languiront pas parmi nous. Les prédécesseurs immédiats de cette génération lui ont légué de trop éclatants exemples et de trop utiles directions pour qu'elle ne veuille pas marcher dans la même voie, avec quelque espoir de succès. Les malheurs qu'elle a dû subir lui seront un motif de puissante ardeur. En ce temps de désastre, et quand il s'agit de reconstruire, il appartient aux recherches historiques d'éclairer les voies nouvelles par l'expérience du passé. En un tel temps, la science patiente et dévouée est devenue plus que jamais un devoir envers le pays. Le célèbre mot d'ordre de Septime-Sévère mourant, la France l'adopte pour se relever et vivre, sachant bien que dans le travail patient elle trouvera de quoi venger son honneur et retremper son énergie. |
[1] L'article secret du traité de 1764, qui contient cette disposition, manque dans les recueils. Il se trouve aux archives de Berlin. Voir A. GEFFROY, Gustave III et la cour de France, tome I, page 33.
[2] Dans la Revue des Deux-Mondes, années 1861-1866.
[3] Voir le Revue des Deux-Mondes du 1er novembre 1870.