Déclaration faite le lendemain du 29 janvier par la montagne. — Explication qu'elle donne de la prise d'armes. — Irritation laissée dans les esprits. — Demande d'une enquête sur le 29 janvier. — Discussion sur les incidents de la journée. — Le citoyen Faucher fait l'éloge du ministère. — Le citoyen Bac appuie la proposition d'enquête. — Motifs sur lesquels il appuie son opinion. — Correspondance ministérielle envoyée aux journaux des départements. — Le colonel Guinard défend son collègue Forestier et la république. — Effet produit par ses nobles paroles. — Le citoyen Flocon appuie l'enquête. — Questions de la déportation et de l'amnistie mises à l'ordre du jour. — Les royalistes repoussent la demande d'amnistie. — Motifs allégués par le rapporteur. — Rapport du citoyen Baze sur la mise en accusation des ministres. — La proposition en est repoussée. — L'enquête est aussi rejetée. — Discours du citoyen Perrée contre le ministère. — Ordre du jour qu'il propose. — Explications données par les citoyens Léon Faucher et Falloux. — Langage tenu par le citoyen Odilon Barrot. — L'assemblée vote l'ordre du jour motivé du citoyen Perrée contre le ministère. — Le cabinet déclare qu'il ne se retirera pas. — Conflit entre les deux pouvoirs. — La crise n'est point finie. — Rétractations du ministère. — Nouvel ordre du jour motivé présenté par le général Oudinot. — Il est repoussé par le citoyen Dupont (de Bussac). — L'assemblée se déjuge. Elle donne sa démission. — Seconde lecture de la proposition Rateau. — Ce qu'en pensent les royalistes. — Proposition nouvelle présentée par le citoyen Lanjuinais. — M. Rateau s'éclipse. — Débats sur la proposition Lanjuinais. — Les citoyens Guichard, Pagnerre et Félix Pyat. — Passages de son discours. — La proposition Lanjuinais. — L'assemblée ne se séparera qu'après la loi électorale et le budget.Le lendemain de cette inexplicable journée du 29 janvier 1849, les feuilles démocratiques publiaient une note émanant de la montagne, dans laquelle les membres du côté gauche déclaraient que, confiants dans le suffrage universel, ils étaient décidés à rester sur le terrain de la légalité dans la lutte qu'ils soutenaient contre la réaction. Ils ajoutaient que leur conviction intime étant que la démocratie devait enfin triompher par la discussion et l'enseignement public des hautes questions politiques et sociales, ils allaient redoubler d'efforts pour éclairer le peuple. Cette même note renfermait des explications sur ce qui se passait dans le monde officiel. Pour tous ceux qui veulent ouvrir les yeux, y lisait-on ; pour tous ceux qui ne sont pas complices de la conspiration royaliste permanente, il est évident que le ministère, déconsidéré dans le pays comme dans rassemblée, a cherché, par une série de provocations dans la population parisienne, à exciter une démonstration hostile, dont la répression eût été pour lui un moyen de consolidation. La tragi-comédie qu'il a jouée n'a pas abouti, malgré l'aide des calomnies de toutes espèces, plus absurdes les unes que les autres, de la presse royaliste, sa complice. Ce ministère atteint, aux yeux de tous, et convaincu d'incapacité et de mauvais vouloir vis-à-vis de la république, doit tomber, avant peu, sous le mépris et le ridicule. Les hommes qui le composent ne s'aveuglent pas au point de ne pas reconnaître cette vérité : aussi chercheront-ils, par tous les moyens, à ressaisir le pouvoir qui leur échappe. Leur dernière tentative doit faire comprendre qu'ils ne reculeront devant aucune mesure, si misérable, si odieuse quelle soit, pour sauvegarder leur amour-propre blessé, et pour satisfaire leur ambition dans l'intérêt de la faction qu'ils protègent. C'était ainsi que la montagne expliquait la prise d'armes du 29. Convaincue que le ministère et sa police ne cesseraient de tendre ; des pièges à la démocratie, elle conjurait le peuple de ne fournir aux ministres aucune occasion de faire un mouvement quelconque qui pourrait leur servir de moyens d'influence sur l'assemblée nationale. Il faut par-dessus tout, disait la montagne, ôter tout prétexte à leurs récriminations calomnieuses contre la démocratie, qu'ils accusent sans cesse d'être la cause de la stagnation des affaires ; c'est ainsi que nous arriverons à démontrer que la triste situation des choses est le résultat de leur funeste impuissance et de leur mauvais vouloir. L'opinion publique était donc d'avis que la mise en scène du 29 janvier n'avait été motivée par aucune indication sérieuse, et qu'elle était l'œuvre d'une pensée immorale, d'une police déshonnête. Tout le monde était convaincu qu'avant peu une nouvelle démonstration serait encore organisée ; car on savait que le plan des royalistes était de fatiguer, d'irriter la population, afin que le pays, las et ruiné, se jetât, dans un moment de désespoir, entre les bras d'un roi. Telle était la situation où la journée du 29 janvier avait laissé les esprits, L'irritation contre le ministère était extrême parmi le peuple. Cette irritation ne pouvait manquer de se manifester également au sein de l'assemblée nationale, où la journée de la veille allait nécessairement être l'objet de bien vives interpellations. Le citoyen Sarrans Commença, en effet, par demander des explications sur l'arrestation du colonel de la 6e légion de la garde nationale ; et, profitant de l'attention que l'assemblée lui prêtait, ce représentant demanda compte aussi au général Changarnier de son mépris pour lès droits du président, et de son hostilité envers l'assemblée nationale. M. le général Changarnier, dit-il, a écrit au président de la représentation nationale une lettre dans laquelle il niait ses droits. Cette lettre, on ne l'a pas lue, sous le prétexte qu'elle était confidentielle. Non, elle n'était pas confidentielle ! s'écriait l'orateur, et l'assemblée devait en avoir connaissance. L'assemblée ne saurait jamais être trop susceptible à l'endroit de son inviolabilité et du respect de ses droits ; surtout au moment où l'on veut nous épouvanter par le déploiement de forces immenses, par des menaces audacieuses et par une proclamation insensée et incendiaire. Oui il y a une conspiration
contre la république, ajouta le citoyen Sarrans, qui se sentait soutenu par les chaleureux applaudissements
de tout le côté gauche ; et cette conspiration est tramée par les éternels
amis de l'ordre. Il est du devoir de l'assemblée de savoir la vérité, et je
demande qu'une enquête sur la journée d'hier soit ordonnée. Le citoyen Sarrans venait d'exprimer nettement la pensée des démocrates siégeant à l'assemblée ; tout le côté gauche adhéra à sa demande d'une enquête. Le gouvernement se hâta de répondre par l'organe du ministre de l'intérieur Faucher. Celui-ci prétendit que la lettre du général Changarnier n'était nullement irrespectueuse pour l'assemblée. Quant à l'arrestation du colonel Forestier, le ministre assurait que ce chef de légion n'avait pas été arrêté pour la lettre écrite par lui au président de l'assemblée, mais bien pour avoir cherché à exciter les citoyens contre le gouvernement établi. En présence de ces faits, ajouta-t-il, il fallait bien que la force publique fit respecter la loi. Au reste le colonel Forestier est entre les mains de la justice ; la justice prononcera sur son sort..... On nous demande des explications sur les mesures que nous avons prises hier, reprit le ministre, au milieu des murmures que chacune de ses phrases avaient provoqués. Lorsque nous avons mis la force armée sur pied, ç'a à été pour épargner le sang français..... — Ça a été une provocation, interrompit le citoyen Deville. — Aujourd'hui, la population de Paris rend justice à nos précautions, s'avisa de dire le citoyen Léon Faucher. Mais les plus violentes dénégations lui imposèrent silence ; ce ne fut qu'après une assez longue interruption qu'il put reprendre le fil de ses idées. Oui, s'écria-t-il, il existe un complot..... — C'est vous qui le faites ! lui crie tout le côté gauche. — Oui, il y a un complot, sur lequel nous nous expliquerons bientôt, de la part de tous les éternels ennemis de l'ordre social, qui, s'ils parvenaient au pouvoir, conspireraient contre eux-mêmes..... Ici le ministre fut de nouveau interrompu par les rires ironiques que firent entendre les républicains ; d'autres ne cessaient de crier à l'orateur : Allons donc ! allons donc ! assez ! Vous nous donnez ici une nouvelle édition de votre proclamation provocatrice ! — Je n'ai pas à me défendre de la proclamation que j'ai faite, répliquait le ministre ; j'ai voulu rassurer Paris. J'ai fait mon devoir et je continuerai de le faire. Les murmures et les interpellations d'une grande partie de l'assemblée forcèrent enfin le citoyen Léon Faucher à quitter la tribune, à laquelle il s'était cramponné dans l'intention de faire l'apologie du gouvernement, en même temps que la sienne ; mais ses paroles eurent pour résultat de lui attirer des dénégations énergiques, et il retourna à son banc visiblement contrarié. Le président de l'assemblée lui vint pourtant en aide : M. Marrast déclara que si la lettre du général Changarnier n'eût pas été convenable, il aurait su le rappeler aux convenances. Mais bien des membres qui savaient à quoi s'en tenir à ce sujet, se mirent à sourire. En effet, tout n'avait pas encore été mis au grand jour à l'égard de la manière de procéder du général Changarnier. On avait d'ailleurs à s'occuper de choses plus importantes. Le citoyen Bac se chargea de ramener la question au point où l'avait laissée le citoyen Sarrans. Le premier orateur que nous avons entendu aujourd'hui, dit ce dernier représentant, a formulé l'idée d'une enquête propre à dévoiler les causes du mouvement insolite qui a effrayé la capitale ; je viens appuyer de toutes mes forces sa proposition ; je l'appuie dans l'intérêt de la tranquillité, dans l'intérêt du gouvernement et dans l'intérêt de ceux que l'on accuse de conspirer, sans produire contre eux la moindre preuve. J'ai remarqué la coïncidence fatale entre les événements d'hier et les journaux qui nous arrivent aujourd'hui des départements, et qui prévoyaient le fait que nous avons vu se dérouler hier[1]. Oui, il devait arriver hier des faits qui n'ont manqué que grâce au calme admirable des ouvriers de Paris. Je dis qu'il y a une apparence qui doit être détruite dans l'intérêt du pays et de l'assemblée nationale. Je m'explique : Paris a été très-étonné hier d'entendre battre le rappel dans ses rues, qui n'avaient jamais été plus tranquilles, malgré les préoccupations diverses qui s'attachaient à la discussion si importante de la proposition Rateau. La mise en accusation du
ministère, poursuivit le citoyen Bac, a été
la conséquence de ces faits. Si donc ces mesures avaient jeté des inquiétudes
dans l'esprit des républicains, si ces mesures ont été prises sans que le
président de l'assemblée en eût été instruit ; eh bien ! c'est à un pareil
moment que M. le ministre de l'intérieur jette dans le publie une proclamation
par laquelle : il désigne à l'animadversion publique ceux qu'il appelle les
éternels ennemis de la paix publique ! C'est quand j'ai lu ces passages, que
j'ai cru devoir déposer une mise en accusation entre le ministère. Eh bien ! concluait l'orateur, après avoir lu divers passages de la correspondance ministérielle adressée aux feuilles des départements ; si vous croyez que le parti républicain conspire, qu'on fasse une enquête générale. Il faut qu'elle soit la même pour tous : ne pas accepter, ce serait prouver que vous la craignez. — Il est étonnant, se borna à répondre le ministre de la justice, qu'on nous rende responsables, des écrits envoyés de Paris aux journaux de la province. Je déclare que je ne connais le journal dont il s'agit que parce que je l'ai déféré à la justice. Le ministre Léon Faucher ajouta quelques mots dans le même sens, mais toujours en ajoutant quelques paroles provocatrices et blessantes pour la minorité, comme pour les citoyens dont il avait ordonné l'arrestation. Je monte à la tribune, lui répondit le colonel de l'artillerie parisienne, pour repousser avec indignation les accusations infâmes qui viennent d'être insinuées contre un bon citoyen, contre le colonel Forestier, dont j'ai l'honneur d'être le collègue. C'est déjà quelque chose de grave, qu'une arrestation faite légèrement, quand elle est faite par les dépositaires de la force publique. Le colonel Forestier est à la
tête d'une légion de douze mille hommes ; il a toujours donné les preuves les
plus éclatantes de son énergique dévouement à la république. Et on vient dire
ici qu'un tel homme n'a pas été arrêté parce qu'il a écrit une lettre à M. le
président de l'assemblée nationale, et qu'on ne sait pour quel motif il à été
arrêté ! — On n'a pas dit cela, lui crient plusieurs voix. — Il a été arrêté, dit-on, pour des paroles coupables, pour des provocations vis-à-vis de ses frères d'armes. Mais ils témoignent tous hautement que leur chef s'est montré dans cette circonstance ce qu'il fut toujours, un bon citoyen. Or, ce bon citoyen ayant entendu dire que la république était en danger, et qu'on battait le rappel dans les 1re, 2e et 10e légions, a fait, dans cette circonstance, ce que nous avons fait tous. Le colonel Forestier a sans doute confiance, comme moi, dans ces légions ; mais il s'est dit : Il y a quelque temps la république était attaquée comme aujourd'hui, et alors nous étions tous à notre poste. — Ses frères d'armes lui ont dit : Citoyen, réunissez-nous ; et il les a réunis ; c'était son devoir, et il a bien fait. Moi qui vous parle, citoyens, moi qui ai l'honneur de commander la légion d'artillerie, ajouta le brave Guinard, je n'ai pas reçu d'ordre, et pourtant, disait-on, la république était en danger. Eh bien ! il y a vingt-cinq ans que nous combattons pour elle, et nous avons tous pensé que nous pouvions bien nous mettre à côté de M. Léon Faucher pour la défendre. Nous avons donc pris les armes dans cette circonstance, comme nous le ferons toujours pour le maintien de la république, envers et contre tous, pour le maintien de ces grands principes qui sont le fondement de toute société, et que nous saurons défendre, croyez-le bien, citoyens. Les nobles paroles que prononça un homme que ses ennemis politiques ne pouvaient s'empêcher d'estimer, furent accueillies par des applaudissements propres à prouver aux ministres que la république était restée la passion des âmes généreuses. Les réactionnaires de l'assemblée cherchèrent à étouffer les sentiments patriotiques que Guinard venait de réveiller, en demandant à cor et à cris l'ordre du jour. Mais le citoyen Flocon s'empare de la tribune, et tout en parlant contre la clôture, il rappela à l'assemblée nationale qu'une proposition d'enquête venait d'être déposée, et que l'on ne pouvait se dispenser de l'examiner, de la voter même à l'instant. Je dis, ajouta l'orateur, en dominant les voix de ceux qui demandaient la question préalable ; je dis qu'il a régné et qu'il règne encore dans la cité une agitation funeste, et qu'il est du devoir dé l'assemblée d'y mettre un terme le plus tôt possible. Je dis que, dans l'opinion publique, un coup d'état a été tenté hier, et que si ce coup d'état a avorté, c'est à l'énergie de la population que nous le devons ; c'est parce que ceux qui comptaient sur l'armée et la garde nationale, ont vu que l'armée et la garde nationale étaient républicaines, ce qui les a forcés de renoncer à leur projet... Je dis qu'il importe que la vérité soit connue ; je dis que cela importe surtout à ceux sur lesquels plane l'accusation déjà portée ; je dis enfin que le devoir de l'assemblée est de faire ce qu'elle a fait après les journées de juin ; car si heureusement cette journée n'a pas été sanglante, ce n'est pas la faute de ceux qui l'ont provoquée. Je demande donc que l'enquête soit ordonnée à l'instant même, afin que la vérité soit connue. Le citoyen Flocon avait été précis ; l'assemblée se trouvait acculée dans un impasse dont elle ne pouvait sortir que par l'enquête ou par un déni de justice. La majorité, habituée à ne faire que ce qui lui convenait, vota d'abord la clôture, et mit ainsi la proposition d'enquête dans la nécessité de suivre l'ordre du règlement, c'est-à-dire de passer par l'examen des bureaux, qui l'étouffèrent dans leur huis clos. Pendant que les réactionnaires se préparaient à faire avorter la proposition d'enquête, provoquée par les républicains de l'assemblée et sollicitée également par la population, les feuilles démocratiques se livraient à quelques remarques importantes sur la situation respective des partis au commencement de février. Hier, disaient ces feuilles, le parti royaliste chantait victoire ; le rejet des conclusions du rapport Grévy leur épanouissait le cœur ; aujourd'hui, les vainqueurs ont tout à fait changé d'allures ; ils sont tristes et moroses : tout se ressent du malheureux lundi. Les clubs royalistes déplorent la maladresse des meneurs : en certains lieux mêmes on crie à la perfidie, à la trahison ; on croyait si facile d'entraîner le peuple au combat ! Le peuple a prouvé que cela n'était point si facile, et les chefs royalistes sont bien obligés de l'avouer. Le peuple, par son calme et son dévouement à la république, a montré une haute intelligence, une connaissance parfaite des hommes et des choses[2]..... Il s'est méfié du sieur Léon Faucher[3]. Par une coïncidence singulière due aux dispositions de l'ordre du jour de l'assemblée, la même séance du 2 février offrit et la discussion sur le projet de loi relatif à la transportation des insurgés en Algérie, et celle de la proposition formelle d'une amnistie, déposée naguère par le côté gauche de la représentation nationale. Il était rationnel de ne discuter le projet de déportation qu'après que l'assemblée aurait prononcé sur la question d'amnistie. Néanmoins les royalistes firent procéder à la première lecture de la loi de déportation, avant même d'entamer la délibération sur l'amnistie ; car c'était un parti pris chez eux de repousser systématiquement toute demande qui aurait pour objet de rendre à leurs familles ruinées tant d'ouvriers arrachés, sans jugement, à leurs femmes, à leurs enfants, à leur patrie. Aussi, quelques touchants que fussent les arguments dont se servit le citoyen Schœlcher pour appuyer la prise en considération, de la demande d'amnistie, ils n'émurent point les réactionnaires. Comptez les transportés qui sont encore sur les pontons ; s'était écrié cet orateur démocrate ; comptez les condamnés aux galères — des condamnés aux galères pour des crimes politiques — ! et jugez combien il reste encore de familles dans le dénuement, que de femmes et d'enfants abandonnés par suites des fautes de leurs pères et de leurs maris ; que de souffrances ! Ces femmes ne pleurent pas seulement, elles maudissent. Changez leurs larmes d'affliction en larmes de joie, leurs désespoir en reconnaissance, leurs malédictions en bénédictions pour l'assemblée nationale..... Dornès, notre ancien collègue, a demandé, en mourant, l'amnistie pour ceux dont la balle l'avait frappé ; je vous demande d'acquitter le legs de ce sublime testament. — Le comité de justice a examiné avec soin la proposition d'amnistie qui lui était soumise, répondit le rapporteur Legeard de la Diryais ; il a été d'avis de la repousser. Que vous demande-t-on ? Une amnistie générale pour tous les délits politiques commis depuis le 24 février ! Comment ! une amnistie pour ces hommes audacieux qui sont venus ici, à cette tribune même, proclamer la dissolution de l'assemblée nationale ! une amnistie pour ces hommes audacieux qui étaient derrière les barricades de juin pour détruire la société tout entière ! Les hommes qui ont été transportés le méritaient, car ils avaient commis de bien grands crimes. Vainement le représentant Pelletier plaida-t-il éloquemment ce qu'il appela la cause du malheur ; les murmures d'une partie de l'assemblée couvrirent constamment ses paroles. Ce ne fut qu'avec peine qu'il put prononcer cette phrase : Si on avait voulu connaître les auteurs de ces malheureuses journées, cela n'aurait pas été difficile. Les auteurs de ces douloureuses journées sont ceux qui ont fait partie de tous les gouvernements précédents ; ce sont ces hommes-là qui ont causé tous les malheurs, en poussant le peuple au désespoir... Vainement encore le citoyen Lagrange prononça-t-il un discours plein de mansuétude et de fraternité pour arriver au cœur des impitoyables ; cinq cent trente-une voix repoussèrent la proposition d'amnistie, qui ne put être prise en considération, les conclusions du comité de justice ayant eu pour objet de repousser toute demande de ce genre. Ainsi s'évanouirent les promesses qu'avait faites à cet égard le chef du gouvernement de la république lorsqu'il n'était encore que candidat cherchant à se populariser. Chaque jour amenait de nouvelles questions propres à émouvoir l'assemblée, et chacune de ces questions était une crise pour un ministère qui n'avait aucune majorité formée pour le soutenir. On se rappelle qu'une demande de mise en accusation des ministres avait été déposée le jour ou celui de l'intérieur eut l'audace de proposer, la violation de la constitution par la lecture d'un projet de loi ayant pour objet de supprimer les clubs. Cette demande, renvoyée à une commission, devait être examinée dans la séance du 3 février. Le représentant Baze lut le rapport, qui concluait à ne pas donner suite à cette proposition, attendu qu'une pareille discussion ne devait pas avoir lieu. Comme personne ne se leva pour combattre ces conclusions, elles furent implicitement adoptées par l'assemblée nationale. Le citoyen Woirhaye, rapporteur d'une autre commission, vint, à son tour, faire un rapport sur la proposition d'enquête. Considérant cette enquête comme une annexe de la mise en accusation, ou plutôt comme l'accusation elle-même, parce que les mêmes signataires avaient successivement demandé et la mise en accusation et l'enquête, le citoyen Woirhaye, s'étayant de l'opinion de la majorité des bureaux, qui ne voulait pas qu'on jetât de la déconsidération sur le pouvoir exécutif, conclut à repousser l'urgence de cette dernière demande. Mais une voix s'éleva contre l'absolu des motifs sur lesquels le rapporteur s'était appuyé. Cette voix fut celle du citoyen Perrée, directeur du journal le Siècle, feuille qui s'était montrée ministérielle jusqu'à ce jour. Le citoyen Perrée commença par déclarer que le sentiment du devoir envers le pays le forçait à se séparer du ministère. Non pas, dit-il, qu'il fût le partisan de l'enquête, mais parce qu'il repoussait les motifs que la commission avait fait valoir. Puis arrivant à examiner les causes de l'inquiétude générale, il crut les reconnaître dans cet empressement des partis à se disputer les dépouilles de la république. Dans son opinion, ceux qui écrivaient aux départements que la république était en danger, n'étaient point de véritables républicains. Donnant lecture d'un bulletin envoyé sous le couvert du ministre de l'intérieur aux feuilles ministérielles des départements, bulletin dans lequel en disait que le premier besoin de la France était la dissolution de l'assemblée nationale, et qu'il fallait pour cela opposer aux cris d'une minorité factieuse le vœu d'une minorité compacte ; le citoyen Perrée, disons-nous, convaincu que le ministère avait eu recours aux mauvaises passions pour chercher à propager l'esprit d'inquiétude et d'agitation qui tourmentait le pays, moyens blâmables, selon lui, et auxquels son mandat lui défendait de s'associer, proposait l'ordre du jour motivé suivant : L'assemblée nationale déclare que les membres du cabinet sont un danger pour la république. Grande fut la stupéfaction des ministres en entendant proposer un pareil ordre du jour, dont il leur fut aisé de comprendre les conséquences immédiates ; aussi les vit-on se succéder sans interruption à la tribune pour s'opposer à cet ordre du jour de congé. Ce fut d'abord le citoyen Faucher qui déclara que la correspondance qu'on venait de lire lui était étrangère, et que conséquemment on ne pouvait rendre le gouvernement responsable de la politique d'un journal. Entrant ensuite dans les détails relatifs à cette correspondance transmise sous le couvert du ministère, le citoyen Faucher déclara que dorénavant elle cesserait d'avoir lieu, et que si elle continuait, comme c'était le droit du directeur, il défendrait qu'on joignît aux nouvelles de la journée des articles de politique. Je ferai en sorte, dit-il en terminant, que la correspondance qu'on incrimine, ne contienne plus que des faits, et tout ce qui sera envoyé sera lu avec soin. A ces explications embarrassées, le citoyen Falloux, ministre de l'instruction publique, s'empressa d'ajouter que le journal coupable venait d'être dénoncé au procureur de la république ; et comme on fit observer à ce ministre que les poursuites étaient antérieures et pour un autre cas, le citoyen Falloux se rejeta sur les arguments déjà produits par son collègue, et soutint qu'on ferait une singulière position à un gouvernement si on allait chercher sa pensée dans les articles d'un journal qui s'imprimait à soixante lieues. Déjà les amis du ministère demandaient l'ordre du jour pur et simple, et le président se disposait à le mettre aux voix Comme devant avoir la priorité sur l'ordre du jour motivé, quand M. Odilon Barrot s'avisa de vouloir poser la question avec plus de netteté. On vous demande, dit-il, de poser à côté de là question d'enquête, une question ministérielle, ou, en d'autres termes, une question de cabinet ; cela est gravé. Il faut qu'une pareille question soit posée d'avance ; alors le débat est loyal... Mais ici, on vient à l'improviste demander la dissolution du ministère... Je m'adresse à l'assemblée : je lui demande si elle consentirait à résoudre, par un vote de cette nature, une question dont la solution peut entraîner de si graves effets... — Allons donc ! allons donc ! interrompt ici le côté gauche. — Une pareille dissolution, reprend le ministre de la justice, a de l'importance aux yeux du pays, et avant de la prononcer, il faut au moins un débat de quelques minutes... L'honorable M. Perrée a reproduit
des arguments qui ne sont pas neufs : il a dit du ministère qu'il ne
satisfaisait pas aux conditions du gouvernement représentatif, et qu'il était
la cause des malheurs du pays... On nous a
accusés d'avoir, par un développement de forces, empêche le désordre ; eh
bien ! je m'honore d'avoir pris part à cette mesure, qui a maintenu l'ordre
dans notre pays... Voilà toute la question...
Je vous demande s'il est possible de poser une
question de cabinet pour de pareils motifs... On
nous dit que nous sommes en minorité : cela est vrai pour certaines lois ;
mais quand il s'est agi de la sécurité de la république, dû maintien de
l'ordre, nous ne nous sommes pas aperçus que nous soyons en minorité. L'assemblée
s'est rendue notre complice dans la journée du 29 janvier, puisque vous avez
voté avant-hier contre la demande en accusation. A partir de ce moment la
confiance a reparu. Le ministre avait souvent été interrompu par des exclamations qui indiquaient un désaccord complet entre l'assemblée et la politique du pouvoir. On pensa même que M. Odilon Barrot n'avait parlé si longtemps que pour faire perdre de vue la proposition de M. Perrée. Mais le citoyen Coralli rétablit la discussion sur son terrain. Quelle est la situation ? dit-il. M. Perrée repousse l'enquête ; mais il n'adopte pas les motifs qui la font repousser, parce qu'ils engagent l'assemblée beaucoup trop loin... Si l'on adoptait l'ordre du jour pur et simple, le ministère dirait qu'il a la majorité ; mais cette majorité il ne l'aurait pas en réalité..... Il faut que ce soit la majorité du vote qui décide entre l'assemblée et le ministère ; il faut qu'on connaisse enfin les satisfaits et les non satisfaits. Vainement le représentant de Chambolle voulut-il parler des droits du président et effrayer l'assemblée de la possibilité d'un conflit ; vainement encore accusa-t-il la minorité de vouloir établir son gouvernement en obligeant le chef de l'État à renvoyer des ministres qui avaient sa confiance ; l'assemblée déclara qu'il n'avait pas la sienne, en votant à une majorité de plus de vingt voix contre l'ordre du jour pur et simple, et en adoptant ainsi implicitement l'ordre du jour motivé de M. Perrée. L'assemblée nationale, dit aussitôt en parlant de cet ordre du jour motivé le journal la Réforme ; l'assemblée nationale, menacée d'un conflit entre les deux prérogatives gouvernementales, a compris que reculer, c'était abdiquer ; et, fidèle à la constitution, fidèle à la loi des majorités, elle a rendu son arrêt en pleine et libre conscience : elle a dignement agi. C'est une bonne journée pour la république. — C'est maintenant au chef du pouvoir exécutif, au président de la république à se mouvoir dans la limite constitutionnelle, en prenant ses ministres dans la majorité, ajoutait une autre feuille. Mais telle ne fut pas l'opinion du président de la république et de son conseil. Après une longue délibération à l'Élysée, le conseil de M. Louis Bonaparte décida qu'il ne se retirerait pas devant une décision si décousue ; et le lendemain le Moniteur publiait la note suivante : Les ministres se sont réunis à l'Élysée national à l'issue de la séance. Il a été décidé qu'ils resteraient à leur poste et persévéreraient clans la mission qui leur a été confiée. C'était faire une parade insultante de leur mépris pour les décisions de la représentation nationale ; aussi les journaux du lendemain s'écriaient-ils : Il n'y a pas d'équivoque, cette fois ; c'est bien une déclaration de guerre ; et voilà les deux prérogatives directement engagées, par quelques ambitions effrénées, dans un terrible conflit dont la conséquence extrême est aux solutions sanglantes. Nous l'avions prévu du jour où l'assemblée constituante permit qu'on parlât dans son sein d'un président de la république et d'un président élu par le peuple..... Après deux mois d'une vie ténébreuse et qui s'est éclipsée dans les intrigues d'une camarilla recrutée parmi les apostats de tous les régimes, le président de la république, ajoutait la Réforme, se pose en Charles X en face de l'assemblée nationale et de la constitution ; M. Barrot est son Peyronet ; son Polignac s'appelle Léon Faucher ; Changarnier est son Marmont. Nous en sommes désolés pour M. Louis Bonaparte, qui ne voit pas toujours très-clair, dit-on, et qui n'a pas pleine conscience de sa responsabilité ; mais nous devons lui dire qu'il s'engage, à la suite des royalistes, dans ce grand courant des révolutions qui a jeté, en moins de vingt ans, deux dynasties à la mer. La crise n'était donc pas finie, et l'on annonçait l'entrée dans Paris de nouvelles troupes ; ce qui faisait dire aux ministériels que de grands dangers menaçaient le règne des républicains honnêtes et modérés. Il fallait donc tenir cent mille hommes sur pied pour conjurer ces dangers chimériques ; et d'ailleurs n'avait-on pas encore besoin de cette forêt de baïonnettes pour faire aboutir définitivement la fameuse proposition Rateau, seule ancre de salut d'un ministère aux abois, qui, né pouvant plus exister à côté de l'assemblée nationale, et voulant exister malgré elle, entendait l'obliger à se retirer à force de menaces ? Or, n'était-ce pas une nouvelle menace que cette déclaration qu'il ne se retirerait pas ? Les ministres se présentèrent donc à la séance suivante, ayant fourni à l'assemblée un grief de plus contre eux. Mais la nuit avait porté conseil, et l'on avait cru devoir changer de manœuvre. Aussi vit-on le ministre Faucher se présenter humble et contrit pour obtenir la permission de fournir de nouvelles explications sur l'ordre du jour motivé de la veille. Il commença par déclarer que rien n'était plus loin de la pensée du ministère que de porter un défi à l'assemblée nationale, que la note insérée au Moniteur n'avait pas été bien comprise ; que le ministère avait seulement voulu dire, afin de rassurer le pays, que tant que le président de la république l'honorerait de sa confiance, il resterait à son poste. Entrant ensuite dans de nouveaux et interminables détails écoutés froidement par l'assemblée, le ministre refit à sa manière l'historique de la journée du 29 janvier. Il parla des projets funestes des clubs de Paris, des provocations adressées à la garde mobile, du mouvement insurrectionnel des écoles ; en un mot, il entra dans tous les détails de la vaste conspiration que le gouvernement avait, selon lui, paralysée par le déploiement de forces qu'on lui reprochait. Le ministre ajouta que les nouvelles des départements annonçaient qu'il y aurait eu partout des tentatives de désordres si les préfets, prévenus à temps, n'eussent mis les perturbateurs hors d'état d'agir. Le citoyen Léon Faucher termina son exposé des faits par ces mots : Au lieu d'attaquer le gouvernement, vous devriez le remercier de ses sages mesures, car nous nous honorons d'avoir réprimé un mouvement formidable. Il ne lui restait donc qu'à monter au Capitole. Mais le citoyen Flocon l'en empêcha. Si vous êtes si sûrs de l'excellence de votre politique, si vous êtes si sûrs d'avoir sauvé le pays d'un immense danger, si vous en êtes aussi sûrs que vous le disiez tout à l'heure ; s'écria ce représentant, présentez-vous devant la commission d'enquête ; c'est là que vous serez remerciés. Mais si le ministère était si loin de vouloir l'enquête, qu'il avait fait rédiger et présenter à la commission, par le général Oudinot, un nouvel ordre du jour motivé. C'était vouloir faire déjuger l'assemblée en l'obligeant à rejeter, le lendemain, ce qu'elle avait adopté la veille. L'entreprise était à la fois hardie et délicate ; le général Oudinot se chargea de la conduire à bonne fin. Ma tâche, dit-il en montant à la tribune pour développer son nouvel ordre du jour, est considérablement abrégée par les explications que vient de vous donner M. le ministre de l'intérieur, Je me borne à faire appel à la conciliation dans mon ordre du jour motivé, qui du reste a été adopté par la commission chargée d'examiner l'urgence d'une enquête parlementaire. Le ministère, ajouta ce
général ministériel, a cru nécessaire le déploiement
de forces qu'on lui reproche ; il pouvait craindre une collision sanglante.
Il a désavoué et désavoue encore la note offensante pour l'assemblée qu'un de
nos collègues vous a lue hier. Il vient de vous donner des explications
satisfaisantes sur l'article inséré dans le Moniteur. Il peut avoir
commis des fautes ; peut-être n'a-t-il pas assez foi dans les dispositions de
cette assemblée ; mais n'oublions pas que nous ne nous occupons en ce moment
que de l'urgence de l'enquête. Nous sommes tous animés des mêmes sentiments,
car nous voulons tous la gloire et l'honneur de la France. Nous pensons que
notre ordre du jour sera adopté. Il était impossible de mettre plus de bonhomie dans sa mission que n'en déploya le général Oudinot pour faire signer à la majorité d'hier une paix qui était l'abdication de la constituante. Aussi, bien des membres qui avaient voté contre les ministres, se sentirent-ils désarmés devant tant d'humilité de leur part. Mais le citoyen Dupont (de Bussac) crut que l'honneur de l'assemblée se trouvait compromis. Il s'efforça donc de la retenir dans la voie qu'elle s'était ouverte par sa décision de la veille. Dans la dernière séance, dit-il, on a voté contre le ministère ; aujourd'hui on vous demande un vote de confiance pour ce même ministère. La démarche du général Oudinot tend à nous faire repousser la défiance que nous avons contre les ministres. On a désavoué, dit-on, blâmé même certains bulletins, certaines notes offensantes pour l'assemblée ; mais le ministre n'est pas venu les désavouer hautement lui-même. On nous dit que le président a le droit de conserver les ministres de son choix, sans quoi il ne serait qu'un mannequin. Mais si le président veut vous proposer des mesures qui sont la destruction de la constitution, et que les ministres s'y prêtent, pouvons-nous les laisser faire ? Non, nous ne le pouvons pas, car nous détruirions notre œuvre nous-mêmes. Eh bien ! je dis que des ministres qui ont osé prononcer à cette tribune les paroles que vous avez entendues, ne peuvent rester au pouvoir qu'autant qu'ils démentent leurs paroles, comme ils ont démenti leurs actes. Le citoyen Dupont, qui voyait dans la conduite des ministres une conspiration permanente contre l'assemblée et même contre la république, se mit alors à développer tous les faits graves qui, à son avis, constituaient cette conspiration. Il les cita successivement, et signala surtout l'autorisation donnée au conseil municipal de Marseille pour se réunir dans le but de pétitionner contre l'assemblée. Puis, concluant sur ces faits, l'orateur s'écria : Lorsque vous parlez des troubles qui ont éclaté dans les départements, nous avons le droit de vous répondre que c'est vous qui causez ces émotions ; c'est vous qui agitez la France par les nouvelles absurdes que vous envoyez dans tous les départements. C'est pour prouver tous ces faits que nous voulons l'enquête. J'ajoute plus encore, je dis que vous avez voulu allumer la guerre civile dans la capitale ; par des arrestations innombrables et non fondées, vous avez violé toutes les lois de la justice, et vous avez fait croire que vous tentiez une provocation directe. Et c'est vous qui avez espéré un vote de confiance ! Je vous le refuse pour ma part. L'assemblée se montrait fatiguée d'une si longue discussion ; elle céda à ceux qui demandaient à voter sur l'ordre du jour présenté par le général Oudinot, et ainsi conçu : L'assemblée adopte les conclusions de la commission, en considérant que le bulletin offensant a été formellement désavoué et blâmé par le ministre de l'intérieur. Il y avait loin de ce nouvel ordre du jour à celui voté la veille contre le ministère ; mais l'assemblée fit semblant de ne pas comprendre toute la différence des textes : elle oublia qu'une sérieuse question constitutionnelle se trouvait engagée ; elle donna aux désaveux du ministère beaucoup plus d'importance qu'ils ne devaient en avoir ; et cette assemblée, si fière d'abord, drapée qu'elle était dans sa prérogative, s'est tristement déjugée quand le scrutin lui a permis de cacher la honte de la nouvelle majorité. Les neutres, les peureux et les traîtres se sont accrochés au vote de demi-confiance. La proposition d'enquête disparut sous cet ordre du jour, revu et corrigé, de la seconde édition, et le ministère Barrot-Faucher-Falloux se releva, quoique bien meurtri. L'opinion publique, qui jusqu'alors avait soutenu l'assemblée contre les attaques dont elle était l'objet se refroidit prodigieusement à l'endroit de sa protégée, qui se trouva livrée sans défense à la rage de ses ennemis. Certes, s'écriait un journal républicain, nous ne nous attendions pas à cette démission scandaleuse, à ce triste oubli de l'honneur, à cette déchéance. Mais ce qui nous à le plus cruellement blessés, ce qui nous attriste, comme une publique infamie, c'est la différence des votes entre les deux scrutins, le premier secret et l'autre par division. Plus de cent voix de majorité ministérielle dans la dernière épreuve ! — M. Rateau peut venir maintenant, l'assemblée nationale est morte ; elle vient d'abdiquer entre les mains des baillis du président ! C'était le lendemain, 6 février, que la seconde lecture de la fameuse proposition Rateau devait avoir lieu. L'intérêt, quoique éteint par le dernier vote, se ranima un instant devant cette audacieuse sommation faite à l'assemblée du 4 mai par les royalistes de toutes les époques. On voulait savoir ce qu'était ce représentant devenu si fameux sous un nom si ignoble. Enfin nous l'avons vu, de nos yeux vu, ce bon M. Rateau, s'écriait le rédacteur de la Réforme : chevelure grisonnante et maigre, visage placide, physionomie de notaire qui s'en va rédiger un testament ; voilà cet homme désormais célèbre ; voilà ce redoutable porte-voix de la réaction. Le texte de la proposition de ce rédacteur de testaments était très-significatif : le citoyen Rateau voulait donner congé sur l'heure à l'assemblée nationale sortie du suffrage universel. Les motifs allégués par ce commissaire des pompes funèbres, comme on disait alors, étaient nombreux ; mais le plus généralement invoqué était celui que l'assemblée ayant achevé la constitution, sa mission était remplie. C'était là ce que les amis et compères du citoyen Rateau disaient tout haut. Mais leur langage était différent lorsqu'ils parlaient tout bas en petit comité. On aurait pu apprendre d'eux, en ce moment d'abandon et de franchise, qu'ils voulaient punir l'assemblée constituante d'abord de son origine révolutionnaire ; ensuite pour avoir acclamé la république dans la première heure, et de l'avoir consacrée par la constitution. Ils voulaient la punir encore de sa conduite conséquente en présence des conspirations royalistes, de son énergie, hélas défaillante ! devant les caprices et les volontés impériales ; en un mot, de tout son passé républicain. D'autres explications pouvaient encore être données de cet acharnement des grandes coteries, des rancunes et des ambitions dynastiques. Sortie de février et baptisée par la révolution, l'assemblée nationale constituante ne pouvait oublier son origine jusqu'à laisser démanteler la constitution, son œuvre ; jusqu'à laisser faire les factions qui travaillaient, en plein soleil, à relever les ruines que le peuple avait faites. Ces motifs, non avoués, devaient donc réunir autour de la proposition Rateau tous les ennemis cachés du gouvernement républicain, tous les amis dévoués des deux à trois dynasties, et on pouvait être certain de les voir marcher ensemble au scrutin anonyme qui devait chasser les constituants. Mais le peuple ne pensait pas tout à fait comme les auteurs de la proposition Rateau ; il croyait que l'assemblée ne pouvait se séparer qu'après avoir doté la république de lois organiques. Le peuple tenait à ce que ces lois complémentaires de la constitution fussent faites dans le même esprit. Le peuple parlait haut, et paraissait vouloir être obéi ; de sorte qu'une partie des partisans de la proposition Rateau eurent un moment de crainte qui les força de proposer une capitulation. On voulait d'abord vider tous les amendements déposés sur le bureau en commençant par ceux qui s'éloignaient le plus de la proposition Rateau ; mais on s'arrêta à une proposition nouvelle présentée par le citoyen Lanjuinais et ayant pour objet de déterminer à la fois le nombre des lois organiques indispensables que l'assemblée devait faire avant de se séparer, et de fixer l'époque, le jour de son remplacement par l'assemblée législative. C'est à cette proposition mixte, à cet amendement de prétendue conciliation que les neutres et les peureux s'étaient ralliés. Le président ayant appelé à la tribune le citoyen Rateau pour y exercer le droit de soutenir sa proposition, sa présence excita une hilarité telle que cet honorable député resta longtemps sans pouvoir parler ; et lorsque enfin la gaîté de l'assemblée lui permit de soutenir son projet de décret, ceux qui se préparaient à écouter l'orateur inconnu furent grandement désappointés de ne lui entendre dire que ces mots : Je me rattache à l'amendement proposé par M. Lanjuinais. De nouveaux éclats de rire accueillirent cet enfantement de la montagne accouchant d'une souris, et accompagnèrent l'auteur de la fameuse proposition jusqu'à sa place. Sic transit gloria mundi ! Un autre accueil était réservé au représentant Pagnerre soutenant que la fixation d'une date aux travaux de l'assemblée était ce qu'il y avait de plus démocratique et de plus conforme à la dignité de la représentation nationale. Et comme le citoyen Pagnerre concluait en se ralliant à l'amendement Lanjuinais, une voix lui cria : C'est une désertion ! nous devions nous y attendre ! Le représentant qui venait de supplanter instantanément le citoyen Rateau, M. Lanjuinais, que Félix Piat appelait si spirituellement un Rateau modéré, expliqua alors la pensée qui l'avait engagé à présenter sa proposition. Selon lui, l'assemblée se trouvait placée dans une position difficile, et cet embarras, elle l'avait préparé le jour où elle s'était refusée à mettre les lois organiques dans la constitution. Elle ne l'a pas fait, s'écria-t-il, et c'est là sa grande faute. En présence de la situation actuelle des choses, le citoyen Lanjuinais pensait que l'assemblée ne devait pas se retirer devant des menaces, mais qu'elle ne devait faire que les lois organiques les plus indispensables, afin de sortir le plus tôt possible d'une situation dont chacun de ses membres était forcé de reconnaître les périls. J'ai pensé qu'il était de la dignité de cette assemblée, ajoutait l'orateur, de ne pas dire : Nous cesserons nos travaux tel jour ; mais que nous devions dire : Nous nous retirerons quand nous aurons terminé les travaux utiles et indispensables. Mais le citoyen Lanjuinais déviait aussitôt de ses prémisses en bornant à la seule loi électorale les travaux subséquents de l'assemblée. Il faisait remarquer, il est vrai, que les formalités exigées par la constitution pour la réunion d'une nouvelle assemblée, nécessiteraient encore un certain laps de temps que l'assemblée constituante pourrait utiliser ; mais enfin il ne lui assignait que la loi électorale. Comme on le voit, ce n'était plus un déménagement à jour fixe que l'on imposait à la constituante, mais un déménagement le plus tôt possible. Le citoyen Guichard s'empressa de demander un tour de faveur pour le budget de 1849. Les membres de l'opposition, dans
la chambre des députés, dit-il dans son excellent discours, protestaient tous les jours contre les prodigalités
énormes du budget, et vous voudriez que la France souffrît, sous la
république, ce qui lui paraissait déjà insupportable et ce qu'elle subissait
malgré elle sous la monarchie ? Cela ne se peut. La révolution de février fut
sociale avant tout ; nous devons donc par des institutions économiques lui
rendre son véritable caractère. Le citoyen Guichard avait cent fois raison : rien n'était plus urgent que de fixer le budget de la république afin de la délivrer de ces extraordinaires, de ces supplémentaires, et de ces provisoires qui dévoraient non-seulement les ressources annuelles, mais encore l'avenir. On s'explique difficilement la persistance du citoyen Pagnerre à vouloir parler sur l'amendement Lanjuinais, et surtout à démontrer qu'il donnait une satisfaction complète à la dignité de l'assemblée ; il s'exposa par là à de nombreuses interruptions, et même à des mots fort durs qui excitèrent sa colère. Les cris du côté gauche et d'une autre partie de la salle le forcèrent à céder sa place à un orateur qui sut se faire écourter avec une attention soutenue. Le citoyen Félix Pyat, dans un discours d'une logique désespérante pour ses adversaires et qu'il sema des traits les plus spirituels, les plus piquants, captiva longtemps l'assemblée. Dans l'opinion de cet éminent orateur, la constituante n'avait pas besoin d'être défendue ; elle avait pour elle la justice, la raison, et le discours du citoyen Jules Favre. Félix Pyat reconnaissait qu'en droit, son mandat n'avait de limites que son œuvre ; et son œuvre n'était point finie. Je laisse à d'autres, s'écriait-il, le soin de prouver que le peuple ne vous a pas envoyés faire des lois à la journée ou à la tâche, et que vous devez, pour l'honneur et la durée de votre œuvre, l'élaborer en conscience et en paix jusqu'à son entier achèvement. Toutefois le citoyen Félix Pyat déclarait que la
démocratie était fort peu intéressée dans la grande question qui agitait la
nation entière, et que si elle avait parlé, c'est parce qu'elle avait à cœur
la justice et le droit. Que l'assemblée parte ou
qu'elle reste, ajoutait-il, certes c'est à
nous que cela importe le moins ; ce que nous voulons, nous, minorité extrême,
ne sera ni plus perdu ni plus sauvé ; le salut de la vraie république est
dans le peuple, et nous sommes sans crainte à cet égard. Le sentiment que les démocrates éprouvaient était, disait encore l'orateur, l'étonnement de voir l'assemblée nationale, naguère tant fêtée, aujourd'hui si maltraitée par ceux qu'elle avait si bien servis. Oui, s'écriait-il dans un passage qui mérite d'être conservé par l'histoire ; oui, cette assemblée nationale, qui a si bien mérité des sauveurs de la société, des amis de l'ordre, qui a donné tant de gages de son esprit de sagesse et de conciliation, qui a rendu, comme le disait M. Odilon-Barrot, les plus éminents services à la république honnête et modérée, ne devait pas s'attendre à voir son oraison funèbre prononcée, par anticipation, par ceux qui lui décernaient tant de couronnes ! N'est-ce pas cette assemblée qui, depuis dix-huit mois, a fait les lois de l'état de siège, des attroupements, de la transportation, des cautionnements, la loi des clubs, celle des octrois, celle des onze heures, des quarante-cinq centimes, des caisses d'épargné, de la contrainte par corps, que sais-je ? Toutes les lois de conservation et de compression nécessaires au maintien de là confiance et de la paix ! Cette assemblée qui a fourni amplement au pouvoir toutes les armes dont il a eu besoin pour vaincre l'anarchie ; qui a livré au principe d'autorité la liberté individuelle, la liberté de la presse, d'association, de pétition, bref, toutes les libertés qui pouvaient troubler l'ordre et la stabilité ; cette assemblée, citoyens, qui, par respect pour les droits acquis, pour les droits du passé, a laissé tempérer, altérer les principes de la révolution, de sa propre constitution, qui a admis la liberté avec la dictature, l'égalité avec l'aumône, la fraternité avec le canon ; qui a rempli le pénible, le terrible devoir de combattre la faim et de refuser l'amnistie ; cette assemblée enfin qui, de peur d'embarrasser personne a trouvé, avec tant d'agilité, la même majorité pour les gouvernements les plus variés ; qui, toujours, par amour de l'ordre et de la société, a poussé le dévouement jusqu'à exclure de la république tous les républicains, l'abnégation jusqu'à leur préférer les satisfaits de la veille devenus les affamés du lendemain ; la complaisance jusqu'à recevoir les ministres posthumes de Louis-Philippe pêle-mêle avec les revenants du Sonderbund et de la légitimité ; eh bien ! cette assemblée n'a pas encore contenté la contre-révolution. Pour reconnaître, pour récompenser tant de services, on ne veut pas même la laisser mourir de sa belle mort, elle qui a sauvé la vie à la nation, comme dit M. Hugo ! Cela n'est ni honnête, ni modéré ; c'est ingrat, mais logique..... Or, savez-vous pourquoi ils lui demandent de se suicider et lui crient sur tous les tons le refrain du trappiste : Il faut mourir ! Savez-vous pourquoi les éternels ennemis de la république la déclarent incapable de vivre plus longtemps ? C'est parce qu'elle ne veut leur donner rien de plus ; c'est parce qu'après avoir compromis le fond de la république, elle veut du moins garder la forme ; parce qu'elle veut enfin rester fidèle à ce vœu qu'elle a fait le 4 mai, en face du ciel et du peuple..... Après avoir examiné le langage inconstitutionnel tenu, la veille, par le président du conseil, le citoyen Félix Pyat concluait ainsi sur la proposition Rateau et ses sœurs : Cette proposition est pleine de tempêtes, je le dis avec affliction ; et si nous voulions vaincre par toutes sortes de moyens, si nous voulions vaincre par le trouble et la violence, nous voterions cette proposition, car c'est encore la révolution qui est dans ses flancs, c'est l'avènement forcé de la république démocratique et sociale : après la législative, la convention nationale. On comprend qu'après un discours aussi émouvant, tout ce que put dire le citoyen Barthélemy Saint-Hilaire pour démontrer l'excellence de la proposition Lanjuinais, comme moyen de conciliation, et tout ce que dit encore de bon et d'énergique le citoyen Sarrans, pour défendre les droits de l'assemblée, durent passer inaperçus. M. de Lamartine lui-même, mettant son éloquence au service de ceux qui avaient condamné la constituante, fut peu écouté, et ses développements parurent bien longs aux membres qui lui criaient : assez ! assez ! C'est que, de chaque côté, on avait hâte d'arriver à une solution, et qu'il se faisait tard. Force fut donc de renvoyer la discussion et le vote au lendemain. Ce jour-là de nouveaux et nombreux amendements furent encore présentés, entre autres, par le citoyen Sénard, qui développa longuement sa pensée. Mais l'assemblée nationale, fatiguée de la longue tension d'esprit qui lui était nécessaire pour bien comprendre les variantes de tous les amendements ou propositions nouvelles, se décida, malgré les judicieuses observations du citoyen Dupont (de Bussac), à voter l'amendement dit de conciliation du citoyen Lanjuinais, qui fut enfin adopté par quatre cent soixante-dix voix, contre trois cent trente-sept. Tout ce que put obtenir la minorité, ce fut de faire décider immédiatement après que, dans aucun cas, l'assemblée constituante ne se séparerait avant d'avoir doté la république d'un budget, pour 1849, autre que celui de la royauté. |
[1] Non-seulement le mouvement dans Paris fut prémédité de longue main, mais encore on avait mis dans le secret toutes les feuilles royalistes et ministérielles des départements, afin que la population de la France fût préparée contre les démocrates. Les correspondances de Paris, envoyées à ces journaux depuis le 26, s'étaient plu à accréditer les bruits les plus sinistres dans les grands centres de population. Dès le 27, le Courrier de la Somme avait donné le plan d'un complot républicain devant éclater le 29 ; ce journal avait cherché à signaler les démocrates comme des incendiaires ou des pillards, ne méritant que l'exécration publique.
Le Journal de l'Aisne, patronné par le président du conseil, après avoir prédit la journée du 29, et présenté le tableau des forces dont disposait le général Changarnier, s'écriait : Les bons Citoyens ne s'affligent pas. Chacun croit y trouver l'indice d'un changement ardemment désiré, et l'on espère que le grand acte attendu s'accomplira sans coup férir.....
Le Mémorial bordelais annonçait, sous la date du 28, que le lendemain, il y aurait tempête dans la rue. Ce qui nous rassure, ajoutait-il, c'est qu'une armée nombreuse sera sur pied de bonne heure, les canons autour de l'assemblée, et les régiments placés dans les forts et dans les environs sont entrés en ville, ou bien ont reçu l'ordre de se rapprocher....
Enfin, le 30, le citoyen Bac lisait, à la tribune, un long article du Courrier de la Gironde, dans lequel ce journal, annonçant le complot républicain, disait que le gouvernement y répondrait par ces mots : Trois sommations et feu ! Voilà la réponse de la société.
[2]
Le peuple parisien, toujours indulgent pour les
complots des aristocrates, lisait-on dans un journal républicain, se venge déjà
de la conspiration des ministres, en chansonnant leur déconfiture. Nous avons
entendu ce soir chanter, sur un air bien connu, les vers suivants, inspirés par
les nobles paroles du colonel Guinard :
Léon Faucher s'était promis (bis),
De faire égorger tout Paris (bis),
Mais son coup a manqué,
Grâce à nos canonniers !
Dès le lendemain de la prise d'armes, on annonçait un changement complet des ministres ; et l'on assurait que, tout au moins, le citoyen Léon Faucher serrait sacrifié, comme coupable de maladresse. On avait constaté que le président de la république ayant entendu, dans sa revue du 19, crier : A bas les ministres ! avait répondu aux ouvriers : Oui, mes amis, le ministère sera changé.
[3] Il y avait à peine deux mois que le premier ministère modifié du citoyen Louis Napoléon Bonaparte fonctionnait, et déjà ses aptes, ses coupables déférences pour les royalistes, l'avaient fait prendre en haine par les républicains, qui ne parlaient plus qu'avec mépris de la société Barrot-Faucher-Falloux ; ils considéraient Léon Faucher comme le faucon de la compagnie.