HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

PIÈCES JUSTIFICATIVES DU PREMIER VOLUME.

 

 

N° I.

 

Un historien de la Révolution, qui a été lui-même à portée de juger de l'énormité des abus existant à l'époque des États généraux de 1789, s'exprime ainsi sur la complication de la fiscalité à la fin du règne de Louis XVI.

Sous trente ministres successifs, la cour, toujours avide et toujours pauvre, avait imaginé chaque jour de nouvelles ressources, soit par des emprunts, soit par des anticipations ou des impôts arbitraires. L'invention d'un impôt était un trait de génie, et l'art de le déguiser marquait l'habileté de l'administrateur. Les Italiens nous avaient déjà apporté, sous Médicis, la ressource des traitants, dont la science consiste à donner le moins qu'ils peuvent à l'Etat, pour prélever le plus qu'ils peuvent sur les peuples. La vente des charges et offices était encore un impôt levé sur l'orgueil et sur la sottise. On en créait chaque jour de nouvelles. On vendait chez nous le droit exclusif d'exercer telles ou telles professions, et ce droit devenait un titre. On créait des charges de perruquier, de mesureur de charbon, de langueyeur de porcs, et ces métiers étaient dès lors exclusifs : on les appelait privilèges. Les gens riches les achetaient par spéculation et les revendaient avec avantage. Tel financier avait dans son portefeuille trente charges de perruquier, qu'on lui achetait chèrement du fond des provinces.

Outre que cette basse spéculation altérait le caractère d'un peuple où tout était à vendre, jusqu'à l'honneur, puisque la noblesse était vénale, toutes, ces créations de charges étaient des impôts indirects ; car l'acheteur d'un office ne manquait pas de se faire rembourser en détail par le public. Elle nuisait à l'industrie, puisque, pour exercer un métier, il ne fallait pas avoir du talent, mais être déjà riche, ou emprunter pour le devenir. Enfin, elle était une charge de plus pour l'Etat, qui payait les gages ou les intérêts de chaque office qu'il avait vendu. Le nombre en était considérable. Un homme qui fut chargé de les compter, et qui se lassa, les estimait à trois cent mille. Un autre homme calcula que, dans l'espace de trois siècles, la royauté avait mis sur le peuple plus de cent millions d'impôts nouveaux, uniquement pour payer les intérêts des charges. On l'a vu, lorsque l'Assemblée constituante, tranchant toujours dans le vif et détruisant les abus par la racine, a ordonné le remboursement des offices, chaque jour en a vu sortir de nouveaux de l'obscurité, et l'on a prévu qu'il serait impossible de les liquider qu'avec le temps. Tout ce qu'il y avait d'un peu considérable dans le royaume vivait de cette vénalité, puisque tout y avait été vendu... La réunion des privilégiés formait une nation particulière, dont les abus composaient la vie et l'existence ; elle vivait aux dépens de l'autre...

 

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N° II.

 

Voici comment M. de Lamartine raconte à ses commettants la journée du 16 avril. Dieu nous garde de penser un seul moment que ce membre éminent du gouvernement provisoire n'ait pas été de bonne foi en écrivant ces pages ; mais il subissait encore les impressions que cette journée avait laissées dans son esprit dominé. Nous nous permettrons donc de dire qu'il a été étrangement trompé par tous les rapports que sa police et celle du maire de Paris ont envoyés, soit la veille, soit le jour même du rassemblement des ouvriers au Champ-de-Mars. Cette erreur, ce malentendu a été funeste à la cause de la démocratie ; caries gouvernements ne font jamais de petites fautes ; les moindres ont des conséquences souvent très-graves, quelquefois terribles.

Pour éclaircir les assertions de M. dé Lamartine, il nous suffira d'accompagner son récit des notes que cet écrit suggéra, dans le temps, à un journaliste.

Le coup d'Etat des clubs était résolu, dit-il ; nous ignorions seulement quel jour il serait porté.

A six heures du matin, des hommes zélés, échappés avec peine des conciliabules, vinrent me prévenir que les clubs directeurs avaient passé la nuit en délibération[1] ; qu'ils s'étaient déclarés en permanence ; qu'ils avaient décidé mon ostracisme à tout prix ; qu'ils étaient munis d'armes et de cartouches ; que des sentinelles veillaient aux portes pour empêcher d'entrer et de sortir[2] ; qu'un Comité de salut public avait été proclamé, Comité composé de quelques membres du gouvernement provisoire désignés à leur insu, et d'autres noms alors investis d'une certaine puissance d'agitation[3]. Ils ajoutèrent que ces clubs et leurs affilies allaient se mettre à la tête des ouvriers réunis ce jour-là au Champ-de-Mars pour une élection, les entraîner à l'Hôtel-de-Ville et y consommer leur attentat contre mes collègues et moi[4]. De là, ils devaient marcher contre le club Blanqui et se défaire de ce rival de dictature, qui leur disputait le peuple et qui offusquait leurs plans. On saura plus tard pourquoi Blanqui était seul contre tous, et pourquoi tous contre lui[5] !

Je pris à l'instant le peu de mesures défensives que le moment comportait. La garde nationale, à peine recomposée, n'avait pas encore reparu sous les armes. Je fis avertir isolément quelques chefs et des agents dévoués à ma politique dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau. Ils se tinrent prêts à rallier les ouvriers de ces quartiers, très-bien intentionnés, et à venir défendre l'Hôtel-de-Ville au premier signal[6]. Je plaçai pour cela de nombreuses vedettes en observation sur la place de Grève. Ceux de mes collègues qui étaient avertis comme moi prirent de leur côté les mêmes mesures[7].

A onze heures, au moment où j'achevais ces dispositions, on m'annonça le ministre de l'intérieur. Il me dit tout ce que je savais déjà de la conspiration[8]. Il ajouta qu'on lui avait fait l'injure de porter son nom parmi ceux des membres de ce Comité de salut public, mais qu'il ne trahirait pas ses collègues, et qu'il venait se concerter avec moi sur les mesuras à prendre pour résister à l'insurrection[9]. Nous convînmes, en peu de mots, qu'il ferait battre le rappel, en sa qualité de ministre de l'intérieur...

Le ministre de l'intérieur sortit et alla lui-même ordonner de battre le rappel. Je sortis au même moment. Je me rendis chez je général Duvivier. Le général était absent... Je me chargeai daller moi-même chercher les quatre bataillons de la mobile à l'état-major de la garde nationale. Le général Courtais y entra en même temps que moi. Il était midi et demi. Je courus il pied à l'Hôtel-de-Ville ? pour attendre et disposer les bataillons[10]...

Le général Changarnier vint me trouver à l'Hôtel-de-Ville. Je le trouvai, ou il me trouva chez le maire de Paris. Le maire de Paris et moi nous engageâmes le général à prendre officiellement la direction des forces qui allaient arriver. On nous dit que le rappel ne battait pas encore dans tous les quartiers. Nous craignîmes qu'un contre-ordre n'eût été donné. Le maire de Paris signa, en conséquence, un nouvel ordre[11]. Nous envoyâmes ce second ordre au Carrousel : c'est ce second ordre que le général Changarnier aura pris loyalement sans doute pour le premier donné par le ministre de l'intérieur, et exécuté deux heures avant.

Mes quatre bataillons arrivèrent. Le général les disposa, les harangua, les alluma du feu militaire, dont il était lui-même inspiré : l'injustice qu'il montre aujourd'hui envers moi ne me rendra pas injuste envers lui. Il fut éblouissant d'ardeur. M. Marrast, de son côté, avait pris avec décision, dans les quartiers environnants, toutes les mesures de défense et de concentration de forces disponibles à sa portée. L'Hôtel-de-Ville devenait, de minute en minute, une place forte. J'écrivis aux légions de la banlieue d'accourir...

De ce jour, l'ordre public eut son armée[12]. Voilà la journée du 16 avril. Où est le défaut de mesures[13] ?

Il y eut en effet, le lendemain, ajoute M. de Lamartine, une mesure qui me fut conseillée par des impatients, et que je me refusai à prendre[14]. Si je l'eusse prise, j'aurais mis la guerre civile dans l'Assemblée nationale et dans mon pays. Je voulais y mettre la paix.

 

 

 



[1] Quels étaient ces clubs directeurs ! La police ne le savait donc pas, puisque M. de Lamartine ne les désigne point ; ce qui eût été très-important, ne serait-ce que dans l'intérêt de l'histoire ! Désigner aussi vaguement, c'est laisser supposer que la police de l'Hôtel-de-Ville avait intérêt à tromper ceux qui la payaient.

[2] Aucun club, si ce n'est le cercle de la maison Sobrier, ne possédait des armes et des munitions qui fussent à la disposition de ses membres. Ce serait donc la maison Sobrier que M. de Lamartine entend indiquer ici, puisqu'il parle de factionnaires à la porte. Le lecteur sait déjà la part que Sobrier et son cercle de la rue de Rivoli prirent à cette journée, qui fut, pour tous les habitués, une énigme.

[3] Certes, la marche du gouvernement provisoire n'était pas si révolutionnaire, que bien des républicains n'eussent pu penser que la République ne perdrait rien pour avoir à sa tête quelques autres hommes ; mais tons les principaux clubs s'étaient engagés à soutenir intégralement le gouvernement provisoire, tel qu'il était, jusqu'à la réunion de l'Assemblée nationale. Il ne peut donc être question ici que de quelques vœux isolés et individuels.

[4] Les républicains n'auraient jamais touché à un cheveu de la tête de ces membres, et surtout de celle de M. de Lamartine, qui, à cette époque, était à l'apogée de sa popularité ; et pourtant M. de Lamartine craignait l'ostracisme !

[5] C'est que la police avait intérêt à calomnier sans cesse Blanqui et à le peindre comme un brouillon dangereux ; c'est encore qu'elle travaillait sans cesse à semer la défiance entre les républicains, et à aviver les haines qu'elle avait provoquées par ses calomnies.

[6] Les ouvriers bien intentionnés furent trompés. On leur dit que les réactionnaires de la garde nationale voulaient faire un coup de main contre le gouvernement provisoire.

[7] Conçoit-on un gouvernement, composé d'une douzaine (Je membres, qui prévenu dans la nuit qu'une grande conspiration va éclater contre lui ne se réunit pas immédiatement et ne se déclare pas en permanence ? La vérité est qu'il n'y eut d'abord, parmi tous ces membres, que deux seuls hommes en jeu : l'un qui feignait d'être très-alarmé, l'autre qui l'était réellement et de la meilleure foi du monde.

[8] Le ministre de l'intérieur ne put dire autre chose, sinon que sa police lui avait fait les mêmes rapports.

[9] Quoi ! le ministre de l'intérieur aurait connu la conspiration dès la veille au soir ou le matin de bonne heure, et il aurait attendu onze heures pour se rendre au gouvernement provisoire ! Ou il ne crut pas aux rapports de sa police, ou il était complice de la conspiration !

[10] Il fallait que les préoccupations de M. Lamartine fussent bien grandes pour le forcer ainsi à s'absenter du siège du gouvernement pendant deux heures et demie, au moment où ses vedettes de la place de Grève pouvaient signaler, à toute minute, l'arrivée du fameux Comité de salut public !

[11] Ainsi, le maire de Paris mettait en état de suspicion le ministre de l'intérieur. C'était un acheminement vers les moyens que les réactionnaires indiquaient par leurs cris.

[12] Ah ! monsieur de Lamartine ! vous oubliez trop vite que c'est avec ce mot d'ordre public que le gouvernement de Louis-Philippe, comme tous ceux qui ne sont pas populaires, ont étouffé les libertés publiques ! L'ordre public ne peut jamais être troublé pour longtemps ; il se rétablit de lui-même : témoin le 30 juillet 1830 et le 25 février 1843 ; tandis que les atteintes à la liberté sont souvent mortelles pour un peuple.

[13] En effet, il fallait bien de mauvaise foi ou bien d'ingratitude pour accuser M. de Lamartine d'avoir été complice de la manifestation du Champ-de-Mars et de s'être montré indécis en présence de la conspiration, quand il est démontré que le maire et lui ont mis 200 mille hommes sur pied !

[14] La mesure conseillée par les impatients, mais que M. de Lamartine n'indique pas, est connue de tout le monde. La plupart de ceux qui s'étaient levés pour défendre le gouvernement provisoire et pour le conserver à la République intact, n'auraient pas été fâchés que M. de Lamartine prît entre ses mains la dictature : les républicains du lendemain, les réactionnaires et les contre-révolutionnaires le disaient assez haut pour dispenser M. de Lamartine de l'avouer. Tous ces gens honnêtes et modérés, qui auraient écharpé quiconque eût eu la pensée de renforcer le principe démocratique dans le gouvernement provisoire, l'auraient volontiers annihilé tout entier par la dictature ; tant les traditions du despotisme d'un seul sont bien conservées dans le cœur des hommes dévoués à la monarchie !