HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME QUATRIÈME

 

CHAPITRE XII.

 

 

Parallèle entre la Convention et la Constituante de 1848. — Cette dernière assemblée songe vainement à se galvaniser. — La majorité repousse les projets de loi essentiels. — Le gouvernement sacrifie les clubs au parti réactionnaire. — Harangue du maréchal Bugeaud. — Il ne parle que d'écraser les républicains, les socialistes. — Interpellations du citoyen Coralli à ce sujet. — Les ministres ne veulent pas désavouer le maréchal. — Ce dernier licencie la garde nationale de Lyon. — Affaires graves qui se passent en Italie. — Proclamation de la république romaine. — Le gouvernement du citoyen Louis Bonaparte se dispose à intervenir en faveur du pape. — Interpellations à ce sujet. — Discours des citoyens Ledru-Rollin et Bac. — Le gouvernement refuse d'admettre l'envoyé de la république romaine. — Procès de Bourges. — Attitude de Barbes, de Blanqui, de Sobrier, de Raspait pendant ce procès. — Décision sévère de la haute cour à l'égard des principaux accusés. — Incident relatif à l'accusé Hubert. — L'échafaud politique redressé. — Rétablissement du cautionnement des journaux. — Déroule de l'armée piémontaise à Novare. — La France se prépare au second essai du suffrage universel. — Manifeste et liste de la rue de Poitiers. — Déclaration des représentants de l'extrême gauche. — Le comité démocratique repousse l'intervention de la police. — Guet-apens de Moulins. — Premier résultat de l'expédition contre Rome. — Grande émotion à Paris. — Interpellations adressées au gouvernement. - L'assemblée nomme une commission pour lui faire un rapport sur cette expédition. — Résolution proposée pour que l'expédition ne soit pas détournée du but qui lui avait été assigné. — Grands débats à ce sujet. — La majorité adopte la résolution. — Demande de mise en accusation du président de la république et de ses ministres. — Lettre du président ; est-ce assez d'effronterie ? — Rejet de la mise en accusation. — Chute du ministère Léon Faucher. — Résultat des élections générales.

 

Il y eut autrefois en France une grande assemblée nationale qui s'appelait la Convention ; comme la constituante de 1848, elle reçut du peuple français la noble mission de fonder une république démocratique sur les débris de la monarchie. Cette convention nationale vécut trois ans au milieu des plus grandes vicissitudes. Dans les derniers temps de son existence, la réaction royaliste, dite thermidorienne, voulut aussi chasser cette assemblée nationale ; mais elle vainquit la réaction, acheva paisiblement les travaux qu'elle s'était imposés, et, au jour fixé par elle-même, le président de ce congrès souverain et dictatorial prononça solennellement ces mots : La session de la convention nationale est terminée, sa mission est finie.

Quelle triste comparaison nous aurions à faire si nous voulions tracer un parallèle entre l'assemblée nationale de 1792, et l'assemblée nationale de 1848 ! La convention quitta le pouvoir en pleine puissance et disparut dans toute sa gloire, laissant son œuvre accomplie ; la constituante de 1848 permit qu'on traînât la république d'étape en étape jusqu'aux portes de la royauté, joua elle-même son existence aux amendements, régla ses ides de mars, creusa sa fosse, et après être tombée ignoblement sous le Rateau[1], elle se fit cadavre pour descendre toute vivante dans la tombe, comme Charles-Quint.

Après cet holocauste volontaire, la constituante de 1848 fut considérée Comme morte ; semblable aux ombres de Dante, elle vivait encore, mais il ne lui était plus permis de marcher. Vainement, se remit-elle à l'œuvre pour doter la France d'une loi électorale ; vainement encore elle se donna la mission de régler le budget de la république, afin de faire entrer ses finances dans les voies réclamées par la révolution : la vie politique s'était éloignée de cette assemblée, et tous ses efforts pour se galvaniser elle-même furent impuissants.

Quand le lendemain, même du vote de la proposition Lanjuinais, la constituante de 1848, cherchant à se raviser, voulut comprendre dans les lois qui lui restaient à faire, celle sur l'organisation de la force publique, la plus Urgente pour pouvoir réaliser de grandes économies, la majorité, pressée de convoler à de nouvelles élections, qu'elle espérait plus généralement réactionnaires, repoussa la proposition de M. de Ludre.

Il en fut de même de la motion du citoyen Ceyras, relative à la loi sur l'assistance publique, et à la demande du citoyen Boubée faite dans l'intérêt de la loi sur l'instruction primaire et sur l'enseignement. La seule chose que l'on voulut permettre à ceux qui réclamaient ainsi indirectement contre la décision de la veille, ce fut de leur laisser achever les lois précédemment en discussion, au premier rang desquelles se trouvaient la loi contre les clubs et tous les projets liberticides présentés depuis peu par le pouvoir.

Laissons donc cette assemblée nationale débattre péniblement une loi telle quelle sur l'organisation du conseil d'État, une autre sur l'organisation judiciaire, qui n'était déjà plus celle d'amélioration présentée par le ministre Crémieux ; laissons-la encore élaborer une loi électorale, que la réaction devait briser bientôt, et s'efforcer de mettre le budget en équilibre, malgré les criailleries des financiers royaux et des banquiers gaspilleurs ; tous ces débats sont devenus sans intérêt depuis que l'assemblée est tombée devant les menaces des royalistes. A dater de ce jour, la représentation nationale n'est plus rien, le président de la république est tout, et ce président s'est placé sous l'influence manifeste du parti royaliste.

C'est ce parti qui a provoqué la suppression du droit de réunion des citoyens, et c'est à ce parti que le gouvernement sacrifie les clubs ; c'est encore ce parti qui veut imposer de nouveau le cautionnement aux journaux, rétablissant ainsi, en haine de la presse, l'unique privilège que la révolution de février avait cru détruire à tout jamais.

Et pourtant, la réaction ne se montrait pas satisfaite ; sa haine contre la révolution n'était point assouvie ; malgré le pouvoir immense dont elle dispose ; malgré les quatorze bastilles toujours prêtes à recevoir les républicains, malgré une armée de quatre-vingt-dix mille hommes qu'elle fait entretenir à Paris, et à laquelle les feuilles royalistes s'efforcent d'inspirer des instincts de carnage, la réaction ne se croit pas sûre de sa puissance ; elle appelle à son secours des moyens plus héroïques, plus formidables que ceux dont elle dispose.

Ecoutons ce Don Quichotte de la contre-révolution, ce charlatan politique que la république honnête et modérée a pris à son service, et sur lequel les contre-révolutionnaires de toutes les couleurs fondent leurs espérances d'avenir ! Le général Bugeaud, maréchal de Louis-Philippe, vient d'être placé à la tête de l'armée des Alpes, de cette armée destinée par le gouvernement provisoire à aller affranchir l'Italie, mais qui, sous la république honnête et modérée de MM. Cavaignac et Bonaparte, doit faire volte-face pour tourner ses baïonnettes contre les républicains sincères de l'intérieur ; cette armée, c'est maintenant le maréchal de Louis-Philippe qui est chargé de la catéchiser.

Or, ce foudre de guerre, ce faiseur de harangues qui sentent la poudre à. canon, voyage à petites journées pour se rendre dans son pachalick. Il s'arrête à Orléans, à Bourges, à Moulins, dans toutes les villes qui se trouvent sur son passage ; partout il se met en communication avec les autorités militaires, civiles et judiciaires, partout il prononce des discours dans lesquels il manifeste son idée fixe et prédominante, l'extermination de tous les républicains jusqu'au dernier. On dirait un Radetzki au milieu de la république française, y apportant sa haine contre les révolutionnaires.

Le maréchal Bugeaud, ne put s'empêcher de s'écrier la Réforme en présence de ces audacieuses harangues de corps de garde, a retrouvé la parole ; on entend sur tous les points du territoire la voix de l'ogre, et nous en frémirions jusqu'à la moelle des os, si la très-récente épreuve de février ne nous avait prouvé ce que valent au fond toutes ces gasconnades... Jaloux sans doute des exploits de son premier lieutenant africain, il ne parle que d'écraser les éternels ennemis de l'ordre, d'exterminer les socialistes ; il convoque les bourgeois des départements à la croisade contre Paris ; il recommande aux soldats de n'être pas lâches, c'est-à-dire de tuer sans pitié dans les guerres civiles : il leur apprend la grande stratégie des rues ; chacune de ses paroles enfin est une provocation qui sue le sang...

La reproduction dans les feuilles départementales des harangues, des discours et des recommandations faites par le général Bugeaud non-seulement à l'armée, mais encore aux fonctionnaires civils, aux magistrats judiciaires, émurent jusqu'à l'assemblée nationale. Ce général avait dit à l'armée des Alpes. La situation de Paris nous impose des devoirs impérieux, sacrés ; cette tâche n'est pas moins glorieuse que l'autre. Défendre la société contre les mauvaises passions qui la menacent, opposer une résistance invincible aux tentatives coupables qui amèneraient la désorganisation et la décadence du pays, c'est par là qu'il faut commencer... Les grandes armées semblent avoir aujourd'hui cette mission en Europe. Si l'empire d'Autriche échappe à une dissolution qui paraissait inévitable, c'est à son armée qu'il le doit.

Il avait dit aux autorités d'un département : Les factions n'ont pas renoncé à leurs coupables desseins ; mais nous y mettrons bon ordre, et nous triompherons de ces hommes pervers qui veulent bouleverser la France. Il y a, Messieurs, une opinion à laquelle j'applaudis et qui s'est heureusement répandue d'un bout de la France à l'autre ; c'est que les départements ne doivent plus subir à l'avenir la tyrannie des factions de Paris... Demain, je pars pour Lyon ; de là j'aurai toujours les yeux fixés sur Paris ; et s'il était nécessaire que j'y entrasse à la tête de l'armée des Alpes, à la tête des gardes nationales de la province, espérons cette fois que, Dieu aidant, l'ordre y serait rétabli, non pour quelques moments, comme il est arrivé, mais pour toujours !...

Enfin, ce nouveau duc de Brunswick avait admonesté la magistrature sur l'abus que les jurys faisaient des circonstances atténuantes, principalement dans l'appréciation des crimes et délits politiques ; ce qui, ajoutait-il, énervait l'action de la justice, et n'épargnait les infracteurs de la loi qu'au détriment des bons citoyens et de la société tout entière. Et afin que sa pensée fût mieux comprise, le général Bugeaud s'écria : On a en France la malheureuse habitude de ne point considérer un crime politique autrement que comme une plaisanterie. Le criminel politique triomphe, c'est un héros ; il échoue, c'est un martyr. Et cependant un crime particulier ne nuit qu'à un individu, tandis que le crime politique ruine une nation entière.

Certes, un pareil langage, quoique adouci par la presse départementale, était bien de nature à éveiller les susceptibilités patriotiques d'une partie de l'assemblée ; car on savait ce que le maréchal Bugeaud entendait par mauvaises passions et par factions désorganisatrices. On se demandait donc depuis quand un général allant prendre le commandement d'une division militaire, d'une armée chargée d'observer l'étranger, s'amusait en route à marquer ses étapes par des harangues politiques pleines de menaces et de provocations ; on se demandait qui avait pu l'autoriser à proclamer hautement que des armées françaises n'étaient pas debout pour défendre nos frontières, mais bien pour surveiller et écraser la révolution à l'intérieur. Quelque habitué que l'on pût être aux rodomontades et au langage excentrique de M. Bugeaud, on pouvait contester à ce proconsul le droit de s'exprimer comme il le faisait, et ses harangues devinrent l'objet de vives interpellations adressées au ministère par le représentant Coralli.

Je demande au ministre des affaires étrangères, dit tout simplement ce membre du côté gauche, s'il a chargé le maréchal, commandant l'armée des Alpes, de déclarer que cette armée ne peut passer les monts, à cause des troubles de l'intérieur ; je lui demande s'il approuve ses paroles.

Je demande maintenant à M. le ministre de la guerre s'il veut donner à l'armée des Alpes l'exemple de l'armée autrichienne, et s'il veut administrer avec les canons et les bombardements.

Je demande enfin à M. le ministre de la justice s'il approuve également la théorie du maréchal Bugeaud sur les circonstances atténuantes.

Le ministre de la justice répondit d'abord que les paroles reprochées au maréchal Bugeaud n'avaient pas un caractère assez officiel pour attirer l'attention du gouvernement.

Toutefois, ajouta-t-il, si dans ses conversations publiques il y avait eu des doctrines ou des manifestations contraires à la politique du gouvernement, des explications eussent été demandées à celui qui les aurait professées. Eh bien ! je l'avoue, je viens de relire encore ces conversations dont les journaux n'ont pu saisir les termes, et je déclare que dans des conversations pareilles il faut s'attacher surtout au sentiment qui les a inspirées... Le crime du maréchal Bugeaud, le voici : se plaçant dans une hypothèse qui ne se réalisera jamais, Dieu merci, il a dit que si la guerre civile devait armer les citoyens les uns contre les autres, nos armées resteraient inactives à l'extérieur. Quant à moi, je ne blâme pas de telles paroles.

Les explications embarrassées du ministre de la justice furent loin de satisfaire le côté gauche ; aussi le citoyen Emmanuel Arago s'empressa-t-il de faire remarquer de nouveau tout ce que le langage du commandant de l'armée des Alpes avait d'impolitique et de dangereux. Lorsque ce général affirme que cette armée ne passera pas les Alpes, s'écria ce représentant, ses paroles sont tout un système contre lequel nous devons protester de toutes nos forces ; car elles peuvent influer sur notre diplomatie. Il faut, au moment où ces paroles vont retentir dans toute l'Europe, qu'elles soient désavouées par le cabinet ; car ce serait renoncer à toute négociation sérieuse.

Le cabinet ne pouvait pas désavouer les paroles du maréchal Bugeaud ; car, ainsi que le remarquait un journal républicain, ce chef militaire ne faisait que traduire franchement les haines et la politique du gouvernement ; le ministère ne pouvait que blâmer tout bas la forme. Quant au fond, il pensait comme ce général que l'armée des Alpes était devenue l'armée de l'intérieur, destinée à combattre, non pas la réaction, mais la révolution et ses principes ; un Windischgraetz valait donc mieux qu'un Marceau et qu'un Hoche.

Ce fut sans doute ce motif qui obligea le ministère à repousser l'ordre du jour motivé à l'occasion de ces harangues inconsidérées : le citoyen Coralli avait proposé un ordre du jour basé sur ce que le gouvernement désavouait les paroles du général Bugeaud ; mais le collègue de ce dernier, le général Bedeau, se mit à vanter le héros de la Tafna jusqu'à l'hyperbole. Un autre général se permit même de dire qu'un représentant n'avait pas le droit de juger les actes d'un chef militaire. Ce fut vainement que le citoyen Saint-Gaudens s'écria : De pareilles tendances sont mauvaises et dans la forme et dans le fond : elles font croire que la société est en danger, et que l'armée des Alpes sera appelée à agir à l'intérieur. C'est pourquoi j'appuie de toutes mes forces l'ordre du jour motivé, le seul que le ministère doive appuyer.

Le gouvernement ne pensa pas ainsi, et il donna carte blanche au proconsul de Lyon, en faisant voter l'ordre du jour pur et simple.

Quelques jours après on lisait, dans le Censeur de Lyon, une lettre d'un officier français commençant par ces mots :

Je viens de lire, la rougeur sur le front, un discours dans lequel un maréchal de France ose proposer l'armée autrichienne pour modèle à notre armée... et finissant par ceux-ci : Non, M. Bugeaud, vous ne trouverez pas dans l'armée française des bourreaux comme Windischgraetz et Radetzki ; et si vous ordonniez une Saint-Barthélemy, il n'est pas un officier qui ne vous fit une réponse pareille à celle du gouverneur de Bayonne au fils de Catherine de Médicis.

M. Bugeaud ne fit pas attendre longtemps ses œuvres.

Trouvant sans doute que la garde nationale de Lyon était encore trop républicaine, et qu'elle ne brûlait pas du désir dé marcher contre les factieux de Paris, il ne tarda pas à demander son licenciement ; ce que le citoyen Léon Faucher lui accorda, en prenant pour prétexte qu'il existait à Lyon des éléments de guerre civile et sociale.

A l'époque même où le général Bugeaud se disposait à diriger l'armée des Alpes du côté opposé à l'Italie, il se passait dans ce pays des événements de la plus haute gravité. Quoique nous nous réservions d'entrer à ce sujet dans les détails que comporte l'histoire lorsque nous serons arrivé aux chapitrés destinés à l'extérieur, nous ne pouvons nous dispenser de dire ici quelques mots sur ces événements, qui se lient d'ailleurs d'eux-mêmes avec ce qui se passa en France, à cette même époque de crise.

Nous raconterons donc en quelques lignes comment l'assemblée nationale romaine, après avoir travaillé quelque temps à l'œuvre d'émancipation qui s'accomplissait dans ce pays, reconnut qu'une lutte était inévitable entre l'Italie et l'Autriche, secondée par le Bourbon de Naples. Voulant se mettre en mesure de résister, les Romains firent un appel aux patriotes de la Romagne ainsi qu'à ceux de la Toscane, qui venait aussi de se constituer en république sous un gouvernement provisoire.

Bientôt la constituante de Rome proclama la souveraineté du peuple, et constitua les Etats du pape en une république romaine gouvernée par l'assemblée nationale, et par un comité exécutif composé de trois membres pris dans son sein.

Par cette détermination, le pape perdait son pouvoir temporel ; mais la république nouvelle lui laissait le spirituel. Le chef de l'Eglise devait d'ailleurs être respecté, et il serait pourvu à la splendeur qui doit l'entourer.

Telle fut la grande résolution prise par l'assemblée constituante romaine le 9 février. Si le gouvernement de la France n'eût pas été alors tout à fait réactionnaire, il eût fait proclamer cette nouvelle officiellement. Mais le citoyen Louis-Napoléon Bonaparte et son conseil apprirent avec peine ces grands événements. Il fut même nécessaire que des interpellations pressantes fussent adressées au pouvoir pour qu'il rompît le silence qu'il s'était imposé à cet égard.

Le dilemme posé au gouvernement par l'opposition était celui-ci : En présence de la déclaration solennelle du 25 mai, la France ne pourrait ni porter les armes, ni laisser attaquer la république romaine sans se parjurer.

Cependant, comme le bruit courait que le gouvernement du citoyen Louis-Napoléon Bonaparte se disposait à intervenir dans les affaires de Rome pour rétablir le pape dans son pouvoir temporel, l'opposition, par l'organe du citoyen Ledru-Rollin, exigea des explications sur ces bruits qui, s'ils étaient vrais, dit cet orateur, seraient, à nos yeux, le déshonneur du gouvernement français.

Le ministre des affaires étrangères, qui était alors ce même Drouyn de Lhuys, rédacteur de la déclaration du 25 mai, répondit que le gouvernement ne voulait pas se rendre solidaire de toutes les émeutes qui pourraient éclater en Europe ; que le pape réunissant deux caractères, et étant comme prince temporel chef d'un petit pays, toutes les puissances catholiques s'étaient émues ; que la France ne pouvait rester indifférente, et qu'elle avait dû s'occuper du résultat d'une question aussi importante.

L'opposition ayant voulu savoir de quel résultat le ministre entendait parler, celui-ci reprit en ces termes ; Tout ce que nous pouvons dire, c'est que la France ne veut pas se mettre à la suite de la propagande romaine ; elle prendra son jour, son moment, et il arrivera un instant où le gouvernement viendra consulter l'assemblée sur les moyens qu'il croira nécessaire de prendre.

Vainement le citoyen Ledru-Rollin prouva-t-il que la France manquerait à ses promesses, à ses engagements les plus sacrés si elle intervenait contre les libertés du peuple romain ; vainement encore le citoyen Bac essaya-t-il de lier de nouveau l'assemblée par un ordre du jour confirmatif de la déclaration du 25 mai, le gouvernement considéra la question comme vidée, et continua ses dispositions pour l'accomplissement de l'acte le plus impolitique, le plus odieux, le plus antinational que l'esprit de parti pût suggérer.

Déjà les feuilles de la réaction annonçaient avec une joie qu'elles ne pouvaient dissimuler, le refus fait par le gouvernement français de recevoir les envoyés de la république romaine ; les royalistes tiraient de ce fait la conséquence que cette république ne serait pas reconnue. Ceci, répondaient les journaux républicains, implique une double insulte, un crime contre la révolution de février et contre dépeuple souverain.

Il était évident que la question italienne, et principalement celle qui se rattachait plus directement aux affaires de Rome, du Piémont et de la Toscane, allait devenir brûlante ; aussi les interpellations se succédaient-elles rapidement. Nous devons donc répéter que, si nous sommes forcé de négliger les événements de l'extérieur, nous les exposerons avec tous les développements qu'ils comportent dans les chapitres suivants.

Il nous resterait à parler du procès fait à Bourges, devant la haute cour nationale, aux accusés du 15 mai. Mais comme nous avons déjà mis nos lecteurs à même de savoir ce qui se passa à Paris le jour de l'envahissement de l'assemblée constituante, et que les chapitres VI, VII et VIII du deuxième volume de ce livre ont dit la part qu'y prirent chacun des accusés, nous ne pourrions faire autre chose que de répéter tout ce qui est ressorti de vrai relativement à cette journée néfaste pour la république. Or, cela se trouve rapporté dans le second volume, et nous ne saurions y ajouter sans être obligé d'entrer dans les détails retracés dans les feuilles publiques et les livres spéciaux ; il nous faudrait pour cela des volumes lorsqu'il ne nous reste que quelques pages pour arriver au terme que nous nous sommes imposé.

Nous nous bornerons donc à dire qu'à la suite de ces longs débats et des plaidoiries auxquels la haute cour consacra près d'un mois, cette cour, présidée par M. Bérenger, conseiller à la cour de cassation, et auprès de laquelle le citoyen Baroche remplissait les fonctions de procureur général de la république, rendit un arrêt par lequel, statuant conformément à la déclaration du jury, elle mettait hors de cause les citoyens : Degré, Larger, Borme, Thomas, Villain et le général Courtais. Ces accusés furent rendus à la liberté, et l'acquittement du général qui s'était refusé à faire tirer sur le peuple, fut accueilli avec joie par tous les bons citoyens. Larger, simple ouvrier mécanicien, avait montré durant les débats un sens droit et une loyauté propre à intéresser l'auditoire ; aussi sa mise en liberté fut-elle considérée comme un nouveau triomphe pour le peuple. Quant à Villain, homme d'une grande énergie, le gouvernement aurait bien voulu le tenir ; mais il n'y eut heureusement aucune charge grave, et force fut de le rendre à la liberté.

Ces acquittements ne purent compenser les condamnations qui frappèrent ce jour-là le parti républicain dans quelques-uns de ses plus dignes chefs.

Le noble Armand Barbès et son ami Martin-Albert furent condamnés à la déportation. Non-seulement ces deux citoyens ne voulurent pas se défendre et récusèrent constamment le tribunal devant lequel on les avait renvoyés, mais encore ils. se firent un devoir de conscience de fournir à ce tribunal des motifs de condamnation autres que ceux rassemblés par l'accusation. Barbès se montra admirable de sang-froid et de raison. Tous deux n'avaient manifesté qu'une crainte, celle qu'on ne leur appliquât le bienfait des circonstances atténuantes ; ce qui eût forcé la haute cour à ne pas prononcer la déportation.

Louis-Auguste Blanqui, condamné à dix ans de détention, avait fait oublier à ceux qui né le considéraient pas comme sans reproches à l'endroit de ses sentiments politiques, les torts qu'on lui imputait. Par une suite non interrompue d'exposés des principes républicains, et toujours maître de lui-même, Blanqui n'avait laissé passer aucune des assertions du procureur général sans les combattre vigoureusement ; et l'on peut dire qu'il soutint mieux que les défenseurs n'auraient pu le faire, le drapeau du socialisme, contre lequel la cause semblait dirigée principalement.

Malheureusement l'une des dernières séances révéla au public le dissentiment qui existait entre le chef du club de la Révolution et Barbès. Ce dernier repoussa, comme un homme convaincu, la main que lui tendait son co-accusé ; et cette scène déplorable vint contrister les démocrates qui y assistaient.

Joseph-Marie Sobrier, homme d'un dévouement sans bornes Gomme sans ostentation, avait d'abord refusé de se défendre ; mais, sur les observations de ses amis qu'il se devait à lui-même comme à la dignité de l'histoire de rectifier les nombreuses erreurs renfermées dans l'acte d'accusation, Sobrier consentit, non pas à se défendre, mais à rectifier, ces erreurs. Il produisit une grande sensation lorsque racontant comment il s'était cru dans la nécessité de faire son testament pendant que deux des dragons du colonel de Goyon lui tenaient, dans sa prison, leurs pistolets armés incessamment appuyés sur les tempes, le fondateur de la Commune de Paris et du cercle Rivoli, dit à ce même colonel, se vantant des ordres qu'il avait donnés à ses dragons. Je vous pardonne, comme le Christ pardonna à ses bourreaux.

La réputation dû citoyen Vincent-François Raspail comme savant et comme publiciste était trop bien établie pour qu'on ne s'attendît pas à lui voir occuper le premier rang au banc de la défense ; mais ce qui étonna beaucoup, ce fut d'apprendre que ce grand citoyen était aussi bon légiste qu'un professeur à l'école de droit. Le chimiste Raspail parut se faire un jeu de lutter, en cette matière, contre le procureur général et ses substituts, auxquels il rappela plus d'une fois les dispositions et les textes de nos codes d'instruction et de procédure. Raspail se défendit avec une grande vigueur de raisonnement : il déploya surtout la plus haute éloquence dans son dernier plaidoyer, et sa condamnation paraissait impossible. Mais, ainsi qu'il l'a dit lui-même, il était de ces hommes que les gouvernements qui tendent vers le despotisme ne lâchent pas quand ils les tiennent. Le citoyen Raspail père, représentant du peuple, fut condamné à six années de détention.

Benjamin Flotte et Auguste-François Quentin furent encore condamnés chacun à cinq années de la même peine, et tous solidairement aux frais du procès.

Le lendemain, la haute cour rendit un nouvel arrêt par lequel, reconnaissant coupables les accusés contumaces : Louis Blanc, Laviron, Seigneuret, Houneau, Chancel et Caussidière, et les considérant comme auteurs ou complices des attentats spécifiés dans les réquisitoires, elle les condamnait tous à la déportation.

On s'attendait que la cour viderait en même temps l'incident qui s'était élevé au sujet de l'accusé Hubert. Un témoin important, l'ex-secrétaire général de la préfecture de police, avait déclaré avoir eu sous les yeux plusieurs rapports constatant qu'Hubert aurait eu des rapports intimes avec les préfets de la monarchie. Cette révélation si grave frappa d'étonnement le publie ; le parti républicain en fut stupéfait. L'affaire devait donc être éclaircie. Hubert, qui, de sa retraite, avait pu lire cette déposition, s'était élancé dans un chemin de fer, pour répondre lui-même à cette étrange accusation, au risque de tout ce qui pouvait lui arriver, considérant, disait-il, la défense de son honneur comme au-dessus de toutes les considérations humaines.

Au grand désappointement des amateurs de sensations que le procès de Bourges avait rassemblés dans l'ancien château de Jacques Cœur, la haute cour se borna à faire écrouer le prévenu Hubert, et renvoya sa cause à une autre époque.

Le grand procès de Bourges fut loin d'avoir alors le retentissement auquel il avait le droit de prétendre. L'attention publique était trop captivée par ce qui se passait en Italie, en Hongrie et au sein même de rassemblée nationale de France pour se préoccuper uniquement de condamnations judiciaires, quelle que fût leur importance politique. Pendant vingt-quatre heures cette opinion s'émut de la réapparition de l'échafaud politique, dressé à la place Saint-Jacques, pour faire tomber les têtes des trois condamnés dans l'affaire de l'assassinat du malheureux général Bréa[2]. Aussitôt après on tourna les yeux du côté des Alpes, où de graves événements se passaient, sans que le gouvernement de la république française parût s'en préoccuper.

A l'intérieur, tout était aussi de nature à impressionner vivement les amis de la révolution et des libertés publiques.

La loi contre les clubs, repoussée naguère quand le ministère la demandait d'urgence, était arrivée à son tour ; et l'assemblée, se déjugeant encore une fois, l'avait adoptée avec aggravation de mesures préventives contre le droit de réunion des citoyens. Comme à l'ordinaire, les feuilles de la réaction avaient de nouveau inventé la chronique des alarmes pour obtenir la suppression des clubs ; et ces manœuvres, quoique bien connues, donnèrent au ministère la majorité strictement nécessaire pour accomplir son œuvre liberticide.

Mais la fermeture des clubs ne suffisait pas a ceux qui voulaient recommencer une nouvelle campagne contre la presse. Effrayés des progrès que l'opinion républicaine faisait partout, les conservateurs sous la république firent voter, à cette même assemblée qu'ils avaient voulu chasser, une loi portant le rétablissement du cautionnement pour les feuilles politiques. Toutes ces combinaisons réactionnaires furent votées au moment où l'armée piémontaise, trahie par avance par le parti aristocratique de la cour de Turin, venait d'éprouver son Waterloo dans les plaines de Novare, et alors que le gouvernement du citoyen Louis-Bonaparte méditait secrètement le rétablissement de l'autorité temporelle du pape, dans Rome même, par le renversement de la république romaine ; monstruosités politiques, qui auraient soulevé la France entière, et même la majorité de l'assemblée, si le gouvernement n'avait procédé par des ruses indignes, auxquelles il n'était pas permis de s'attendre.

Ce fut au milieu de ces complications inouïes que la France se prépara à son second essai du vote universel pour l'élection d'une assemblée nationale législative. Certes, le suffrage universel devait tôt ou tard devenir la panacée universelle destinée à guérir la France des maux que la royauté lui avait inoculés. Mais pour que le peuple, et surtout celui des campagnes encore si arriéré dans ses idées politiques et sociales, pût tirer de cette panacée tout le bien qui était en elle, il eût fallu quelques années d'une bonne éducation démocratique. Dans l'état de choses, on devait craindre que les départements, encore sous l'influence des riches et du clergé, ne fissent de mauvais choix. On comprend dès lors toute l'importance que les républicains attachèrent à préparer les masses pour l'exercice du droit électoral, et à combattre la mauvaise direction que les contre-révolutionnaires travaillaient à imprimer aux populations des localités arriérées.

Tandis que le cercle contre-révolutionnaire de la rue de Poitiers dressait ses listes, sous le patronage du gouvernement, et qu'il publiait son manifeste politique, auquel il ne manquait que la franchise d'avouer son but caché, le comité démocratique et socialiste faisait réimprimer la déclaration que la montagne avait publiée quelques jours avant, déclaration par laquelle les représentants de l'extrême gauche disaient aux citoyens :

Au moment où le peuple va déléguer encore sa souveraineté, nommer ses représentants à l'assemblée législative, nous qui avons eu l'honneur d'être ses représentants à l'assemblée constituante, nous qui avons vu de près les hommes et les événements, nous lui devons, sinon de le diriger, du moins de l'éclairer, autant que possible, dans les choix qu'il va faire pour la seconde fois.

Nous ne formerons point de comité électoral : nous ne voulons pas envoyer de listes, imposer des noms ; mais nous regardons comme un devoir de conscience et de parti, comme un devoir sacré, indispensable au salut de la république, de rappeler, avec l'expérience et l'autorité des faits, les principes qui nous ont servi de règle dans le passé, et qui doivent servir d'épreuve pour l'avenir

Voilà ce que nous voulons, concluait la montagne après avoir exposé ses principes dans un programme complet ; voilà ce que le peuple peut avoir, s'il le veut, avec le suffrage universel qu'il a déjà, et sans fusils, sans émeutes, sans secousses, en se barricadant dans la loi, en s'armant de son vote, par la seule force du nombre et de l'union. Il peut, s'il le veut, tirer de l'urne, pacifiquement et progressivement, toutes ces conséquences des trois grands principes de la révolution, c'est-à-dire le gouvernement de tous par tous et pour tous, la république une et indivisible, démocratique et sociale.

 

Bientôt ce même comité démocratiques-socialiste qui fonctionnait en dehors de la montagne pour les élections, éprouva les plus grands obstacles à ses réunions : la police voulut intervenir et intervint en effet par l'immixtion forcée d'un commissaire dans le local du comité. Celui-ci déclara les réunions suspendues, en présence de cette violation de la constitution par les agents de M. Léon Faucher ; mais il se borna à protester. Il déclara que le droit de réunion électorale étant la condition d'existence du suffrage universel, et le suffrage universel étant l'exercice de la souveraineté du peuple, qui frappait l'un, frappait l'autre. Surveiller et réprimer le souverain, s'écriait le comité, c'est dénaturer le suffrage universel, c'est fermer la bouche au peuple.

Repoussant donc un droit mutilé, lorsqu'ils voyaient les royalistes conspirer ouvertement sous l'œil des commissaires de police, les membres du comité agirent avec la plus grande modération, car les circonstances étaient des plus difficiles. La police, ayant sans doute intérêt à amener une collision, se conduisait avec une brutalité sans exemple. Trois représentants s'étant trouvés exposés aux violences des agents de M. Carlier, venaient de saisir l'assemblée de leurs griefs contre ces agents. D'un autre côté, trois autres représentants, parmi lesquels se trouvait le citoyen Ledru-Rollin, avaient failli être assassinés dans un guet-apens qui leur avait été tendu par quelques gardes nationaux de Moulins. Tout cela paraissait grave aux démocrates ; mais ils ne cessaient de recommander au peuple la plus grande modération.

Comment rester calme, quand on apprenait à la fois et les nouvelles les plus irritantes de l'extérieur, et les troubles graves qui éclataient à Paris même, sous les yeux du gouvernement, dans plusieurs corps de l'armée ; troubles qui, par leur nature, devaient alarmer et irriter le gouvernement !

Pendant qu'on se préparait aux élections générales, on connut, en France, les premiers pas de l'expédition que le gouvernement de M. Louis Bonaparte venait de diriger à la hâte contre la république romaine. Le chef du corps expéditionnaire, le général Oudinot, dont le nom rappelait un grand dévouement à la dynastie de la branche aînée, venait de violer le territoire romain, en s'emparant de force du port et de la ville de Civita-Vecchia. Ce général avait déclaré au ministre des. affaires étrangères Rusconi, qu'il n'était point venu à Rome pour renverser les institutions et les libertés des Romains, mais bien pour aider à les conserver.

Cependant, le général français ayant répondu à la question qui lui fut faite qu'il avait ordre de marcher sur Rome, la population de cette grande ville courut aux armes ; des barricades furent élevées à toutes les portes, et l'on se disposa à repousser la force par la force.

Bientôt le bruit se répandit à Paris que les Français, repoussés des murs de la ville éternelle, avaient été forcés de battre en retraite. L'émotion fut grande, non-seulement parmi le peuple, mais encore au sein de l'assemblée nationale.

On avait dit que l'on n'allait en Italie que pour empêcher les empiétements de l'Autriche ; voilà ce qu'on nous promettait le 17 avril, s'écriait le citoyen Jules Favre, en interpellant le ministère : j'en appelle à tous les membres de la commission ; n'était-il pas convenu que la France n'interviendrait en Italie que pour empêcher l'effusion du sang ? Eh bien ! le sang a coulé. Et pour qui a coulé le sang de notre brave armée, de nos braves soldats, de nos officiers ? C'est pour l'absolutisme. Vous avez fait verser le sang français et le sang italien par impéritie pu par trahison !

L'indignation de l'assemblée était grande ; elle redoubla encore lorsque l'orateur parla des revers que l'expédition avait essuyés, des six cents soldats français restés sur le champ de bataille, et d'un corps entier fait prisonnier.

Nous devons savoir les faits dans toute leur vérité, reprit le citoyen Jules Favre. Quant à moi, il me paraît important que l'assemblée nomme, séance tenante, une commission chargée de vérifier les instructions données aux généraux et de faire un rapport sur l'heure. Il faut que l'assemblée ne se fie plus qu'à elle-même. Prenez donc un parti sérieux et prompt ; mais prenez-le vous-mêmes ; ne l'attendez pas de ceux qui trahissent la cause de la liberté.

Le gouvernement, répondit le ministre des affaires étrangères, le citoyen Drouyn de Lhuys, couvre le général Oudinot de la responsabilité ; il jugera ses actes lorsqu'il les connaîtra, car il n'a reçu jusqu'à présent que la dépêche dont il a donné connaissance. Quant à la proposition de M. Jules Favre, loin de la repousser, le gouvernement la désire ; il a la conviction que tout homme impartial trouvera une parfaite concordance entre les votes de l'assemblée et les instructions qu'il a données.

Ce que j'ai voulu dire, et ce à quoi on n'a pas répondu, répliqua Jules Favre, qui ne se sentait pas satisfait par le langage énigmatique du citoyen Drouyn, ni par les mots emphatiques du citoyen Odilon Barrot, c'est que la politique du gouvernement a fait couler le sang français et le sang italien.... Il y a une chose incontestable, ou M. le général Oudinot a exécuté les ordres qui lui ont été donnés, ou M. le général Oudinot a outrepassé les ordres qu'il avait reçus. C'est là ce qu'il faut approfondir. Mais ce que je regrette, c'est que MM. les ministres, après avoir vanté leur passé, n'aient pas parlé de leur politique à venir, qu'ils n'aient pas dit s'ils persisteront dans la politique qu'ils ont suivie et qui porte déjà ses fruits.

L'assemblée ayant décidé qu'une commission serait nommée sur-le-champ pour faire un rapport sur les instructions données au général Oudinot, cette commission se retira immédiatement dans les bureaux, et une séance de nuit fut indiquée pour entendre ce rapport.

A la reprise, le citoyen Sénard se présenta comme rapporteur. Se reportant aux déclarations faites par le gouvernement lorsqu'il demandait les douze cent mille francs nécessaires aux frais de l'expédition :

Nous devions occuper Civita-Vecchia, malgré toutes les résistances, dit-il ; mais une fois là, nous devions attendre les événements et ne marcher sur Rome que pour la préserver des excès d'une contre-révolution considérée comme imminente ; enfin nous devions nous présenter à Rome comme protecteurs et comme amis. Cependant l'expédition a opéré son débarquement, et sans contre-révolution, notre armée a marché sur Rome ; La majorité de votre commission, en comptant les faits et les dépêches, a jugé que les instructions n'étaient pas conformes à la pensée qu'on avait exprimée à la tribune. La république romaine n'a été ni défendue, ni protégée, elle a été attaquée.

En conséquence de ces faits, la commission proposait la résolution suivante :

L'assemblée nationale invite le gouvernement à prendre les mesures les plus promptes pour que l'expédition ne soit pas écartée plus longtemps du but qui lui a été assigné.

C'était un blâme sévère ; c'était plus qu'un blâme, c'était l'ordre de changer de politique. Le ministère le sentit : aussi ses membres les plus habitués à détourner les questions s'empressèrent-ils de conjurer l'orage. Le ministre des affaires étrangères crut pouvoir noyer la délibération dans la lecture de sa correspondance avec le général en chef. Mais à chaque mot que lisait ce nouveau Delessart, il était interrompu par les manifestations les moins équivoques : les qualifications de traître, de lâche, d'indigne, d'infâme ne lui furent pas épargnées. Toutefois, il termina par affirmer que les armes de la république avaient été dirigées dans un but conforme au vote de l'assemblée.

Que voulez-vous ? s'écria-t-il en désespoir de cause ; que notre armée se retire dans les murs de Civita-Vecchia ? Eh bien ! non.

Ce serait l'absurdité après la honte, lui répond le côté gauche.

Nous ne voulons pas dicter au gouvernement une résolution, reprit le citoyen Sénard. Quand il est possible que l'armée française soit à Rome, nous ne pouvons pas formuler le vœu qu'elle en sorte. Mais la commission veut que le gouvernement rentre dans les résolutions prises par l'assemblée. Nous ne voulons pas que la république romaine soit attaquée directement : elle ne doit être ni défendue, ni attaquée. Voilà la question. Le général a violé la constitution, en outrepassant les ordres de l'assemblée ; mais il n'a fait que vous obéir ; c'est donc à vous que nous devons nous en prendre. Nous vous proposons donc une formule qui ramène le gouvernement à la volonté de l'assemblée, en lui laissant toute latitude pour agir.

Comme dans toutes les circonstances semblables, les amis des ministres essayèrent encore de faire adopter d'autres conclusions ou des amendements ; mais la majorité se montra jalouse de l'honneur de la république ; la proposition de la commission fut enfin votée, à une heure du matin, par trois cent vingt-huit voix contre deux cent quarante-une. Cette décision, accueillie aux cris de : Vive la république ! produisit une grande émotion parmi les citoyens qui l'avaient attendue.

Dans une question de cet ordre, s'écriait le journal la Réforme, il y lieu de formuler un acte d'accusation contre M. Louis Bonaparte et son ministère, coupables d'attentat contre la sûreté extérieure de la république et d'avoir violé la constitution. C'est la seule conclusion logique de la discussion qui a eu lieu hier à l'assemblée ; et nous devons féliciter l'opposition nationale d'avoir eu le courage de formuler aujourd'hui cette proposition de haute justice contre des traîtres.

Il nous reste à dire pourquoi, dans la séance suivante, l'opposition demanda la mise en accusation du président de la république et de son conseil ; c'est qu'on avait appris qu'au sortir de la séance où la majorité avait voté la résolution proposée par la commission, le cabinet s'était réuni à l'Elysée, et qu'il avait été décidé dans ce conseil que le général Oudinot ne serait pas désavoué, et qu'on persévérerait dans la politique adoptée, en lui envoyant de nouvelles forces.

En effet, les journaux du gouvernement publièrent, le lendemain, en l'accompagnant de longues injures contre l'assemblée, la lettre suivante que le président de la république adressait au général Oudinot :

Mon cher général, la nouvelle télégraphique qui annonce la résistance imprévue que vous avez rencontrée sous les murs de Rome m'a vivement peiné. J'espérais, vous le savez, que les habitants de Rome, ouvrant les yeux à l'évidence, recevraient avec empressement une armée qui venait accomplir chez eux une mission bienveillante et désintéressée. Il en a été autrement : nos soldats ont été reçus en ennemis ; notre honneur militaire est engagé, je ne souffrirai pas qu'il reçoive aucune atteinte. Les renforts ne vous manqueront pas. Dites à vos soldats que j'apprécie leur bravoure, que je partage leurs peines et qu'ils pourront toujours compter sur mon appui et sur ma reconnaissance.

Est-ce assez d'effronterie ? s'écriait un journal républicain en reproduisant cette lettre.....

A l'époque où nous sommes arrivés, époque d'irritation extrême entre les partis, chaque jour amenait un événement nouveau, portant en lui-même les germes d'une guerre civile.

Mais l'affaire qui dominait par-dessus tous les mécontentements, était sans contredit, après l'expédition contre Rome, le renouvellement de l'assemblée nationale.

Le parti national, la montagne, les comités et les feuilles démocratiques faisaient bien tout ce qui dépendait d'eux pour éclairer les citoyens sur les choix propres à affermir la république ; ils avaient bien réussi à rallier à la révolution de février les populations des grandes villes, partout plus éclairées que les campagnes ; ils avaient également fait des miracles à l'égard de l'armée qui, brisant tout à coup les entraves de toutes sortes apportées par les chefs à la libre manifestation de l'opinion des soldats, venait de montrer qu'elle était plus républicaine qu'on ne l'avait cru jusqu'alors.

Mais comment lutter contre les moyens immenses dont disposait le gouvernement ? L'administration tout entière, la magistrature, les financiers, les chefs militaires se montraient généralement réactionnaires et se servaient de leur influence locale pour faire repousser les candidats de la démocratie.

Le gouvernement, qui, par pudeur, aurait dû être neutre, se mit à suivre les détestables errements empruntés aux ministres de Charles X et de Louis-Philippe, et le ministre de l'intérieur Léon Faucher, se signalait par un zèle aveugle propre à lui faire croire que le succès justifierait les moyens.

S'emparant du vote du 9 mai, qui, à une majorité d'une trentaine de voix, repoussa la proposition tendant à déclarer que le ministère avait perdu la confiance du pays, le ministre de l'intérieur crut pouvoir se permettre d'envoyer à toutes les administrations départementales une dépêche télégraphique non-seulement propre à influer sur les élections, mais encore de nature à calomnier officiellement l'opposition tout entière,

Ce vote, disait le ministre dans cette dépêche impudente, consolide la paix publique : Les agitateurs n'attendaient qu'un vote de l'assemblée hostile au ministère pour courir aux barricades, et pour renouveler les journées de juin.

Comme on le pense, la montagne s'empressa de réclamer avec énergie contre cet emploi de la calomnie par voie télégraphique. Plusieurs orateurs s'empressèrent d'interpeller le ministre sur le sens qu'il avait donné à sa dépêche.

Le représentant Milliard lui demanda dans quel but il avait employé le télégraphe pour injurier une partie de l'assemblée. C'est une nouvelle manœuvre à ajouter à tant d'autres, dit ce député. Que signifie, pour le ministère, cette phrase où il est question de barricades ? Est-ce que dans son esprit, il nous aurait associés à ces agitateurs dont il parle ?

La divulgation de cette audacieuse dépêche devait soulever une tempête. Le tumulte empêcha même le citoyen Milliard de continuer, et fournit l'occasion au ministre de l'intérieur de se précipiter à la tribune pour dire que ce n'était pas la première fois qu'on aurait voulu rassurer les départements, en leur envoyant des nouvelles par le télégraphe. Il prétendit que ce devoir était plus impérieux que jamais, attendu que les démocrates employaient les manœuvres les plus indignes pour jeter la terreur dans la France.

C'est vous ! c'est vous ! lui crie le côté gauche.

Et les noms, des votants dont vous avez fait suivre votre dépêche, lui répond encore le citoyen Milliard, n'ont-ils pas été inscrits pour influencer les élections ?

Et ce même représentant proposait le renvoi dans les bureaux de la fameuse dépêché ministérielle, afin de nommer une commission chargée de présenter une résolution à l'assemblée.

Voici une confidence que j'ai reçue, en même temps que chacun de vous, non par le télégraphe, mais par les journaux, ajouta aussitôt le représentant Lagrange. C'est celle-ci, que je dénonce à votre conscience, comme étant signée Léon Faucher ; c'est celle qui déclare privés, déshérités, misérablement dépouillés de leur droit électoral les citoyens appartenant à la garde mobile.

La grange lut alors une autre dépêche télégraphique adressée aux chefs militaires dans les départements, dépêche qui se terminait par cette phrase :

En ce qui concerne les gardes mobiles, leur absence du département de la Seine ne permet pas qu'ils usent de leurs droits électoraux.

Est-ce clair ? s'écriait l'orateur démocrate. Et Lagrange démontrait clairement que rien n'eût été plus facile que de faire voter la garde mobile.

Non-seulement, ajoutait-il, vous avez violenté, faussé le suffrage universel dans l'armée, mais Vous l'avez fait sciemment, méchamment, et je vous défie de trouver une excuse, l'excuse la plus futile, la plus frivole, pour ce qui concerne la garde mobile.

Vous avez écrit dans les départements que sans le vote qui a eu lieu l'autre jour, nous allions mettre le feu à Paris et renouveler juin... Qui donc, depuis le 29 janvier, depuis même le premier jour de votre à jamais déplorable entrée aux affaires, qui donc a tenté, et tenté vainement, Dieu merci, d'appeler sur Paris les torches de la guerre civile ? C'est vous, vous seuls, entendez-vous ?

Oui, s'écrie tout le côté gauche ; vous êtes des incendiaires !

Au nom de la morale publique, reprend le citoyen Clément Thomas ; au nom de la dignité de cette assemblée, je demande un blâme énergique contre le ministère.

Ce blâme se trouvait formulé dans l'ordre du jour proposé par le citoyen Milliard, et dont le président donna alors lecture.

Je crois que nous n'avons pas repoussé, sous le dernier régime, les scandales électoraux pour les voir renaître aujourd'hui, dit alors le citoyen Larochejaquelin ; je croirais donc manquer à mes devoirs d'honnête homme, de bon citoyen et de patriote, si je ne m'associais pas au blâme énergique qu'une pareille conduite réclame.

Vainement les ministres Léon Faucher et Odilon Barrot cherchèrent-ils à conjurer l'orage ; vainement encore le général Baraguay-d'Hilliers proposa-t-il un ordre du jour pur et simple, fondé sur ce que l'ordre du jour motivé aurait pour résultat d'entacher l'assemblée législative d'illégalité ; l'ordre du jour motivé présenté par Milliard fut mis aux voix par priorité. Il était ainsi conçu :

Vu la dépêche télégraphique du 12 mai, adressée aux départements par M. le ministre de l'intérieur ;

Attendu que, par le rapprochement du nom des votants de ces mots : Les agitateurs n'attendaient qu'un vote défavorable au ministère pour renouveler les scènes de juin. M. le ministre a voulu influencer les élections ;

L'assemblée nationale, blâmant énergiquement cette manœuvre coupable, passe à l'ordre du jour.

Il était évident pour tout le monde que l'adoption de cet ordre du jour ainsi motivé, serait le signal de la retraite de quelques-uns des ministres, et principalement de celui de l'intérieur ; aussi ne fut-on pas peu étonné de le voir adopté non-seulement par une forte majorité, mais encore par la presque unanimité. Sur 524 votants, 519 voix se prononcèrent pour le blâme énergique, et 5 voix seulement votèrent contre.

J'invite M. le ministre de l'intérieur, dit alors le représentant Flocon, à envoyer cette nouvelle dans les départements par le télégraphe. Et la séance fut levée dans la conviction que l'homme regardé comme le mauvais génie de la France républicaine allait tomber au milieu des applaudissements de toute la démocratie.

Au moment du scrutin, disait à ce sujet un journal républicain, M. Faucher a été tellement délaissé par ceux qui naguère mendiaient ses sourires, qu'aucun d'eux n'a eu assez de dignité pour aller lui serrer la main. Il est sorti seul, avec son portefeuille, et il a reçu le dernier outrage, le coup de pied de M. Taschereau !

Le lendemain, on lisait dans le Moniteur une sorte d'article officiel de la nécrologie des hommes d'Etat, article conçu avec le plus grand laconisme :

Hier, à l'issue de la séance de l'assemblée nationale, y disait-on, M. Léon Faucher, ministre de l'intérieur, a déposé sa démission entre les mains du président de la république.

M. Léon Faucher, à l'instar des rois menacés par la colère des peuples, croyait qu'il suffisait d'abdiquer pour recevoir l'absolution de tous ses méfaits politiques. L'opposition du côté gauche ne pensa pas que cette démission suffît : elle formula et présenta à l'assemblée la demande de mise en accusation de cet ex-ministre réactionnaire ; demande qui eut le sort de tant d'autres de même nature.

Cependant les élections générales s'étaient faites partout avec le plus grand ordre, et ce troisième essai du suffrage universel présageait avec quel calme le peuple remplirait ses droits électoraux, lorsqu'il serait plus habitué à s'en servir. En général les élections des grandes villes, des grands centres dépopulation, avaient porté à la représentation nationale les hommes les plus connus pour leurs principes républicains. Les élections de Paris surtout s'étaient faites dans un sens tellement démocratique que le gouvernement s'en était effrayé. La bourse, ce thermomètre de l'opinion anti-patriotique, s'était émue de ce résultat Comme d'une calamité ; les fonds publics avaient baissé, et l'on eût assisté à une nouvelle panique, si le télégraphe n'avait appris en même temps aux agioteurs que bien des départements venaient de voter conformément aux injonctions ministérielles.

Toutefois, des fautes graves avaient été commises, comme toujours, par le comité démocratique central dans la désignation des candidats républicains. Pour la troisième fois, ce comité s'était obstiné à placer sur sa liste, à côté des noms bien connus de la population, tels que Ledru-Rollin, Félix Pyat, Lagrange, Bac, Lamennais, Considérant et Pierre Leroux, d'autres noms indiquant sans doute de bons citoyens, mais pas assez connus par leurs œuvres pour inspirer la même confiance au peuple. Cette obstination à replacer sur la liste générale du département de la Seine des noms qui n'avaient pu sortir de l'urne aux autres époques ; fut cause que cette même démocratie, après avoir donné 130.000 voix au chef Ledru-Rollin, se divisa sur bien d'autres noms, qui dès lors n'arrivèrent qu'après avoir laissé passer plus d'un élu de la nuance girondine et même ministérielle. Ce fut ainsi que les républicains rouges, comme on les qualifiait, ne furent en réalité qu'au nombre de dix sur vingt-huit députés élus, et que ces derniers dix-huit représentants obtinrent la majorité sur les autres candidats républicains, quoiqu'ils n'eussent eu pour eux que 107 à 120.000 voix, lorsque la démocratie compacte avait donné 130.000 bulletins non équivoques à Ledru-Rollin.

Le succès dont se félicitait le plus, et avec raison, le comité démocratique et socialiste, ce fût l'élection, à une grande majorité, des deux sous-officiers de l'armée, Boichot et Rattier, portés sur les listes du département de la Seine. C'était en effet une politique habile et propre à intéresser toute l'armée, que celle d'opposer au maréchal Bugeaud et autres chefs militaires portés sur la liste des conservateurs réactionnaires sortie de la rue de Poitiers, ces deux obscurs sous-officiers, connus seulement pour leurs courageuses opinions républicaines. L'effet de ces deux élections fut immense sur l'armée.

L'armée, s'écriait avec joie l'organe de la démocratie, le journal la Réforme, dans un article où était apprécié judicieusement le résultat matériel et moral des élections générales ; l'armée a adopté partout la liste de la démocratie ; elle a voté rouge, comme disent les royalistes. Cependant l'armée avait voté, au 10 décembre, contre le général Cavaignac et pour M. Louis Bonaparte. Est-ce à dire qu'elle a changé de but, d'opinion, de désir ? Nullement ; elle a seulement porté ses espérances ailleurs. Aujourd'hui, comme au 10 décembre, l'armée veut une politique nationale et républicaine, honorable au dehors, humaine et éclairée au dedans... Le vote de l'armée a été un 24 février militaire : bien aveugle qui ne le voit pas.

Paris a suivi la même inspiration que l'armée. Les vexations, les abus de pouvoir, tes tracasseries de toutes sortes ont enlevé un nombre considérable de voix à la démocratie. L'habileté de M. Faucher, bien secondé par ses agents inférieurs, aura servi peut-être à nous enlever quelques noms ; mais ceci n'altère en rien le caractère de l'élection de Paris.

Dans les départements, les résultats matériels seront moins favorables, Toutefois, il en est quelques-uns dont les votes concorderont avec ceux de Paris.

A quel prix d'ailleurs le gouvernement de M. Bonaparte aura-t-il obtenu l'élection des candidats royalistes ? Que de moyens plus ou moins avouables, sans parler de cette fameuse dépêche qui, au dire des amis de M. Faucher, aurait décidé l'élection de 150 royalistes ? Remarquons en passant que presque partout les républicains démocrates n'ont fait aucune alliance, aucune concession ; ils se sont en quelque sorte isolés.

Et quelle différence entre les moyens d'action !

D'une part, le gouvernement avec ses trois cent mille fonctionnaires, la terreur de ses destitutions, l'espoir des faveurs, les mensonges du télégraphe. Au-dessus des ministres, le comité de la rue de Poitiers, dirigé par MM. Molé et Thiers, l'inventeur en quelque sorte de la corruption électorale, une souscription abondante alimentée par des capitalistes, banquiers et propriétaires les plus riches de France..... Qu'on se figure cette immense propagande, sonnant le tocsin des intérêts, et appelant sur les républicains la colère et la haine de ceux qui auraient pu sympathiser avec eux qu'on se figure cette ligue organisée et dans laquelle le clergé a eu encore une fois l'imprudence de faire intervenir la religion ! qu'on songe à l'isolement dans lequel vivent la plupart des habitants de la campagne, à la difficulté de faire pénétrer la vérité jusqu'à eux, lorsque les sources officielles sont empoisonnées ; et en réfléchissant à toutes ces causes réunies luttant contre le progrès, on sera étonné de trouver encore si grand le nombre des élus républicains.....

En effet, telles qu'elles étaient, les élections générales du mois de mai 1849, avaient donné une force nouvelle au mouvement d'opinion qui, depuis deux mois, se manifestait partout, et rendait à la démocratie les espérances que tant de malheurs semblaient lui avoir ravies pour longtemps. Depuis deux mois, l'opinion publique de Paris et des grandes villes se tournait contre le gouvernement réactionnaire du président Louis Bonaparte. Jusque-là, il avait cru pouvoir compter sur l'armée ; et cette armée si nationale, lorsqu'elle n'obéissait qu'à ses propres instincts, venait de lui apprendre qu'elle était toute républicaine, toute dévouée à la cause de la révolution de février ! C'était là une situation pleine de périls, une situation délicate, que les événements ; de l'extérieur tendaient à rendre de plus en plus grave et compliquée.

Qu'allait-il résulter de cette situation embarrassante où se trouvait le gouvernement de M. Louis Bonaparte ? Personne ne pouvait le prévoir ; mais il était permis aux démocrates d'espérer une prompte et heureuse solution. Les masses populaires prévoyaient déjà une grande commotion pour le jour où l'on apprendrait la chute de Rome, chute inévitable, malgré l'héroïsme de la population et l'intrépidité que déployaient les frères d'armes de Garibaldi ; le peuple se rappelait que Louis-Philippe et ses ministres avaient eu peur en voyant la tempête soulevée par l'indignation publique lorsque la nouvelle de la chute de Varsovie était arrivée à Paris. L'anxiété était encore plus grande en France sur le sort de la république romaine ; le gouvernement s'était fait bien des ennemis à ce sujet, et la mesure de ses actes contre-révolutionnaires était comble. Or, dans un pareil état de choses, les démocrates, s'enveloppant dans la constitution, se sentaient plus forts que jamais ; les ouvriers, les hommes d'action se montraient prêts à seconder la montagne, si elle leur eût donné le signal de soutenir la constitution comme on l'avait fait en-juillet 1830 ; ils se flattaient de voir l'armée rester neutre comme en février 1848, et peut-être se prononcer en faveur de la constitution et de la liberté, auxquelles elle paraissait fort attachée.

D'un autre côté, ce qui se passait en Hongrie pouvait faire croire que la cause de la révolution n'était pas encore perdue en Europe, malgré les fautes du gouvernement français. Les révolutionnaires voyaient avec joie que les efforts héroïques des Hongrois, les talents de Kossuth, l'intrépidité de Bem, de Dembinski et des autres généraux combattant sur les bords du Danube, pour l'affranchissement d'un grand peuple, étaient couronnés de succès propres à faire concevoir les plus hautes espérances. Sur la mer de l'Adriatique, Venise s'immortalisait par sa défense désespérée, et l'on assurait même que les Hongrois s'avançaient vers Fiume et Trieste pour aller délivrer ces républicains que Manin encourageait, et à qui Pepe donnait l'exemple d'une résistance mortelle, pour les armes autrichiennes.

Ces nouvelles certaines, ces bruits vagues répandus parmi le peuple de Paris, toujours si impressionnable, mettaient en ébullition toutes les têtes, et le langage de certaines feuilles publiques pouvait faire craindre à ceux qui ne voulaient pas s'engager légèrement, que la montagne ne se vît débordée, entraînée intempestivement et sans réflexion.

C'est, malheureusement, ce qui arriva le 13 juin. Pour avoir laissé faire une manifestation incomplète et précipitée, manifestation que la police et les chefs militaires guettaient nuit et jour, et contre laquelle leurs mesures étaient prises, la démocratie a perdu tout le bénéfice qu'elle avait le droit d'attendre de sa position et des circonstances favorables qui s'étaient déroulées depuis peu, au fur et à mesuré que le gouvernement multipliait ses erreurs et ses fautes.

Cette funeste manifestation du 13 juin, qu'on aurait pu dire un piège tendu par la police à la démocratie, qui s'y serait précipitée en aveugle ; cette inoffensive levée de boucliers faite en présence des corps militaires armés jusqu'aux dents que l'on tenait prêts pour éventrer la pacifique colonne ; cette inqualifiable pensée de vouloir porter à l'assemblée nationale les griefs de la France contre les violateurs du pacte fondamental, le jour même où l'assemblée ne devait pas siéger ; cette démonstration partielle enfin, faite contre toutes les forces réunies que commandait le dictateur militaire de Paris, eurent pour la révolution, ses principes et ses hommes, les résultats les plus déplorables que l'on se puisse imaginer. Ceux qui ont préparé cette imprudente tentative, et ceux qui l'ont exécutée, par un excès d'ardeur patriotique, doivent aujourd'hui en éprouver de mortels regrets. En vain opposent-ils leur bonne foi ; en vain répètent-ils que cette manifestation pacifique n'était que l'exercice d'un droit. Depuis quand étaient-ils autorisés à croire que le pouvoir s'inclinerait devant ce droit, lui qui avait privé le peuple des plus précieuses et des moins contestables de ses libertés ? Quoi ! vous saviez que les réactionnaires, soutenus par le gouvernement, cherchaient depuis longtemps l'occasion ou le prétexte de frapper les derniers coups sur ces libertés publiques et sur les plus redoutables parmi les démocrates qui les défendaient encore ; vous lisiez tous les jours dans les feuilles contre-révolutionnaires les projets très-peu voilés que nourrissaient les royalistes contre la république et les républicains, et vous allez vous-même au-devant de ces projets, lorsqu'en restant retranchés dans la constitution vous deveniez les maîtres de choisir votre heure pour punir les violations du pacte fondamental ! C'est donc un vertige qui vous a poussés a tout précipiter pour cette à jamais déplorable manifestation du 13 juin.

Bientôt nous pourrons entrer dans tous les détails que comporte cette triste journée ; bientôt nous pourrons en dérouler les conséquences désastreuses pour la cause de la démocratie, pour celle des peuples et de l'humanité. Nous devons nous borner ici à présenter le résumé des désastres qu'elle accumula tout à coup sur cette cause sainte et impérissable, mais dont le triomphe pourrait être ajourné indéfiniment par une série de fautes semblables à cette intempestive levée de boucliers. Ces désastres pour les républicains furent :

La dictature contre-révolutionnaire promenant ses fureurs sur nos villes et nos campagnes ;

Le règne du sabre substitué au règne des lois ;

La justice des conseils de guerre remplaçant le jury ;

La représentation nationale décimée par les passions contre-révolutionnaires ;

Les plus nobles, les plus généreux, les plus éloquents parmi les défenseurs de l'humanité jetés dans les prisons, dans les nouvelles Bastilles, ou forcés de s'expatrier, de se déporter eux-mêmes afin de ne point cesser de veiller sur la cause de la liberté ;

Tout ce qui restait encore des droits politiques conquis par le peuple français en février 1848, séquestré de nouveau au profit de la contre-révolution ;

L'espérance ravie pour toujours du cœur des patriotes italiens, vénitiens et romains ; la trahison et le découragement changeant en défaites les victoires des Hongrois ;

Les rois trompant encore une fois leurs peuples et faisant peser sur eux désormais impunément la tyrannie et la vengeance ;

Le parti de l'avenir désorganisé pour longtemps et réduit à déplorer les fautes qu'il a laissé commettre ou qu'il a lui-même commises ;

Enfin, le suffrage universel, cette ancre de salut des peuples, confisqué au profit des aristocraties de toutes les nuances.

Prochainement, nous espérons revenir encore sur cette fatale journée du 13 juin ; nous comptons reprendre la plume pour continuer l'Histoire de la Révolution de 1848 sur la même échelle. Aujourd'hui, en présence de la catastrophe que nous venons de résumer, nous sentons le besoin de nous remettre de l'émotion poignante qui nous force de nous arrêter.

 

FIN DU QUATRIÈME ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] Expression triviale, mais vraie, qu'employaient alors les journaux, en jouant sur les mots.

[2] A quelques jours de là, la population de la capitale fut saisie d'étonnement, en voyant sur la place du Palais-de-Justice le pilori relevé, auquel on avait attaché les noms des condamnés contumaces de Bourges : Louis Blanc, Caussidière, Seigneuret, Houneau et Chancel. Les journaux démocratiques exhalèrent leur indignation contre ceux qui, disaient-ils, déshonoraient ainsi la justice et violaient la pudeur de tous les partis pour épuiser la vengeance des lâches. Ces journaux rappelaient que le gouvernement provisoire avait, par son décret du 12 avril, aboli formellement la peine de l'exposition, et cela par des considérations qui lui faisaient le plus grand honneur. Au surplus, s'écriaient ces journaux en parlant des fleurs que le peuple avait jetées sur ce pilori ; nous aimons mieux celui de M. Rebillot, que celui que vous préparera l'histoire.