HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME QUATRIÈME

 

CHAPITRE VIII.

 

 

Écrit du citoyen Barthélémy Saint-Hilaire contre le général Cavaignac. — Grands débats entre les membres de la commission exécutive et ce général. — Reproches qu'on adresse à ce général. — Sa défense. — Réponse du citoyen Garnier-Pagès. — Eclaircissements donnés par le citoyen Ledru-Rollin. — Le général Cavaignac déclare la guerre aux républicains de la montagne. — Situation dans laquelle le place sa scission avec les républicains. — Il est forcé de se jeter du côté des réactionnaires. — Comment le Constitutionnel répond aux avances du chef du pouvoir exécutif. — Création de la Solidarité républicaine contre la ligue des aristocraties. — But et moyens d'action de cette société. — Ses progrès. — Elle est attaquée par les feuilles royalistes. — Circulaire du ministre Léon- Faucher contre cette association. — Elle est fermée violemment. — Martin Bernard dénonce cet acte arbitraire à l'assemblée. — Le ministère demande que la justice ait son cours à ce sujet. — La Solidarité défendue par Ledru-Rollin. — Le ministère prélude à la suppression des clubs. — Nouvelle campagne des banquets. — Toasts et discours qui y sont prononcés. — Le gouvernement se décide à fermer les clubs. — Projet de loi contre ces réunions, présenté par le ministre Faucher. — Conseils donnés au gouvernement à ce sujet. — Motifs qu'il donne à celte mesure illégale. — L'assemblée décrète l'urgence. — Opinion des journaux sur ce projet de loi. — Protestation collective des journalistes. — Ils demandent la mise en accusation du ministère. — Gravité des circonstances. — Appareil militaire déployé ce jour-là. — La commission propose de repousser l'urgence. — Débats à ce sujet. — L'assemblée rejette la proposition d'urgence. — Grand échec que le ministère éprouve. — Les membres de la montagne demandent sa mise en accusation.

 

Pour ne pas scinder la grande affaire de la présidence, nous avons dû négliger les fameux débats de tribune qui eurent lieu, vers la fin de novembre, entre plusieurs des anciens membres de la commission exécutive et le général Cavaignac à l'occasion d'un écrit publié par l'un des secrétaires de cette commission exécutive sur les événements du mois de juin, écrit dans lequel le général se considéra comme vivement attaqué.

Le citoyen Barthélémy Saint-Hilaire avait tracé ce qu'il appelait des pages d'histoire, pour défendre la commission exécutive des attaques auxquelles elle était en butte depuis ces tristes journées ; il y présentait le général Cavaignac comme n'ayant eu pour mobile, dans son inaction des premiers moments, que le désir de renverser le gouvernement des cinq pour s'emparer du pouvoir. On lui reprochait amèrement d'avoir laissé toute la responsabilité morale à la commission et tout le poids de la lutte à la garde nationale, et enfin d'avoir beaucoup plus pensé à réprimer qu'à prévenir.

Bien loin de s'occuper de l'insurrection, affirmait-on dans cet écrit, ceux qui complotaient le renversement de la commission exécutive, calculaient les conditions auxquelles le général pourrait prendre les pouvoirs entre ses mains : le concours de la rue.de Poitiers lui avait été assuré. Ce fut alors que le citoyen Pascal Duprat fit, au milieu de la séance, la proposition formelle de confier le pouvoir exécutif au général, et la commission se trouva ainsi dans la nécessité d'envoyer sa démission.

Comme on le pense, le général Cavaignac se justifia chaleureusement de ce guet-apens : il fournit les explications les plus minutieuses sur tous ses actes, et parvint ainsi à triompher de la plupart des imputations personnelles qui lui avaient été adressées par le citoyen Barthélémy Saint-Hilaire.

C'est qu'en effet, il était difficile d'admettre complètement cet horrible complot organisé, comme l'assurait le journal la Presse, non-seulement pour abattre, pour étrangler, entre deux nuits pleines d'alarmes, la commission exécutive, mais encore pour aller chercher la dictature dans les faubourgs ensanglantés.

Aussi Garnier-Pagès, s'écriait-il, tout en assumant la responsabilité de l'écrit en question :

Nous n'avons pas dit que vous vous étiez servi du sang français pour arriver au pouvoir ; nous avons dit, que vous aviez commis des fautes graves et grossières. Tout le monde le disait avec nous.... On nous a dit que la garde nationale criait à la trahison parce qu'elle n'était pas appuyée... On ne comprenait pas le système que vous aviez adopté : nous étions tous calomniés. Nous vous avons couvert de notre nom, vous qui n'aviez pas envoyé des troupes et qui nous laissiez ainsi accuser de trahison. Nous vous couvrions de notre responsabilité, et vous, lorsqu'on nous accusait aussi injustement, êtes-vous venu couvrir la commission de votre responsabilité ?... Nous avons été attaqués lorsque nous étions commission exécutive, et alors on vous a offert de nous supplanter, et vous avez accepté immédiatement. Quand vous vous conduisiez ainsi, c'était de l'ingratitude.

 

Ces reproches touchèrent le général Cavaignac beaucoup plus vivement que n'avait pu le faire l'écrit contre lequel il s'était élevé. Il répondit à Garnier-Pagès qu'il avait défendu la commission à son poste ; mais celui-ci lui répliqua qu'il aurait dû la défendre à la tribune.

Jusqu'à ce moment, le citoyen Ledru-Rollin s'était tenu de côté dans ces pénibles querelles ; mais provoqué par Garnier-Pagès, qui adjurait ses anciens collègues d'intervenir, l'ex-ministre de l'intérieur avait enfin consenti à éclaircir tous les points qui concernaient la commission exécutive, et il les avait tous remis en lumière avec cette vigueur de logique et de parole qu'on lui connaissait.

Après avoir clairement prouvé la longue inaction du général pendant le temps consacré par lui à la concentration des troupes, le citoyen Ledru-Rollin démontra quelles furent les funestes conséquences de cette inaction, si propre à faire naître des soupçons sur la Conduite du chef militaire et sur celle de la commission exécutive elle-même.

A trois heures et demie, racontait ce membre de la commission, le général part et va aux barricades ; il nous déclare qu'il sera revenu dans une demi-heure. Je connais l'emploi de son temps, je ne le discute pas ; la question n'est pas là. Mais remarquez bien ce qui se passe. La commission exécutive réunie dans une salle de l'assemblée, tout Paris, toute la banlieue, sans exception, venaient s'adresser aux deux membres présents, M. Marie et moi, et nous demandaient des ordres avec les plus vives instances. Que fallait-il répondre pendant les six heures que dura l'absence du général ? Il fallait répondre : Le général est absent. Et alors on nous disait : La commission exécutive trahit ! Et la garde nationale criait : A bas la commission exécutive !

Maintenant ceci se renouvelle. Vous arrivez à neuf heures et demie et vous repartez une demi-heure après. — Voici, vous dis-je, une longue liste des ordres demandés ; je n'ai pu répondre ; je ne sais pas où se trouve un seul de vos bataillons ; je ne suis pas militaire, et, d'ailleurs, je ne puis pas contrecarrer vos ordres.

Vous repartez à dix heures, et vous revenez à deux heures du matin. Or, de dix heures à deux heures du matin, je me retrouvai dans la même situation. Je ne vous accuse pas ; mais je vous dis : vous vous conduisiez de façon que la garde nationale devait m'accuser ; car à mesure qu'on venait, on ne vous trouvait pas, et je ne pouvais rien répondre. Aussi ne cessait-on de dire : Ledru-Rollin conspire, Ledru-Rollin nous trahit !... Je ne veux qu'une chose, concluait le citoyen Ledru-Rollin, c'est de bien faire comprendre au peuple, qui avait été trompé, que la commission exécutive a fait son devoir, et surtout qu'elle a voulu prévenir au lieu de réprimer violemment.

J'ai servi la république, répondit le général Cavaignac, je la sers fidèlement, utilement. Souvent, du haut de ces bancs (en désignant la montagne), bien des paroles injurieuses se sont fait entendre à mon adresse ; je les avais dédaignées parce qu'elles étaient injustes ; je n'avais pas voulu y répondre parce que je voulais éloigner tout soupçon de calcul ambitieux. Vous m'y avez contraint ; eh bien, je laisse au temps le soin de décider qui de vous ou de nous sert mieux la république. Quant à moi, je vous le déclare, je continuerai à la servir comme je l'ai servie..... M. Ledru-Rollin a dit qu'à la suite d'un double soupçon, il s'était retiré de moi. Je ne désire pas entrer dans des explications bien longues sur la valeur de ce mot ; mais dans l'état actuel des choses, je ne sais véritablement lequel des deux s'est retiré de l'autre. Assurément, oui, cette séparation existe, et je déclare que quant à moi, je ne prévois guère qu'elle puisse jamais cesser.

Cette scission entre les républicains siégeant à la montagne et le chef du pouvoir exécutif n'était pas une chose instantanée ; elle existait depuis longtemps, et tout le monde l'apercevait. Il ne pouvait plus y avoir rien de commun entre ceux qui avaient fait et acclamé la révolution de février et ceux qui se jetaient à corps perdu dans la contre révolution ; entre les hommes qui avaient constamment combattu la politique couarde de Louis-Philippe et ceux qui suivaient ses traces. Le général Cavaignac n'avait-il pas de nouveau livré tous les abords du pouvoir aux anciens royalistes ? L'Italie, la Pologne et l'Allemagne n'étaient-elles pas retombées sous les étreintes de leurs oppresseurs ?

La séparation était donc complète ; mais il n'y avait pas eu de déclaration de guerre aussi positive que celle signifiée aux républicains par le général Cavaignac à la suite de ces débats si pleins d'aigreur de part et d'autre.

Un fait grave devait en résulter, c'est que le général Cavaignac allait se trouver réduit à accepter l'appui des contre-révolutionnaires ; et qu'il perdrait ainsi toutes les voix démocratiques, qui eussent probablement soutenu sa candidature, sans pouvoir espérer d'acquérir celles des réactionnaires. On remarqua même qu'au moment où le général faisait toutes les avances possibles au parti de M. Thiers, représenté par le Constitutionnel, ce journal lui répondait en appuyant nettement la candidature de M. Louis-Bonaparte.

Le général Cavaignac avait déjà commis bien des fautes politiques très-graves en se plaçant à la suite des meneurs contrerévolutionnaires ; il devait en commettre de nouvelles plus grandes encore ; aussi, de ce moment, bien des journaux républicains qui l'avaient soutenu d'abord, se tournèrent contre lui, et le considérèrent comme l'ennemi le plus dangereux de la démocratie,

Oui, nous sommes séparés du pouvoir comme au temps du juste-milieu, s'écriait le journal la Réforme au sortir de cette séance. N'est-ce pas, en effet, la politique du roi Louis-Philippe que nous voyons refleurir ? Berlin, Vienne, Milan ne sont-ils pas tombés comme Varsovie jadis, sans avoir reçu de la république une consolation, une cartouche, un courrier ? N'avons-nous pas au dedans les préfets, les généraux, les juges de M. Duchâtel, et les royalistes ne sont-ils pas au gouvernail ? Oui, nous sommes séparés !

Pour résister à la ligue redoutable de tous les réactionnaires, au nombre desquels on comptait alors le chef du pouvoir exécutif et son conseil, les démocrates conçurent l'idée de créer la société dite de la Solidarité républicaine, sorte d'assurance mutuelle de tous les démocrates de la France contre les projets des aristocraties, sous quelque drapeau qu'elles manœuvrassent. Le but de cette patriotique association était la surveillance de l'administration, une résistance énergique à tous les abus, l'assistance fraternelle entre tous, la réforme sociale par la presse et par l'élection, etc. Les moyens d'action de la Solidarité républicaine consistaient à créer ou soutenir des journaux démocratiques, à éclairer les électeurs afin d'assurer la pureté des élections, à répandre les écrits propres à instruire, en la moralisant, la population des villes et des campagnes, à faciliter les associations de travailleurs, à créer des conseils de défense pour tous les membres de l'association, à venir en aide aux associés nécessiteux en cas de chômage ou de maladie, et enfin à ne rien négliger pour faire aimer et pratiquer le dogme républicain.

Dans ce programme, il n'y avait rien de contraire aux lois, rien qui pût fournir au gouvernement aucun motif de sévir contre cette société nationale, dont les statuts furent rendus publics, et qui ne s'était constituée qu'après avoir rempli les formalités prescrites en pareil cas. Mais les réactionnaires ne purent voir qu'avec rage une organisation aussi formidable du parti républicain ; aussi leurs journaux ne cessèrent-ils d'attaquer cette grande affiliation.

Néanmoins, pendant près de deux mois, le pouvoir laissa marcher l'organisation de la Solidarité, qui prit, tant à Paris que dans les départements, une extension des plus rapides. Chaque chef-lieu eut son comité, et les souscriptions furent aussi abondantes que les ressources pécuniaires du parti démocratique le permirent.

Mais, vers la fin du mois de décembre, et alors que le portefeuille de l'intérieur eut été donné à M. Léon Faucher, au grand scandale de tous ceux qui avaient pu apprécier la médiocrité de cet ancien journaliste, ce nouveau ministre ne trouva d'autre moyen de se distinguer dans le poste élevé où le hasard l'avait placé que d'adopter, à l'égard des républicains, un système de persécution tel qu'on pouvait l'attendre d'un homme irascible, qui avait à venger son amour-propre blessé bien des fois par les journaux démocratiques.

Le ministre adressa tout à coup aux préfets de la réaction, fort disposés à seconder leur chef, une circulaire acrimonieuse, dans laquelle il leur prescrivait d'exercer leur vigilance sur les réunions et les comités républicains qui se formaient dans toutes les villes. Comme cela devait être, bien des préfets s'en prirent aux comités de la Solidarité. La lutte s'établit partout entre l'autorité s'arrogeant le droit de faire fermer ces réunions, et les citoyens, qui prétendaient que cette société, constituée publiquement, était dans les bornes du droit consacré par la constitution. Les républicains voulaient faire décider cette question par les tribunaux, quand le ministre de l'intérieur trancha lui-même le nœud gordien, en faisant envahir par la force armée le bureau central de la Solidarité, à Paris, qui fut violemment fermé à l'occasion de la conspiration occulte dirigée contre la constitution dans cette journée du 29 décembre, dont nous aurons à nous occuper bientôt.

Les menaces de M. Léon Faucher, disait, à ce sujet, le journal la Réforme, sont promptement suivies d'exécution ; et, en fait d'arbitraire, il brûle de dépasser les ministres de Charles X et de Louis-Philippe.....

Mais pourquoi cette invasion brutale ? ajoutait le même journal ; pourquoi cette razzia à la Carlier, et de quel droit a-t-on fermé les bureaux de la Solidarité républicaine, quand le précédent ministre de l'intérieur, M. Dufaure, n'a rien trouvé à dire sur cette correspondance mutuelle des démocrates ?

Dans là séance du lendemain 30 janvier, le représentant Martin Bernard dénonça à l'assemblée l'acte que les républicains considéraient comme un abus de pouvoir. Après avoir dit comment la Solidarité républicaine s'était constituée et organisée publiquement et légalement, Martin Bernard rappela que les statuts avaient été imprimés et publiés, et que M. Dufaure avait lui-même reconnu implicitement la loyauté et la légalité de cette association par correspondance.

Comment se fait-il donc, continua ce représentant, que, dans la soirée d'hier, une descente de police ait eu lieu dans le local de la Solidarité et que vingt-sept personnes qui s'y trouvaient aient été arrêtées[1], que la correspondance ait été saisie à là poste et que tous les papiers de la Solidarité, sans exception, aient été enlevés. De deux choses l'une : ou c'est l'association que l'on a voulu frapper ; et si c'est l'association, nous sommes trente-cinq représentants du peuple membres de cette association, qui l'avons signée, qui avons cru avoir le droit de la signer, qui en sommes les fondateurs ; alors on doit demander une autorisation de poursuites contre nous.

Si c'est un complot, et je crois pouvoir affirmer que ce n'est pas un complot, l'avenir le prouvera. Comme cela ne peut pas concerner la Solidarité, je demande que les scellés soient levés du local, pour qu'il nous soit permis de continuer nos travaux.

 

Le ministre de l'intérieur garda le silence ; mais M. Odilon Barrot, chef du cabinet, répondit, en sa qualité de ministre de la justice, que les magistrats faisaient leur devoir dans leur conscience et sous leur responsabilité. La justice, ajouta-t-il, a vu dans cette vaste association, appelée la. Solidarité républicaine, de graves présomptions de l'existence d'une société fondée en dehors de la loi. Que veut-on maintenant que nous décidions ici ? Veut-on que nous anticipions sur la décision de la justice ? En vérité, on veut entraîner cette assemblée dans une voie où tous les pouvoirs seraient confondus, au grand péril de la société. Que ceux qui demandent que les actes de la justice soient rectifiés s'adressent à la justice elle-même et commencent par respecter son caractère et son indépendance.

C'était évidemment éluder les intentions des républicains ; et pourtant de nombreux applaudissements couvrirent les paroles emphatiques du ministre de la justice et furent considérés comme une approbation donnée à la fermeture du local de la Solidarité républicaine.

Mais ceux qui regardaient la mesure comme arbitraire s'empressèrent de présenter la question sous son véritable point de vue.

Personne ne peut avoir la pensée de faire juger par l'assemblée, dit le citoyen Ledru-Rollin ; il ne s'agit point de cela. Ce que nous croyons notre droit, c'est de demander, non point à la justice, ce serait contraire à son institution, mais au gouvernement, si, quand une poursuite a été faite, elle l'a été contre une association ou contre un complot. Vous nous dites : Demandez à la justice. Eh bien ! si monsieur le procureur général veut prendre la parole avant moi, il pourra nous expliquer clairement en vertu de quelle loi la Solidarité républicaine a été envahie. Si c'est l'association qu'on poursuit, je la défendrai ; si c'est un complot, la justice prononcera.

 

Le citoyen Baroche, procureur général, ayant répondu que la justice avait fait son devoir et qu'elle le ferait jusqu'au bout, ajouta que ce serait devant elle qu'on aurait à défendre la Solidarité.

Ledru-Rollin répliqua aussitôt en ces termes :

Citoyens, la mesure que l'on a prise à l'égard de la Solidarité républicaine est une mesure violente. On a arrêté, vous savez quel jour, et au moment où l'on tentait un coup d'Etat, vingt-deux membres de cette association, presque tous employés. A la porte, on avait établi une espèce de chaîne d'agents de police. Ceux qui venaient étaient invités à entrer, et on les arrêtait. Si ce fait est constaté, il est évident que toutes les associations régulières sont menacées. Dans tous les temps, sous tous les gouvernements, lorsque M. Barrot était de l'opposition, et qu'il arrivait au pouvoir de faire des poursuites qui paraissaient être politiques, les hommes de l'opposition venaient demander compte au gouvernement de la mise en action de la justice..... Si, dans les circonstances ordinaires, vous nous répondiez : La justice est saisie, nous le comprendrions ; mais dans un moment où la société est menacée, où Paris est envahi par quatre-vingt-mille hommes ; dans un moment où se font de nombreuses arrestations, ce n'est pas d'un fait isolé, ce n'est pas d'un fait judiciaire ordinaire qu'il s'agit, c'est d'un fait politique de la plus haute gravité, c'est la liberté même de l'association qui est discutée ici, et qui ne peut l'être ailleurs qu'en dénaturant les faits. L'association est consacrée par la constitution, et vous ne pouvez la détruire sans détruire la constitution.

 

Une vive animation s'était emparée de l'assemblée nationale ; le côté gauche appuyait chaleureusement les conclusions de l'orateur, et la séance pouvait prendre une tournure autre que celle que les réactionnaires voulaient lui laisser, quand la majorité demanda impérieusement l'ordre du jour. Le président le prononça, non sans de vives réclamations de la part de ceux qui plaidaient pour le droit. Il était évident que la fermeture des bureaux de la Solidarité républicaine n'avait point été provoquée par la justice ; que c'était un acte purement administratif, un acte arbitraire, exécuté par la police, et dont il était permis d'augurer fort mal pour la cause des libertés publiques.

En effet, le ministre de l'intérieur, Léon Faucher, de qui émanaient ces descentes de police, non-seulement dans les bureaux de la Solidarité républicaine, mais encore au milieu d'autres réunions légales, telles que celle des délégués des corporations industrielles, qui, au nombre de trente-quatre, furent aussi arrêtés comme chefs de section de la société des Droits de l'homme, quoique la police connût très-bien l'objet de leur réunion ; le ministre Léon Faucher, disons-nous, ne tarda pas à manifester ses intentions au sujet des réunions populaires par la présentation d'un projet de la loi destiné à les interdire, malgré le texte formel de la constitution.

On le vit préluder à ce projet liberticide en faisant poursuivre les membres de la Solidarité par les tribunaux. Mais il agit à cet égard avec beaucoup de circonspection, et en laissant aux parquets et aux tribunaux le soin d'interpréter la constitution et la loi au sujet de la Solidarité républicaine. Il ne fut plus question de complot, bien que les citoyens arrêtés à la Solidarité l'eussent été sous ce prétexte ; on s'en prit à l'association elle-même comme ayant des rapports avec les sociétés secrètes ; et les tribunaux instruisirent l'affaire sous ce nouveau point de vue, après avoir fait mettre en liberté tous les détenus arrêtés dans les bureaux de la Solidarité, moins deux. En même temps, les juges d'instruction faisaient aussi relâcher les délégués des corporations emprisonnés pour avoir été trouvés buvant ensemble dans un établissement de la rue Jean-Robert.

Ce que le gouvernement voulait obtenir, c'était la fermeture légale des bureaux de correspondance des républicains comme présentant une organisation contraire aux lois, en ce qu'elle créait un gouvernement dans le gouvernement régulièrement établi. La chambre du conseil maintint donc l'accusation contre les membres organisateurs de cette société, qui furent ensuite condamnés correctionnellement.

Ainsi fut dissoute l'association démocratique connue sous le nom de Solidarité républicaine, association qui eût pu rendre les plus grands services à la cause de la révolution, si le gouvernement ne s'en fût point alarmé, comme il le faisait de tout ce qui pouvait donner des forces à la démocratie.

Deux autres organisations démocratiques le gênaient encore à cette même époque d'entraînement vers la réaction et le royalisme. L'une, c'était ce qu'on appelait la campagne des banquets, qui, loin d'être terminée, recommençait avec plus d'entraînement dans les villes comme dans la capitale. Les discours prononcés au milieu de ces nombreuses réunions que la loi ne pouvait atteindre, les toasts qui y étaient portés, reproduits d'abord par les feuilles des localités et ensuite dans les journaux républicains de Paris, étaient l'objet des attaques incessantes des feuilles préfectorales et ministérielles ; le pouvoir ne cessait de s'en préoccuper sérieusement.

Après les banquets mémorables des départements de l'Est et du Midi, où avaient été portés les toasts les plus démocratiques, était venu celui dit de la Presse républicaine, qui eut lieu à l'établissement du Château-Rouge, à Paris, sous la présidence du citoyen Lamennais. Ce fameux banquet servit à faire éclater, dans toute sa force, par de nobles et puissants entraînements, le signe de la vitalité de la démocratie. Là fut retracée, en caractères ineffaçables, l'histoire de cette admirable révolution sociale de 1848 que les réactionnaires s'efforçaient de peindre comme une catastrophe ; là, les voix les plus éloquentes firent appel aux républicains du monde entier pour opposer une digue infranchissable au torrent de la réaction.

Quelques jours après, les écoles de Paris se réunissaient dans le même but ; et, malgré la présence forcée d'un commissaire de police, de grandes vérités y furent également proclamées.

Les démocrates de la ville de Marseille répondirent à ceux de Paris par un échange de pensées tournées vers l'avenir.

Ce que les royalistes appelaient la campagne des banquets, qui fut pour eux un constant objet d'effroi et de calomnies, se termina par les banquets anniversaires de la révolution de février, organisés dans presque toute la France.

Le gouvernement, désespérant d'atteindre ces nombreuses réunions des citoyens les plus énergiques, ne trouva d'autre moyen de les frapper qu'en y introduisant forcément ses commissaires de police ; il reporta sa mauvaise humeur sur les clubs.

Toutes les lois portées depuis le 15 mai pour réglementer ces grands foyers de la démocratie lui semblaient inefficaces, et la réaction demandait davantage encore ; elle poussait de toutes ses forces à la fermeture de ces sociétés patriotiques, qui, malgré les entraves mises à la liberté de leurs séances, n'en étaient pas moins restées un épouvantail pour les contrerévolutionnaires. Ceux-ci, ne pouvant plus dormir à côté de ces volcans, proposèrent effrontément d'effacer de la constitution le droit de réunion, malgré le texte formel de ce pacte fondamental.

Déjà cette pensée liberticide avait été émise avant l'élection du président de la république ; mais le ministre Dufaure, interpellé à ce sujet, ne répondit autre chose sinon que le jour où le gouvernement serait convaincu de la nécessité de présenter un nouveau projet de loi contre les clubs, il ne reculerait pas. Ce jour-là le ministre se borna à suspendre sur les clubs l'épée de Damoclès.

Mais les journaux réactionnaires ne s'en contentèrent pas ; le Constitutionnel et les autres feuilles de la contre-révolution n'hésitèrent point à demander hautement la suppression de tous les clubs. Les républicains devaient donc s'attendre à cette nouvelle et grave atteinte portée à la constitution à l'égard du droit de réunion des citoyens. Néanmoins, les journaux de la démocratie essayèrent encore de faire entrevoir au gouvernement le danger de se laisser entraîner par les clameurs haineuses des contre-révolutionnaires.

Les clubs, leur disaient-ils, sont le seul lieu où le plus grand nombre des citoyens puissent s'entretenir en commun des affaires publiques et s'y instruire de manière à se discipliner pour l'exercice du droit électoral. Les clubs seuls peuvent lutter contre les influences de position ou de fortune, que tout régime républicain, fondé sur la libre persuasion, doit toujours combattre. Sans les clubs, le droit de suffrage, qui appartient à tous les citoyens, n'est plus qu'une lettre morte, une fiction. La suppression complète des clubs serait, non-seulement une violation de la constitution, un attentat contre la république, mais encore une faute des plus graves... Lorsqu'on peut discuter librement en public, il est rare que l'on conspire.

Que si les clubs ont été parfois offensifs depuis six mois, au sein de l'effroyable anarchie que nous ont faite les divers gouvernements qui se sont succédé au milieu des factions et des intrigues, nous pouvons espérer beaucoup mieux pour l'avenir. Il est possible que l'on divague, que l'on débite des hérésies morales et sociales dans les clubs ; mais est-il raisonnable d'exiger la perfection de ce peuple né d'hier à la liberté, abandonné à lui-même, sans conseils, sans guides, et qui est obligé de chercher à tâtons la voie de l'avenir ?

Sans doute, il est beaucoup plus commode pour ceux qui gouvernent de n'entendre autour d'eux aucun bruit, concluait le journaliste qui défendait les sociétés populaires ; les clubs sont importants comme la presse, comme la tribune elle-même ; le pouvoir militaire absolu a plus de charmes. Mais aussi quels dangers ! A côté du dictateur redouté, le conspirateur grandit dans le silence ; les doctrines proscrites prennent l'attrait du mystère et deviennent sacrées par la persécution ; les imaginations s'exaltent, les pensées s'égarent, et tout à coup l'abîme se révèle ; chacun maudit le sommeil trompeur dans lequel s'était oubliée la. société. Ajoutons enfin que ce n'est ni par les clubs, ni par la presse, ni même par la tribune que Louis-Philippe est tombé comme Charles X : n'avaient-ils pas également imposé silence à toutes les voix de la révolution ?...

 

Ce fut vainement que ces conseils si sages furent mis sous les yeux du gouvernement pour l'empêcher de se laisser entraîner davantage par les passions désordonnées de la réaction, les clubs étaient condamnés d'avance par tous les contre-révolutionnaires. Après avoir fermé violemment la Solidarité républicaine, on s'enhardit à fermer arbitrairement une réunion électorale centrale, sous prétexte que ceux qui y assistaient n'avaient pas obtenu l'autorisation voulue. Les représentants Gent et Joly plaidèrent chaleureusement la cause du libre droit des réunions électorales préparatoires, et rappelèrent qu'elles avaient eu lieu, en 1840, successivement chez M. Odilon Barrot, Duvergier de Hauranne, etc. ; mais ce fut en vain que ces républicains de la veille protestèrent, au nom de la constitution, contre la fermeture illégale de ce lieu de réunion, et qu'ils accusèrent le ministre de l'intérieur d'attentat contre la liberté électorale ; la majorité de l'assemblée nationale, en passant à l'ordre du jour, autorisa le gouvernement à ne plus être retenu par les scrupules constitutionnels.

Il est juste de dire que le ministre Dufaure, effrayé, peut-être, de la responsabilité qui pèserait sur lui s'il proposait la suppression complète du droit de réunion, crut devoir s'en tenir à ces illégalités de détails, et laissa à son successeur, le citoyen Léon Faucher, la tâche ingrate et périlleuse de demander à l'assemblée nationale l'abolition complète d'une des principales libertés garanties au peuple par la constitution de 1848.

Vers la fin de janvier, M. Léon Faucher, ministre sous la présidence de M. Louis Bonaparte, eut le triste courage de rédiger à ce sujet un projet de loi dicté par la réaction royaliste, pour violer effrontément cette, constitution jurée naguère par la représentation nationale et par le président de la république.

Dans la séance du 26 de ce même mois, ce ministre du gouvernement nouveau monta à la tribune pour y lire un exposé des motifs du projet qu'il se voyait, dit-il, forcé de présenter.

L'insuffisance des lois qui existent, dit-il, se révèle aux regards des moins clairvoyants. Nous avons provoqué dans la capitale, ainsi que dans les départements, la fermeture d'un grand nombre de clubs. Nous avons dénoncé aux tribunaux, sans exception ni retard, les contraventions qui étaient commises. Nous avons fait, pour décourager les anarchistes et pour rassurer les bons citoyens, tout ce que la législation nous autorisait à faire. Cependant ni le scandale, ni le péril n'a cessé. Les clubs, que le gouvernement ferme sur un point, se rouvrent sur un autre. Quand on ne viole pas ouvertement les prescriptions du décret, on les élude..... On ferait de vains efforts pour régulariser ce désordre ; nous allons à la racine du mal, et nous vous invitons à l'extirper. En vous proposant une loi indispensable, nous croyons faire ce que le pays attend de nous ; nous pensons aller au-devant d'un vœu qui est aussi le vôtre ; Toute la portée du projet dé loi est dans ces mots : Les clubs sont interdits.

Le danger des clubs consiste précisément dans le vague et, l'universalité des matières qu'on y traite, ajoutait le ministre acquis à la réaction ; chaque club élève une tribune rivale de la vôtre, et une tribune sans mandat comme sans garantie. Le gouvernement que vous avez constitué y est discuté par l'ignorance et attaqué par les plus détestables passions.....

 

Dans la pensée du citoyen Faucher et de ses amis, c'était donc le moins que l'on pût faire de défendre le droit de réunion des citoyens.

En effet, ce fut là le but du projet de loi que le premier ministre de l'intérieur du citoyen Louis Bonaparte présenta hardiment à la discussion de l'assemblée nationale constituante, et pour lequel il demanda un vote d'urgence.

A peine M. Faucher eut-il achevé de lire le projet de décret, que le représentant Gent courut à la tribune.

Nous connaissions l'intention du ministère, s'écria-t-il, nous savions depuis longtemps qu'il voulait essayer de détruire la première des libertés reconnues par la constitution ; mais nous ne pensions pas, quant à nous, qu'on pût aller jusqu'à avoir l'audace de présenter un pareil projet de loi.

A l'ordre ! à l'ordre ! lui crient les réactionnaires.

Je ne trouverai jamais de termes assez forts pour qualifier des tentatives qui porteraient atteinte à la constitution, reprend l'orateur. Et, au milieu des vociférations de tous les contre-révolutionnaires, ce représentant demande que l'assemblée ne fasse pas même à un pareil projet de loi l'honneur de le discuter.

Mais une très-forte majorité vota l'urgence et décida que le rapport sera fait le lendemain.

Ce jour-là, les feuilles démocratiques commencèrent par s'emparer du projet de loi contre les clubs.

Ce projet est court et substantiel comme un décret de dictature, disait à ce sujet le journal la Réforme ; ce n'est plus une restriction plus ou moins mesurée du droit de réunion ; ce n'est plus un moyen de discipline, une loi de surveillance, la réglementation d'un droit ; c'est une suppression violente. M. Léon Faucher a raison, toute la loi proposée se résume par ces mots : Les clubs sont interdits.

Ainsi le droit de se réunir, c'est-à-dire de s'éclairer par la discussion publique et contradictoire sur les mesures politiques, est interdit aux citoyens armés du suffrage universel, au peuple reconnu, proclamé souverain ! Ce droit est interdit malgré la constitution qui le consacre !.....

Et ce n'est pas seulement un droit constitutionnel qu'on supprime ; c'est un droit imprescriptible, antérieur ; c'est un droit naturel, que l'assemblée constituante n'a fait que consacrer par ses votes dans la grande charte sortie de ses délibérations.

Et pourtant elle a voté l'urgence en faveur du projet de messieurs les royalistes, dont les clameurs annonçaient et préparaient depuis quelques jours cette violation du pacte juré, ce grave attentat contre la souveraineté du peuple, origine et base du gouvernement nouveau. Si l'assemblée cède, non-seulement elle sacrifiera un droit naturel, imprescriptible, antérieur et supérieur, mais encore elle se suicidera moralement et politiquement

A nous maintenant de remplir notre devoir, concluait le journaliste. Voici la protestation collective des journaux républicains démocrates et socialistes.

 

Cette protestation collective, qui pouvait faire pendant à la fameuse protestation des journalistes du 25 juillet 1830, était ainsi conçue :

Les soussignés, considérant que le droit de réunion et d'association est un droit naturel, antérieur et postérieur à toute loi positive, et reconnu d'ailleurs par la constitution ;

Considérant que la loi présentée par le ministère n'a point pour objet de réglementer l'exercice de ce droit, ainsi que le prescrit la constitution, mais qu'elle le supprime d'une manière absolue, et dépouille ainsi le peuple souverain de ses plus importantes prérogatives politiques ;

Considérant que le ministère, par le seul fait de la présentation de cette loi, attaque et la constitution et les droits naturels de l'homme.

Protestent de toute leur énergie, et demandent à l'assemblée nationale de mettre en accusation les ministres qui osent tenter ce coup d'État.

Signé par les rédacteurs de la Réforme, de la République, du Peuple, de la Révolution démocratique et sociale, du Travail affranchi, des Clubs[2].

La situation devenait grave. Le pouvoir s'en alarma d'autant plus qu'il ne tarda pas à apprendre les noms des membres désignés par les bureaux pour faire le rapport sur l'urgence. Ces membres étaient les citoyens Bac, Germain Sarrut, Péan, Degeorges, Bérard, Emery, Baune, Leichtenberger, Charencey, Bavoux, Saint-Gaudens, Ducoux, Sénard et Laurent (de l'Ardèche). La majorité de cette commission devait donc être contraire au projet de loi contre les clubs. Qu'allait-il se passer ? personne ne pouvait le prévoir. Mais ce que l'on savait positivement, c'est que la jeunesse des écoles se réunissait dès le matin pour aller porter à l'assemblée une pétition dans laquelle ces jeunes gens protestaient avec énergie contre la présence de M. Lherminier au Collège de France. Préparait-on une nouvelle journée du 15 mai ?

Le gouvernement crut nécessaire de déployer un grand appareil de forces militaires ; Paris se couvrit de bataillons ; de canons de faisceaux de fusils ; ce qui faisait dire par le peuple, à l'occasion de cette prise d'arme, que le motif de cette veillée et de ces flamberges au vent, était la conscience troublée de nos hommes d'Etat qui les accusait. On disait encore que ces provocations mal calculées avaient besoin d'une émeute pour que le grand rêve du coup d'Etat pût aboutir.

Ce fut au milieu de cet appareil de la force stationnant sur nos places, que s'ouvrit la séance. La pétition des écoles fut déposée par le représentant Martin Bernard, et les étudiants s'en retournèrent le plus paisiblement du monde. Là n'était pas la question qui pouvait causer de l'agitation ; on attendait avec anxiété le rapport sur la loi contre les clubs. M. Sénard, chargé de le présenter à l'assemblée, s'exprima ainsi :

Votre Commission s'est rendu compte de la nature et de la portée du décret. On ne vous propose pas une limite, pas même une suspension momentanée ; c'est une suppression violente du droit de réunion. Si fâcheux qu'ont été les résultats de ce droit, il avait été consacré par la loi du 10 juillet et par l'article 8 de la constitution.

Il a paru à votre commission que la question ainsi posée était trop grave pour qu'elle ne suive pas les dispositions du règlement. Nous avons pensé que pour créer un décret aussi important, il faudrait y être excité par des mesures exceptionnelles. En conséquence, la commission a appelé le ministre de l'intérieur dans son sein ; ses explications n'ont pas paru suffisantes à la grande majorité de votre commission. Le nombre des clubs est très-restreint ; cinq ont été supprimés, et les tribunaux ont accompli leur tâche avec courage. Les raisons que l'on invoqué doivent donc être discutées longuement et gravement.

La commission a l'honneur de vous proposer de ne pas admettre l'urgence, et de renvoyer le projet dans les bureaux.

 

Quoique le ministère s'attendît à cette proposition de la part de la commission, il n'en fut pas moins atterré ; il savait très-bien que si l'assemblée votait ces conclusions, non-seulement elle ajournait indéfiniment, peut-être, le projet du gouvernement, mais encore elle rendait impossible de longtemps la présentation d'un nouveau projet contre les clubs. Le cabinet devait donc faire tous ses efforts pour repousser les conclusions que M. Sénard venait de lire. M. Odilon Barrot chercha à remettre en discussion l'urgence et s'étonna de ce qu'ayant voté la veille cette même urgence, l'assemblée parût prête à se déjuger.

Je croyais, dit-il, que la question des clubs était une de ces questions qui, une fois posées, doivent être immédiatement résolues. Il me semblait que telle avait été la pensée de l'assemblée.

Non ! non ! lui crient une foule de membres ; nous avons voté l'urgence pour en finir plus vite.

La question posée par le gouvernement, reprend le ministre de la justice, est simple et absolue ; la résolution doit être immédiate. La constitution dit que les clubs seront réglés par la sécurité publique. Si rassemblée pense différemment, il vaudrait mieux repousser de suite le projet de loi que de laisser planer une inquiétude et une agitation dont le gouvernement repousse la responsabilité.

Le citoyen Ledru-Rollin répondit que la responsabilité devait retomber sur un gouvernement qui avait cru devoir saisir l'assemblée d'une question aussi brûlante dans ce moment préférablement à tout autre. Puis abordant le fond de la question :

Le droit de se réunir dans les clubs, ajouta-t-il, est un droit sacré qui ne devrait pas être discuté, car ce serait la mise en. question de la constitution elle-même. Or, je n'ai pas besoin de venir à cette tribune défendre les clubs ; chacun sait qu'ils sont autorisés ; mais il s'agit de savoir si la constitution peut être violée.

On nous dit que cela sera discuté. Permettez-moi de vous répondre ceci : Le droit de réunion dans les clubs est un droit antérieur et fondamental, le remettre en discussion ce serait alors la mise en question de la constitution. D'ailleurs, je demanderai à tout homme de bonne foi si supprimer entièrement un droit, c'est le réglementer ? Je supplie l'assemblée d'adopter les conclusions de la commission, car ce qu'il y aurait de plus funeste pour les clubs, ce serait la violation de la constitution.

 

Le ministre Barrot répliqua qu'en proposant la loi, le gouvernement avait usé de son droit, sans prétendre que l'assemblée ne dût pas-user des siens. Puis rappelant avec quelle anxiété on avait suivi la marche dangereuse des clubs, foyers les plus ardents, disait-il, de toutes les mauvaises passions, il adjura ses amis de tous les bancs de reconnaître qu'il y avait urgence à examiner le projet et danger à l'ajourner.

Votre commission n'a pas voulu se prononcer sur le principe avant qu'il y ait examen et discussion dans les bureaux, et surtout études préalables de la question, répondit tout simplement le rapporteur ; voilà ce qu'a voulu votre commission, et voilà pourquoi elle vous propose de rejeter la question d'urgence, et pourquoi elle persiste dans ses conclusions.

 

Une vive agitation ayant succédé à cette déclaration si positive, tout le monde comprit qu'il ne restait plus qu'à voter sur ces conclusions ; aussi le président fit-il procéder au scrutin secret, qui donna pour résultat quatre cent dix-huit voix en faveur de la proposition de la commission, et trois cent quarante-deux voix contre. L'assemblée décida donc, à une majorité de soixante-seize voix, qu'elle adoptait les conclusions de la commission, et rejetait, par conséquent, l'urgence ; ce qui fut proclamé aux cris répétés de Vive la république !

Au même instant, le citoyen Ledru-Rollin déposa sur le bureau de l'assemblée une demande en autorisation de poursuites contre le ministère, demande formulée par quarante-huit représentants du peuple, et basée sur ce qu'en rédigeant un projet de loi pour supprimer les clubs, le ministère s'était rendu coupable de violation flagrante des articles 8 et 51 de la constitution.

La situation devenait donc des plus graves ; tout le monde le comprenait, et les journaux de la démocratie ne cessaient de s'écrier :

Du calme, citoyens, encore une fois du calme et de la modération : La république est sauvée si les royalistes n'ont point d'émeute !

 

 

 



[1] Quelques autres arrestations des membres de la Solidarité républicaine ayant eu lieu après, le nombre des personnes arrêtées pour cet objet s'éleva à trente-quatre, dont trente-deux furent rendues à la liberté, à la suite de l'instruction judiciaire qui eut lieu au sujet de cette association. On ne tenait pas à punir les organisateurs ; ce qu'on voulait c'était détruire l'organisation elle-même.

[2] Les rédacteurs de la Démocratie pacifique adhérèrent aussi à cette protestation.