HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME QUATRIÈME

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Rapport de la commission d'enquête sur les causes des journées de mai et de juin. — Composition de cette commission. — Ce rapport n'est autre chose qu'un réquisitoire contre la république et les républicains. — On y remonte jusqu'à la révolution de février. — Appréciation du rapport par les journaux. — On demande l'impression des pièces à l'appui. — Ledru-Rollin veut se défendre à l'instant même. — Il pulvérise Je rapport par sa brillante improvisation. — Protestation de Caussidière et de Louis Blanc. — Manœuvres de la commission durant l'impression des pièces. — Elle est secondée par les. progrès incessants de la réaction. — Appréciation des pièces publiées. — Nombreuses réclamations soulevées par le rapport et par les pièces. — Louis Blanc accuse la commission d'avoir tronqué les pièces. — L'œuvre semble démolie avant les débats. — Défense de Ledru-Rollin. — La république, c'est le respect pour la famille et pour la propriété. — Belles paroles à ce sujet. — Grande sensation produite par le discours de Ledru-Rollin. — Les réactionnaires se comptent. — Défense de Louis Blanc. — Il explique le socialisme. — Reprise de la séance. — Louis Blanc combat victorieusement toutes les charges élevées contre lui. — Discours de Caussidière. — Il se défend d'avoir été le chef ou l'un des chefs de l'insurrection. — II en fournit les preuves les plus convaincantes. — Démenti qu'il donne à son successeur. — Le procureur de la république présente, au milieu de la nuit, une demande en autorisation de poursuites contre Louis Blanc et Caussidière. — Le général Cavaignac somme l'assemblée de terminer les débats. — Réclamations qu'il fait naître. — Le citoyen Flocon proteste contre cette précipitation. — Le côté droit demande la clôture. Caussidière exige que l'on examine les pièces qu'il vient de produire. — 582 voix autorisent les poursuites contre Louis Blanc, à l'égard du 15 mai. — Le citoyen Flocon complète la défense de Caussidière. — Faits graves, mais complètement faux, qu'il signale dans le rapport. — Le sort en est jeté ; les réactionnaires se sont comptés. — 477 voix autorisent les poursuites judiciaires contre Caussidière, sur le fait de la journée du 16 mai — 468 refusent de le faire juger par le conseil de guerre.

 

Au milieu de ces débats si irritants, un nouveau brandon de discorde fut lancé dans l'assemblée par la commission d'enquête formée à la suite de l'insurrection de juin afin de rechercher les causes de ces terribles événements, et subsidiairement celles, de la journée du 15 mai. Cette commission ne devait avoir aucun caractère judiciaire, et sa mission était bien précisée par le décret qui l'avait instituée ; mais comme elle se trouva généralement composée de réactionnaires, ayant tous ou presque tous la défaite de février à venger, on la vit se lancer dans les recherches rétroactives les plus minutieuses pour faire le procès ans hommes et aux choses de la dernière révolution. Son rapport ne fut qu'un long réquisitoire contre la république et les républicains. Dans la pensée de mettre en cause tous les hommes révolutionnaires en évidence depuis le 24 février, la commission d'enquête rattacha, le mieux qu'elle put, tous les événements considérables survenus en France depuis l'expulsion de Louis-Philippe et l'abolition de la monarchie, et en forma une conspiration ourdie par ces hommes en faveur de l'anarchie. C'est ainsi que se trouvèrent groupées dans un même tableau, et la journée réactionnaire dite des oursons, et la manifestation républicaine du 17 mars, et la déplorable prise d'armes de la garde nationale du 16 avril, et l'invasion de la chambre du 15 mai, et enfin la terrible péripétie des journées de juin. Les contre-révolutionnaires de la commission mirent un mois et demi à élaborer cette instruction, dont toutes les parties avaient été ramenées à cette pensée machiavélique et passionnée jusqu'à la folie de traîner devant l'opinion publique, déjà abusée, les citoyens qui avaient le plus contribué à l'édification du nouvel ordre de choses.

Le 2 août, l'organe obscur de ces procureurs du saint office, M. Quentin Bauchard, député du département de l'Aisne, se présenta à la tribune pour y lire le résultat des investigations auxquelles ses collègues s'étaient livrés avec une ardeur portée jusqu'au fanatisme et une conscience de parquet qui ne laissait rien à désirer. Nous rappellerons ici une circonstance passée alors inaperçue au milieu de l'agitation qui se manifesta dans l'assemblée nationale au moment où le président donna la parole à ce rapporteur ; cette circonstance fut le soin qu'eut le citoyen Marrast d'annoncer à l'assemblée, qu'à la suite de ce rapport, elle aurait peut-être à prendre des mesures judiciaires. Peu s'en fallut donc que les contre-révolutionnaires ne demandassent la fermeture des portes de la salle, afin de ne pas laisser échapper les représentants que l'enquête allait désigner. La commission ne doutait probablement pas que son travail ne fut considéré comme une grande révélation faite au pays, et que l'assemblée, subitement éclairée, ne se joignît aussitôt au procureur général, dont le réquisitoire était tout prêt, pour mettre en cause ceux des membres désignés comme coupables des manœuvres anarchiques qui avaient amené les attentats de mai et de juin.

Heureusement pour l'honneur de l'assemblée, il n'en fut pas ainsi. Le rapport de la commission d'enquête, quoique embrassant à la fois et les causes générales de ces déplorables journées, et les causes particulières qui avaient pu contribuer à les amener, ne parut autre chose aux hommes impartiaux que l'acte d'accusation le plus inique qui eût jamais été dressé contre un parti. En effet, ce rapport ne s'appuyait que sur des dénonciations de police, sur des bavardages de la rue, sur des dépositions la plupart évidemment mensongères ou amplifiées, sur des chroniques de prisons, de buvette ; sur des dépositions ou contestées, ou épurées, ou tronquées, ou mal rendues, et sur des commentaires empreints d'un tout autre esprit que de celui de l'équité et de la conciliation.

Il n'y a pas dans le dossier une seule preuve sérieuse, assurait un journaliste qui venait de méditer cette œuvre de haine. Mais en revanche, les suppositions s'y trouvent groupées avec habileté, et les déductions vont droit à la tête, vont droit à l'honneur, comme des flèches empoisonnées. Les deux monarchies qui sont tombées sous nos coups, ne firent jamais mieux contre les républicains. Malheureusement pour la commission d'enquête, la longue conspiration qu'elle avait besoin de dénoncer n'existe que dans son rapport ; et ce rapport est lui-même un vaste complot, tramé par la réaction, contre les hommes et les idées de la république.....

Quoique l'enquête ne conclût à autre chose sinon qu'à démontrer que la sédition de mai et la catastrophe de juin n'étaient que les actes divers d'un complot persévérant, attentatoire au principe même de la souveraineté du peuple, et que le rapporteur se fût borné à émettre le vœu que le gouvernement, investi du soin de veiller sur la société, menacée par les idées les plus subversives, prît les mesures propres à préserver la république de toute agression nouvelle, il n'en résultait pas moins de l'ensemble de ce rapport que quatre citoyens : Ledru-Rollin, Louis Blanc, Caussidière et Proudhon étaient désignés comme devant être poursuivis par les tribunaux.

Mais, en présence du mauvais accueil que la majorité de l'assemblée fit à cette œuvre inqualifiable, dont elle n'eut pas beaucoup de peine à saisir l'esprit et la portée, on se borna à en demander l'impression et la distribution.

Avec les pièces ! avec les pièces ! s'écrièrent une grande partie des membres de l'assemblée.

Et comme le président eut l'air de mettre en doute la possibilité où le rapporteur serait de satisfaire à cette demande, les cris redoublèrent, et l'on entendit même beaucoup de voix déclarer que le refus d'impression des pièces serait une indignité.

Il est difficile de concevoir un rapport sans pièces, dit alors Ledru-Rollin, qui venait démonter à la tribune. Et l'impression des pièces fut votée à l'unanimité, malgré les observations que fit à ce sujet M. Bauchard.

Ledru-Rollin pria alors l'assemblée de fixer un jour, le plus prochain possible, pour la discussion du rapport de la commission. Toutefois il déclara qu'il était prêt à s'expliquer immédiatement sur la valeur des imputations dirigées contre lui, quoi qu'il ne sût pas, en entrant dans la salle, ajouta-t-il, la plupart des faits articulés dans l'enquête. Mais le président, et même bien des membres du côté gauche, lui objectèrent qu'il ne pouvait pas discuter un rapport de cette importance avant d'avoir lu les pièces justificatives.

Si vous croyez qu'il soit permis à un homme de rester sous une pareille accusation, quand il peut la repousser en quelques mots, je me tairai, leur répondit chaleureusement Ledru-Rollin. Mais personne ne peut être meilleur juge de l'opportunité que moi-même de ce qui regarde mon honneur !... Mais vous n'avez pas réfléchi, vous qui parlez ainsi, à la nature de l'œuvre qu'on vient de vous lire. Qu'ai-je besoin des pièces imprimées pour défendre un principe ? Car ce n'est pas pour me défendre que je suis ici ; c'est pour faire respecter un principe sacré qui peut être violé aujourd'hui pour moi, qui peut l'être pour vous plus tard.

Qu'est-ce donc que cette enquête ? reprenait Ledru-Rollin, qui se sentait encouragé à parler. J'ai été entendu une fois, et il n'est pas un seul des faits au bout desquels mon nom est accolé, il n'en est pas un seul qui ait été articulé devant moi. Je l'affirme sur l'honneur ; qu'on me démente, si. cela est possible, produisez votre procès-verbal.

— Alors, c'est une infamie ! s'écrie une voix.

Et se tournant vers M. Odilon Barrot qui riait, l'orateur l'apostropha ainsi :

Comment ! vous qui me regardez dans ce moment, vous riez ! au lieu de rire, consultez votre mémoire. Je fais appel à votre honneur, à vos souvenirs. Direz-vous par qui j'ai été entendu une seule fois ? Un de ces faits qui m'ont été reprochés, un de ces actes qui ont été énoncés, un des noms qui ont été prononcés, tout cela m'a-t-il été dit ? Non, vous ne pouvez pas répondre que cela m'ait été dit. Et vous croyez que, pour vous confondre, j'ai besoin de vos pièces imprimées ? Eh bien ! voilà ce que je veux constater ; et ici, messieurs, je fais appel à toutes les consciences, à toutes lés nuances d'opinions ; je dis que l'assemblée doit être consternée de l'œuvré qu'elle a entendue. Oui, consternée ; car je mets en fait, qu'aux plus mauvais jours de nos assemblées nationales, pareil précédent n'a jamais existé.....

Aujourd'hui, continuait Ledru-Rollin après avoir examiné les pages de l'histoire de la révolution qui pouvaient avoir quelque analogie avec le rapport de la commission d'enquête, aujourd'hui sommes-nous dans les mêmes circonstances ? Et cependant, qu'avez-vous fait ? Vous avez accusé les uns, frappé les autres, et vous ne les avez pas confrontés avec un seul témoin. Vous n'avez pas tenu de procès-verbaux, et vous dites : Mais ce que nous faisons n'est rien ; car, enfin, la justice, plus tard, pourra intervenir. La justice ! oui, quand l'opinion du pays nous aura frappés de réprobation, votre justice, tardivement réparatrice, interviendra. Et que me fait à moi votre justice ! Une peine matérielle, la privation de ma liberté ! Et qu'est-ce que cela peut me faire ? Est-ce que le 24 février je n'ai pas sacrifié tout cela ? Est-ce que je n'ai pas pensé qu'un jour il me faudrait compter avec les ennemis vaincus de la république ? J'ai pensé à tout cela, oui ; et en montant à l'Hôtel-de-Ville, je disais à Lamartine, l'ami que le peuple venait de me donner : Nous montons au Calvaire !

Voilà ce que je disais. Je n'ai donc pas peur de vos peines matérielles. Je ne crains pas la privation de ma liberté ; mais ce qui me touche, c'est l'opinion du pays, c'est la calomnie ; ce qui me touche, ce sont ces quatre ou cinq jours qui vont séparer mes explications de votre rapport, ce sont les calomnies dirigées contre la révolution de février.

On a essayé depuis trois mois de me tuer moralement, ajoutait encore Ledru-Rollin. Par respect pour cette révolution en péril, je me suis tu, je me suis condamné au silence ; et il faudrait encore attendre quatre jours mortels en présence de l'occasion qui m'est offerte !

Ledru-Rollin, encouragé par ses amis et par le silence qui régnait dans l'assemblée, entra alors en matière sur les trois points qui lui avaient paru personnels : les bulletins de la république, la journée du 16 avril et les journées de juin. L'ex-ministre de l'intérieur n'eut besoin que de l'appeler ce qu'il fit dans ces deux dernières circonstances pour que l'échafaudage d'accusations dressé dans le rapport de la commission d'enquête s'écroulât. Quant au fameux bulletin, il déclara, tout en faisant valoir les circonstances au milieu desquelles il fut rédigé, qu'il n'en était pas le rédacteur.

Voilà ce que j'ai fait, s'écriait-il, après avoir exposé sa conduite au 17 avril, au 15 mai et en juin. Je n'ai donc pas besoin d'attendre l'impression de vos pièces pour faire luire la vérité et confondre les auteurs du rapport. Maintenant, frappez, si vous voulez ; j'ai pour moi ma conscience. Et que me font vos sévices ? Le peuple sera éclairé, et à côté de votre rapportai lira ma réponse. Voilà à quoi je tenais ; le resté m'est indifférent. Ce qui me touche, c'est l'opinion publique, l'opinion du peuple. Je ne veux pas qu'on puisse le tromper pendant quatre jours.

Mais comme le citoyen Ledru-Rollin sentait encore le besoin d'éclaircir quelques points obscurs des journées de juin, il déclara qu'il entrerait dans les détails nécessaires le jour où l'assemblée aurait ordonné la discussion à fond du fameux rapport.

J'ai dû me taire et me laisser calomnier pendant un mois, disait-il à ce sujet, j'ai dû étouffer sous la calomnie ; car un plus grand intérêt que celui d'un homme, l'intérêt de la république était en question ; mais j'avais écrit pour le cas où une balle m'atteindrait.

Tenez, messieurs, ajoutait-il encore en s'adressant au côté droit de l'assemblée, permettez-moi de vous le dire et ne m'en veuillez pas, après tout, de la chaleur de l'improvisation, la pensée est au fond de mon cœur, il faut qu'elle expire sur mes lèvres. Vous tous qui avez assisté à la commission, vous n'étiez pas de nos amis politiques. Vous ne pensiez pas comme nous. Je respecte vos consciences. J'ai cru le seul, à l'ancienne chambre, qu'on pouvait passer sans transition de la monarchie à la république. N'est-ce pas là mon crime ?

Eh bien ! descendez avec moi dans le fond de vos cœurs. Etes-vous bien sûrs d'avoir, comme moi, oublié toute espèce d'amertume ? Etes-vous bien surs que, malgré vous, dans votre rapport, n'a pas passé cette rancune que vous auriez dû étouffer en siégeant sur ces bancs ? Vous ne pouvez en être bien sûrs, car vous êtes des hommes, et que j'ai cette conviction que les commissions politiques, sous quelque forme qu'elles se, produisent, ne sont pas des tribunaux de justice. On tue avec elles, mais on ne juge pas. Ce rapport, fait sans confrontation, n'est pas une œuvre de justice, c'est une œuvre de parti.

Des partis ! s'écriait Ledru-Rollin au moment de descendre de la tribune ; des partis ! La république ne doit en avoir qu'un seul : la grandeur de la France et le bonheur du peuple. Nous disputons, et il a faim. Une seule conduite peut nous sauver : l'union et la concorde ; elle seule peut nous sauver des périls du dedans et des coalitions de l'avenir.

 

Ledru-Rollin venait dans moins d'une heure de renverser tout l'échafaudage sur lequel reposait le fameux rapport que la commission avait mis plus d'un mois à élaborer. Sa brûlante improvisation avait produit un si grand effet, que le général Cavaignac n'avait pu s'empêcher de serrer la main à l'ex-ministre de l'intérieur. La séance avait été suspendue, et ce ne fut pas sans peine que dès membres purent se faire écouter lorsqu'ils voulurent relever quelques erreurs qui les touchaient. Louis Blanc et Caussidière n'obtinrent même la parole que pour des faits personnels.

Le premier se borna à repousser les accusations calomnieuses portées contre lui en sa qualité de complice ardent, dit-il, de la révolution de février, par ceux qui voulaient faire le procès à cette révolution.

Caussidière protesta contre la longue accusation que l'on faisait peser sur lui. Il annonça qu'il se défendrait victorieusement sur tous les points lorsque le rapport serait solennellement discuté. Il répondit à ce qui était relatif aux conspirations dont on le rendait complice que, s'il eût conspiré, il serait mort. Le citoyen Proudhon essaya de parler aussi ; mais il fut forcé de descendre de la tribune par les cris : Assez ! assez ! à demain ! poussés par les contre-révolutionnaires. Le président s'empressa de lever cette séance, qui avait constamment captivé et tenu à leurs places les membres les moins stables de l'assemblée.

Les débats prouveront bientôt, disait au sujet de ce fameux rapport le rédacteur d'un journal démocrate, que c'est ici l'attaque la plus violente qui ait encore été dirigée contre la république et les républicains ; car l'un de ceux que l'on poursuit avec de plus d'acharnement, le citoyen Ledru-Rollin, a brisé d'un seul coup ce faisceau de rancunes et étouffé sous son pied ce nid de serpents. Son admirable improvisation restera dans l'histoire ; elle a fait courber la tête à tous ces justiciers qui, sans les appeler, sans les entendre sur des faits, engageant leur liberté, leur vie, leur honneur, ont organisé depuis un mois contre leurs collègues un dossier d'instruction criminelle, un dossier de cour prévôtale, et sont venus tout à coup jeter à l'opinion publique, sans débat préalable, sans contradiction, sans ce devoir de l'interrogatoire dont n'oseraient pas se départir les justices exceptionnelles elles-mêmes. Il faut que la démocratie lise ce discours, puissant par l'indignation, par la logique, par la grandeur des sentiments, afin que toutes les calomnies soient châtiées et toutes les trahisons démasquées.

Ainsi, il avait suffi de quelques instants pour renverser l'œuvre contre-révolutionnaire si péniblement élaborée par la commission d'enquête, et l'on ne peut pas mettre en doute que l'assemblée n'eût passé à l'ordre du jour sans l'influence de l'improvisation chaleureuse du citoyen Ledru-Rollin.

Mais l'impression des pièces exigea vingt jours au lieu d'une semaine ; et pendant ce temps, la commission d'enquête prit ses mesures pour ne pas laisser échapper sa proie. Elle fut, en cela, bien déplorablement secondée par les progrès incessants de la réaction. Ces progrès furent tels que la même assemblée qu'on avait vue rejeter les accusations des royalistes contre Louis Blanc et Caussidière à l'occasion des événements du 15 mai, se déjugea complètement deux mois après, et livra, ainsi que nous le verrons bientôt, ces deux démocrates à la fureur aveugle des royalistes.

Dans l'intervalle, et à chaque publication d'une partie des pièces sur lesquelles la commission d'enquête avait basé son réquisitoire, les réclamations arrivaient en foule aux journaux.

Ce furent d'abord les feuilles démocratiques qui procédèrent à l'appréciation de l'œuvre présentée à l'assemblée nationale, œuvre que ces feuilles appelaient une enquête politique écrite sous l'émotion de la bataille et sous l'inspiration de la peur et de la haine.

Nous avons lu les trois volumes de pièces justificatives que la commission d'enquête a eu le triste courage de mettre sous les yeux du public. Nous y avons vu les noms les plus éminents du pays accolés à des signatures inconnues ou mal famées ; là, les dépositions les plus misérables, les plus discutables, s'étalent cyniquement entre les témoignages de Lamartine, d'Arago, de Goudchaux et de Marie. Ces deux espèces de documents ont été fondues et combinées avec une habileté digne des vieux procureurs du Châtelet ; et quand on veut lire de près, quand on veut analyser ce chaos informe de Contradictions, de hautes et basses rancunes et de petites violences, on voit clairement le double but vers lequel on a marché : déshonorer la révolution de février en la traînant sur toutes les claies de la police et des rues, faire ouvrir la criée des scandales par ces hommes sans responsabilité qui longent les gouvernements en temps de révolution comme les murailles aux heures de la nuit ; condamner la république, dolente et blessée, à boire jusqu'à la lie la coupe des délations infâmes et des calomnies empoisonnées. Telle est la première victoire que l'on a rêvée.

La seconde consistait à briser toutes les âmes fortes qui avaient compris la portée de la révolution et qui avaient agi en conséquence. Il fallait donc les déchirer sans pitié en les attaquant dans ceux de leurs actes que les contre-révolutionnaires leur imputaient à crime. C'était faire en même temps le procès à la république et aux républicains.

 

Ceux-ci, ou plutôt ceux que la contre-révolution appelait dès lors les exagérés, n'avaient pas pu comprendre qu'il fût possible de fonderie gouvernement républicain avec les débris de là monarchie. Cléments comme le peuple, au lieu d'appeler la proscription, la violence, l'échafaud, ils laissèrent partir ces pâles héros de la dynastie ; ils ouvrirent les prisons politiques et n'y poussèrent personne ; ils abolirent la peine de mort ; ils n'armèrent ni les procureurs ni les bourreaux ; mais ils sentaient qu'une révolution qui portait la république devait être puissamment défendue, sous peine de la voir s'évanouir comme un orage d'été. Toutes les hiérarchies administratives, cimentées par le privilège pour le service de la monarchie, devaient, à leurs yeux, se transformer et se rajeunir pour former l'ordre nouveau..... De là naquirent les circulaires tant calomniées, les appels ardents du Bulletin, l'expédition des commissaires chargés de l'administration et de la propagande ; mesures que les circonstances réclamaient impérieusement, et que la réaction incriminait de toute la force de sa haine dans le rapport de M. Bauchard.

Ainsi, au lieu de tenir compte aux démocrates avancés d'avoir donné à la France bouleversée deux mois de paix et de répit sans qu'il en coûtât une goutte de sang à l'humanité, la commission d'enquête accusait les démocrates du gouvernement provisoire et des administrations de n'avoir obéi qu'aux mauvaises passions, de s'être sans cesse efforcés de provoquer dans le pays une agitation violente, un désordre social qui devaient amener les catastrophes qu'on avait à déplorer.

On comprend combien une enquête basée sur des éléments aussi erronés dut exciter de réclamations de la part de la presse démocratique. Elle discuta et apprécia la plupart des dépositions et démontra que les plus concluantes émanaient d'anciens agents de police ou d'hommes connus pour ennemis des républicains. Or, ces faits étaient incontestables, et la fausseté de certaines dépositions apparaissait aux yeux de tout le monde. Aussi excitèrent-elles de nombreuses réclamations et des démentis formels.

Ce furent d'abord les anciens délégués des corporations au Luxembourg qui protestèrent publiquement contre les erreurs et les insinuations contenues dans le rapport et qui les firent vigoureusement ressortir ; puis les ouvriers et employés des chemins de fer, qui s'inscrivirent en faux contre la déposition d'un de leurs administrateurs. Un journal examinait longuement les dépositions tardives des sieurs Rollet et Bozon, attachés à la police, et celle de M. Elouin, qui semblait les corroborer. Or, ces deux agents de police affirmaient avoir vu Caussidière aux barricades de l'église Saint-Paul, ce qui fut reconnu de toute fausseté. Une autre feuille démontrait l'invraisemblance des dires du sieur Chenu, autre agent de police. S'attaquant aux feuilles réactionnaires, qui semblaient nager dans la joie en présence de ces dépositions, le journal dont nous parlons leur criait : Vous connaissez très-bien la valeur de ces témoignages ; mais comme il y a bénéfice de scandale contre la révolution et vengeance pour la ligue royale, vous les enregistrez complaisamment et vous glorifiez ces commérages de cabaret comme des paroles d'apôtres. La plus misérable, la plus inepte dénonciation n'est rien moins pour vous qu'une preuve juridique acquise. Attendons les débats, et nous verrons ces belles histoires aller faire pendant à la galerie des crimes inventés après les journées de juin.

Le lendemain, c'étaient encore les ouvriers de l'atelier de Clichy qui déclaraient fausse toute la partie de l'enquête relative au rôle que ces ateliers auraient joué le 15 mai et dans les journées de juin.

Le jour suivant, les journaux contenaient une pièce signée par plusieurs représentants du peuple tendant à faire apprécier l'impartialité de la commission d'enquête en ce qui concernait les faits relatifs aux pièces saisies dans le local de leur réunion ordinaire.

Bien des personnes entendues par la commission d'enquête se trouvaient surprises des paroles qu'on leur prêtait dans leurs dépositions imprimées, et les journaux étaient littéralement remplis de ces rectifications.

Ainsi, la publication des pièces servit puissamment à discréditer les éléments du fameux rapport ; et lorsque arriva enfin le jour si impatiemment attendu par les accusés de le réfuter, l'opinion publique avait fait justice de ce tissu de suppositions ; les seuls réactionnaires de l'assemblée persistaient encore dans les accusations que ce réquisitoire renfermait, et ces réactionnaires s'étaient comptés.

La séance du 24 août, séance mémorable dans les fastes de notre révolution de février, comme le fut celle où la réaction thermidorienne frappa Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Barrère, s'ouvrit par de nouvelles réclamations contre d'autres inexactitudes reprochées au travail de la commission d'enquête par des représentants.

Ce fut d'abord le vice-amiral Cazy, naguère ministre de la marine, qui protesta contre la déposition du citoyen Lacrosse, comme inexacte à son égard. Puis le citoyen Charras releva une autre inexactitude relative au commandement du général Courtais. Un troisième représentant, le citoyen Ceyras crut devoir rectifier la partie du rapport où on semblait incriminer sa conduite dans la soirée du 15 mai à l'Hôtel-de-Ville. Il raconta comment, ayant accompagné Lamartine et Ledru-Rollin lorsqu'ils se rendirent à ce quartier général de l'insurrection, il se trouva un instant séparé de ses collègues et arrêté par des gardes nationaux. C'est ainsi, dit ce représentant ; que la commission a fait perfidement de moi un allié de Blanqui et de Barbès.

Le citoyen Portalis crut aussi devoir repousser les assertions du rapporteur à l'égard des conciliabules tenus au ministère de l'intérieur, dans lesquels, suivant la commission d'enquête, on aurait agité la question de dissoudre l'assemblée nationale. Le citoyen Landrin parla dans les mêmes termes. Le citoyen François Arago donna quelques explications sur le fait relatif aux fusils envoyés chez Sobrier. Le citoyen Quinet se plaignit de ce qu'un de ses collègues, le citoyen Turck, l'aurait accusé, au sein de la commission, de ne pas avoir voulu faire agir la 11° légion contre les envahissements de la salle. Enfin, le représentant Baune se disculpa longuement et chaleureusement d'un propos très-grave rapporté à la commission d'enquête par ce même citoyen Turck, à savoir : qu'on n'en finirait pas si on ne tuait pas quatre ou cinq membres de l'assemblée.

Longtemps j'ai refusé de dire le nom de mon interlocuteur, répondit le citoyen Turck ; je consentis à la fin à livrer le nom de M. Baune, mais avec cette réserve que ma déposition ne vaudrait que comme simple renseignement.

Je persiste dans une dénégation la plus complète, répliqua Baune ; et il prouva à l'assemblée que le citoyen Turck ne le connaissait nullement, et qu'il disait ne l'avoir reconnu que le lendemain à la tribune. Or, ajoutait le citoyen Baune, le Moniteur est là pour constater que je n'ai parlé ni le 24, ni le 25, ni le 26. Que pourrais-je ajouter à cet argument ?... C'est donc comme représentant et comme citoyen que je dirai à M. Turck : Je vous adjure d'interroger votre mémoire et votre conscience, et de réparer votre erreur, que je suis prêt à oublier quand vous l'aurez reconnue. Mais si vous persistiez dans votre déclaration après m'avoir entendu, j'écrirais sur votre front le nom de calomniateur, et l'assemblée et la France jugeraient entre nous.

On n'avait pas encore entendu les principaux accusés, et déjà l'assemblée se trouvait saisie d'incidents les plus irritants.

Le représentant Repellin donnait le démenti le plus formel à M. Marquis, préfet des Bouches-du-Rhône, qui l'avait accusé d'avoir contribué aux troubles de juin, à Marseille, en organisant la compagnie dite des travailleurs, laquelle compagnie était organisée et armée avant que le réclamant fût nommé commissaire de la république.

Un autre représentant, le citoyen Martin, s'inscrivait en faux, contre l'allégation contenue dans les pièces, qui l'accusait d'avoir empêché la garde nationale d'Orléans de marcher au secours de l'ordre. Ce représentant affirmait que les Orléanais n'avaient éprouvé aucun retard, et qu'ils étaient arrivés les premiers à Paris.

Vous avez commis un abus de pouvoir et une indiscrétion envers vos collègues, criait au rapporteur le citoyen Bac, à l'occasion des papiers pris à la réunion des représentants de la rue Castiglione.

Vous avez tronqué les pièces, ajoutait Louis Blanc.

Vous avez violé le domicile de plusieurs représentants, disait le citoyen Lefranc. La commission a manqué à son devoir. Nous nous sommes trompés sur sa délicatesse !....

Je monte à la tribune pour une simple dénégation, disait encore Jules Favre. Mon nom a été prononcé dans l'enquête. M. Arago a dit que des conciliabules avaient eu lieu au ministère de l'intérieur, dans lesquels on parlait du sort réservé à l'assemblée nationale. De pareilles réunions n'ont jamais eu lieu, et jamais, en ma présence, la conversation ne s'est engagée sur les points signalés. L'honorable M. Arago a été trompé.

Ainsi, chaque représentant désigné dans l'œuvre de la commission d'enquête emportait un lambeau du fameux rapport en descendant de la tribune ; l'œuvre se démolissait pièce à pièce. Les députés de bonne foi qui siégeaient ailleurs qu'à la montagne, déploraient ce malheureux rapport. Mais les réactionnaires royalistes n'en persistaient pas moins à vouloir se débarrasser des collègues dénoncés.

Les incidents et les réclamations ayant enfin cessé d'absorber la séance, le citoyen Ledru-Rollin prit la parole, au milieu de l'attention la plus religieuse.

Il commença par rappeler sommairement la nature des enquêtes précédemment ordonnées par les assemblées nationales de la première révolution. Il parla de la résistance que fit la convention nationale aux accusations portées par les réactionnaires et de la persévérance des accusateurs. Il en résulta, dit-il, que les irritations du dedans, que les colères intestines se répandirent au dehors ; puis la journée de germinal pour délivrer les accusés, puis la journée de prairial, puis la mort du courageux Féraud, salut à lui ! puis, au bout de tout cela, pendant cinquante ans, la république couchée dans la tombe. Voilà le produit des enquêtes politiques !

Abordant ensuite les actes de la commission d'enquête, il fut facile à l'orateur de prouver qu'elle avait dépassé ses pouvoirs en remontant plus haut que la journée du 15 mai.

Ne dites donc pas : Je suis impartial, je suis juge, lui disait à ce sujet Ledru-Rollin ; ne dites pas cela, car en vous asseyant, la haine, la rancune s'assoient avec vous avant d'avoir pu être poussés par l'enchaînement des événements.

Et quand je vous dis ces choses si simples, poursuivait-il, est-ce que vous croyez que je me défends ? Non, non, ne vous y trompez pas. Car enfin, au 21 juin, vous ne me trouvez nulle part ; je me trompe, vous me trouvez à mon poste d'honneur, au siège de la commission exécutive.

Au 15 mai ! oh ! des insinuations. Mais vous savez parfaitement bien, il y a ici des témoins qui en déposent, que j'ai fait mon devoir ici comme à l'Hôtel-de-Ville. Donc maintenant, comment remontez-vous jusqu'à moi ? Comment venez-vous me demander compte indirectement de ma politique ? Ma politique, si elle est mauvaise, l'histoire la jugera. Vous l'avez rejetée en me faisant tomber du pouvoir. Mais est-ce que par hasard dans votre enquête vous aviez le droit de m'accuser ? Est-ce que je n'étais pas couvert par cette déclaration que j'avais bien mérité de la patrie ? Est-ce que dans votre enquête, si je n'avais figuré ni au 21 juin, ni au 15 mai, vous pouviez me demander compte de mes circulaires ? Est-ce que vous pouviez me demander compte de mes commissaires ? Vous ne le pouviez pas ; je me trompe, vous ne pouviez le faire qu'en attaquant dans ma personne le gouvernement provisoire et la révolution de février.

Et ne croyez pas que j'invoque ces principes pour m'abriter derrière eux ! Ne croyez pas que j'aie besoin d'un voile ; ma politique, je puis la défendre en deux mots.

J'ai écrit des circulaires, vous avez pu les lire, dans lesquelles il y a ceci : Qu'il fallait respecter les situations et montrer de la fraternité ; mais qu'il ne fallait envoyer à l'assemblée que des républicains, des hommes de la veille. Voilà ce que j'ai dit. Eh bien ! je l'ai dit et je le soutiens, parce que je le crois juste. Et savez-vous pourquoi je le crois juste ? par honneur pour vous et pour votre délicatesse..... En vous estimant fidèles à votre conscience, vous ai-je calomniés ? J'avais tenu compte de l'âme humaine, et j'avais respecté les convictions comme sacrées.

On m'a reproché les commissaires que j'ai nommés, et même dans l'enquête, on trouve à cet égard je ne sais quelle accusation. J'aurais voulu vous voir, le lendemain de la révolution, aux prises avec les obsessions ; vous auriez vu qu'il fallait plus de courage pour résister à beaucoup d'entre elles que vous ne le pouvez supposer. J'avais, en trois jours, chose inouïe ! toute une administration à refaire.

Vous avez dit : Ces commissaires avaient des pouvoirs illimités. Allons ! allons ! nous sommes des hommes sérieux, n'abusons pas des mots. Oui, des pouvoirs illimités, en leur disant que la limite était dans les mœurs du pays. Vous ne vous attaquez pas aux mots, n'est-ce pas ? Dites-moi donc, à part les rancunes électorales qui peuvent ne pas avoir été oubliées, dites-moi s'il est un seul de ces commissaires qui se soit rendu coupable d'un méfait quelconque ?.... Oh ! vous ne m'avez pas surpris ; j'attendais cette interruption. Les commissaires vous ont combattus, vous en conservez de la rancune.

Parlerai-je de l'affaire belge ? poursuivait Ledru-Rollin, après avoir éclairci les faits relatifs à un sous-commissaire qui n'avait pas été nommé par lui. Connaissez-vous les circonstances dans lesquelles l'affaire de la Belgique s'est passée ? Vous n'en relatez qu'une portion ; vous ne l'avez pas dite tout entière.

Et le citoyen Ledru-Rollin entrait dans tous les détails relatifs à l'expédition dont on faisait un crime au gouvernement provisoire.

Le gouvernement belge, ajoutait-il, parfaitement informé des faits, n'a jamais adressé au gouvernement français aucune réclamation quelconque à ce sujet, parce qu'il savait que la politique de la France n'avait pas démenti le manifeste de M. de Lamartine. Qu'il plaise maintenant à je ne sais quel procureur du roi de ce pays d'accuser des hommes absents, vous comprenez que j'en ai peu de souci.....

J'ai dit tout cela, reprenait l'orateur ; je pouvais ne pas le dire. Je vous l'ai dit pour ma conscience ; je vous l'ai dit parce que j'ai représenté, comme membre de la commission exécutive, l'assemblée tout entière. Je voulais pour mon honneur, pour le sien, lui dire ces faits, lui donner ces explications. Vous avez beau faire, l'histoire, qui jugera les faits, dira que c'est ici un pouvoir de rancune contre la démocratie que nous avons fondée, une lutte entre la monarchie déchue et la république. Oui ! vous faites ici ce que vous avez fait pendant dix-huit ans. Pendant dix-huit ans vous avez combattu, ébréché un gouvernement, sans avoir une idée quelconque à mettre à la place. Il ne faut pas que vous recommenciez l'opposition tracassière qui ne peut pas aboutir, parce qu'aujourd'hui, comme alors, vous n'apportez aucune idée nouvelle propre à remédier aux maux qui nous assiègent. Il s'agit de fonder ; vous n'avez su que détruire ; le pays doit être en défiance. Ainsi, si vous êtes de bons citoyens, votre rôle est tracé : c'est de suivre et non pas de vouloir diriger le mouvement de février.....

Je comprends vos scrupules, disait encore Ledru-Rollin en s'adressant aux membres de la commission d'enquête et à tous les réactionnaires ; en enrayant sans cesse la révolution, vous croyez sauver le pays de ce que vous appelez la république rouge.

La république rouge ! mais le moyen, si elle existait, le moyen de la faire triompher, c'est de faire perpétuellement de la réaction ; c'est de ne lien accorder aux justes exigences ; c'est de faire ce que faisait ce malheureux gouvernement qui est. tombé, qui, à mesure qu'une chose juste était réclamée, s'y opposait par cela même qu'elle était juste et sollicitée. Voilà le moyen d'amener cette république rouge.

Mais la république rouge, croyez-moi, n'est qu'un fantôme dont les habiles se servent pour effrayer les esprits timorés.... J'ai dit que la république rouge était un fantôme, reprit l'orateur après avoir éprouvé une bruyante interruption ; j'espère vous le démontrer facilement, si vous voulez m'écouter quelques minutes.

Sous cette dénomination, vous proscrivez tout le socialisme. Il ne m'effraie pas, et voici pourquoi : c'est qu'il constate un fait auquel mon cœur et mes yeux sont depuis longtemps ouverts, les douleurs profondes de la société. Maintenant, qu'il se trompe sur les remèdes, je le pense. Mais le moyen de lui démontrer qu'il se trompe, c'est de faire quelque chose qui enfin vivifie le pays.... Il n'y a pas de république rouge ; il y a des hommes qui, abusés par les besoins, peuvent être entraînés par des illusions ; mais soyez bien convaincus que l'immense majorité, que l'unanimité du pays se rattache à la république vraie : il ne s'agit que de s'entendre.

Or, ce que le pays, selon moi, comprend par la république vraie, le voici : ce n'est pas le mot, ce n'est pas même le suffrage universel seulement ; c'est le respect pour la famille, le respect pour la propriété. Est-ce que vous croyez que les républicains qu'on a qualifiés de rouges ne veulent pas le respect pour la famille ? Est-ce que Vous croyez que les hommes qui souffrent tous les jours ne veulent pas cette douce jouissance, eux qui n'en ont pas d'autres que le foyer domestique ? La famille ! il faut bien s'entendre sur ce mot, nous ne la voulons pas seulement pour quelques hommes ; nous, la voulons pour tous. Or, pour vouloir la famille pour tous, il faut qu'il y ait le travail pour tous ; car, est-ce que c'est la famille, par hasard, que l'enfant élevé aux enfants trouvés ? Est-ce que c'est la famille que la fille qui ne peut gagner sa vie en travaillant et qui se prostitue ? Est-ce que c'est la famille que l'ouvrier presque forcé de vivre dans le concubinage ? Est-ce que c'est la famille, le vieux travailleur réduit à mourir sur un grabat d'hôpital ? Est-ce que c'est là la famille ? Nous voulons, nous, que la famille soit universelle. Ne dites donc pas que la famille n'est pas respectée par nous ; car nous, nous ne voulons pas la restreindre ; nous voulons l'étendre et la multiplier.

Vous parlez de respect à la propriété, reprenait Ledru-Rollin, que d'immenses applaudissements encourageaient à exposer la vraie république. Permettez-moi de vous le dire, ils sont insensés ceux-là qui ne comprennent pas que la propriété est la première base de la liberté. La propriété, nous la voulons aussi ; car nous, nous demandons que l'on donne à l'ouvrier ou le crédit ou un instrument de travail. Nous ne la voulons pas pour quelques-uns ; nous la voulons pour tous, honnête, laborieuse, probe, et pouvant se constituer : voilà comme nous la voulons. La propriété, nous la voulons peut-être plus que vous. Savez-vous pourquoi ? c'est que nous disons, nous, qu'il y a moyen de rendre propriétaires un grand nombre d'ouvriers ; que, dans cette France, il y a place pour tout le monde au soleil ; que vous avez des communaux à distribuer ; que vous avez des biens de l'État qui ne rapportent rien et que vous pourriez facilement féconder par le travail individuel ; qu'il y a en France d'énormes défrichements à faire, des lieues de landes stériles à fertiliser. La propriété, à notre gré, vous ne sauriez assez la multiplier.....

Nous respectons donc la propriété, ajoutait l'orateur après avoir parlé de la nécessité de soustraire les propriétaires aux étreintes de l'usure par l'établissement d'une banque hypothécaire propre à rendre l'aisance à l'agriculture, au commerce et aux travailleurs ; nous la voulons, mais comme la famille, multipliée à l'infini ; et en disant cela, nous sommes les traducteurs de la grande pensée de la convention nationale ; nous voulons la propriété pour tous, sinon foncière, au moins comme instrument de travail.

Maintenant, citoyens, permettez-moi de vous le dire, voilà les principes que vous croyez proscrire en les qualifiant de république rouge. Ces principes-là, si je pouvais sonder tous les cœurs de l'assemblée, je suis convaincu qu'ils sont ceux de la majorité ; je suis convaincu qu'ils sont ceux de la presque unanimité du pays. Eh bien ! c'est pour la repousser, cette république, que vous entravez sans cesse les propositions populaires qui vous sont faites. Et cependant les gouvernements ne périssent pas pour les concessions qu'ils font ; ils périssent toujours, et vous en avez de nombreux exemples, par les concessions qu'ils ne savent pas faire à temps.

 

Ledru-Rollin, qui, au lieu de se défendre, n'avait cessé d'admonester le parti réactionnaire, terminait son plaidoyer en faisant apercevoir à la commission d'enquête que, d'une question sociale, elle était tombée, dans son rapport, à une question de personnes.

Je vous ai signalé, au début, ajoutait-il encore, l'abîme où peut tomber cette assemblée ; je vous ai dit que vous aviez deux voies à suivre : si vous suivez la première, celle de la concorde, la république peut être sauvée dans une espèce d'élan unanime, si nous nous unissons tous pour arriver au même but, le bien, la grandeur, la prospérité de la patrie. Oh ! puisse donc le génie de la liberté inspirer vos consciences dans ce moment solennel ! Ne dites pas : Ce sont deux hommes qu'on envoie pour être jugés. Non, ce n'est plus cela ; c'est la représentation nationale qu'il s'agit de sauver ; car une fois la fissure ouverte, on ne sait quelles mains violentes peuvent l'entr'ouvrir, la déchirer pour y jeter l'assemblée nationale tout entière.

Le discours de Ledru-Rollin avait produit une grande sensation dans l'assemblée, et les tribunes s'étaient montrées émues en entendant traiter aussi éloquemment les grandes questions politiques qui agitaient la France. On était étonné de voir que ces questions, abordées de bonne foi, devenaient les plus simples et les moins effrayantes, et plus d'un spectateur ou d'un membre de l'assemblée défavorablement prévenu, se mit à réfléchir en sortant de cette séance si pleine de curieux éclaircissements.

Mais rien ne pouvait changer ni modifier les sentiments que la haine inspire. Aussi la commission d'enquête se groupa-telle plus fortement que jamais autour de son inqualifiable rapport.

Le tour de Louis Blanc de monter à la tribune était arrivé. La position qui lui avait été faite par la commission exigeait une défense minutieuse sur tous les points, comme l'était l'accusation. Louis Blanc fut donc réduit à défendre ses actes politiques depuis la révolution de février ; mais il le fit en homme qui sent sa dignité, et ne laissa passer aucune occasion de prouver qu'il connaissait les points faibles de ceux qui s'étaient posés comme ses implacables ennemis.

Parmi les hommes qui m'adressent ces inculpations si graves, dit-il en commençant, les uns, il y a à peiné six mois, niaient la république, niaient le suffrage universel ; les autres n'ont cessé depuis dix ans de proclamer la légitimité ; ceux-ci, au 23 février, étaient loin du péril, tandis que d'autres ont risqué cinquante fois leur vie. Avant la révolution de février et depuis 1830, il y a eu des hommes jetés dans les prisons : c'étaient des républicains ; il y a eu des hommes jetés dans l'exil : c'étaient des républicains ; il y a eu des hommes qu'on a bafoués : c'étaient des républicains, et cependant ces hommes qui pouvaient arriver au pouvoir la haine et les ressentiments au cœur, se sont montrés d'une modération invincible. Le premier acte de ces hommes, que l'on considérait comme les apôtres de la guillotine, a été d'abolir la peine de mort en matière politique. Pas une arrestation n'a été faite, pas une atteinte à la liberté individuelle, pas un journal n'a été supprimé. La république triomphante s'est montrée oublieuse de tous les outrages qu'elle avait subis. A cette époque-là on aurait pu provoquer une enquête. L'a-t-on fait ? Quel ennemi a-t-on poursuivi ? A quelle vengeance a-t-on ouvert carrière ? Ici, je m'arrête ; Messieurs, la comparaison est déjà faite dans vos esprits.

Louis Blanc parla d'abord sur la déposition qui l'avait le plus affligé, celle de M. F. Arago. Il raconta ce qui s'était passé au sein du gouvernement provisoire le jour où le peuple avait demandé la création d'un ministère du travail. La délibération sur ce point, dit-il, s'ouvrit. Quant à moi, par des raisons que je vous exposerai tout à l'heure, j'étais convaincu que le caractère de la révolution de février était un caractère éminemment social ; que la première question à résoudre était cette grande question de l'organisation du travail. J'exprimai mon opinion, qui fut très-vivement combattue par mes collègues ; et alors, comme je me trouvais représenter au pouvoir une idée qui ne se trouvait pas la mienne, je donnai ma démission.... Elle fut rejetée, et comme concession à faire au peuple, on proposa la constitution d'une commission de gouvernement pour les travailleurs, dont on m'offrit la présidence. Je repoussai, à mon tour, cette proposition, je sentais que si je me mettais à la tête d'une commission ayant seulement pour but d'élaborer les questions sociales et n'ayant aucun moyen pour réaliser les idées qui nous auraient paru bonnes, je m'exposais à un double danger : d'une part, le peuple voyant sa misère se prolonger, ne se tournerait-il pas contre moi, ne m'accuserait-il pas de la durée de ses maux ? et de l'autre, les adversaires des idées sociales que je voulais faire prévaloir, ne viendraient-ils pas me dire :Vous êtes un utopiste ! ne m'accuseraient-ils pas d'impuissance ?

Louis Blanc, après avoir dit comment il avait cédé, rappelait à ceux qui pouvaient l'avoir oublié, qu'il ne s'était installé au Luxembourg que pour y étudier les questions sociales que la révolution avait donné à résoudre et qui étaient celles des convictions de toute sa vie.

Amené ainsi à défendre le socialisme, il le fit en ces termes :

Le socialisme a été singulièrement dénaturé, singulièrement calomnié. Quelle était la devise que la révolution de février avait inscrite sur les monuments et sur les drapeaux ? Cette devise est celle-ci : Liberté, Egalité, Fraternité.

Or, le socialisme n'est pas autre chose que le développement naturel et logique de cette triple et immortelle formule....

Les socialistes veulent la liberté par l'association, l'égalité par l'association, et c'est par l'association aussi qu'ils veulent la réalisation du principe de fraternité.

Ce que nous avons demandé, c'est qu'on substitue à ce qu'on appelle dans l'ordre moral l'égoïsme, dans l'ordre des idées philosophiques l'individualisme, dans l'ordre industriel la concurrence anarchique et illimitée, c'est qu'on substitue à cela l'union de tous les cœurs, l'association de toutes les forces, la solidarité de tous les intérêts ; et je ne vois pas vraiment, Messieurs, comment un pareil système pourrait conduire au désordre et à la guerre civile !

 

Louis Blanc repoussait, au nom de l'école à laquelle il appartient, les attaques dirigées contre le socialisme, au point de vue de la propriété, que nous voulons étendre à tout le monde, disait-il, et au point de vue de la famille, que nous proposons pour modèle à la société universelle. Il défendait ses actes et ses discours au Luxembourg, parce que, affirmait-il, il n'avait rien à rétracter. Il parlait du décret qui fixait les heures du travail, comme d'un monument d'équité, à l'édification duquel auraient également contribué et le gouvernement, et lés patrons et les ouvriers. Il fut constaté, dit-il, que, de la part des patrons, il y avait eu le plus honorable et le plus vif empressement à faire ce que les ouvriers demandaient. Il terminait la première partie de son discours en protestant contre les passages tronqués et la mauvaise foi évidente qui avait présidé aux citations, faites dans l'enquête, de la plupart de ses discours au Luxembourg.

A huit heures du soir, la séance fut reprise.

Louis Blanc aborda la série des faits auxquels l'enquête lui reprochait d'avoir participé.

Il parla d'abord de la manifestation du 17 mars, manifestation qui, dit-il, l'effraya, parce qu'il craignait qu'elle ne fût détournée de son but. Dans cette pensée qui calomniait le peuple, ajoutait-il, je convoquai au Luxembourg un certain nombre d'ouvriers et je les adjurai, au nom de la république, d'ajourner une manifestation qui pourrait entraîner des désordres. Ils me répondirent que le mouvement était imprimé, qu'il était irrésistible. La manifestation eut lieu : elle fut admirable d'ordre, de discipline et de sagesse.

Quant au 16 avril, poursuivait Louis Blanc, on a prétendu que c'était une manifestation dirigée par les ouvriers contre le gouvernement provisoire, et que j'avais trempé dans une espèce de complot ayant pour but de renverser une partie du gouvernement. Ces reproches sont l'opposé de la vérité. En ce qui me concerne, j'ai toujours considéré l'intégrité absolue du gouvernement provisoire comme une condition de salut pour la république. Le gouvernement provisoire était constitué avec des éléments hétérogènes. Je ne cacherai pas qu'il existait entre les divers membres qui le composaient des dissidences assez graves. Mais ces dissidences, qui auraient fait du gouvernement provisoire un très-mauvais pouvoir, au point de vue de l'unité d'action, ces dissidences faisaient précisément que le gouvernement provisoire était le meilleur gouvernement de transition et de passage, destiné à garder la place de la souveraineté nationale[1].

Ainsi, Louis Blanc démontrait de la manière la plus irrécusable qu'il avait fait tout son possible pour empêcher la manifestation du 16 avril, et il prouvait qu'il n'avait jamais été en relations avec les chefs des clubs. Mais tout en rendant ainsi hommage à la vérité sous le point de vue qui lui était personnel, il n'en démentit pas moins les bruits accrédités ce jour-là par les réactionnaires pour mettre fa division dans la grande famille, bruits qui servirent à faire battre le déplorable rappel de cette néfaste journée.

Arrivant ensuite aux ateliers nationaux, Louis Blanc se plaignit avec raison d'avoir été, pendant deux mois, sous les coups de la calomnie, qui, disait-il, lui imputait à crime l'organisation des ateliers nationaux, lorsque cette organisation, toujours combattue par lui, était devenue l'objet de ses défiances et même de son inimitié. Je puis dire aujourd'hui, s'écriait-il, ce qu'un sentiment de convenance m'aurait empêché de dire jusqu'à la publication des documents : c'est que les ateliers nationaux non-seulement n'ont pas été organisés par moi, mais ont été organisés contre moi ; et le club des Ateliers nationaux a été fondé par un homme qui s'était donné la mission, sous le gouvernement provisoire, de combattre mon influence.....

Ainsi, Messieurs, je n'ai pas organisé les ateliers nationaux, puisqu'ils ont été organisés contre moi. Je n'ai jamais visité les ateliers nationaux ; je n'ai pu exercer aucune influence sur eux, ni par moi, ni par les délégués du Luxembourg. Je ne sais si l'insurrection de juin est sortie du sein des ateliers nationaux ; mais si cela a été, Messieurs, il y aurait une abominable iniquité à m'en rendre responsable.

Quand Louis Blanc en vint à parler de la journée du 15 mai, qui était, si l'on peut s'exprimer ainsi, le grand cheval de bataille de la commission d'enquête, il commença par exposer minutieusement l'emploi de sa journée de la veille, et il expliqua ainsi les réunions qui avaient eu lieu chez lui ce jour-là :

Oui, nous nous sommes réunis chez moi la veille du 15 mai, mais cette réunion n'a eu aucune espèce de rapport avec ce qui devait se passer le lendemain. Il n'a été question que de nous concerter sur la marche à suivre ; car c'était alors le moment où l'on désignait les membres qui devaient former le comité de constitution. La conversation porta tout entière pendant deux heures et demie sur ce qui était l'objet de la réunion, savoir : la marche à suivre dorénavant dans les délibérations de l'assemblée et le choix des personnes qui devaient former ce comité.....

Il y a une déposition qui porte que le 15 mai je suis sorti de chez moi et je me suis dirigé vers la Bastille, poursuivait l'orateur. Si l'instruction n'a pu me suivre plus loin, c'est sa faute ; car je lui avais moi-même tracé ma route : elle serait venue avec moi, non pas jusqu'à la Bastille, mais jusqu'au café Véron des Panoramas. Dans le style du juge d'instruction, aller de la rue Taitbout aux Panoramas, cela s'appelle se diriger vers la Bastille. On pouvait interroger les personnes avec lesquelles j'ai déjeuné ; on ne l'a pas fait parce qu'on a voulu laisser peser sur mes démarches une obscurité meurtrière, parce qu'on voulait se réserver la faculté de dire : le 15 mai au matin M. Louis Blanc s'est dirigé vers la Bastille.

 

Il rappelait ensuite comment la veille il avait rencontré Barbès, et le conseil qu'il lui avait donné de veiller sur la manifestation, qui pouvait être détournée de son but par ces hommes toujours empressés d'épier les mouvements du peuple pour les faire dévier. Barbès me quitta, dit-il, après m'avoir fait la promesse formelle qu'il irait à son club et qu'il y ferait tous ses efforts pour détourner ses amis de la manifestation.

Passant, enfin, à la partie la plus sérieuse de l'accusation, à celle d'avoir encouragé le peuple, Louis Blanc s'exprima ainsi :

Est-il vrai, oui ou non, que quand j'étais à ma place on est venu me presser de la manière la plus vive et la plus instante d'aller parler au peuple ? Est-il vrai, oui ou non, que pendant longtemps j'ai déclaré que ma place était à mon banc, que ma cause était celle de l'assemblée, que je ne voulais pas m'en séparer ? Est-il vrai qu'on me disait : Mais le peuple, mais la foule vous appelle à grands cris ; si vous ne vous rendez pas à cette invitation, prenez garde à l'assemblée ; vous serez responsable des désordres qui peuvent arriver ? Cela est-il vrai, oui ou non ? Et alors, qu'ai-je fait ? Je suis descendu, je suis monté au bureau du président. Ces faits sont acquis aux débats, ils sont incontestables ; et ce n'est que sur l'invitation du bureau que je me suis décidé à parler au peuple.....

Non, s'écriait l'orateur en combattant quelques dépositions évidemment fausses, non, je n'ai pas dit au peuple d'envahir l'assemblée ; le langage que je lui ai tenu est précisément le contraire. Le Moniteur et le procès-verbal de l'assemblée déclarent qu'en parlant au peuple je l'ai rappelé à la modération et l'ai adjuré de respecter sa propre souveraineté..... Oui, les paroles que des témoins ont entendues ont été prononcées, mais par Barbès, qui les a loyalement revendiquées, et qui s'est trouvé, en effet, d'accord avec le Moniteur.....

Je ne réponds pas à ce qui n'est pas sérieux dans les accusations qu'on dirige contre moi, poursuivait-il. Il est vrai qu'à la fin de mon second discours on me mit un drapeau tricolore entre les mains. Fallait-il le jeter par terre, le fouler aux pieds ? Je m'en servis pour engager le peuple à se retirer.

 

Louis Blanc discutait ensuite la valeur des dépositions dont la commission d'enquête avait voulu tirer parti contre lui : il leur opposait une foule de lettres et de déclarations d'autres témoins attestant que ses efforts n'avaient eu pour objet que de calmer le peuple et de faire respecter l'assemblée. Il retraçait son itinéraire dès sa sortie de la salle jusqu'à sa rentrée à son domicile, et prouvait ainsi que, loin d'avoir voulu aller à l'Hôtel-de-Ville, il avait empêché bien des citoyens de s'y rendre.

Quant à la déposition de l'ex-lieutenant-colonel de la 6e légion, témoin qui déclarait avoir vu Louis Blanc dans une des salles de l'Hôtel-de-Ville, elle était si complètement contredite par les déclarations d'une foule d'autres témoins, qu'elle ne pouvait plus être discutable. Ce témoin fut d'ailleurs convaincu de mensonge par plusieurs officiers de la même légion. Ainsi, jamais alibi ne fut mieux démontré que celui qu'invoquait à cet égard Louis Blanc.

Restaient les journées de juin, à l'égard desquelles il se borna à quelques explications.

Personne, dit-il, n'est demeuré plus complètement étranger que moi à ces malheureuses affaires ; personne n'a plus que moi profondément gémi sur ce déplorable conflit, dont la première nouvelle m'a été donnée par mon concierge, au moment où je me rendais à l'assemblée.

Je suis venu dans cette salle le 23 juin dès l'ouverture de la séance ; je n'ai pas un seul instant quitté l'assemblée. Il était donc d'une impossibilité matérielle, absolue, qu'on me compromît dans ces événements. Alors, qu'a-t-on fait ? Car, à tout prix, on voulait me perdre : On a imaginé qu'ayant une grande influence sur l'association des tailleurs de Clichy, j'étais intervenu dans l'insurrection, sinon par moi, du moins par eux. Eh bien ! Messieurs, il se trouve que cette association des tailleurs de Clichy, sur laquelle, en effet, j'exerce de l'influence, est restée complètement étrangère à l'insurrection. Pendant que tout retentissait du bruit de la fusillade, les tailleurs restaient dans l'atelier, à la grande édification des gens du quartier. On a dit d'une manière vague : Il y a beaucoup de tailleurs arrêtés. Eh bien ! la vérité, la voici ; elle résulte de la déclaration du commissaire de police lui-même : Les tailleurs de Clichy sont quinze cents, et sur quinze cents, dans un moment où. on arrêtait tout le monde, principalement les ouvriers, on a arrêté douze tailleurs de Clichy, dont six sont déjà relâchés. Voilà ce que la commission appelle l'association des tailleurs se précipiter tout entière dans l'insurrection.

Messieurs, disait en terminant l'orateur qui avait occupé si longtemps la tribune sans lasser son auditoire, je ne crois pas avoir laissé debout un seul des faits qui me sont imputés. Je les ai examinés longuement, avec le plus grand soin, parce que l'accusation qu'on fait peser sur moi est la plus grande qui puisse peser sur le cœur d'un honnête homme. Quoi ! Messieurs, j'aurais poussé le peuple à l'insurrection, je me serais rendu responsable de tous ces flots de sang, j'aurais fomenté une guerre civile qui a fait tant de veuves et d'orphelins, et puis je serais allé me cacher lâchement ! Après avoir manqué de courage pour combattre, j'aurais manqué du courage de l'aveu ! Non, Messieurs, je ne me suis rendu coupable ni d'une telle bassesse, ni d'une telle lâcheté !....

Je vous ai dit la vérité ; je vous ai dit la vérité comme un homme, loyal, comme un honnête homme qui a été indignement calomnié. A ceux qui ne me connaissent.pas, il fallait des preuves ; mais j'ose dire ici que, pour ceux qui me connaissent, ma parole eût suffi ; car ceux-là savent bien que la vie même me paraîtrait achetée trop cher au prix d'un mensonge.

 

Il était près de onze heures quand Louis Blanc descendit de la tribune, salué par les acclamations de tout le côté gauche de l'assemblée. L'immense salle, faiblement éclairée, présentait alors un spectacle sinistre. Sur leurs bancs, immobiles, silencieux, on voyait comme des fantômes ces proscripteurs que le grand jour eût effrayés, raconte Louis Blanc. Dans les tribunes, une curiosité morne se peignait sur les visages pâlis par la fatigue. Pour égaler cette scène à d'autres scènes dont le souvenir, après un demi-siècle, palpite encore, il ne manquait que le voisinage de la guillotine et l'alliance avec le bourreau.

Après quelques explications fournies par le citoyen Trélat et par d'autres représentants, le président donna la parole à l'accusé Caussidière.

Il commença par se plaindre de ce que la commission d'enquête avait procédé sans donner à ceux qu'elle désignait la possibilité d'un débat contradictoire. Est-ce à la tribune, dit-il, que ce débat peut être apporté ? La commission n'eût-elle pas dû mettre en présence l'accusé et les accusateurs ? Si la commission eût agi ainsi, l'étendue du rapport eût été diminuée des trois quarts, et il aurait été loisible de s'y reconnaître.

Caussidière prit ensuite l'accusation corps à corps dans tout ce qui le concernait, Il discuta une à une toutes les dépositions à charge que la commission avait enregistrées avec tant de complaisance. Il lui fut facile de faire apprécier la valeur morale de la plupart de ces dépositions, et principalement de celles des sieurs Delahodde, Taffin, Grégoire, Chenu, presque tous agents de police révoqués par lui ou chassés de Paris.

Ainsi qu'il l'avait déjà dit précédemment, Caussidière attribua le déplorable envahissement de la salle législative, non pas à un complot, mais à diverses circonstances fortuites, et principalement au mauvais accueil fait aux délégués. Il se plaignit de ce que, ce jour-là, il était resté sans forces matérielles à sa disposition. Il avait, dit-il, pris toutes les précautions pour paralyser les entreprises des chefs des clubs, et il ne doutait pas, enfin, s'il n'eût pas été retenu au lit par une luxation au genou ; qu'il n'eût, par sa présence et en fraternisant avec le peuple, empêché l'entrée du palais de l'assemblée.

Arrivant aux journées de juin, Caussidière rappela qu'il les avait passées entièrement avec ses collègues à l'assemblée nationale, qu'il avait évité avec soin d'aller du côté de l'insurrection, préférant coucher chez des amis dans les quartiers tranquilles. Il parlait de la proposition qu'il avait faite au président pour faire tomber les armes des mains du peuple.

Caussidière trouvait tout naturel que son nom eût été prononcé sur les barricadés. De bonne foi, disait-il à ce sujet, on ne pouvait pas aller prendre le nom de M. Guizot pour faire un drapeau..... Je le répète, si j'avais été de l'insurrection, j'y serais mort ; mais je n'aurais jamais fait d'insurrection contre le suffrage universel.....

Non, je n'étais pas le chef ni un des chefs de l'insurrection, s'écriait l'ancien préfet de police ; non, je n'ai pas fait partie de réunions ayant pour objet de la préparer ; non, je ne devais pas prendre un commandement le 23 juin ; non, je n'aspirais pas à être le chef de la république ; non, je n ai jamais songé à frapper M. de Rothschild ni d'autres d'une contribution forcée ; oui, j'ai ménagé Chenu pour le soustraire à l'indignation de ses victimes ; non, mille fois non, je n'ai rien à craindre dans ma vie privée de la haine de qui que ce soit. J'ai longtemps souffert, et j'ai toujours travaillé..... De la boue, il en reste toujours quelque chose ; Bazile l'a dit : la calomnie est une flétrissure qui s'en va difficilement. Il fallait bien me prendre par tous les bouts, me rendre impossible : j'avais eu le malheur d'obtenir cent cinquante mille suffrages à Paris comme remercîment de ma conduite, comprise autant de la bourgeoisie que du peuple ; car j'avais voulu être juste pour tous et faire aimer la république, pour laquelle je me dévouerai toujours.

Une déposition entre autres avait blessé vivement Caussidière, c était celle de M. Trouvé-Chauvel, son successeur à la préfecture de police. Suivant ce dernier, Caussidière aurait été le chef d'une conspiration permanente depuis février. Il ne doutait pas qu'il n'eût conspiré le 15 mai et le 23 juin, et il l'aurait fait arrêter sans sa qualité de représentant du peuple.

Voilà, s'écriait l'accusé, ce que mon successeur à la préfecture de police a répété plusieurs fois à la commission, mais toujours sans rien préciser. C'est une accusation capitale, sommaire s'il en fut.

Je réponds par un démenti et un défi adressé à M. Trouvé-Chauvel d'apporter à cette tribune la moindre preuve de cette menaçante dénonciation. Il aurait dû les donner à la commission d'enquête, il me les doit au moins à moi-même et à l'assemblée dont nous faisons partie tous les deux. Je n'ai plus rien à lui dire.....

Citoyens, concluait Caussidière, je crois avoir répondu à tout ; j'ai voulu vous prouver par ces réponses minutieuses que je ne laissais aucune attaque de côté. Mon devoir est rempli, ma conscience est soulagée ; je remercie mes accusateurs ; ils m'ont fourni une grande occasion de faire triompher la vérité, qui m'est aussi chère que la liberté. Ce n'est pas moi qui serais venu évoquer le passé, malgré les attaques indirectes dont j'étais l'objet de temps à autre depuis ma retraite. J'avais rendu compte de mon administration au publie, notre juge à tous ; cent cinquante mille voix m'avaient rendu mon mandat de représentant. C'était-là ma réponse à tout et à tous.

Que reste-t-il de clair, de prouvé, après toutes ces explications, toutes ces récriminations ? Citoyens, c'est que si l'assemblée nationale veut sincèrement la république, elle doit imposer silence à ces vieilles haines, à ces folles représailles d'hommes plus coupables envers leur cause que nous ne pourrions jamais l'être envers la nôtre.

 

Caussidière descendit de la tribune au milieu d'un silence menaçant et implacable de la part des réactionnaires.

Son discours et la lecture qu'il fit d'une foule de pièces à l'appui avaient pris plus de trois heures de cette longue séance ; le sommeil, la lassitude dominaient l'assemblée. Il était tout naturel qu'on demandât le renvoi au lendemain des explications qui pouvaient se produire encore, et de la décision à prendre ; décision importante s'il en fut jamais.

Mais les ennemis personnels des membres mis en cause avaient hâte d'en finir, et tout était préparé pour que la solution ne fût pas retardée plus longtemps.

A peine Caussidière avait-il fini de répondre à la commission d'enquête, qu'on vit monter à la tribune le procureur général Corne, tenant à la main une demande en autorisation de poursuites judiciaires contre Louis Blanc et Marc Caussidière. Il fallait voir ce procureur général de la république, avec sa figure hâve, sa voix sèche et brève, son sourire haineux, son œil avide... raconte Louis Blanc ; il fallait voir cette race immortelle de Laubardemont demander à l'assemblée de se déjuger pour lui livrer deux des républicains de la veille les plus en évidence !

Le président se leva aussitôt pour donner lecture de ce réquisitoire, qui venait introduire une action judiciaire au milieu d'un coup d'Etat, Vainement les représentants Laurent (de l'Ardèche) et Bac protestèrent-ils contre cette manière de procéder : ils parlaient à une majorité devenue tyrannique, à une majorité qui avait hâte de voter sans désemparer.

On fut péniblement surpris de voir le général Cavaignac, chef du pouvoir exécutif et dictateur, monter à la tribune pour s'opposer à tout renvoi. Les termes dans lesquels il émit son opinion à ce sujet ne pouvaient être considérés que comme un ordre qu'il signifiait insolemment à l'assemblée des représentants du peuple.

Citoyens représentants, dit-il en montant à la tribune, j'ai pour but de convaincre l'assemblée de l'importance que nous attachons à une prompte solution. Cette prompte solution, nous ne l'imposons pas, nous la demandons ; nous ne la discutons pas même ; l'assemblée appréciera. Nous ne dirons pas à quel jour notre conviction s'est formée : elle est formée. Nous avons cru bien faire, et nous avons bien fait de mettre l'assemblée en position de ne pas renouveler ce débat.

De vives réclamations s'étant fait entendre contre une manière si leste d'intimer des ordres à l'assemblée nationale, et plusieurs voix s'étant écriées : Il fallait avertir avant le débat, le général se borna à répéter ses premières phrases.

Nous avons cru, et nous avons bienfait, dit-il, de mettre l'assemblée à même, si elle le veut, de terminer promptement un débat qui pèse au pays. Si l'assemblée partage notre opinion, elle prononcera. Les pièces qui ont formé notre conviction sont entre les mains de l'assemblée ; qu'elle prononce. Si elle ajournait, nous le regretterions profondément.

La droite ayant applaudi aux paroles du général, le représentant Flocon courut à la tribune pour combattre les fâcheuses impressions produites par les paroles du chef du gouvernement.

Je repousse de toutes mes forces, s'écria Flocon, la proposition toute politique qui vous est faite, et je la repousse par des motifs politiques.

On nous dit : Vous avez un rapport ; M. le procureur général vient de lui donner une conclusion ; notre conviction est faite ; finissez-en pour ne plus y revenir. Citoyens, prenons garde ! il est impolitique de se débarrasser ainsi d'un débat, quelque pénible qu'il soit au pays. Le procédé n'est pas à la hauteur de la mesure qu'on vous demande. Il s'agit de poursuivre des hommes d'une opinion très-connue ; ce sont des républicains ; qui vous garantit que demain on ne vienne vous proposer la même mesure pour des hommes d'une opinion très-connue aussi.....

Un gouvernement ne doit pas. se décider par des raisons de promptitude ; ses déterminations doivent être mûries par la sagesse ; il doit se tenir en garde contre cette manière expéditive de terminer les questions. Mon opinion est que la commission d'enquête n'a pas recherché les causes générales ; elle s'en est bien gardée ; elle s'est retournée pour ne pas les voir. Elle ne s'est préoccupée que des causes particulières et de détails oiseux, insignifiants et sans portée. (C'est vrai ! c'est vrai ! s'écria tout le côté gauche). Eh bien ! répond Flocon, je proteste contre ces moyens illicites. Réfléchissez, citoyens ; nous sommes en état de siège : l'inviolabilité de représentant va être déclinée, et deux de nos collègues vont être livrés aux tribunaux militaires et figurer parmi les transportés.

Les faits qui sont relevés et pour lesquels nous demandons à poursuivre, s'empressa de dire le citoyen Marie, ministre de la justice, sont de deux natures. Les uns sont relatifs au 15 mai ; le 15 mai appartient à la justice ordinaire ; une autre classe de faits appartient aux crimes des 23, 24, 25 et 26 juin ; ils sont justiciables de la justice militaire. Voilà la réponse très-catégorique que je devais faire à M. Flocon.

La clôture ! la clôture ! se mirent à crier les contrerévolutionnaires.

Eh quoi ! répliqua Caussidière, que cet empressement indignait ; eh quoi ! vous avez pu lire et méditer le rapport et les pièces ; vous avez pu vous laisser influencer par le réquisitoire du gouvernement et par celui du procureur général ; et moi je vous apporte aussi des pièces nombreuses, que vous n'avez pu méditer, que vous n'avez pu examiner ; et vous ne prendriez pas le temps nécessaire pour les lire ! Je détruis les faits qui me sont imputés par des pièces, et vous ne daignez pas y jeter les yeux ! Vous voulez donc rendre un jugement sans instruction préalable, sans avoir entendu toutes les parties..... ou si vous voulez nous sacrifier par une nécessité politique, vous devez en finir le plus tôt possible. Mais est-ce là de la justice ? je proteste.... Je sais ce qui m'attend ; je connais la justice des partis. Plus on a été clément envers eux, plus ils se montrent impitoyables...

La mise aux voix de la clôture interrompit ici l'improvisation chaleureuse de Caussidière.

Je demande, s'écria le représentant Bac, que les art. 62 et 63 du règlement soient appliqués dans le débat qui nous occupe. Quand un ministre fait une proposition, elle doit être examinée. Messieurs, vous avez hâté, ajouta l'orateur en s'adressant aux membres qui ne cessaient de crier la clôture ! mais est-ce bien à deux heures et demie du matin que l'on doit délibérer si l'on enverra deux représentants du peuple devant les conseils de guerre ?

Le président ayant alors fait comprendre que le réquisitoire renfermait deux chefs de poursuites distincts, l'assemblée procéda au scrutin de division. Cette opération terminée, et le scrutin ayant fait connaître que cinq cent quatre voix, contre deux cent cinquante-deux, accordaient au procureur de la république l'autorisation de poursuivre Louis Blanc sur le chef de l'attentat du 15 mai, le président proclama ce résultat vers les quatre heures du matin.

Le citoyen Flocon voulut vainement encore disputer Caussidière, son ancien compagnon d'armes, aux rancunes d'un parti qui ne se consolait pas d'avoir été vaincu et chassé par les républicains. Il le fit avec autant de courage que de talent. Sa logique eût pu produire quelque bon effet sur l'assemblée, si la majorité n'eût pas été décidée à livrer Caussidière.

Je viens tenter un dernier effort en faveur d'un ami, en faveur d'un coreligionnaire politique, dit-il, en faveur d'un homme qui avant le 24 février et au 24 février s'est trouvé à nos côtés, a combattu avec moi, a partagé le succès de la révolution, et qui aujourd'hui, avant moi, est appelé à en partager la responsabilité....

Dans la demande en autorisation de poursuites qui vous est soumise, il y a deux griefs : le premier a rapport à l'attentat du 15 mai. Caussidière a déjà été frappé à propos de cet attentat. Il était fonctionnaire public ; le gouvernement lui a retiré ses fonctions, après un débat à cette tribune dont vous avez mémoire. Il a senti qu'il devait en appeler au pays : ce jugement lui a été favorable : 150.000 voix l'ont absous.

Est-ce assez ! vous en jugerez. Si vous pensez qu'il doive encore une fois être renvoyé devant la justice pour ce fait, vous le ferez ; car je pense qu'il peut sans crainte comparaître devant une justice ordinaire.

Mais à côté de cette justice, il en est une autre ; c'est la part qui lui est attribuée dans les événements de juin.

Ici la question change.... Il s'agit de savoir si, pour la première fois en France, on verra une assemblée nationale, une assemblée législative dépouiller un de ses membres de l'inviolabilité de représentant, pour le livrer directement aux conseils de guerre.....

Nous ne le demandons pas, s'écrie une voix de la majorité.

Je comprends qu'il vous répugne de le faire, reprend Flocon ; mais le décret vous l'ordonné, et vous serez entraînés à faire ce que vous ne voulez pas faire. Maintenant, je le demande à l'assemblée : veut-elle donner ce triste exemple ? veut-elle marquer l'histoire des déchirements de notre pays d'une tache sanglante qui n'y existe pas encore ?

Non ! non ! s'écrie tout le côté gauche.

Mais bien des voix de l'extrême droite répondent : Oui ! Oui ![2]

Vous ne le ferez pas, répliqua l'orateur. Et comment le feriez-vous ? Dans quelles circonstances ?... Je sais que je vais soulever bien des murmures ; ma conscience m'oblige à vous le dire. Vous allez renvoyer devant les conseils de guerre un de vos collègues, sans avoir examiné l'accusation. Si au commencement de ce débat, à l'ouverture de cette séance, on avait su que le gouvernement avait la prétention de faire sortir de ce débat, de donner pour conclusion au rapport de la commission d'enquête une demande en autorisation de poursuites, le débat se serait-il passé comme il s'est passé ? je ne le crois pas.

Je crois d'une part, que ceux qui sont accusés aujourd'hui, et qui ne l'étaient pas hier, ni au moment où ils parlaient à cette tribune, ont peut-être négligé quelques points de leur justification, et que leurs amis auraient apporté plus de soins, plus de dévouement dans leur défense ; et, d'un autre côté, il est permis de supposer qu'on aurait apporté un peu plus d'attention, un peu plus de méditation sur des débats qui devaient avoir une issue aussi tragique.

Ainsi, par exemple, de tout ce qui a été dit devant vous, deux faits à charge de Caussidière sont restés dans ma mémoire. Eh bien ! si ces deux faits étaient sérieusement examinés, ils seraient mis à néant.

Le premier, et le plus grave de tous, est celui qui signale la présence de Caussidière aux barricades. Eh bien ! j'ai interpellé notre collègue, le citoyen Heckeren ; voici ce qu'il a loyalement déclaré : au moment où il se séparait du général Lamoricière, derrière les barricades de la rue St-Denis, le général se dirigeant sur un autre point, le citoyen Heckeren alla dans les rangs de la garde nationale, et là il fut accueilli par ce propos : Ah ! Caussidière, vous voici parmi nous, nous sommes enchantés ![3]

Or, à côté d'une erreur aussi bien caractérisée, et qui est prouvée par un témoignage que nul ne suspectera, les assertions d'employés et agents de police chassés pour mauvaise conduite par Caussidière, doivent être singulièrement affaiblis. Ajoutez les attestations d'un grand nombre de nos collègues qui déclarent avoir vu constamment Caussidière dans cette enceinte, et vous serez obligés de reconnaître qu'il n'était pas aux barricades.

Un autre fait auquel la commission d'enquête a paru attacher beaucoup d'importance, c'est celui d'une réunion qui aurait eu lieu à Saint-Cloud, dans laquelle des propos détestables auraient été tenus. Comment nous vient ce rapport ? sur quelle foi ? Sur la foi d'un homme qui prétend avoir entendu, à travers une porte, une conversation qui se tenait dans un cabinet. Eh bien ! cet homme a menti, à ma connaissance, sur deux faits signalés par lui ; jugez du reste. L'un de ces faits c'est ma présence à Saint-Cloud, au milieu de cette réunion. Je n'y étais pas, je l'atteste sur l'honneur, et puis le prouver. L'autre fait c'est la présence à cette réunion du maire de Saint-Cloud lui-même. Or, voici sa déclaration ; je la dépose sur le bureau du président. Il y a d'autres pièces que Caussidière vient de déposer. En avez-vous connaissance ? les avez-vous méditées ? et si ces pièces étaient de nature à dissiper le doute, à éclairer vos esprits ! vous n'en auriez pas moins pris une résolution inouïe !

Un mot encore, disait en terminant le citoyen Flocon. Ne vous étonnez pas si j'insiste en faveur de Caussidière. Il a été pour moi longtemps un compagnon de lutte et, un moment, de succès. Aujourd'hui il a le sort qui est destiné aux révolutionnaires. Mais Caussidière a rendu des services ; ils sont incontestables ; les membres du gouvernement qui se sont séparés de lui ne peuvent s'empêcher de rendre hommage à son aptitude, à son zèle, à son activité et à tout ce qu'il a fait de bon pour la république, pour la ville de Paris. Eh bien ! est-il prudent, est-il politique de briser un instrument qui a pu être utile ? Je ne le pense pas. Assez de malheurs ont frappé sa famille : son frère a été tué à Lyon en combattant pour la liberté ; son vieux père est mort dans mes bras. En faisant quelques efforts pour que Caussidière ne soit pas renvoyé devant les conseils de guerre, il me semble que j'apporte une consolation sur la tombe de ce vieillard qui a sacrifié sa vie entière à la liberté, et qui n'a pas même eu la joie d'assister à son triomphe. Faut-il l'en plaindre ? Il n'aurait eu qu'un seul bonheur dans sa vie, c'eût été de mourir le 24 février, pour ne pas voir ce qui se passe aujourd'hui !

Le sort en était jeté : quatre cent soixante-dix-sept voix, contre deux cent soixante-huit, accordèrent au procureur de la république le droit de poursuivre le citoyen Caussidière sur les faits relatifs au 15 mai ; quatre cent soixante-huit représentants refusèrent de le laisser traduire devant les conseils de guerre.

C'est ainsi que, dans une seule et même séance de nuit, la majorité de l'assemblée constituante s'était débarrassée de deux hommes qui gênaient la réaction. Les contre-révolutionnaires avaient espéré mieux encore ; ils eussent voulu ne faire qu'une seule et même fournée des deux autres révolutionnaires inculpés dans le rapport de la commission d'enquête ; Ledru-Rollin et Proudhon leur échappèrent cette fois ; mais l'irrésistible cours de la réaction ne pouvait manquer de les retrouver bientôt pour leur faire expier le crime irrémissible et imprescriptible d'avoir contribué à fonder la république sur les débris de la royauté[4].

 

 

 



[1] M. Louis Blanc nous permettra de ne pas partager sa bonne opinion sur le gouvernement provisoire. Composé, comme il l'avoue, d'éléments hétérogènes dont les tendances diverses se dévoilaient chaque jour davantage, ce gouvernement ne pouvait pas donner à la France et à l'Europe cette impulsion révolutionnaire et rénovatrice que le peuple avait vainement voulu imprimer au mouvement de février. Aussi, accusait-on alors le gouvernement provisoire de ne pas être collectivement à la hauteur de sa mission. Témoin ses tâtonnements à l'égard de la politique à suivre au dedans comme au dehors. Celle qu'il adopta, fut non pas la politique révolutionnaire que les circonstances lui traçaient, mais une politique de sentiment, telle qu'on aurait pu la comprendre pour la république fondée et affermie ; Il voulut, suivant l'expression de Robespierre, soumettre au même régime la santé et la maladie, l'état normal de la société et l'état de révolution où l'on était. Aussi les démocrates conséquents s'apercevaient-ils avec douleur que le gouvernement provisoire faisait fausse route, et qu'il conduisait la république naissante vers des abîmes sans fin.

Je puis aujourd'hui éclairer cette page de notre histoire, qui se rapporte à la journée du 16 avril. Oui, il existait, à celte époque, non pas un noir complot contre le gouvernement provisoire, non pas le projet de le faire sauter par les fenêtres, et de mettre à sa place un comité de salut public, qui eût effrayé tous les hommes timides. ; mais un projet très-sensé, consistant à renforcer l'élément démocratique, annihilé à l'Hôtel-de-Ville. Douze démocrates des plus éprouvés, des plus considérés, devaient aller s'asseoir au conseil de la république, non pas à la place de ceux qui y siégeaient, mais à côté d'eux. L'exposé des motifs, les proclamations, les décrets, tout était prêt pour ce coup d'Etat. Ce renfort de républicains, de révolutionnaires, devait se faire agréer volontairement ; et, dans le cas contraire, se faire appuyer par le peuple. L'élément révolutionnaire ainsi renforcé dans le gouvernement, et les divers ministres relégués dans leurs départements, respectifs, la révolution se relevait d'un seul bond, et suivait son irrésistible cours, sans donner le temps à la réaction de recommencer les saturnales de thermidor.

Ce projet était aussi simple et naturel que légal. Le peuple n'était pas encore lié par les élections ; il n'avait pas encore délégué ses pouvoirs : ce qu'il avait fait au 24 février, il pouvait le défaire ou le compléter le 20 avril, La panique du 16 avril rendit impossible l'exécution de ce plan, que bien des bons citoyens considéraient comme salutaire, et que le peuple eût appuyé de toute sa force, parce qu'il connaissait, lui aussi, le côté faible du gouvernement.

[2] Ces voix furent sans nul doute de celles qui, au nombre de 281, votèrent pour le renvoi de Caussidière devant le conseil de guerre.

[3] Un autre membre déclara que M. Houvenagle, représentant des Côtes-du Nord, avait été également pris, aux barricades, pour Caussidière. D'où il était facile de comprendre les bruits répandus de sa présence sur les points qu'occupaient les insurgés.

[4] Dans cette inique affaire, les contre-révolutionnaires n'éprouvèrent d'autre regret que celui de la fuite, hors de France, des deux hommes qu'ils avaient cru pouvoir faire mourir dans les prisons du continent ou à Noukahiva.