HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME QUATRIÈME

 

CHAPITRE X.

 

 

Prise d'armes du 27 janvier. — Motifs que le gouvernement en donne, — Reproches adressés au pouvoir. Recommandation à la population de se montrer calme. — Tranquillité du dimanche. — Immense déploiement de forces militaires dans la matinée du 29. — Investissement du palais législatif par les troupes. — Rappel battu dans trois légions. — Bruits qui circulent. — Pensée des amis de la république. — Incertitude, défiance, hésitation des gardes nationaux. — Résolutions de plusieurs colonels. — Ils rassemblent-leurs légions. — Offre faite au président de l'assemblée par le colonel Forestier. — Conjectures diverses. — Indices de préméditations contre le pouvoir. — Mystères et intentions peu loyales prêtés à quelques membres du gouvernement. — Incident relatif à l'investissement de l'assemblée nationale. — Explications données par le ministre de la justice sur les événements. — Il dénonce un complot. — Revue du président de la république. — Cris républicains qui l'accueillent. — Il borne sa promenade et retourne à l'Elysée, escorté par les mêmes cris. — Partie perdue pour l'empire. — L'assemblée discute la proposition Rateau. — Discours des citoyens Fresneau, Jules Favre, Hugo, Lamartine, etc. — Une faible majorité prend en considération la proposition Rateau. Ce résultat sauve le ministère. — Calme et modération du peuple. — Fruit qu'il retire de son attitude. — Cris républicains que font entendre les ouvriers et les troupes. — Réflexions à ce sujet. — M. Léon Faucher veut faire croire à un complot. — Arrestations qu'il provoque. — Le colonel Forestier. — Proclamation violente publiée par le ministre. — Accueil qu'elle reçoit du public.

 

Ainsi que nous l'avons déjà dit : quand s'ouvrit la séance du 27 janvier, tout semblait à l'orage autour de l'assemblée ; le bruit des armes retentissait partout.

Le motif que le pouvoir allégua pour répondre à ceux qui le questionnaient sur cette prise d'armes dans un moment où il n'existait aucune agitation dans la rue, fut la manifestation des écoles au moment où la garde mobile était surexcitée par les mesures que le ministre de l'intérieur venait de prendre à l'égard de ce corps.

Mais les journaux républicains reprochèrent au pouvoir cet étalage de baïonnettes comme un moyen de provoquer l'émeute dont l'Elysée avait besoin, disaient-ils, pour faire aboutir le coup d'état qu'on y rêvait. Aussi recommandèrent-ils au peuple dé conserver le plus grand câline eh présence de ces provocations.

Le dimanche, cette recommandation fut renouvelée non-seulement par les journalistes démocrates, mais encore p'ar les délégués du congrès national et du congrès central pour les élections. Aussi la journée fut-elle admirable de calme et de modération. Malgré les provocations des feuilles réactionnaires, ni les écoles, ni la mobile, ni la population, ne fournirent au pouvoir le moindre prétexté pour recommencer là parade de là veille. Tout le mode dormit tranquille. Le gouvernement seul se tint en éveil.

Dès la pointe du jour du lundi 29 janvier, les habitants de Paris s'aperçurent qu'n immense mouvement de troupes de toutes armes avait eu lieu pendant la huit, et qu'il en était résulté l'occupation de tous les points stratégiques dé là ville. Le palais de l'assemblée nationale surtout se trouvait entouré de bataillons, d'escadrons et d'artillerie, sans que le président ou les questeurs eussent été prévenus de cette infraction au décret formel qui donnait au seul président dé la représentation nationale le droit d'appeler la forcé publique autour du palais législatif[1].

Bientôt on entendit battre le rappel pour rassembler les légions, de la garde nationale les plus rapprochées de ce palais. Ces légions étaient précisément les 1re, 2e, et 10e ; c'est-à-dire les plus réactionnaires. Une vague inquiétude s'empara de tous les esprits, sans que personne pût savoir au juste la cause de ce mouvement extraordinaire. Les uns parlaient d'un complot dont le gouvernement venait, disait-on, d'être informé ; les autres, voyant avec quel calme la population assistait à ces préparatifs d'une bataille, se demandaient de quelle couleur étaient les prétendus conspirateurs contre lesquels on déployait une armée de cinquante mille hommes, sans compter les nombreux régiments à portée des chemins de fer qui avaient reçu l'ordre de se tenir prêts à marcher sur Paris.

Il y avait tant de motifs d'agitation, que le gouvernement pouvait bien être soupçonné de vouloir en finir tout d'un coup et avec l'assemblée nationale et avec ce qu'il appelait les factieux, c'est-à-dire ceux qui veillaient sur les libertés, publiques.

Parce qu'il est dans la politique, dans les intérêts, dans l'ambition de quelques chefs, royalistes d'alarmer les opinions et les affaires, s'écriait un journal qui examinait les causes de cette grande prise d'armes ; parce qu'ils espèrent que le résultat de leurs provocations calculées est sur le point d'aboutir ; parce que la troisième période de la contre-révolution commence, que les impatients de la ligue seraient bien aises d'en précipiter le dénouement, la population s'inquiète.

Telle était la pensée des amis de la république en présence de cette incompréhensible mesure qui venait de mettre sur pied toute l'armée de Paris, quand il existait déjà tant de sujets d'irritation.

Cependant les tambours de la garde nationale, escortés par les détachements des zélés qui s'étaient réunis les premiers, ne cessaient de se promener dans les rues des trois arrondissements convoqués, sans pouvoir rassembler ces nombreux bataillons habituels : les citoyens, s'interrogeant les uns les autres, se demandaient à quel usage ils étaient destinés ; les moins républicains manifestaient hautement leur refus de concourir à tout acte qui aurait pour but de remettre en question la forme du gouvernement établi par la constitution. Aussi, après trois heures de rappel, les bataillons réunis n'avaient pas atteint le dixième de l'effectif. Il y avait incertitude, hésitation, défiance, et déjà le bon sens de la garde nationale rendait l'espérance aux bons citoyens.

L'attitude de l'armée était plus significative encore : les régiments manifestaient hautement l'intention de défendre et de protéger l'assemblée contre toute pression et, contre toutes tentatives, de quelque part qu'elles vinssent.

Ajoutons encore que plusieurs colonels des légions du centre, étonnés de ne recevoir aucun ordre pendant que les 1er, 2e et 10e arrondissements prenaient les armes, se communiquèrent leurs craintes, et résolurent de réunir aussi leurs légions, afin d'être prêts à défendre la constitution. L'artillerie, commandée par le républicain Guinard, fut la première à faire sonner le rappel, sans ordre ; les 4e, 5e, 6e, 7e et 11e légions l'imitèrent. Chacun voulut concourir à faire avorter toute menace d'invasion réactionnaire.

L'un de ces colonels, M. Forestier, commandant la 6e, écrivit même une lettre au président de l'assemblée, dans laquelle il offrait à la représentation nationale non-seulement le concours et l'appui de sa légion, mais encore un emplacement dans le bâtiment des arts et métiers afin d'en faire au besoin un nouveau jeu de paume. Ces offres démontrent à quelles impressions était livrée la population de Paris en présence de tous ces régiments préparés comme pour une bataillé. Au surplus cette incertitude, cette anxiété étaient partagées par bien des chefs des corps militaires ; ils ne cessaient de demander aux représentants du peuple arrivant au palais législatif les motifs de cette agglomération de troupes autour de ce palais.

Réduits à des conjectures, les républicains se trouvaient dans là nécessité de porter leurs investigations sur tout ce qui était du ressort de leurs sens. C'est ainsi qu'ils purent apercevoir quelques symptômes de préméditation dans la présence, au milieu de la 10e légion, d'une foule de gardes nationaux inconnus jusqu'à ce moment-là dans leurs bataillons, de ces hommes invisibles lorsqu'il s'agissait du service ordinaire ; on remarqua que la plupart de ces gardes nationaux nouveaux-venus portaient des bottes vernies et des gants glacés, et que tous étaient armés de fusils de chasse et munis d'une cartouchière bien garnie. On supposa qu'ils arrivaient de leurs châteaux pour prendre part au congrès légitimiste qui venait de s'ouvrir sous les yeux du gouvernement. Enfin, on dut considérer encore comme l'indice d'intentions hostiles à la représentation nationale, le colportage ostensible dans les rangs de la 1re légion, stationnée sur la place Vendôme et autour du palais législatif, d'une pétition réclamant la dissolution immédiate de l'assemblée nationale.

Les groupes de curieux attirés par l'attente d'un dénouement se livraient, à défaut de collision dont le peuple se montrait peu soucieux, à des commentaires de plusieurs espèces sur les causes mystérieuses de tout ce qu'ils voyaient. On se rappelait les visites dans les casernes, faites la veille et l'avant-veille par le général Changarnier ; on pensa à ces convocations de généraux et de colonels de l'armée, à ces arrestations brutales d'officiers de la garde mobile, pris dans une souricière d'un nouveau genre. On savait aussi que, dans cette même journée, l'assemblée nationale devait discuter la fameuse proposition Rateau demandant la prompte dissolution ; on n'ignorait pas enfin l'importance que le ministère attachait à cette question, surtout après le vote de l'une des dernières séances, vote qui avait donné contre lui une majorité de soixante-seize voix. Les moins soupçonneux se demandaient si ce déploiement de forces autour de l'assemblée n'était pas un moyen honnête d'intimider quelques représentants et d'obtenir une majorité quelconque.

D'autres enfin, et c'était le plus grand nombre, ne bornaient pas leurs suppositions à des limites aussi restreintes ; et, rapprochant les faits apparents, ils se croyaient en droit de sup - poser, de la part de quelques membres du gouvernement, des intentions peu loyales et plus sinistres encore. Les souvenirs de fructidor et de brumaire se présentaient à tous les esprits ; et certes, le républicanisme de MM. Changarnier, Léon Faucher, Falloux et Rulhières n'était pas de nature à rassurer les républicains. On ne pouvait compter que sur l'intelligence et le bon sens du peuple, qui, loin de seconder les intentions des vrais conspirateurs, se montrait calme et digne au milieu de ces provocations propres à l'attirer dans le piège que les habiles lui tendaient.

En incident de cette journée prouve que l'autorité militaire agissait comme souveraine. Le général Changarnier avait fait investir le palais de la représentation nationale sans daigner en donner avis au président. Il y avait dans cette manière de procéder, un oubli complet des convenances et une infraction formelle aux décrets de rassemblée. Plus de deux heures s'étaient écoulées depuis la prise de possession de ce palais par les troupes ; les places, les ponts et les quais adjacents étaient hérissés de baïonnettes et de canons, que M. Marrast était encore dans la plus complète ignorance de ce qui se passait autour de lui. Pressé par le bureau, par les questeurs et par quelques représentants qui lui exprimèrent énergiquement leur indignation et leur défiance, M. Marrast s'était enfin décidé à interroger le général Changarnier sur ses illégales dispositions militaires. La réponse fut, dit-on, tel le que le président Marrast crut devoir la traduire dans un autre sens, afin de ne pas ajouter à l'irritation qui s'était emparée de l'assemblée : M. Changarnier niait au président les droits qui lui avaient été conférés par un décret que personne ne devait ignorer.

La séance s'ouvrit sous la pression morale des faits de toute, nature qui préoccupaient si vivement tous les membres de l'assemblée.

Mais avant d'entamer la discussion sur le rapport de la commission au sujet de la proposition Rateau, le ministre de la justice jugea convenable d'informer les représentants des mesures prises dans la matinée et des causes qui les avaient motivées.

Après avoir justifié l'arrêté du ministre de l'intérieur relatif à la garde mobile, M. Odilon Barrot dit que ces dispositions ayant causé quelque émotion, le pouvoir s'était vu dans la nécessité de prévenir tout désordre.

Nous avons reçu cette nuit, ajoutait-il, un avertissement que ces jeunes et braves soldats, égarés par un malentendu, devaient faire une manifestation. C'est pour prévenir ce malheur que le ministère, qui croit qu'il vaut mieux prévenir que réprimer, a pris ces mesures. C'est après s'être entendu avec M. le président de l'assemblée, que des mesures ont été prises, et personne ne doutera du soin avec lequel le ministère et le président de l'assemblée veilleront à la sûreté du pays et de l'assemblée[2] contre les passions furieuses qui veulent attaquer le pouvoir que vous leur avez confié.

Ces troupes, reprit M. Odilon Barrot après un moment d'interruption, ces troupes n'ont qu'un but, l'assurance de l'ordre et l'indépendance de l'assemblée. Il n'y aurait dans cet incident qu'un seul malheur à redouter. Si les passions exaltées qui cherchent une position dans l'avenir...

Le ministre ayant été violemment interrompu à ces mots, crut devoir terminer ses explications par des assurances de respect pour la constitution, en même temps qu'une prompte répression de toutes les manifestations antisociales.

Le citoyen Dégoussée raconta alors comment il avait vu arriver les canons et les bataillons pour investir le palais de la représentation nationale, sans qu'un seul avis eût prévenu le président ; que celui-ci, sollicité par le bureau de la questure, avait invité le général à se rendre à la présidence, et qu'un aide de camp était venu annoncer que le général ne pouvait déférer à l'invitation de l'assemblée, étant lui-même retenu auprès du président de la république. Je ne pus m'empêcher de dire, ajouta le questeur Dégoussée, qu'il y avait là un manque de convenance. Quant à moi, je pense que personne n'a le droit de donner des ordres aux questeurs, si ce n'est M. le président, et que personne ne doit envoyer de troupes pour garder l'assemblée.

Tout le monde s'étant montré de l'avis du citoyen Dégoussée, le président Marrast balbutia quelques paroles pour calmer les représentants, dont la plupart ne demandaient pas mieux que d'excuser le général Changarnier ; et cette discussion, qui devait se reproduire le lendemain sous son vrai point de vue, tomba alors devant l'assurance donnée par M. Marrast que les droits de l'assemblée avaient été sauvegardés.

Au moment où l'assemblée nationale allait entamer la discussion solennelle de la proposition Rateau, une partie de la population assistait paisiblement au spectacle que lui offrait là réunion sous les armes de tant de soldats, de chevaux et de canons. La plupart des ouvriers qui, le matin, s'étaient rendus à leurs ateliers comme à l'ordinaire, en étaient sortis en entendant le rappel incessant des tambours de la garde nationale, et ils étaient allés grossir la foule des curieux stationnant autour de chaque corps. Les bruits les plus étranges et lès plus contradictoires circulaient dans ces groupes : on aurait pu les résumer à ces deux versions les plus probables : celle d'un complot bonapartiste, ayant pour but de dissoudre l'assemblée nationale et d'élever le citoyen Louis-Napoléon Bonaparte sur le pavois pour le proclamer empereur des Français ; ou bien le besoin de peser sur la décision que l'assemblée allait prendre au sujet de la proposition Rateau ; le ministère devait y trouver une fiche de consolation pour le voté qui l'avait tant alarmé quelques jours auparavant.

L'instinct du peuple le portait déjà à se ranger à la première de ces deux versions, lorsqu'une démarche du président de la république vint le confirmer dans son opinion. Le citoyen Louis Bonaparte, revêtu de l'uniforme de général de la garde nationale et accompagné de quelques officiers, sortait en ce moment du palais de l'Elysée pour aller passer en revue les troupes sous les armes. Les nombreux citoyens qui se trouvaient réunis sur la place de la Concorde, dans la rue de la Révolution et autour de la Madeleine, crurent que l'heure décisive venait de sonner. La conservation des formes républicaines leur suggéra une simple manifestation, bien préférable à toute détermination extrême ; ils accueillirent le président aux cris mille fois répétés de vive la république ! Par une de ces commotions électriques qui atteignent spontanément toute une population, toute une ville, l'escorte se mit aussi à crier vive la république ! Et les troupes devant le front desquelles le président passa dans le premier arrondissement, firent entendre le même cri. Tout le temps que dura cette revue, sur laquelle on paraissait compter beaucoup, les cris de vive la république ! vive l'assemblée nationale ! vive l'amnistie ! à bas les chouans ! à bas les traîtres ! ne cessèrent d'accueillir le président, qui ne put s'empêcher de reconnaître l'unanimité des sentiments du peuple et de l'armée.

Cette démonstration spontanée, cette réception bruyante, disait un journaliste qui avait assisté à cette scène rassurante pour l'existence de la république, soit quelle fût inattendue ou désagréable au président, a produit sur lui un effet étrange, car on a remarqué qu'il était très-pâle et paraissait visiblement contrarié.

En effet, ajoutait une autre feuille démocratique, on aurait dit que chaque régiment, chaque soldat, chaque citoyen, vivait en ce moment d'une seule pensée, celle de défendre la république, et de prouver son dévouaient par des acclamations plus vives que jamais. Plusieurs bataillons de cette garde mobile dont M. Odilon Barrot eut le tort de faire soupçonner les intentions, étaient mêlés aux autres bataillons de la garde nationale et de l'armée, et ne se montraient nulle part ni moins prêts à faire respecter l'ordre, ni moins dévoués a soutenir et protéger la constitution et la république.

Le président étonné, contrarié peut-être, de la forcé de ces cris et des intentions qu'annonçaient par là ceux qui n'avaient cessé de les proférer, crut devoir borner à la Madeleine sa promenade d'essai, et prit le parti de rentrer immédiatement à l'Elysée. Mais son escorte populaire, qui s'était immensément grossie, continua de l'accompagner et de faire entendre à ses oreilles les cris de vive la république ! vive le président ! à bas Falloux ! à bas Faucher ! Un homme d'une forte stature saisit, dit-on la bride du cheval qui portait le président, et lui cria d'une voix de Stentor : Vive la république ! à bas les traîtres !Oui, mes amis, répondit le citoyen Bonaparte, vive la république ! et il se renferma dans son palais pour s'y remettre des émotions qu'il venait d'éprouver.

S'il est vrai, comme on l'assurait alors et comme on n'a point cessé de le répéter depuis, qu'il ait existé ce jour-là un complot bonapartiste-impérialiste, ayant pour objet de déchirer la constitution, de renvoyer l'assemblée nationale, et de porter sur le trône impérial le neveu de Napoléon ; s'il est vrai que, dans la pensée des meneurs, ce déploiement de forces n'ait eu lieu, le 29 janvier, que pour faire aboutir les vues des amis personnels du prince, le président de la république, rentré à l'Elysée après sa revue avortée, a dû reconnaître que la partie impériale était perdue, et qu'il fallait remettre à d'autres occasions la réalisation d'un projet que les gens sensés considèrent comme un anachronisme, comme l'aberration d'un esprit malade.

En effet, comment qualifier cette ambition désordonnée qui, non contente de présider aux destinées de la première nation du globe, s'amuse à jouer le noble fauteuil de la présidence, sur lequel l'ont placé six millions de citoyens libres, contre le trône vermoulu où le soutiendraient avec peine quelques vieux étais ou bien quelques traîtres qui rêvent encore le rétablissement de la royauté ?

Pendant que le président de la république, par sa présence du côté de la Madeleine, avait fait éclater cette significative et salutaire manifestation démocratique, l'assemblée nationale s'était emparée du rapport de la commission sur la proposition du citoyen Rateau, et la discussion avait commencé par un discours du citoyen Fresneau.

Cet orateur reproduisit, sous une forme nouvelle, la plupart des arguments invoqués par tous ceux qui voulaient renvoyer l'assemblée constituante. Dans son opinion, cette assemblée se trouvait en face de l'élection du 10 décembre, qui avait soulevé de graves dangers, et rendu la situation de la constituante très-périlleuse. Il faut que l'entente entre tous les pouvoirs existe, ajoutait-il ; cette entente existe-t-elle ? Non. Quels sont les moyens de la ramener ? Et l'orateur répondait à cette question, qu'il n'y avait d'autre moyen de faire fonctionner la machine gouvernementale, qu'en appelant à marcher d'accord avec le pouvoir exécutif une assemblée législative propre à mettre les pouvoirs en harmonie. L'assemblée constituante, disait-il, n'avait déjà que trop prouvé qu'elle ne pouvait plus exister avec le pouvoir exécutif créé par la constitution, et auquel six millions d'électeurs venaient de donner une immense consécration. Le citoyen Fresneau considérait la question soulevée par la proposition Rateau comme la dernière crise suspendue sur le pays avant d'arriver à un gouvernement régulier et définitif ; aussi suppliait-il l'assemblée de ne pas prolonger cette crise malfaisante.

Le citoyen Jules Favre, dans un discours comme on en trouve peu en feuilletant les annales des corps législatifs, commença par demander au ministre de la justice comment il avait pu venir solliciter la dissolution de l'assemblée nationale au milieu de ce danger public qu'il venait de signaler ; danger qui devait être bien grand, puisqu'il avait nécessité les mesures qui frappaient tous les yeux. Dans son opinion, l'assemblée nationale, pressée de tous côtés par une force armée qu'elle n'avait point appelée, aurait dû passer purement et simplement à l'ordre du jour, et déclarer qu'elle ne se dissoudrait pas.

Entrant ensuite en matière, et jetant les yeux sur ces pétitions, sur ces sommations sorties des officines royalistes, il montra la conspiration des sacristies et des châteaux prête à fondre sur la république, et débutant par vouloir chasser l'assemblée qui s'opposait aux vues de la réaction.

On se plaint de l'assemblée, s'écriait l'orateur démocrate, je le conçois ; elle est gênante, je le sais ; mais savez-vous pourquoi ? C'est parce qu'elle défend la république et la constitution. L'assemblée n'a pas seulement le mandat de faire la constitution, elle doit encore affermir l'ordre contre toutes les restaurations que l'on voudrait rappeler, et qui tomberont peut-être dans le sang. Oui, ajoutait-il, l'assemblée ne doit quitter son posté qu'après avoir organisé la démocratie française dans l'ordre et dans la liberté. Il s'agit de savoir aujourd'hui si le vaisseau peut être lancé sans danger, et si les pilotes sont sûrs... Il est bien certain que l'assemblée actuelle fait obstacle à quelqu'un ou à quelque chose qu'on ne connaît pas, qui ne veut pas se déclarer. Eh bien ! je le dis : rien de plus dangereux qu'un ministère occulte ; rien de plus faible qu'une ministère partagé.

Que dit-on du ministère ? reprenait l'orateur : qu'il veut ramener le passé, ce passé qu'il regrette ; voilà ce qu'on dit. Ce sont des calomniés, je le crois ; mais enfin voulez-vous des actes ? Le cabinet a présenté une loi contre le droit de réunion des citoyens. Savez-vous tout ce que ce projet a soulevé dans notre grande cité de passions qui sommeillaient ? Il faut savoir aujourd'hui si le cabinet veut s'unir à l'assemblée ou s'il veut marcher dans un autre sens ; et si, dans ce cas, c'est l'assemblée qui doit être sacrifiée au ministère. Je dis qu'il faut que le cabinet s'explique catégoriquement, puisqu'il entend non pas murmurer, mais proclamer tout haut que la république est un mauvais gouvernement. Quant à moi, dans l'intérêt de la république et du salut du peuple, je vote pour les conclussions de la commission, et repousse de toutes mes forces le projet de renvoyer une assemblée encore assez républicaine pour assumer la haine des royalistes.

Le citoyen Victor Hugo, après avoir déclaré qu'il ne voulait pas passionner le débat, chercha à définir les assemblées ; constituantes et à fixer leur mandat. Considérant la révolution comme close, il pensait que l'assemblée constituante avait terminé sa mission. Vous vous êtes attribué la mission de voter les lois organiques, ajoutait-il ; mais les lois organiques sont-elles une partie essentielle de la constitution ? Non, car elles peuvent être changées et modifiées. Elles ne sont donc que des lois ordinaires ; alors pourquoi les faire quand on n'en a pas le temps ?

Le citoyen Hugo, très-souvent interrompu dans ses distinctions et ses appréciations, reprocha à ceux qui défendaient les droits et l'existence de l'assemblée nationale, de laisser trop percer la défiance que leur inspirait le vote universel. Il leur conseillait de montrer de la confiance dans le pays, et demandait, au nom du commerce et du crédit à l'agonie, qu'on ne prolongeât pas les agitations de la rue, si nuisibles aux intérêts généraux.

Je pense, concluait-il, que l'assemblée fixera elle-même un terme à ses travaux. S'il en était autrement ; s'il était possible que cette assemblée se décidât à prolonger indéfiniment son existence ; eh bien, Messieurs, l'esprit de la France, qui anime cette assemblée, se retirerait d'elle ; elle pourrait durer encore ; mais elle ne pourrait vivre ; la vie politique ne se décrète pas.

Lorsque fut arrivé le moment de poser la grande question sur laquelle rassemblée allait voter, le président, et successivement le rapporteur de la commission, expliquèrent comment la prise en Considération de la proposition du citoyen Rateau ayant été votée précédemment, il s'agissait de prononcer maintenant si l'on adopterait les conclusions de la commission, qui se résumaient soit à passer à l'ordre du jour sur la proposition elle-même, ainsi que le proposait le rapporteur, soit à déclarer que l'assemblée en viendrait à une seconde délibération, conformément au règlement.

M. de Lamartine prit la parole à ce sujet, parce qu'il était évident pour lui que la question était mal posée par le président.

Dans une circonstance aussi solennelle, ajouta-t-il, il doit être permis à tout le monde de faire entendre le cri de sa conscience.

Je dis qu'il y a un abîme entre la proposition de M. Rateau et ma pensée ; entre la proposition de M. Rateau, qui veut la dissolution immédiate de l'assemblée, et ma pensée et celle de beaucoup de mes amis, qui croient qu'en l'adoptant on céderait à des menaces, à des intimidations. J'aurai, je l'espère, à un jour et à une heure plus favorables, la faculté de développer à cette tribune les raisons qui me font repousser la proposition Rateau.

La protestation de M. de Lamartine fut fort mal accueillie par ceux qui voulaient chasser l'assemblée ; il dut lui-même descendre de la tribune pour satisfaire l'impatience de la réaction, et l'on vota au scrutin secret.

La majorité absolue était de quatre cent onze voix : quatre cent cinq votèrent pour les conclusions de la commission, c'est-à-dire pour qu'on adoptât l'ordre du jour sur la proposition Rateau, et quatre cent seize bulletins opinèrent pour qu'on passât à une seconde délibération.

Ce résultat, qui fit bondir de joie tous les réactionnaires, tous les royalistes, tous les ennemis patents ou cachés de la république, sauva aussi le ministère d'une retraite honteuse, devenue inévitable, s'il eût éprouvé un nouvel échec. Tout en déplorant le succès de la proposition Rateau, les républicains ne le considérèrent pourtant que comme une nouvelle épreuve imposée à la république. On pensait généralement que la constitution aidant, la république pouvait encore être sauvée, malgré les fautes du pouvoir. Mais il fallait que tous les démocrates eussent la conscience de la situation ; car il était nécessaire d'opposer à ces fautes, à ces provocations, à ces insultes, le calme et la modération que les circonstances exigeaient si impérieusement.

Le calme, la modération, la dignité et le patriotisme dont le peuple avait fait preuve dans cette journée fameuse, lui avaient donné gain de cause sur un autre champ de bataille que celui où les royalistes avaient réuni et leurs forces et leurs intrigues. Tandis que les représentants démocrates perdaient, dans la salle législative et au scrutin secret, un procès qui n'était pas encore sans appel, le peuple remportait, par sa seule attitude, une victoire complète au dehors. Il forçait le parti qui rêvait l'empire à ajourner, peut-être indéfiniment, l'exécution de ses projets ambitieux ; il obligeait le président à reconnaître que la république avait des racines profondes non-seulement chez les ouvriers, mais encore parmi les gardes nationaux des arrondissements les plus royalistes ; cette seconde bataille avait révélé en même temps le dévouement des corps militaires à l'ordre de choses issu de la révolution de février ; de sorte qu'à moins de vouloir persister à se faire illusion, il fallait bien reconnaître que l'opinion publique faisait journellement des progrès en sens inverse de la marche de la réaction et de celle du gouvernement de M. Louis Bonaparte. On commençait à voir clairement que les porte-drapeau de la république soit disant honnête et modérée n'étaient que des royalistes déguisés, des casse-cou politiques capables de consommer froidement la ruine de la France pour arriver à leurs fins.

On eut la preuve la plus évidente des dispositions du peuple et de l'armée dans la soirée même. Sur le passage de tous les corps rentrant à leurs casernes ou retournant à leurs garnisons, on n'entendit qu'un cri immense partant également et des rangs des soldats et de la foule de spectateurs ; ce cri fut unanimement celui de vive la république ! auquel on ajoutait ceux de vive la constitution ! vive l'assemblée nationale ! à bas le ministère ! à bas les traîtres ! Les régiments fraternisaient avec le peuple par un échange d'acclamations de vive le peuple ! vive l'armée !

A ce grand déploiement de forces, à cet appareil militaire qu'on ne voit que dans les villes prisés d'assaut, aux provocations des royalistes, disait le journal qui pariait dé ces touchantes fraternisations, le peuple de Paris a opposé un calme et une résignation admirables ; Honneur à lui ! car il à compris qu'il ne suffit pas de donner son sang pour la liberté, mais qu'il faut encore, dans certaines circonstances, vaincre par une patience héroïque la brutalité de ses ennemis. Osera-t-on dire, après cette journée, que les démocrates sont dès anarchistes qui ne demandent que batailles et guerre civile ? De quel côté se trouvent aujourd'hui les provocateurs ?

Quoique les provocateurs eussent reçu, ce jour-là, la leçon qu'ils méritaient, et que chacun des meneurs de la journée repoussât toute idée de complot, et reniât sa participation au plan et à la mise en scène dû double imbroglio dont les fils leur étaient échappés des mains, un homme seul, parmi tant d'autres, voulut accomplir jusqu'au bout le rôle qu'il avait accepté. Cet homme fut le citoyen Léon Faucher, devenu ministre de l'intérieur de la république honnête et modérée.

Persévérant par tous les moyens, à faire croire à un complot de la part de ces mêmes républicains coupables de n'avoir répondu au jeu des royalistes que par le calme le plus louable, M. Léon Faucher employa son temps à ordonner de nombreuses arrestations de démocrates connus. Il ne craignit pas de faire saisir, au milieu de ses gardes nationaux, le colonel Forestier commandant la 6e légion, et d'exciter par là. des troubles sérieux dans un arrondissement où ce bon citoyen comptait tant d'amis dévoués. Le colonel Forestier s'était rendu coupable du double crime de s'être offert pour protéger rassemblée nationale et d'avoir parlé irrévérencieusement du ministère dont M. Faucher faisait partie. Le lecteur connaît déjà les moyens employés ce jour-là par ce même ministre pour fermer la Solidarité républicaine. Le soir, on comptait par centaines les arrestations opérées par les ordres de. M. Faucher ou de M. Carlier.

Mais ce ne fut pas assez pour un homme qui avait d'inépuisables ressources au service de sa politique il crut devoir clore cette fameuse journée, par une proclamation adressée aux citoyens, de Paris, proclamation, disait la Réforme, qui se distingue par un ton de violence qui révèle l'orgueil et les colères désespérées. Voici comment ce forcené ministre insulte à la modération des amis de la république :

Nous ayons appelé la garde nationale sous les armes, disait-il, nous l'avons appelée à la défense de l'ordre social, menacé encore une fois par les mêmes ennemis qui l'attaquèrent dans les journées de juin.

Les projets de ces hommes n'ont pas changé. Ce qu'ils veulent empêcher à tout prix, c'est l'établissement d'un gouvernement régulier et honnête. Ce qu'il leur faut, c'est un régime d'agitation perpétuelle, l'anarchie, la destruction de la propriété, le renversement de tous les principes ; c'est le despotisme d'une minorité qu'ils espèrent fonder, en usurpant comme un privilège la propriété commune, le nom sacré de la république.....

Habitants de Paris, il ne suffit pas que la société soit forte, il faut encore qu'elle montre sa force ; le repos et la sécurité sont à ce prix. Que tous les bons citoyens secondent le gouvernement dans la répression des troubles qui agiteraient la place publique. C'est la république, c'est la société elle-même, ce sont les bases éternelles du pouvoir que les perturbateurs mettent en question. La victoire de l'ordre doit être décisive et irrévocable. Que chacun fasse son devoir, le gouvernement ne manquera pas au sien.

Cette triste proclamation, que l'on s'accordait à considérer comme un appel direct, comme une provocation à une funeste collision, n'excita cependant que la froide indignation du peuple ; il s'opposa lui-même, dans bien des quartiers, à ce qu'elle subît le sort que lui avaient réservé les gamins de Paris. On voyait les citoyens lever les épaules après avoir lu les calomnies du ministre Faucher, et se détourner avec dégoût de ces placards provocateurs pris en flagrant délit de mensonge. Les amis mêmes de ce fougueux réactionnaire gardaient le silence à l'égard de cette proclamation, et les plus dévoués ne trouvaient pas un mot pour excuser la violence de son langage, en présence du calme admirable et de la modération dont le peuple donnait l'exemple au pouvoir.

 

 

 



[1] Voici, d'après un journal, les forces militaires qui entouraient l'assemblée nationale dans la journée du 29 janvier 1849.

Le palais de l'assemblée, disait ce journal, avait l'aspect d'une citadelle ; on y remarquait le 26e de ligne et le 6e d'artillerie, qui étaient dé service avec les bataillons de la 1re légion. L'entrée de l'esplanade des Invalides et le bout de la rue de l'Université étaient occupés par le 14e léger ; le 2e de dragons s'échelonnait sur le quai ; des détachements du génie, armés en guerre, tenaient la tête du pont de la Concorde, flanqués à droite par le 7e et le 9e léger. Toutes ces troupes étaient en tenue de guerre, comme s'il se fût agi d'aller faire une campagne dans l'intérieur de l'Afrique. Un régiment de lanciers occupait toute la place de la Concorde ; le 43e et le 18e de ligne défendaient les abords de l'Hôtel-de-Ville, etc.

[2] Soit que M. Odilon Barrot fût mal informé, soit qu'il crût pouvoir donner le change à cette assemblée, qu'il paraissait caresser de sa voix la plus douce, toujours est-il vrai qu'il mentait en parlant de la coopération de son président. Aussi, questeur Dégoussée ne put-il s'empêcher d'interrompre le ministre pour demander la parole.