HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME QUATRIÈME

 

CHAPITRE VII.

 

 

Cruelle application de la loi contra les insurgés de juin. — Le parti royaliste veut dormir tranquille. — Activité des commissions militaires et des conseils de guerre. — Condamnations sans jugements. — Protestations de la presse républicaine. — Départ du premier convoi des insurgés. — Détails à ce sujet. — Triste spectacle. — Cri qui s'élève contre les jugements à huis-clos. — Trois mille quatre cent vingt-neuf démocrates déportés en deux mois. — On ne trouve pas dans ces listes un seul des milliers de forçats libérés aperçus par les journaux réactionnaires. — Huit mille sept cents décisions rendues par les hautes commissions. — Proposition formelle d'amnistie formulée par le côte côté gauche de l'assemblée. — Elle est combattue avec ténacité par les royalistes. — Travaux des conseils de guerre. — Condamnations exorbitantes et infamantes pour délits politiques. — Manière de procéder de ces conseils. — Partialité évidente des juges militaires. — Colonisation de l'Algérie considérée comme un moyen de chasser de Paris un grand nombre de familles démocrates. — Sincérité du projet du général Lamoricière. — Empressement des ouvriers à s'inscrire. — Départ du premier convoi. — Les autres convois se succèdent tous les huit jours. — Suites déplorables de cette précipitation. — Rien n'était préparé pour recevoir les colons. — Ils sont démoralisés par l'oisiveté et décimés par les fièvres et le choléra. — Commission d'enquête envoyée sur les lieux. — Résumé du rapport de cette commission fait par le représentant Emile Barrault. — On y dévoilé les rigueurs ineptes de l'autorité militaire. — On demande l'établissement du régime civil pour les colons. — Le ministère s'y oppose et la majorité vote contre.

 

Avant de raconter les événements dont la France fut encore le théâtre pendant la présidence du citoyen Louis-Napoléon Bonaparte, il nous reste à jeter un coup d'œil rétrospectif sur le sort préparé aux vaincus de juin par les décrets de la réaction.

Dans un précédent chapitre, nous avons dit quelques mots sur la manière dont était appliquée la terrible loi rendue contre ceux que l'on appelait les insurgés de juin. Bien des républicains avaient pensé qu'après les premiers moments donnés à la vengeance par la peur, les provocateurs, auteurs et exécuteurs de cette loi inique se seraient empressés d'amender ses dispositions les plus sévères, et que les enfants de la France ne seraient point condamnés sans jugement, jetés dans des sortes de bagnes, et traités comme les plus vils malfaiteurs pour avoir été vaincus dans une guerre civile, où ils avaient déployé un courage propre à les faire absoudre.

Les espérances de ceux qui avaient cru à un retour aux sentiments d'humanité de la part de l'aristocratie furent encore trompées. Ceux qui avaient imposé le décret du 27 juin mirent une persistance désolante à frappe sans cesse et sans discernement tous ces hommes du peuple qui avaient osé renverser le trône et bannir la royauté. L'unique préoccupation des royalistes fut de débarrasser Paris et la France de ces démocrates toujours prêts à défendre les libertés publiques, et par cela seul, considérés comme dangereux. Ce parti, haineux et sans entrailles, ne croyait pas pouvoir dormir tranquille tant qu'il verrait autour de lui l'ombre de ces républicains si dévoués à la cause de la révolution.

Là se trouve l'explication de ces déportations en masse, et même de ces essais de colonisation qui enlevèrent à la population parisienne plusieurs milliers de familles suspectes et tant intrépides soldats de la démocratie.

L'activité des conseils de guerre et des commissions militaires était venue en aide aux intentions des provocateurs du décret. Malgré le temps qu'il fallut donner à l'organisation de toutes ces commissions, elles 'en avaient pas moins décidé, dan le courant du mois de juillet, du sort d'un grand nombre de prisonniers, et, dès le commencement août, tout se trouva prêt pour diriger vers la mer plusieurs convois considérables de condamnés sans jugement.

Des commissions militaires, disait un journal en pariant de ces déportations en masse, jugent à huis-clos, sans débat, sans confrontation, sans défense, sur des rapports de police, sur des dénonciations qui peuvent être intéressées. Voilà la loi ! voilà la justice appliquée par l'administration, et créée, proclamée comme le verbe de salut par l'assemblée nationale dans un jour d'émotions et de peur !

C'est une horrible responsabilité que celle qu'entraîne une pareille dictature, supprimant les droits et les codes ! Nous souffririons cruellement, quant à nous ; si notre conscience nous disait : ce Parmi ces hommes que vos décrets ou vos arrêts jettent à l'exil, il y a peut-être des victimes, des innocents, et tous ceux que le wagon emporte peuvent s'écrier : ce Nous n'avons pas été jugés ! car nous n'avons eu ni le débat contradictoire, ni la publicité, ni la défense !

 

Telle fut la protestation qui sortit de la presse démocratique contre cette manière de procéder. Mais les journaux réactionnaires se turent sur ces déportations en masse ; ils se bornèrent à annoncer les départs des convois, et à publier les noms des insurgés qui en faisaient partie, enregistrant avec une impassible froideur et comme une pâture jetée à la curiosité publique, toutes les péripéties que ces grands drames fournissaient.

C'est ainsi que Paris apprit le départ du premier convoi des insurgés, et qu'il connut les circonstances de cette première transportation, exécutée nuitamment, il avait été décidé précédemment que les femmes et les enfants des insurgés seraient admis à partager le sort de leurs maris et de leurs pères. Mais le secret gardé sur ce premier départ empêcha l'exécution de cet adoucissement. Les familles ne purent être prévenues, car les noms des déportés ne furent publiés qu'après leur départ. Cette infraction à la loi fut dénoncée à l'assemblée et aux ministres par les représentants Bac et Sarrut : Si l'on songe, dit le premier, que sept à huit mille familles sont dans l'ignorance du sort préservé à ceux qui les intéressent, on jugera de leur anxiété et de leur désespoir.

Insistant sur la publication préliminaire de la liste de ceux qui allaient partir, le citoyen Sarrut demanda quelles mesures les ministres avaient prises pour secourir les femmes et les enfants des insurgés. Ceux qui restent, dit-il, manquent de pain ; vous leur enlevez ceux qui leur en donnaient, et vous laissez les familles mourir de faim.

Les cris à l'ordre ! à l'ordre ! prononcés par le côté royaliste, forcèrent le citoyen Sarrut à quitter la tribune ; et tout fut dit à ce sujet !

Cependant cinq cents citoyens, parmi lesquels se trouvaient des Polonais, des Italiens, des journalistes, des artistes, des médecins, des marchands, des bourgeois, des gardes nationaux, des gardes mobiles ayant encore leur uniforme, des ouvriers, des vieillards et des adolescents avaient quitté les forts où ils étaient enfermés pour être conduits à la première station du chemin de fer de Rouen, au milieu d'un grand déploiement de forces militaires.

Ces malheureux durent traverser Paris, attachés par les mains trois par trois, et escortés par des gardiens de Paris et par la gendarmerie mobile, composée d'anciens gardes municipaux, ennemis déclarés de tous ces hommes du peuple. Les hontes de toute espèce ne leur furent donc pas épargnées pendant le trajet, car les mêmes gendarmes, constitués en surveillants de ces républicains, furent encore placés à-côté de ces derniers dans les wagons ; chaque voiture contenait presque autant de surveillants que de transportés.

Arrivés à la gare du chemin de fer du Havre, les gendarmes procédèrent encore à la mesure.de rigueur : on lia de nouveau les mains des insurgés trois par trois, et ce fut dans cette triste situation que tous ces hommes de cœur traversèrent le Havre, entre une double haie de troupes, de garde nationale, de garde marine et de pompiers de la ville chargés de fournir un supplément d'escorte pour les conduire au bassin de la Floride, où se tenait la frégate l'Ulloa.

Ainsi rien ne manqua à l'humiliation des vaincus de juin, ni les menottes, ni l'escorte, composée d'anciens gardes municipaux de la royauté, ni les regards et les remarques de la foule qui assistait à ce trajet, ni enfin le nom du navire chargé de les déporter. Les gendarmes ne devaient pas même quitter le navire ; ils avaient l'ordre de conduire les condamnés par les commissions militaires, jusqu'à leur destination provisoire[1].

Arrivés près de la mer, les ponts Vauban et de la Citadelle furent levés pour éviter tout encombrement, et l'embarquement s'effectua. Ce premier convoi, transporté à Cherbourg, fut attendre sur les pontons sa destination définitive, qui d'abord devait être la déportation hors du territoire continental de la France et de l'Algérie. Triste spectacle ! disait une feuille du Havre. La foule, silencieuse et morne, crut assister à une exécution ! Quel homme aurait été assez insensible pour ne pas donner une larme à ces infortunés, dont la plupart avaient combattu sur les barricades de février, à ces frères égarés, qui, après tout, pouvaient rejeter la responsabilité de leurs actes sur les iniquités du siècle !

En présence de cette première transportation et de ces longues listes d'insurgés que l'on criait dans les rues de Paris, comme autrefois les bulletins de la grande armée, la presse démocratique tout entière s'émut ; il n'y eut qu'un cri contre le huis-clos des commissions militaires. Cette exception du droit commun parut alors ce qu'elle était réellement, exorbitante même dans les circonstances où l'on était. Personne ne put l'envisager comme un fait irrévocable, car il y avait une si grande différence entre ces formes judiciaires si expéditives et les paroles d'humanité prononcées par les dépositaires du pouvoir, qu'on ne pouvait point perdre l'espoir de voir modifier Cet état de choses, propre d'ailleurs à empirer la position de ceux que le décret de l'assemblée considérait comme les moins coupables.

On juge des hommes sans les entendre, disait la Démocratie pacifique ; beaucoup d'entre eux, certains de leur innocence ; puisqu'ils ont été arrêtés sans motifs plausibles, ont négligé où ont fait faire trop tard des certificats constatant leur innocence. Qu'en est-il résulté ? que des malheureux qui sont maintenant en pleine mer, ont reçu leur mise en liberté, c'est-à-dire qu'on est venu pour les y mettre lorsqu'ils n'étaient plus dans les forts. Jugez de la douleur des familles !..... On ignore ce qui se passe dans les forts. Le canon d'un fusil, indépendamment d'une pièce chargée à mitraille, est toujours prête à repousser quiconque veut y pénétrer. Pas un des déportés n'a pu embrasser sa femme, ni serrer la main de son ami.....

Mais toutes les réclamations de la presse républicaine restèrent sans effet ; on continua déjuger et de condamner de la même manière ; et les convois de déportés se succédèrent avec une effrayante rapidité. Tous les six ou huit jours, le public apprenait qu'un convoi de quatre à cinq cents insurgés était parti nuitamment avec la même escorte de gendarmerie mobile. Bientôt la première frégate à vapeur ne suffit plus pour emmener tant d'hommes ; un second navire, le Darrien, reçut la même destination. A peine était-on arrivé au 30 septembre, qu'on comptait neuf convois formant un total de trois mille quatre cent vingt-neuf transportés, soit dans les forts de Cherbourg, soit sur des navires-pontons.

Dans le troisième convoi se trouvaient un vieillard de 73 ans et un enfant ayant 14 ans. Les journaux s'emparèrent de ces circonstances pour demander à l'assemblée nationale si elle avait entendu abréger, en cela, le code, qui n'admet la responsabilité qu'à seize ans révolus et qui accorde un privilège à la vieillesse. L'assemblée resta muette.

A la suite de la liste de chaque convoi, on trouvait : la récapitulation des professions exercées par les condamnés ; et comme on n'y voyait que des ouvriers divers, des artistes, des médecins, des marchands mêlés avec des militaires de la garde mobile et républicaine, ou avec des hommes ayant eu une position élevée, les journaux républicains ne cessaient de demander aux journaux le Constitutionnel et à l'Assemblée nationale, ce qu'étaient devenus ces bandes de forçats libérés et de malfaiteurs dont les crimes imaginaires, dénoncés par ces feuilles, avaient jeté l'effroi dans la France. Le rôle des journaux réactionnaires était fini, leur mission avait été remplie ; ils se gardèrent bien de répondre[2].

Tout à coup l'on apprend que plusieurs des déportés ayant fait partie des premiers convois, vont être ramenés à Paris, par suite de circonstances qui ont nécessité la révision de l'instruction sommaire faite sur eux. C'était une preuve des erreurs nombreuses que la précipitation avait fait commettre. Pour empêcher le retour de ces erreurs, le citoyen Buvignier fit la proposition formelle d'autoriser les transportés à prendre connaissance, personnellement ou par fondés de pouvoir, des faits allégués contre eux. Mais avant que cette proposition eût été examinée par le comité de justice, la transportation était presque complète. Un relevé des travaux des huit commissions constatait que, depuis leur institution, les commissions avaient prononcé huit mille sept cents décisions, parmi lesquelles plus de la moitié déclarait l'innocence des prévenus. Trois mille six cents étaient classés dans la catégorie des transportés, et deux cent vingt-neuf renvoyés devant les conseils de guerre.

Nous ne pouvons nous empêcher de frémir en pensant à la rapidité avec laquelle fonctionne cette justice si expéditive, s'écriait à ce sujet le journal la Réforme ; fasse le ciel que nous n'ayons pas de cruelles erreurs à réparer !

Quelques jours après, le pouvoir exécutif ordonna que les dossiers des condamnés à la déportation seraient soumis à une révision. Les démocrates espéraient, d'après les premiers travaux de cette commission de révision, qu'environ un tiers des déportés recouvreraient la liberté. On se flattait même que ce serait l'acheminement à une amnistie, devenue l'objet de bien des démarches et des sollicitations ; mais le parti réactionnaire ne voulut jamais consentir à lâcher sa proie.

Néanmoins, les membres de l'assemblée siégeant au côté gauche ne tardèrent pas à déposer la proposition formelle pour qu'une amnistie fût accordée à tous les individus prévenus dé crimes et délits politiques, tant à Paris que dans les départements, depuis le 24 février. Il appartenait aux représentants de l'extrême gauche de faire usage de leur initiative pour relever le peuple de sa déchéance, panser les blessures saignantes, et venir en aide au droit comme au malheur.

Mais cette amnistie, toujours espérée, promise même formellement avant l'élection du président, fut constamment combattue avec une grande ténacité par les royalistes de l'assemblée constituante comme par ceux de la législative ; et toutes les tentatives renouvelées cent fois à ce sujet échouèrent devant les haines de ce parti, exprimées par son organe habituel le Constitutionnel, qui voulait, disait-il, que la justice eût son cours. La justice des conseils de guerre ! la justice de la condamnation et de la transportation sans jugement ! Cette justice qui, depuis plus de trois mois, retenait dans la prison de Saint-Lazare un nombre considérable de femmes prisonnières de guerre comme des hommes, par cela seul que la calomnie les avait désignées, et qu'on soupçonnait qu'elles avaient pu participer à l'insurrection du mois de juin !

La justice de juin, comme l'appelait un journal, repoussa toute idée d'amnistie, et décida que les condamnés à la déportation seraient parqués sur la terre africaine.

Pendant que les huit commissions venaient ainsi de débarrasser la plupart des prisons et des forts, les conseils de guerre ne s'étaient pas reposés. Ils avaient procédé au jugement de plusieurs des insurgés de la catégorie considérée comme la plus coupable, et il s'était passé peu de jours sans que quelque condamnation infâmante n'eût été prononcée contre ceux des prévenus déférés à la juridiction militaire. Ces condamnations portaient toutes le cachet d'une sévérité inouïe. C'était toujours dix, vingt années de travaux forcés, et très-souvent la perpétuité ; ce qui faisait dire à un journal :

La justice militaire telle qu'elle est appliquée aux accusés traduits en ce moment devant elle, n'est plus de notre temps. Les idées qui se répandent entraînent vers un régime neuf, généreux et contraire à toutes ces pénalités barbares, filles de la peur et de l'ancien régime.

— Il y a dans la plupart des décisions rendues jusqu'à ce jour par les conseils de guerre, ajoutait un autre journaliste démocrate, une chose qui navre l'âme et qui révolte l'opinion. Nous voulons parler de ces condamnations infamantes pour des faits qui, de quelque manière qu'on les juge, n'impliquent pas assurément l'abjection du coupable, et peuvent même dans bien des cas n'être que l'aberration d'un sentiment généreux. La peine des travaux forcés, appliquée à des accusés politiques, va contre la justice elle-même, car la conscience la désavoue et en relève le condamné. Il y a dans la dignité humaine une solidarité qu'il ne faudrait pas méconnaître, et c'est toujours un malheur pour la justice lorsque le châtiment réagit contre elle.

 

Ajoutons que la manière de procéder des conseils de guerre faisait le désespoir de tous les avocats habitués à plaider devant les tribunaux civils. Le citoyen Bac, défendant un capitaine de la garde nationale accusé d'avoir pris part à un attentat ayant pour but de détruire le gouvernement, reprochait au capitaine rapporteur son argumentation.

Le capitaine rapporteur, disait l'avocat, reconnaît dans son réquisitoire l'honnêteté de la vie privée du citoyen Chapon ; mais il voit en lui un ambitieux. Comment a-t-il procédé ? il a pris Chapon dans ses opinions, dans ses tendances, dans ses aspirations politiques, dans ses sympathies, et il a conclu de tout cela que Chapon pouvait bien être coupable.

Cette argumentation, Messieurs, peut avoir une certaine logique ; mais elle est pleine de périls. En vous donnant le droit de descendre dans les régions profondes de la conscience et de lire dans les cœurs, vous usurpez ce. qui n'appartient qu'à Dieu. Vous êtes institués pour juger les actes et non les opinions ; en recherchant les opinions, vous abandonnez la voie de la justice.

 

Il faut le dire encore, le personnel des conseils de guerre n'était pas de nature à rassurer les accusés : la partialité la moins dissimulée se faisait jour dans les moindres choses ; les chefs militaires oubliaient trop souvent qu'ils étaient constitués en tribunal chargé de prononcer sur les plus graves intérêts de la société. On avait vu un président, imposant silence à un accusé, lui crier : Taisez-vous, misérable ; vous êtes un Raspail fini ! Un autre président, s'adressant à un témoin intimidé, lui dit tout haut : Portez sur vous des pistolets et brûlez la cervelle au premier qui vous insultera à raison de votre déposition. Il y eut peu d'audiences où l'on n'entendît sortir de la bouche des juges des paroles haineuses contre les accusés qu'ils interrogeaient et qu'ils allaient juger.

Comme la pensée qui décréta la transportation et celle qui organisa les colonisations à Alger fut à peu près là même, nous dirons ici ce qui fut fait à cet égard.

Nous constaterons d'abord les bonnes intentions du général Lamoricière. Il est évident qu'en présentant son projet de loi pour l'établissement de colonies agricoles en Algérie, il n'avait fait que mettre à exécution des idées antérieures à celles de la déportation, antérieures même à la révolution de février, idées qu'il avait mûries lui-même pendant son séjour en Afrique. Les explications qu'il donna à ce sujet ne laissent aucun doute. Le citoyen Didier ayant dit qu'au lieu d'envoyer des colons en Algérie, on devait penser à faire défricher les terrains incultes qui existent en France :

Oui, répondit le ministre de la guerre, je sais qu'il y a en France des terres incultes ; mais savez-vous pourquoi elles ne trouvent pas de cultivateurs ? c'est que ces terres ne promettent aucun produit. En Algérie, au contraire, c'est l'homme qui manque à la terre, et ces terres qui ont été cultivées par des peuples pasteurs, ne demandent que la culture. Ce qu'il faut en Algérie ce sont des bras et des capitaux ; c'est ce que nous venons vous demander.

Vous avez chaque jour le budget de la misère qui vous déborde, ajouta plus loin l'auteur du projet de colonisation ; vous venez encore de voter deux millions, qui en exigeront bien d'autres. D'où vient cette misère ? elle vient de ce que trop de bras sont détournés de l'agriculture et occupés dans les villes. Faisons donc une diversion utile, en dirigeant sur une colonie fertile les bras inoccupés de l'industrie.

 

Malgré toutes ces bonnes raisons, il est fort douteux-que la majorité de l'assemblée nationale eut voté les cinquante millions de crédit que le ministre de la guerre demandait pour l'exécution complète de son plan, si les royalistes de l'assemblée n'eussent considéré la colonisation comme un moyen de débarrasser Paris de toutes ces familles de prolétaires appartenant généralement à l'opinion démocratique et socialiste. Aussi un représentant du nom de Poujoulat, qui siégeait parmi les réactionnaires, voulut-il augmenter le crédit annuel pour 1848, le doubler même, afin, dit-il, de diminuer les chances des révolutions. Plusieurs autres députés, ses amis politiques, ne voulurent le projet de lois de colonisation que parce qu'ils y virent un exécutoire de la population. L'Algérie fut donc considérée, par ce parti, comme une localité providentielle dans laquelle on pouvait verser le surplus de la population, et principalement cette population turbulente qui met toujours l'ordre en péril.

Tel est le point de vue sous lequel les réactionnaires de l'assemblée examinèrent le projet de loi ; et ce ne fut qu'avec bien de la peine qu'on les empêcha de voter dix millions au lieu de cinq millions demandés pour la première année ; tant ils avaient hâte de débarrasser Paris de la queue de la révolution qu'ils y apercevaient encore.

Quelles que fussent les préoccupations de la majorité en votant le projet de loi du général Lamoricière, nous répéterons ici qu'il renfermait les éléments d'une vaste opération conçue dans de bonnes vues. Les douze mille émigrants qui devaient partir dans le courant de la première année, recevaient de l'Etat, à titre gratuit, des concessions de terre de deux à dix hectares par famille, selon le nombre des membres de la famille et la qualité de la terre ; on leur accordait en outre, pendant trois ans, les subventions nécessaires à leur établissement. Les frais de route, de traversée, du transport du mobilier et effets étaient également à la charge de l'Etat. Enfin les concessionnaires qui, dans le délai de trois ans, auraient mis en culture les terrains et bâti sur ces terrains, devenaient propriétaires définitifs de ces lots.

Ces incontestables avantages furent appréciés par une foule d'ouvriers de toutes sortes et par des pères de familles à qui la capitale n'offrait que des ressources précaires ; tous s'empressèrent de se faire inscrire. Dans les seules journées des 25 et 26 septembre plus de six mille postulants étaient accourus au secrétariat de la commission nommée ad hoc.

Le premier convoi fut prêt à partir dès les premiers jours d'octobre. Le 9 de ce mois, deux cents familles présentant un effectif de huit cents personnes partirent, en effet, du quai de Bercy. Des chalands ou bateaux pontés, remorqués par des vapeurs, attendaient les passagers. Le général Lamoricière, accompagné d'un nombreux état-major, assista au départ pour donner aux colons quelques conseils sur la conduite qu'ils avaient à tenir en Algérie : il les assura de la constante protection du gouvernement, et leur remit un drapeau aux couleurs nationales semblable, pour la forme, à ceux de l'armée. Sur la bande blanche de ce drapeau, étaient inscrits ces mots : Colons français ; Liberté, Égalité, Fraternité. Jurez, s'écria le général, de mettre en pratique les mots tracés sur cet étendard, et rappelez-vous, au jour du danger, que bien que séparés de la mère patrie, vous êtes ses enfants comme ceux qui restent. Des fanfares militaires se firent entendre tout le temps que dura l'embarquement, auquel assistaient aussi les membres du comité de colonisation, le préfet de police et un grand nombre d'autres fonctionnaires. Au milieu des scènes les plus saisissantes, les bateaux à vapeur entraînèrent le convoi, qui devait atteindre jusqu'à Rouanne par la Seine, les canaux du Loing, de Briare, et le canal latéral de la Loire. De Rouanne à Givors, le trajet devait se faire par le chemin de fer ; de Givors à Arles par les bateaux à vapeur du Rhône, d'Arles à Marseille par le chemin de fer, et enfin, de Marseille à la destination par les bâtiments de l'État.

A huit jours de distance, un second convoi partit encore de Paris. Cette fois l'embarquement se fit au quai Saint-Bernard, en face de l'île Louviers, et tout Paris put assister à ce départ de neufs cents autres colons, qui eut ainsi l'air d'une fête. Une foule nombreuse accueillit par les marques de la plus vive sympathie et par des vœux sincères, les adieux de ces deux à trois cents familles, hommes, femmes, enfants, composant les neuf cents passagers de ce deuxième convoi, et la séparation se fit, de part et d'autre, aux cris mille fois répétés de vive la république.

Les autres convois se succédèrent avec une égale rapidité. En très-peu de temps, les douze mille colons de tout âge et de tout sexe, qui obtinrent la préférence dans cette première année, eurent quitté Paris, à la grande satisfaction des royalistes, qui auraient volontiers dépeuplé cette ville immense afin de pouvoir dormir tranquillement.

Cette précipitation à expatrier les familles suspectes de républicanisme eut des suites déplorables. Comme rien n'était préparé en Algérie pouf recevoir les colons et les mettre à même de commencer leurs établissements agricoles, que tout leur manqua d'abord, même les outils qu'on leur avait promis et les semences qui devaient leur être fournies, ces hommes, ces femmes, ces enfants, transportés tout à coup dans un pays et un climat nouveaux pouf eux, s'y trouvèrent en proie à une inaction rendue encore plus démoralisante par l'isolement. Bientôt les fièvres décimèrent les populations des quarante-deux centres de colonisation, et le choléra ne tarda pas à réduire aux dernières extrémités ces villages factices ; affaiblis par tant de causes funestes ; les deux tiers de leur population respective disparurent en peu de temps, sans que la France le sût ; sans qu'elle pût faire entendre un cri d'alarme et de douleur.

Ce ne fut guère que l'année suivante, et à l'occasion du crédit porté au budget de la guerre pour ces colonisations, que de terribles révélations furent faites à la tribune nationale. Elles eurent pour résultat l'envoi sur les lieux d'une commission d'enquête sérieuse, qui dut s'y rendre pour constater les causes de cette effrayante mortalité.

Transportons-nous maintenant à deux années d'intervalle, depuis le départ, des colons, et faisons assister nos lecteurs non pas à la lecture du rapport de cette commission d'enquête, ce qui serait trop long, mais à la séance du 4 juillet 1850, dans laquelle l'un des représentants de l'Algérie, le citoyen Emile Barrault, vint en quelque sorte, retracer l'histoire de la colonisation d'Alger, en faisant le résumé de ce rapport accusateur.

L'assemblée constituante, dit franchement ce député, n'a pas eu l'intention de coloniser l'Algérie, mais seulement de purger la capitale de la partie la plus remuante de la population, de donner un coup de balai dans les rues de Paris, selon l'expression du moment. Les colons, pris au hasard parmi les prolétaires, étaient, des hommes d'une trempe délicate, mais dont le ressort était vif ; une main habile pour les diriger, et tout allait au mieux.

Mais ils tombèrent sous le coup d'hommes avides d'honneurs, habitués à la discipline militaire, inhabiles à manier les masses civiles et gênés avec elles ; d'hommes qui voient à travers la visière d'un casque, et qui ne voyant pas juste, ne peuvent frapper juste : ils ne savent employer que la compression.

Et qu'on ne vienne pas nous dire que l'échec qu'ont éprouvé les colonies agricoles tient au défaut de spécialité des colons. Les colons parisiens pouvaient être transformés en habiles cultivateurs. A qui la faute s'ils ne le furent pas ? à leurs chefs. Un peu de liberté, Messieurs, est d'un grand aide au travail. Il y a maintenant en Afrique de très-bons laboureurs qui n'avaient jamais manié la charrue avant leur départ pour l'Algérie. Mais ce n'est pas au moyen d'un système de compression que l'on obtiendra ce résultat d'une manière générale.

 

Ici l'orateur entrait dans l'examen du régime et des peines appliquées par l'administration militaire dans les divers centres de colonisation, peines qui se rapprochaient de celles portées dans le Code noir, et au nombre desquelles se trouvait la privation des vivres, pour stimuler le courage des travailleurs ; puis il s'écriait :

Nous vous demandons ce que vous avez fait des travailleurs de vos colonies militaires ? Nierez-vous qu'après avoir voulu faire de l'atelier une caserne, vous êtes conduits à faire de la caserne un pénitentiaire ?

 

Or, le citoyen Barrault n'était monté à la tribune que pour demander, de concert avec les autres représentants de l'Algérie, que les colonies agricoles fussent placées sous le régime civil, à l'expiration de la deuxième année de leur établissement, au lieu de trois années exigées par le ministre.

Vos colonies, ajouta-t-il, resteront désertes tant que vous ne les aurez pas mises sous le régime de la liberté et des lois civiles. Vous avez fait de l'Algérie une France inhospitalière, une France barbaresque. Lorsque vous avez recruté, à grands frais, par voie de presse, une population colonisatrice, elle se fond entre vos mains sur la terre d'Afrique, grâce au régime auquel elle est soumise. Que si les colonies agricoles continuent d'êtres placées sous le régime militaire, l'Algérie deviendra une Irlande française, couverte du drapeau de la France, gardée par soixante et quinze mille hommes de troupes, et pour l'administration de laquelle la France dépensera cent millions par an en faveur des seuls étrangers qui l'habiteront alors. L'Algérie, en un mot, deviendra le dépôt de mendicité de l'Europe, et c'est la France qui en fera les frais.

 

Le ministre de la guerre, général d'Hautpoul, répondit que la peinture affligeante que le citoyen Barrault venait de faire de l'Algérie était heureusement exagérée. Il défendit le régime militaire comme le seul qu'il fût possible d'établir à la suite des journées de juin.

On plaça près de chaque centre, dit-il, un officier choisi parmi les plus expérimentés, ceux qui connaissaient l'Algérie et qui étaient les plus aptes à bien remplir les fonctions auxquelles on les appelait. Il n'y avait pas moyen de choisir parmi les colons qui venaient d'arriver dans le pays. Les officiers, d'ailleurs, n'avaient pas d'autre désir, d'autre intérêt même que de faire réussir les colonies placées sous leur direction.

Maintenant on dit que le despotisme, l'habitude de traîner le sabre, les empêchait de se livrer à un travail sérieux.

— C'est le rapport qui a dit cela, interrompit le citoyen Barrault.

— Ces officiers, reprit le ministre, se sont trouvés en face d'hommes qui ne voulaient pas travailler ; ils ont signalé à l'autorité supérieure ceux qui pouvaient être une cause de désordres pour les colonies ; c'est ainsi que deux cent cinquante-sept colons ont été expulsés de la colonie. Aujourd'hui le gouverneur général lui-même n'a plus le droit de proposer les exclusions au ministre. Voilà cet arbitraire dont on se plaint. Depuis que les colons expulsés sont revenus en France et qu'ils ont été remplacés par de véritables colons, la colonie va de mieux en mieux.

Il y a, cependant, maintenant en Afrique, ajoutait le ministre, des principes de démagogie qui étaient inconnus avant l'arrivée des colons. Autrefois on ne s'occupait pas de politique ; aujourd'hui ces folies existent, il faut les surveiller ; il ne faut pas manquer d'énergie : c'est pour cela que si vous changiez le régime, ce serait pour vos colonies la licence, la perturbation, le chaos et la désertion.

 

Le citoyen Didier, lui aussi représentant de l'Algérie, affirma d'abord que les intentions de l'assemblée, en décrétant l'organisation de colonies agricoles, étaient sincères. Appuyant ensuite la proposition de son collègue, il ajouta :

On avait placé en tête du livret de chaque colon le décret de l'assemblée constituante, et ce n'était pas sans intention ; car on leur avait promis qu'au bout d'un an, au plus tard, ils rentreraient dans le régime civil.

L'amendement du citoyen Barrault a donc pour but de remplir une promesse faite au nom de la république elle-même, et écrite de sa main, s'il est permis de s'exprimer ainsi. J'adjure l'assemblée de donner son adhésion à la proposition qui lui est faite.

 

Ce fut en vain que l'on prouva, pour la millième fois, que le système militaire n'avait jamais été favorable aux colonisations, et qu'en le maintenant, l'assemblée brisait des promesses qui étaient devenues un contrat sacré, la majorité vota pour la proposition du ministre, adoptée par la commission. Le régime du sabre et de la caserne continua donc à régir ces malheureuses populations, transplantées et réduites en quelque sorte à la servitude sur une terre de liberté.

 

 

 



[1] Le Moniteur assurait que les transportés recevraient sur les bâtiments de l'Etat les mêmes soins d'humanité qu'on leur avait donnés, durant leur captivité, dans les forts. Ce n'était pas promettre beaucoup ; mais les marins français comprirent les devoirs de l'hospitalité et l'exercèrent fraternellement.

[2] Le Constitutionnel nous fait grâce de ses forçats libérés, de ses pillards, de ses incendiaires, disait quelques jours après le journal la Réforme ; l'évidence le couvre de confusion à ce sujet ; mais il a toujours en réserve le parti de la désorganisation et de l'anarchie, où personne n'est-tenu de se reconnaître et dont il effraie ses abonnés. Ces stupides terreurs tomberont à leur tour comme les précédentes ; mais les leçons de Basile auront porté leurs fruits.