HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME QUATRIÈME

 

CHAPITRE IX.

 

 

Les royalistes ordonnent à l'assemblée nationale de se dissoudre. — Motifs sur lesquels ils se fondent. — Leurs intentions dévoilées par la feuille de Cambrai. — Les journaux démocratiques expliquent le vote du 10 décembre. — Nouvelles attaques contre rassemblée et nouvelles sommations. — Langage ténu par le journal de l'Aisne. — Proposition présentée par le représentant Râteau pour la dissolution de l'assemblée constituante. — Voila qui couvre le projet des royalistes. — Ligue républicaine pour combattre le plan des réactionnaires. — Nombreuses pétitions pour soutenir l'assemblée Réponse de la Réforme aux incriminations des royalistes, — Dernier coup de collier donné par les réactionnaires. — Le parti du désordre et, des intrigants. — Irritation extrême des partis. — Rapport du citoyen Grévy sur la proposition Rateau. — Débats à ce sujet. — Les citoyens Desèze, Pierre Bonaparte, Montalembert, Billaut et Odilon Barrot. — Le gouvernement appuie la dissolution. — La proposition Rateau prise en considération par une majorité de deux voix. — Rien n'est décidé. Nouvelles pétitions pour sou tenir l'assemblée. — Le Glaneur de Loir-et-Cher ; le Républicain de Lot-et-Garonne ; le Messager du Nord ; le Publicateur de Saint-Malo ; le Journal de la Meurthe, le Peuple souverain, le Précurseur de l'Ouest et la Réforme. — L'opinion publique s'alarme de la marche du gouvernement. — Actes du ministre de l'intérieur. — Personnel, des préfets et sous-préfets de la royauté. — Désorganisation de la gardé mobile. — Irritation dé cette troupe. — Menacés du général Changarnier. — Il fait arrêter plusieurs chefs de ce corps. — Commissaires repoussés de l'Elysée. — Ils n'obtiennent rien du général Changarnier. — Désarmement et réincorporation. — Six mille jeunes gens jetés, sur le pavé. — Eloignement des bataillons restants. — Situation vers la fin de janvier. — Projet de mise en accusation du ministère, déposé par la montagne. — Poursuites autorisées contre le représentant Proudhon. — Irritation dès masses, inquiétude du pouvoir.

 

A tous les motifs de désappointement de la population, à toutes les causes graves qui entretenaient dans les esprits une agitation fébrile, se joignait alors l'usage que les réactionnaires avaient compté faire contre l'assemblée nationale constituante de la victoire qu'ils crurent avoir remportée le 10 décembre. À entendre les royalistes, le suffrage universel n'avait fonctionné que pour les rendre complètement maîtres de la position. Aussi, dès le lendemain, s'étaient-ils empressés. de signifier leur volonté à cette assemblée, qu'ils considéraient comme le seul obstacle à leur prise de possession du pouvoir. Ces rois du scutin déclarèrent par les cent journaux dont ils disposaient, qu'ils n'avaient patronné Louis Napoléon Bonaparte que pour arriver à la dissolution de la constituante. Suivant le raisonnement des légitimistes, là majorité de cette chambre se trouvait trop engagée dans la politique du candidat écarté par le suffrage universel pour qu'elle pût ne pas être en dissentiment sur beaucoup de questions.de premier ordre avec le nouveau gouvernement.

Les royalistes vont vite en besogne, s'écriait un journal que ces prétentions indignaient ; ils ont à peine vidé les urnes que leur main félonne à remplies de suffrages adultères, que déjà rassemblée nationale est dénoncée comme indigne, comme un pouvoir périmé. A leurs yeux, la constitution n'est qu'un chiffre sans valeur, car elle n'a pas la sanction des communes. Ils vont plus loin ; ils contestent, ils nient, dans son principe, dans sa forme, dans ses institutions, le gouvernement républicain.....Qu'on ne s'y trompe pas, ajoutait ce journal ; si on ne veut plus de rassemblée issue du suffrage universel et la seule souveraine, c'est pour abolir plus vite cet exécrable gouvernement sorti des pavés de février.

Il n'y avait pas à se méprendre sur les intentions des royalistes ; ils venaient de les expliquer clairement par l'organe de la feuille de Cambrai. Dans un article considéré comme la profession de foi de son parti, cette feuille regardait la constitution et l'assemblée qui l'avait faite comme des choses nulles, et il déclarait que l'assemblée nationale avait démérité de la patrie en proclamant la république. Dans l'opinion des chefs de ce parti, le vote du 10 décembre n'était autre chose qu'une protestation contre la constitution qui consacrait cette forme de gouvernement ; ils en appelaient donc à ce même suffrage universel qui venait de fonctionner au gré de leurs désirs.

On ose présenter le vote du 10 décembre comme une protestation contre la forme républicaine ? répondaient les feuilles démocratiques. Que signifie donc cet empressement du peuple à accourir dans les comices ouverts par la république, pour élire un magistrat républicain ? Cet empressement est-il un témoignage de dédain pour le suffrage universel ou pour la constitution républicaine ?.... Le peuple s'est souvenu de la gloire et de la grandeur extérieure de l'empire, le vieux sang gaulois s'est révélé. Le vœu du scrutin est un vœu d'activité extérieure, de guerre même ; car il est impossible de méconnaître cette vérité : la guerre avec tous ses sacrifices, avec toutes ses douleurs, a paru préférable à une paix honteuse.

Quoi que pussent dire ceux qui défendaient l'assemblée nationale, le mot d'ordre des royalistes était donné ; chaque jour de nouvelles attaques, de nouvelles sommations étaient adressées à la constituante pour la forcer à déserter son poste.

Vers la fin de décembre, à l'occasion du vote qui réduisait définitivement des deux tiers le plus lourd et le plus impopulaire des impôts, celui sur le sel, il y eut une recrudescence de menaces contre cette assemblée qui, malgré les ministres de M. Louis Bonaparte, avait osé faire quelque chose pour la population agricole de la France, et qui poussait l'irrévérence jusqu'à rejeter les plans financiers de MM. Léon Faucher et Passy. On vit alors le grave Journal des Débats entrer lui-même en lice contre les élus du 23 avril, et reproduire, avec commentaires, le langage tenu par le Journal de l'Aisne, organe de M. Odilon Barrot. Voici ce que disait ce journal :

Une portion importante de la chambre a pris son parti. Cette portion pense comme nous, comme le pays, que l'assemblée a fait son temps. L'élection du 10 décembre en est en ce moment la meilleure des protestations. Espérons donc que, sans y être contrainte par les moyens violents, l'assemblée constituante saura se séparer d'elle-même. — Si elle ne le voulait pas comprendre, alors il sera de notre devoir d'agir vigoureusement.

Or, le parti pris par une portion importante de la chambre fut bientôt connu. Il consistait en une proposition de décret, bien formelle, qu'un membre obscur, du nom de Rateau, déposa, sous le patronage de M. Dufaure, dans l'intention de mettre fin aux pouvoirs et à la session de l'assemblée. La contre-révolution attendait impatiemment le succès de cette manœuvre, car les royalistes espéraient beaucoup du remplacement de la constituante par une chambre législative qu'ils considéraient devoir être selon leur cœur.

Les journaux démocrates, en appréciant la proposition qui prit dès lors le nom de son auteur, cherchèrent à soulever le voile qui couvrait encore les projets des contre-révolutionnaires ; ils crurent apercevoir, sous cet empressement à se débarrasser de tout ce qui pouvait faire obstacle aux desseins de la réaction, le besoin de réaliser des espérances mal dissimulées ; et ces espérances n'avaient rien qui dût rassurer les républicains.

Dès lors il se forma une ligue républicaine pour encourager et soutenir cette assemblée que les royalistes voulaient mettre à la porte ; une foule de journaux démocrates opposèrent au projet de décret présenté par le citoyen Rateau, les décrets précédemment rendus à l'égard des lois organiques, et soutinrent que l'assemblée, de qui émanait la constitution, avait seule le droit de faire les lois organiques, qui en étaient inséparables.

L'affaire de la dissolution de l'assemblée nationale devint alors la seule préoccupation de l'opinion publique ;

La dissolution de l'assemblée nationale, voilà le cri qui s'échappe de toutes les poitrines réactionnaires, lisait-on dans une feuille départementale appelée le Démocrate de l'Ouest ; voilà le désir qu'expriment aujourd'hui tous ceux que mécontente le peu d'énergie de M. Bonaparte. Ah ! sans doute, la partie serait belle pour les royalistes ; mais il ne faut pas tarder ; l'occasion est bonne, il faut en profiter ; quelques jours encore et le pays qu'on trompe, qu'on abuse, aura la clé de toutes les roueries employées à son intention ; éclairé sur ses véritables intérêts, il châtiera, comme ils le méritent, les exploiteurs de la misère, les aristocrates le savent bien, Aussi ne cessent-ils de dire qu'il faut battre, le fer tandis qu'il est chaud.

Les feuilles du privilège traitent à merveille et sans relâche ce thème favori ; chaque jour apporte une nouvelle attaque, un nouveau commentaire injurieux aux actes de l'assemblée nationale. Des courtiers parcourent les campagnes, de nombreuses pétitions se signent partout. Le sens intime des populations leur fait comprendre que l'assemblée a terminé sa mission[1] ; on exhorte les élus du peuple à se démettre de leurs fonctions ; on les convie à cet acte d'abnégation ; on des presse ; on va même jusqu'à les menacer, s'ils ne se rendent au vœu général, de les mettre poliment à la porte.

Mais un instant ! Messieurs, ajoutait le même journal républicain ; le vœu général, selon vous, est fort discutable, selon nous ; et, si nous avons bonne mémoire, il fut un temps où vous l'entendiez autrement.

L'assemblée nationale, et il y a quelques mois c'était votre avis, est souveraine ; elle a résolu, dans sa souveraineté, qu'elle ferait les lois organiques, conséquence naturelle de la constitution qu'elle venait de voter ; s'y opposer serait un attentat contrôles droits du peuple, un attentat contre le suffrage universel, qui vaut bien, ce nous semble, le vœu général exprimé par quinze ou vingt feuilles royalistes.

 

Pour appuyer ce raisonnement, les citoyens de tous les départements se mirent à pétitionner dans le sens contraire des quelques adresses réactionnaires colportées de porte en porte, et une masse énorme de demandes pour engager l'assemblée nationale à ne pas se retirer avant d'avoir voté les lois organiques, vint étouffer sur le bureau du président celles qu'y avaient fait déposer les royalistes contre cette assemblée. Enfin la réunion de représentants qui marchaient avec le parti du National, se prononça énergiquement contre la violence faite aux élus du suffrage universel.

Et comme lès feuilles royalistes continuaient à accuser rassemblée d'être là causé de la situation précaire qui s'opposait à la reprisé des affaires commerciales[2], la Réforme leur répondait :

Non, l'assemblée ne peut sans lâcheté déserter son poste avant d'avoir fini son œuvre. Elle ne peut pas davantage fixer, par avance, le jour de sa dissolution, avant d'avoir terminé ses travaux. Il est urgent même qu'elle fixe sa situation par un vote et par des actes, parce que la souffrance des affaires vient justement de l'état d'incertitude et d'attente perpétuelle où on tient la nation. Il faut lui donner le temps de se reposer de l'élection de là présidence avant de la jeter de nouveau dans la fièvre électorale. Il ne faut pas surtout perdre de vue que le jour où on aura fixé les prochaines élections parlementaires, la vie réelle de l'assemblée constituante aura cessé et que l'action du pouvoir sera paralysée.

On était ainsi arrivé à la veille du jour où la proposition Rateau devait être discutée : les feuilles royalistes crurent qu'elles devaient donner le dernier coup de collier. L'une d'elles, la plus violente de toutes, s'en chargea.

Les jours qui nous séparent encore de la dissolution de la chambre, lisait-on dans le journal dit l'Assemblée nationale, sont autant de nouveaux coups portés au commerce à l'agonie. Le parti qui s'oppose à la dissolution est le parti qui se plaît à voir la misère publique s'accroître, qui se plaît à voir le mal devenir horrible, incurable. La responsabilité des souffrances dont nous parlons doit être rejetée tout entière impitoyablement sur cette majorité dans l'assemblée et sur les amis qu'elle peut avoir. C'est là ce qu'il faut répéter souvent, afin d'augmenter, s'il est possible, la répulsion du pays pour tous ces égoïstes et ces avides qui ne veulent pas que la France sorte du gouffre dans lequel ils l'ont lancée si glorieusement il y a dix mois.

En présence de ce dénigrement organisé en système pour avilir ce qui restait encore debout de la grande révolution du peuple, la Réforme se crut obligée de répondre à l'Assemblée nationale. Elle le fit en ces termes :

Il y a en effet un parti qui se plaît à voir la misère publique s'accroître ; c'est le parti des financiers, des hommes de loisir et des intrigants royalistes dont le journal l'Assemblée nationale est l'organe. Les hommes auxquels plaît la misère publique sont ceux qui, au 26 février, ont retiré tout crédit à la production ; ceux qui ont provoqué lés faillites préparées sous la royauté et appelé la misère sur toute la France ; ceux qui ont fermé ou fait fermer violemment les ateliers et jeté sur le pavé, sans aucune ressource, les ouvriers par centaines de mille ; ceux qui ont effrayé les capitalistes, lorsque les capitalistes sont allés leur demander conseil ; ceux qui ont refusé tout concours au gouvernement de la république ; ceux qui, après s'être enrichis pendant trente-trois ans de la monarchie dans les emprunts et les grandes compagnies, ont entrepris de pousser la France au désespoir, afin de la ramener sous leur joug. Ce sont ces hommes qui ont semé parmi nous la guerre civile, par l'art infernal avec lequel ils ont propagé et maintenu dans les rangs du peuple les souffrances les plus aiguës ; ce sont eux qui, furieux de la réduction de l'impôt du sel, sur lequel ils prélevaient leur infâme courtage, veulent à tout risque et à tout prix amener aujourd'hui la dissolution de l'assemblée nationale.

Il était difficile de porter plus loin l'irritation des partis au sujet de cette assemblée que les républicains défendaient alors parce qu'ils lisaient clairement dans la pensée de ceux qui voulaient la remplacer par une autre plus maniable ; aussi s'abordât-on avec les plus vifs ressentiments lorsqu'il fut question de voter sur la prise en considération de la fameuse proposition Rateau.

Renvoyée d'abord à une commission fort divisée sur cette question, une faible majorité, dont le citoyen Grévy se rendit l'organe, avait enfin conclu, après les plus vifs débats, au rejet de la motion. C'était donc sur ce rapport préliminaire qu'allaient se concentrer les débats du jour.

Les royalistes savaient très-bien que si les conclusions de la commission étaient adoptées, la proposition Rateau se trouvait définitivement repoussée. Mais ils comptaient autant sur leur nombre que sur les puissants auxiliaires qu'ils allaient avoir dans les ministres et dans tous les députés votant ordinairement avec le pouvoir.

Un membre de la minorité de la commission, M. Desèze, appartenant à l'ancienne faction royaliste de Bordeaux, entreprit de prouver que le mandat constituant reçu par rassemblée était rempli dès l'instant où la constitution se trouvait écrite et adoptée. S'emparant ensuite de quelques délibérations d'une fraction, des conseils municipaux et généraux, de quelques pétitions adressées à la chambre et de l'opinion des feuilles, réactionnaires, M. Desèze essayait de prouver que l'assemblée actuelle, n'avait pas le droit d'entamer les lois organiques, et cela parce qu'il n'en était point parlé dans la constitution[3]. En conséquence, M. Desèze voulait quel assemblée, ayant égard au vœu populaire qui s'élevait jusqu'à elle et qu'elle ne pouvait mépriser, se bornât à doter la France de la loi électorale, seule loi organique qu'elle pût faire dans les circonstances, et qu'ensuite elle laissât à l'assemblée législative le soin de compléter ces mêmes lois organiques, conformément à la proposition du citoyen Rateau, dont l'orateur aurait désiré voir discuter les articles.

Le citoyen Pierre Bonaparte répondit au membre de la minorité de la commission que l'on avait tort de supposer l'assemblée nationale en état d'hostilité envers le président.

Elle l'a admis comme représentant du peuple, dit-il ; elle nous a admis, nous, ses parents ; elle l'a proclamé, président de la république. L'assemblée doit être la gardienne de la situation ; elle doit rester avec le président de la république pour se soutenir mutuellement. Ce qui prouve cette nécessité, ajouta ce représentant, c'est l'audace des partis contre-révolutionnaires, qui veulent abréger la durée de la session. Pour mon compte, je n'hésite point à le dire : si le gouvernement actuel ne maintien pas l'assemblée, il trahit ses devoirs ; car les décrets de l'assemblée sont la loi du pays. L'assemblée nationale, qui a prouvé au mois de juin qu'elle ne se laissait pas intimider par les factions, tranchera vigoureusement une question qu'il n'aurait pas dû être permis de soulever. Il est temps d'imposer silence à ces rebelles ; ce sont des factieux qu'il faut réduire au silence. Le pouvoir de rassemblée à été consacré le jour où elle a déterminé le nombre des lois organiques. Elle seule peut défaire son œuvré ; ceux qui voudraient l'attaquer seraient traîtres à là république, traîtres aux lois de l'assemblée. Mais nous saurons résister à ces anarchistes.

Les vigoureuses paroles prononcées par le citoyen Pierre Bonaparte produisirent la plus vive agitation sur les bancs dès réactionnaires, qui crurent nécessaire de pousser à la tribune l'un de leurs orateurs les plus applaudis par eux. Ce fut M. de Montalembert qui se présenta pour expliquer clairement le but auquel tendaient les trois partis qu'il apercevait au sein de rassemblée.

Une fraction, dit-il, veut s'en aller ; elle veut s'en aller à tout prix, par beaucoup de bonnes faisons, et entré autres, parce qu'elle est sûre de revenir. Une seconde fraction veut rester à tout prix pour de très-bonnes raisons, et entre autres, parce qu'elle est à peu près sûre de ne pas revenir...

M. de Montalembert qui débutait par provoquer les cris : à l'ordre ! aurait pu ajouter que la première fraction, celle qui était sûre de revenir, avait aussi l'espoir de se recruter d'amis politiques, et de faire de la prochaine assemblée un concile complètement royaliste. L'orateur le savait si bien, qu'il se mit à adjurer les centrés à faire cause commune avec ceux qui étaient sûrs de revenir, afin de voter ensemble la proposition de ce M. Rateau, que le peuple appelait M. Balai.

Vous n'êtes engagés par rien, leur disait-il ; vous n'avez à consulter que les circonstances. Etes-vous complètement d'accord avec ce nouveau courant d'opinions que le vote du 10 décembre vient de déterminer ? Depuis la révolution de février, le pays a eu la fièvre, et comme tous les fiévreux, il s'est retourné et demande comme un remède une nouvelle assemblée. Vous avez déchaîné ce géant, et vous l'avez armé du suffrage universel. Ce qu'il veut, il vous le dit à demi-mot ; ne l'obligez pas à vous le dire plus haut.

Ainsi M. de Montalembert pensait qu'en élevant à la présidence un prétendant, le peuple n'avait manifesté sa volonté qu'à demi, et que pour peu qu'il fût consulté de nouveau, il pourrait bien dire toute sa pensée, si transparente sous les paroles de l'orateur. Il ne craignit pas d'avancer que si l'assemblée législative était d'une opinion différente de celle de sa devancière, elle pourrait bien défaire ce que la constituante avait fait, c'est-à-dire abolir la république pour rétablir la monarchie.

La mer de l'opinion publique est encore agitée, s'écriait-il ; elle est houleuse pour ainsi dire ; craignez que le flot ne monte.

Les cris : à l'ordre ! ayant de nouveau interrompu l'orateur, il crut devoir conclure en adjurant ceux qui défendaient l'autorité de l'assemblée nationale à s'unir à lui pour faire admettre la proposition du citoyen Rateau, et calmer ainsi le pays, en abdiquant à temps.

Il était réservé à l'un des anciens royalistes convertis sincèrement à la république, au citoyen Billault, de répondre, avec toute la clarté de sa parole et sa logique habituelle, aux menaces adressées par M. de Montalembert à la fraction qui ne voulait pas s'en aller. Le citoyen Billault le fit de manière à simplifier autant que possible la question dont l'opinion publique était si fortement saisie.

Nous avons reçu un pouvoir immense, dit-il d'abord, celui de faire une constitution et de préparer les appendices qui rendront l'œuvre complète. C'est un droit que l'on reconnaît ici, mais qu'il est bon de proclamer bien haut, car on commence à le nier au dehors.

Oui, je le reconnais, le pays a soif d'ordre et de stabilité ; mais le calme qu'on espérait n'est pas venu ; le doute revient et, à côté de ce doute, de cette inquiétude, nous avons vu les habiles se mettre à l'œuvre. Qu'a-t-on fait ? On a créé ce qu'on appelle aujourd'hui l'opinion publique ; et ces pétitions qu'on colporte partout, si elles ne sont pas un 15 mai matériel, sont au moins un 15 mai moral. Il s'agit de savoir si l'assemblée nationale ne pourra pas terrasser les passions contre-révolutionnaires ; voilà la question, la question de la paix, la question de la force et de l'autorité du pouvoir.

Qu'est-ce que le vote du dix décembre ? ce sont six millions de voix données aux promesses de Louis-Napoléon. Qu'était-ce que le programme de ce candidat ? C'était la réalisation de tout ce que vous aviez déjà vous même appliqué. Comment donc vient-on prétendre que le vote du dix décembre est un vote contre l'assemblée ?

Et après avoir affirmé que le ministère n'avait pas su présenter un décret d'utilité générale qui liât l'assemblée au président, ce qui faisait dire au pays que tout était inactif, impuissant, lé citoyen Billault terminait son remarquable discours par cette phrase résumant toute la question pendante :

On dit au pays que nous voulons perpétuer notre présence dans cette enceinte : cela n'est pas ; mais nous voulons terminer notre ouvrage et quitter notre poste avec honneur. Je sais que l'assemblée n'a pas plus de trois mois à vivre ; mais elle doit à la France de ne pas se retirer devant les menaces dont elle a la force de faire justice.

Le président du conseil répondit d'abord qu'il s'élèverait hautement contre toute menace et toute injure qui seraient faites à l'assemblée, et qu'il saurait les réprimer au nom de la loi. Quant au reproche de n'avoir rien fait de propre à rétablir la confiance, le citoyen Odilon Barrot affirma que dans la position où se trouvait le gouvernement, il lui avait été impossible de commencer avec l'assemblée une législation sérieuse.

Au nom de ce même gouvernement, le ministre se croyait forcé de dire la vérité à cette assemblée.

Mais cette vérité, ajoutait-il, ce n'est pas moi qui la lui dis ; c'est la constitution qui dit que deux pouvoirs égaux ne peuvent exister l'un en face de l'autre ; c'est la constitution qui dit que ces deux pouvoirs doivent tôt ou tard se trouver en opposition. La constitution a prévu qu'en face de l'assemblée le pouvoir était gêné dans sa liberté et dans son indépendance ; elle l'a si bien prévu, qu'elle n'a pas voulu que cette situation se prolongeât. Elle a fait plus, elle a textuellement déclaré que rassemblée de révision ne s'occuperait que de la question constitutionnelle et constituante. Vous êtes dans une situation plus exceptionnelle que ne le serait une assemblée de révision. Est-ce que vous n'êtes pas sous l'empiré de votre passé ? Est-ce que vous ne savez pas que vous avez fait et défait le pouvoir exécutif ? Est-ce que ce souvenir ne pèse pas malgré vous sur la situation ?....

L'étrange langage tenu par le ministre de la justice à l'assemblée nationale avait d'abord jeté une partie de ses membres dans l'étonnement ; néanmoins au milieu de fréquentes interruptions, et de rappels à l'ordre, M. Barrot poursuivit ainsi : Je dis que dans une situation analogue à celle-ci, le vœu national avait recommandé à l'assemblée constituante de ne s'occuper que de la constitution, afin d'éviter cette position fâcheuse du pouvoir exécutif en présence d'un pouvoir exorbitant... Je dis qu'en face de cette recommandation constitutionnelle, l'assemblée serait dans une position trop difficile si une telle disposition des esprits continué.

Eh bien ! allez-vous-en, lui crié le côté gauche impatienté par l'argumentation si pauvre du ministre de la justice. — Assez ! assez ! ajoutent d'autres membres.

Eh bien ! oui, poursuit le ministre au milieu du plus grand trouble, c'est cette défiance qui est au fond de la question et de la résolution à prendre. C'est la défiance de l'avenir ; c'est la crainte de l'élection. Rappelez-vous les retards apportés à l'élection de l'assemblée ; ces retards fondés sur la prétention de faire l'éducation du pays ; rappelez-vous ce que ces retards ont rapporté, à ceux qui les ont jugés nécessaires. N'attendons pas une troisième leçon ; il y va de la sécurité du pays, il y va de notre avenir : il faut que cette grande épreuve soit faite dans le calme des passions. C'est à l'assemblée à fixer son jour et son heure, et si j'ai pris la parole, c'est pour prier l'assemblée de soulager notre situation.

Ce qui résultait de plus clair du discours ministériel et de la pensée du gouvernement, c'est que l'assemblée constituante avait fait son temps, ainsi qu'on le répétait sur tous les tons, et qu'il fallait qu'elle abdiquât, sous peine de laisser le pays dans, la déplorable incertitude qui ruinait les affaires. Les motifs que le ministre, avait fait valoir n'étaient rien moins que concluants, et déjà le citoyen Jules Favre se disposait a les pulvériser, quand un chœur de voix du centre s'opposa à ce que cet orateur prît la parole, et demanda instamment la clôture de la discussion. Les réactionnaires s'étant déclarés suffisamment éclairés, sur la question, le président allait la mettre simplement aux voix, lorsqu'on lui rappela que cent soixante membres avaient demandé le scrutin de, division. On y procéda au milieu de la plus vive agitation, et il donna le résultat suivant : Quatre cent une voix se, prononcèrent en faveur des conclusions du rapport Grévy, et quatre cent quatre repoussèrent ces conclusions ; c'est-à-dire que la proposition du citoyen Rateau, tendant à fixer le jour de la dissolution de l'assemblée constituante, fut prise en considération par une majorité de trois voix, y compris celles des ministres.

Tout autre ministère aurait reconnu, par ce vote même, qu'il n'avait pas la majorité ; mais le conseil de M. Louis Bonaparte considéra comme trop peu de chose les trois échecs qu'il venait d'éprouver successivement ; il persista à vouloir gouverner la république. Il y a dix-huit ans que M. Odilon Barrot court après un portefeuille, disait à ce sujet un journal très-peu ministériel, ne pensez pas qu'il le lâche si promptement.

Au surplus, faisait observer une autre feuille démocratique, la séance d'hier n'a prouvé qu'une chose, c'est le mauvais vouloir du ministère envers l'assemblée, et les rancunes imprudentes de M. Barrot contre la république. Ces deux faits ne peuvent manquer de produire des conséquences prochaines.

La prise en considération de la proposition Rateau ne décidait rien ; on assurait même que plusieurs républicains s'y étaient associés parce qu'ils jugeaient utile de discuter à fond la question de la dissolution, pour en finir une bonne fois. Mais ces républicains s'abusaient sur la situation des affaires publiques ; la réaction n'avait pas encore atteint son apogée ; chaque jour lui faisait faire quelques pas dans la carrière qu'elle devait fournir.

Pendant l'intervalle qui sépara la prise en considération de la discussion solennelle, une foule de pétitions continuèrent d'être adressées à l'assemblée nationale pour l'engager à ne point quitter le poste que lui avait confié la volonté du peuple ; et les feuilles des départements la suppliaient de faire droit à ces pétitions.

Il faut qu'à ceux qui prétendent qu'elle est morte, l'assemblée nationale réponde en marchant, lisait-on dans le Glaneur de Loir-et-Cher. Elle a proclamé la constitution ; c'est à elle à diriger les premiers pas de la république.

L'assemblée nationale, ajoutait le Républicain de Lot-et-Garonne, est le seul rempart qui puisse défendre momentanément la révolution contre les tentatives antinationales de la réaction. Tout lui fait donc une obligation de ne pas abandonner son poste.

Le but des royalistes, disait le Messager du Nord, est facile à saisir. Pour satisfaire de honteuses passions, pour redevenir ce qu'ils étaient jadis, les maîtres et seigneurs des ouvriers et des paysans, ils ne craignent pas de courir le risque de mettre la France à feu et à sang.

Les journaux réactionnaires réclament à cor et à cri la dissolution de l'assemblée, s'écriait le Publicateur de Saint-Malo ; ils croient qu'il leur sera facile, dès que l'assemblée aura quitté Paris, de renverser la république, et de nous ramener ou la branche aînée ou la branche cadette. En ceci comme en tant d'autres choses, erreur n'est pas compte.

Si l'assemblée, obéissant aux clameurs de la réaction, avait la faiblesse de se dissoudre, lisait-on encore dans le Journal de la Meurthe, elle laisserait le terrain libre à des manœuvres et à des complots criminels, dont le résultat serait de plonger la France dans l'anarchie.

L'assemblée nationale en votant les lois organiques, disait le Peuple souverain de Lyon, est dans son droit ; il importe en effet que ce soit elle qui fasse ces lois.... Ne comprenez-vous pas, citoyens, que ceux qui vous disent de demander sa dissolution craignent de voir la lumière éclairer enfin leurs ténébreux complots ? ne comprenez-vous pas qu'ils redoutent par-dessus tout de voir votre intelligence se développer et votre éducation politique se compléter ?

Nous approuvons complètement l'assemblée d'aborder résolument la question de sa dissolution, question au moyen de laquelle on s'efforce depuis trop longtemps d'aviver les passions populaires et d'exploiter les souffrances de la crise commerciale, disait enfin le Précurseur de l'Ouest. Vouloir que l'assemblée se retire aujourd'hui est tout aussi absurde que de prétendre qu'elle se perpétue indéfiniment.

En présence de ces nombreuses pétitions contre la dissolution de l'assemblée nationale et du langage unanime de la presse des départements à ce sujet, la Réforme s'écriait :

Oui, la presse sérieuse, la presse qui se respecte, qui n'est pas vendue à telle ou telle autre monarchie, a compris qu'il importait au salut de la république et de la France, que l'assemblée nationale ne se séparât pas avant d'avoir voté les lois organiques... Nous savons maintenant que leurs fameuses pétitions, ne sont que des pièces fabriquées dans les sacristies et les châteaux ; nous savons qu'on a usé de tous les subterfuges imaginables pour obtenir quelques centaines de signatures ; nous savons que dans plusieurs départements le peuple a fait bonne justice des intrigues des hommes de 1815, des amis des cosaques, des émigrés gorgés du fameux milliard. Si dans quelques localités leurs perfidies ont abouti, le peuple reviendra bientôt de son erreur, éclairé par les départements. La campagne est rude, mais la presse patriote ne fera pas défaut au pays, et l'assemblée nationale, en voyant l'accord de l'opinion démocratique, restera au poste du devoir et votera les lois organiques, en dépit de la conspiration flagrante du royalisme.

 

Malgré la prise en considération de la proposition Rateau, les démocrates se flattaient que l'assemblée, par respect pour elle-même, se refuserait à voter sa dissolution ; une foule d'autres pétitions lui arrivèrent encore pour la supplier de ne point céder aux vœux des royalistes. Dans ces nouvelles adresses, les républicains faisaient ressortir le petit nombre de voix qui avaient demandé cette dissolution ; ils mettaient à nu la conspiration royaliste, et se montraient pleins d'espoir que les coupables efforts des éternels ennemis du peuple et de la liberté échoueraient dans, leurs perfides projets.

On était ainsi arrivé vers la fin de janvier, et l'agitation au lieu de se, calmer, se généralisait : l'opinion publique était fortement émue de la marche suivie par le gouvernement de Louis Napoléon Bonaparte, et surtout d'une foulé d'actes émanés du nouveau ministre de l'intérieur, Léon Faucher[4], qui, à défaut de talents administratifs, cherchait à se distinguer par ses Condescendances envers les réactionnaires.

Nous avons déjà vu ce ministre, qu'un journal disait avoir été emprunté à l'administration dés pompes funèbres pour conduire là république au cercueil, montrer le triste courage de violer là constitution, en proposant la suppression complète des clubs.

A la suite du vote de l'assemblée rejetant l'urgence invoquée par ce ministre pour son projet de loi, on avait crû à là retraite de là totalité du cabinet ou au moins à celle du ministre dé l'intérieur ; mais l'appui que lui prêtèrent toutes les feuilles de là réaction, joint à la ténacité du ministère lui-même, ainsi qu'à la volonté du président de là république, retinrent encore ce ministère de minorité. Ainsi, un conflit grave, une lutté déplorable allait inévitablement s'engager entre le pouvoir exécutif et l'assemblée nationale.

D'un autre coté, le ministre de l'intérieur, se jouant de l'opinion publique, venait de faire une immense épuration de préfets et sous-préfets. Tout le personnel de l'administration départementale avait été complètement changé par lui : ce qui restait encore de fonctionnaires nommés dans les premiers temps de là république, avait été impitoyablement sacrifié aux exigences des royalistes, et, au grand scandale de la démocratie, on avait remis en place tous les préfets et sous-préfets qui fonctionnaient sous le ministre de Louis-Philippe, Duchâtel.

Avez-vous lu le Moniteur ? s'écriait un journal à propos de cette grande fournée de préfets et sous-préfets ; vous trouverez dans cet ossuaire une cinquantaine de préfets et sous-préfets qui, sous Guizot, d'honnête mémoire, auraient passé pour dès fanatiques. M. Léon Faucher est en plein délire ; ou bien, déterminé à ne reculer devant aucun obstacle, il marche droit au royalisme, ne cachant plus ni ses projets, ni sa bannière ; il est devenu le héros des royalistes.

Ces promotions sont un scandale, une trahison contre la république, ajoutait une autre feuille ; elles prouvent que le ministère du 10 décembre, qui ne peut s'accorder avec l'assemblée, est décidé à marcher, quand même et isolément s'il le faut, dans la voie de la réaction ; car ces nominations ont été faites dans l'esprit des deux dynasties déchues.

A toutes ces causes de l'étonnement et de l'irritation, des démocrates, se joignirent, en même temps, de graves motifs de mécontentement donnés à la garde mobile par un arrêté que le même ministre de l'intérieur venait de prendre au sujet de cette troupe, considérée alors comme trop attachée à la république. Les mesures prises par le ministre n'étaient rien moins que la désorganisation complète de ce corps. Les vingt-cinq bataillons de la garde mobile étaient réduits et reconstitués en douze bataillons, lesquels devaient être considérés comme force militaire mise à la disposition du ministre de la guerre, qui dès lors pouvait les détacher sur tous les points de la France et de l'Algérie. Ces douze bataillons devaient être soumis en tout à la discipline militaire et à la solde de l'infanterie. Enfin les grades ne pouvaient plus être confiés par l'élection.

Le but, la pensée du gouvernement étaient clairement exprimés par les termes qu'employait le ministre dans son arrêté. La garde mobile ne devait plus exister à partir du 1er février ; et pour ne pas jeter tout à coup sur le pavé douze mille hommes et plusieurs centaines d'officiers qui avaient cru s'ouvrir une carrière, on voulait bien recueillir dans les cadres des douze nouveaux bataillons, ceux de ces jeunes soldats et de leurs chefs qui voudraient se laisser recruter pour l'armée active. C'était un licenciement complet.

Grande fut l'irritation de cette troupe à laquelle la république honnête et modérée devait son existence, quand cet arrêté fut publié ; chefs et soldats témoignèrent tout haut leur mécontentement. Ils firent plus encore, ils se réunirent aux Champs-Elysées, et y décidèrent qu'une députation serait envoyée au président de la république et au général Changarnier pour leur transmettre les réclamations de la garde mobile.

On comprend, combien les mouvements de cette garde durent causer d'agitation dans Paris, au milieu des circonstances graves où l'on se trouvait. Croyant mettre un terme à ces manifestations, le général Changarnier fit appeler près de lui les chefs de la mobile. Là, il leur reprocha, en termes fort durs, l'indiscipline de leurs subordonnés, et menaça même de faire sabrer la garde mobile, si elle remuait.

Ces menacés ayant eu pour effet de mécontenter ceux qui se croyaient le droit d'adresser au pouvoir des réclamations contre la mesure qui les frappait, plusieurs chefs de bataillon, aigris par l'étrange réception qu'on leur faisait lorsqu'ils devaient s'attendre à des paroles de consolation et d'encouragement, se permirent de ramener le général à la seule question du moment, la brutale dissolution de la garde mobile, dans un moment où la république était violemment menacée par les royalistes.

L'un de ces chefs, le commandant Aladenise, que la révolution de février avait trouvé dans les prisons politiques, après avoir déposé ses épaulettes et son épée afin de pouvoir répondre en citoyen libre au général africain, s'emporta jusqu'à accuser ce chef suprême de trahir la république. Je vous dénoncerai à l'opinion publique, s'écria-t-il, comme je vous dénonce ici ; vous êtes un traître à la patrie.

Le général, qui s'était attendu à de vives réclamations et qui assurait-on avait fait placer un détachement de la gendarmerie de la Seine dans une pièce voisine, tira violemment le Cordon de sa sonnette, et une vingtaine de ces gendarmes, à là tête desquels se trouvait un capitaine de l'armé, parurent tout à coup, arrêtèrent le commandant Aladenise ainsi que lés chefs de bataillon Bassac, Camuset, Arrighi et Duseigneur, qui furent conduits à l'Abbaye.

L'irritation de la garde mobile fut au comble. Ce même jour, des délégations de chaque bataillon se réunissaient aux Champs-Elysées ; tous ensemble, ces délégués se dirigèrent vers l'Elysée national, pour protester contré l'arrêté ministériel qui brisait si brutalement leur position. Mais là encore, les mobiles furent désappointés ? L'entrée de l'Elysée leur fut refusée à trois reprises, et on les menaça de recourir à la force s'ils persistaient.

Pensant que leur nombre avait été la cause du refus de les admettre, les délégués des vingt-cinq bataillons retournèrent aux Champs-Elysées pour désigner une nouvelle Commission réduite à quelques commissaires. Mais le président persista dans son refus de les recevoir, et ils ne purent avoir d'entrevue qu'avec le général Changarnier.

Les commissaires ayant commencé par demander à leur chef la mise en liberté des commandants arrêtés dans la matinée, il leur fut répondu par un refus formel. Les autres observations ne portant que sur l'arrêté du gouvernement, le général répondit qu'il était impossible de laisser la garde mobile dans les conditions d'existence qui leur avaient été faites par le gouvernement provisoire ; que le pouvoir régulier qui gouvernait la France n'était pas lié par les engagements des précédents pouvoirs, en ce qui concernait des corps auxiliaires levés provisoirement. Il finit par déclarer aux mobiles qu'ils devaient se soumettre aux nouvelles dispositions prises à leur égard, et passant aussitôt à la menace, il répéta qu'il saurait bien mettre les mutins hors d'état de troubler l'ordre.

Les commissaires ainsi congédiés se retirèrent aux cris de vive la république démocratique et sociale ! cri qui fut entendu par l'autorité comme une menace de la part de ces jeunes citoyens, et qui n'était au fond que l'expression dé leurs sentiments.

Ainsi, disait un journal à propos de l'arrêté du ministre de l'intérieur ; voilà cinq à six mille jeunes gens sur le pavé, sans habits, car leur uniforme leur devient inutile et peut-être dangereux, sans ressources, sans travail, et cela du soir au lendemain, par suite d'une dissolution aussi brutale qu'intempestive ! Et voilà comme les modérés, les amis de l'ordre, récompensent ceux qu'ils appelaient des héros au mois de juin !

Quelques, jours après, les journaux royalistes annonçaient avec joie que le désarmement de la garde mobile s'effectuait sans troubles ; que les gardes qui n'habitaient pas Paris recevaient une feuille de route et qu'ils étaient obligés de rentrer dans leurs foyers, les réengagements étant très-peu nombreux.

Nous avons entendu dire à beaucoup de ceux qui rentrent dans leurs familles, ajoutait une feuille démocrate, qu'ils n'ont pas voulu servir plus longtemps, afin de n'être pas exposés à prendre les armes contre la république.

Quatre à cinq mille volontaires, forcés par la nécessité, ont seuls consenti à rester dans les cadres des douze nouveaux bataillons, dont l'effectif est ainsi dérisoire, lisait-on dans un autre journal, sous la date du 8 février. Plusieurs de ses bataillons sont destinés pour La Rochelle, Toulouse, Bordeaux, et Bayonne ; quelques-uns iront en Afrique, où ces pauvres enfants de Paris expieront le péché d'origine républicaine. Il est probable qu'une déportation complète ne tardera pas à succéder à ce remaniement provisoire.

Enfin, après quinze jours de détention arbitraire, le Commandant Aladenise fut mis en liberté, le général Changarnier n'ayant pu trouver contre cet ex-chef de bataillon de griefs plausibles pour le retenir plus longtemps ;

Ainsi qu'on le comprendra aisément en se reportant aux circonstances critiques où l'on se trouvait vers la fin du mois de janvier, l'affaire de la garde mobile contribua beaucoup à assombrir une situation déjà si nuageuse. D'un autre côté, pendant que la montagne déposait sur le bureau du président la proposition de mise en accusation du ministère, le parquet de Paris y répondait par une demande en autorisation de poursuites contre le représentant journaliste Proudhon, coupable d'avoir signé des articles de son journal, que le ministère public considérait comme devant être poursuivi par les tribunaux.

Il y avait de l'audace à venir demander à l'assemblée de se déjuger, pour mettre en cause le citoyen Proudhon ; car personne ne pouvait avoir oublié que malgré les instances de M. de Lamennais, qui demandait à être jugé pour les articles dont il était l'auteur, l'assemblée, voulant rester dans l'esprit et là lettre de la loi, s'était refusée à décharger le gérant de sa responsabilité légale, et avait repoussé les prétentions de l'auteur effectif. Or, vouloir diriger des poursuites contre le citoyen Proudhon pour des articles couverts par la signature du gérant de son journal, n'était autre chose qu'obliger l'assemblée à changer d'avis.

Le citoyen Proudhon ne voulut pas bénéficier de cet antécédent conforme d'ailleurs à la loi en vertu de laquelle on demandait sa mise en cause.

Je suis l'auteur des deux articles incriminés, dit-il ; j'avais oublié de signer le premier ; j'en accepte néanmoins la responsabilité. Je dois dire que dans ces articles j'avais entendu porter la question toute neuve de la responsabilité du président de la république. J'ai cru remplir un droit et un devoir. Le ministère me répond par la saisie des journaux et la demande de poursuites : je m'expliquerai devant la commission, et s'il y a lieu, à cette tribune[5].

Rien ne manquait donc pour exciter au plus haut point l'irritation des masses et l'inquiétude du pouvoir.

 

 

 



[1] Expressions dont se servaient journellement les feuilles qui poussaient à la dissolution.

[2] Vous ne demandiez d'abord que la promulgation de la constitution pour rendre aux affairés leur essor ordinaire, disait-on aux royalistes ; la constitution a été promulguée et les affaires ne reprirent point.

Vous avez réclamé ensuite l'élection du président, afin d'avoir, disiez-vous, un gouvernement définitif, propre à rétablir la confiance ; vous avez eu votre président, et la confiance n'a point été rétablie.

Maintenant vous poussez à la dissolution de l'assemblée nationale, que vous présentez comme l'unique obstacle.

Savez-vous pourquoi les affaires restent dans la plus déplorable stagnation ? C'est que tous les jours les royalistes s'efforcent d'alarmer l'opinion et les intérêts, en marchant ouvertement à la ruine de la république, c'est-à-dire à un bouleversement.

[3] Qu'est-ce que la constitution sans les lois de développement ? répondait un publiciste à la prétention de M. Desèze. — Un principe abstrait, une lettre morte, un théorème qui ne conclut pas. S'il plaît à l'assemblée législative de détruire ou d'infirmer, dans les institutions, supplémentaires, l'esprit et la lettre de la constitution, qu'en restera-t-il ?Donc ne vouloir confier le mandat de développement qu'à l'assemblée législative, c'est livrer l'œuvre de février, son principe, ses lois et son gouvernement à la mobilité des passions, à la vengeance des intérêts réactionnaires.

[4] Le citoyen Léon Faucher n'était arrivé au Ministère de l'intérieur qu'à là suite de la retraite instantanée du titulaire, M. de Malleville, qui se retira, ainsi que deux de ses collègues du 20 décembre, par suite de différends personnels avec lé président de la république relatifs aux dossiers des affaires de Strasbourg et de Boulogne. Nous n'avons rien dit de ce remaniement du cabinet, parce qu'il n'eut aucune influence sur la marche du gouvernement. Le citoyen Léon Faucher ne fut placé à la tête du département de l'intérieur que pour garder la place. Mais les royalistes, dont il faisait si bien les affaires, l'y soutinrent jusqu'au moment où l'assemblée nationale le rendit impossible.

[5] Mais le citoyen Proudhon n'était pas de ces hommes que la réaction relâchait quand une fois elle les tenait. Aussi la commission chargée d'examiner la demande du procureur général conclut-elle à autoriser les poursuites contre l'auteur des articles incriminés, et la majorité de l'assemblée le renvoya devant la cour d'assises.