HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE XII.

 

 

Allocution de Ledru-Rollin en faveur de l'armée française. — Les clubs renoncent à leurs prétentions à ce sujet. — Proclamation du gouvernement provisoire le lendemain de la manifestation du peuple. — Ajournement des élections de la garde nationale. — Motifs qui déterminent les clubs à demander l'ajournement des élections générales. — Renseignements parvenus aux clubs sur les départements. — Parti qu'avait à prendre le gouvernement provisoire. — Républicanisme naturel des populations rurales. — Calomnies de la réaction contre les hommes et les choses de la Révolution. — Comment il fallait défendre la République. — Ce qu'elle veut. — La division entre les membres du gouvernement provisoire l'empêche d'entrer dans les voies révolutionnaires. — Les élections générales sont remises au 13 avril. — Grande faute. — Il fallait commencer par faire élire les maires et les municipalités. — Efforts des démocrates pour détruire la calomnie. — Basile en 1848. — Comité électoral central. — Division entre les démocrates. — Nuance du National. — On le compare aux anciens girondins. — Exemples de ressemblance. — Conduite du maire de Paris à l'égard du ministre de l'intérieur. — Politique et police de l'Hôtel-de-Ville. — Rapports haineux de cette police contre les clubs. — Prétentions des hommes du National. — Elles sont combattues par la Réforme, la Commune de Paris et les clubs. — La lutte va s'engager sur le terrain des élections.

 

On vient de voir que le vœu émis par le peuple de Paris embrassait deux points très-distincts : l'éloignement des troupes soldées, l'ajournement des élections de la garde citoyenne et de celles pour l'Assemblée nationale.

Sur la première question, le gouvernement avait déclaré, par la bouche de M. Lamartine, que quoiqu'il admît seulement le peuple armé pour protéger les institutions, il ne consentirait jamais à mettre en suspicion la brave armée française.

Le ministre de l'intérieur, Ledru-Rollin, fut même plus explicite ; il répondit à une députation de quelques clubs qui, dans la même soirée, s'était adressée directement à lui, ces mots, dont l'armée dut lui savoir gré :

Sans doute, citoyens, lorsque l'armée se fait l'instrument de la tyrannie, lorsqu'elle se constitue en garde prétorienne, elle mérite la haine des gens de cœur. Mais en est-il bien ainsi avec nos braves soldats ? Se sont-ils montrés disposés à combattre pour les oppresseurs ?... Dans les journées de février, l'armée n'a pas voulu combattre : elle a fraternisé avec nous, et a regardé fuir sans escorte cet aveugle monarque qui voulait resserrer nos chaînes. C'est que l'armée, mes amis, c'est le peuple ; les soldats, c'est nous, c'est vous, c'est tout le monde. Voudriez-vous repousser vos frères ? Voudriez-vous proscrire, mettre au rang des parias, des hommes qui sont votre sang, votre âme, une partie de vous-mêmes ? Non, citoyens, de pareils sentiments d'injustice, de méfiance, d'exclusion, ne sont pas en vous.

Oubliez donc, mes amis, de fâcheuses méfiances[1], et vous serez justes, vous serez bons citoyens, vous montrerez que vous êtes tous unis par une même pensée, en criant avec moi : Vive l'armée française !

Cette éloquente allocution éclaira les délégués des clubs et les ramena à d'autres sentiments : ils renoncèrent dès lors à leur première demande, et le gouvernement provisoire fut ainsi dispensé de s'en occuper.

Il ne put délibérer immédiatement sur les élections générales, puisqu'il avait été décidé que l'on attendrait la réponse que devaient faire, à ce sujet, les commissaires dans les départements.

Le gouvernement provisoire se borna donc à examiner s'il pouvait être nécessaire et utile d'ajourner les élections des officiers de la garde nationale. Sa résolution, fort peu importante d'ailleurs, si elle n'eût fait préjuger celle qu'il prendrait à l'égard des élections générales, fut annoncée dans une proclamation où il remercia le peuple ; de Paris de l'imposante manifestation dont il avait donné, la veille a le magnifique spectacle.

Proclamé, pour ainsi dire, sous le feu du combat et dans le premier moment de la victoire, le gouvernement provisoire a vu hier ses pouvoirs confirmés par ces deux cent mille citoyens, organisés comme une armée, marchant avec le calme de la puissance, et qui, par leurs acclamations, ont apporté à notre autorité transitoire la force morale et la majesté du souverain.

Peuple de Paris ! vous avez été aussi grand dans cette manifestation si régulière et si bien ordonnée, que vous aviez été courageux sur vos barricades !...

Notre désir, notre intérêt, notre vœu le plus cher, ajoutait le gouvernement, c'est de faire entrer dans les cadres de la garde nationale cette population vigoureuse dont les instincts d'ordre et d'organisation se sont produits hier avec un ensemble qui fait notre orgueil...

Le gouvernement provisoire, qui a voulu donner aux citoyens le temps nécessaire pour se faire inscrire sur les listes électorales, veut aussi que les citoyens puissent se réunir, s'entendre, discuter les candidatures et arrêter les choix de tous les officiers. Ce désir, qui nous a été exprimé par la population, nous semble d'autant plus raisonnable, qu'avec un effectif presque quadruplé[2], il n'y aurait pas d'élections sincères, sans une discussion complète de tous les candidats nouveaux.

C'est pour cela que nous prolongeons, jusqu'au 5 avril prochain les élections de la garde nationale... Citoyens, portez dans les opérations électorales cet accord, cet ensemble dont votre manifestation d'hier a été un si éclatant symbole...

La montagne accouchait ! Au lieu de saisir la pensée du peuple qui, en demandant l'ajournement des élections quelconques, indiquait assez au gouvernement provisoire le danger de les laisser s'accomplir dans un moment où la réaction semait la plus déplorable confusion dans les idées, s'efforçait dé remettre en question les grands faits accomplis par la Révolution et travaillait activement à nuire aux candidats populaires en répandant contre eux les calomnies les plus éhontées ; au lieu de se laisser conduire par le bon sens du peuple, le gouvernement préféra consulter ses commissaires.

Malheureusement, le plus grand nombre de ces commissaires avaient déjà sacrifié les intérêts généraux de la République à leurs intérêts personnels. La plupart de ces agents ne virent donc, dans un ajournement éloigné, que l'occasion perdue pour eux de se faire élire. Aussi, malgré la situation fâcheuse que les manœuvres de la réaction et les déplorables mesures financières avaient faite à la cause de la Révolution ; malgré l'évidence du danger qui existait pour là République à faire l'essai du suffrage universel et du vote direct dans un moment où l'éducation politique de la population des campagnes n'était pas même commencée, presque tous ces représentants du peuple en expectative émirent-ils l'avis de ne pas ajourner ces élections, ou de ne les renvoyer qu'à une époque rapprochée.

La partie éclairée et active de la population de Paris, représentant incontestablement la population éclairée des villes et communes départementales, tous ces hommes de cœur et de dévouement, dont les patriotiques agitations animaient les clubs et les Comités électoraux, pensaient très-logiquement que, puisqu'on n'avait pas su mettre à profit les premiers élans de la révolution pour donner à la France une représentation formée d'hommes aux instincts révolutionnaires, il était de toute nécessité de remettre cette grande affaire des élections générales à un moment plus favorable. Persister à faire élire l'Assemblée nationale quand rien n'était prêt pour donner une bonne impulsion, c'était, à leurs yeux, compromettre le sort de la République, son existence même, et aller au-devant de tous les malheurs que devait entraîner une première Assemblée nationale divisée dans ses opinions politiques.

On savait à Paris, mieux que sur les lieux, que certains délégués du gouvernement provisoire, parfaitement inconnus du parti démocratique avant la révolution de Février, avaient maintenu la plupart des maires, et des fonctionnaires de l'ordre administratif comme de l'ordre judiciaire ayant montré jadis le plus de zèle et de servilité envers la monarchie ; que la tolérance, et même la connivence, à cet égard, avaient été poussées au point que des pritchardistes et des satisfaits se présentaient sérieusement comme candidats à l'Assemblée nationale, appuyés qu'ils étaient par les autorités royalistes laissées debout, et même par des commissaires envoyés dans l'intérêt de la démocratie.

Dans ces départements, assez nombreux, les communes rurales ne connaissaient des actes du gouvernement provisoire que ce qu'il avait plu aux fonctionnaires royalistes de publier ; aucune réunion n'avait été provoquée dans le but d'éclairer le peuple sur ses droits et sur ses véritables intérêts. Si quelque manifestation isolée tentait de se produire, elle était immédiatement étouffée par ces fonctionnaires ; le citoyen pauvre, privé de journaux, de conseils, et ignorant encore que la Révolution l'avait rendu l'égal de ses maîtres d'hier, restait, comme par le passé, soumis à leur influence perverse ; on lui persuadait que le changement survenu ne l'intéressait pas directement, et qu'on ne le consultait que pour la forme.

On savait, dans les clubs de Paris, toujours bien renseignés, que les intrigants ayant mission de faire élire, sous Charles X, les trois cents de M. Villèle, et, sous Louis-Philippe, les deux cent vingt-cinq satisfaits de M. Guizot, avaient conservé encore le privilège de parler officiellement au peuple, et que c'était tout au plus si l'autorité permettait aux républicains de les contredire ; on savait qu'on prêchait, dans les campagnes, la corruption comme du temps du ministère broyé par la révolution de Février, et que, comme alors, on disait que les votes devaient et pouvaient servir à acheter une protection utile.

Nous savons bien, disaient à ce sujet les chefs des clubs, que le gouvernement provisoire, pressé par le temps et les circonstances, a pu se tromper dans ses choix ; nous concédons que des commissaires, trompés eux-mêmes par quelques signatures arrachées à l'insouciance, au profit de l'intrigue aux aguets, aient cru céder au vœu des populations ; mais aujourd'hui que tout est mieux apprécié ; aujourd'hui que le gouvernement a vu à l'œuvre les hommes qui le représentent dans certains départements, il doit être convaincu, comme nous, que partout où il a envoyé des républicains sincères et dévoués, le plus grand enthousiasme pour la révolution règne dans ces départements ; que l'élan y ayant été donné avec autant de force que d'intelligence, le peuple s'est réuni pour entendre proclamer ses droits, et qu'il sait le prix de ce qu'il a conquis. Tandis que dans les départements où la République est représentée par des hommes sans principes et sans précédents démocratiques, les patriotes isolés, défiants, luttent avec la plus grande difficulté contre l'influence des autorités et de leurs courtiers électoraux. Le langage ferme et énergique du ministre de l'intérieur, ajoutaient les hommes qui demandaient l'ajournement des élections générales, aurait obligé les délégués dans les départements à remanier le personnel déplorable que nous a laissé la monarchie ; mais voilà la réaction qui s'empare de ces instructions et qui les fait désavouer !

Et c'est en présence d'une pareille situation qu'on insisterait pour que les élections ne soient pas ajournées ? Ce serait une trahison dont le gouvernement provisoire ne peut se faire le complice !

 

La force de ces arguments ne put échapper aux hommes composant le gouvernement de la République : quelques-uns de ses membres eurent la pensée de raffermir le pouvoir entre leurs mains jusqu'à ce qu'ils pussent le déposer sans crainte d'avoir compromis le sort de la Révolution.

Il y avait deux partis à suivre : l'un, de soutenir vigoureusement l'esprit des circulaires du ministre de l'intérieur et de donner un nouvel élan à la propagande républicaine, afin d'imposer silence à la réaction : on n'avait, pour cela, qu'à laisser faire le peuple, les sociétés patriotiques et les comités électoraux. Appuyés par le gouvernement, tous les hommes franchement dévoués à la République auraient redoublé de zèle et d'ardeur, et ils seraient parvenus à faire comprendre, même dans les campagnes les plus arriérées, les bienfaits que le gouvernement démocratique était appelé à répandre sur les peuples.

Le peuple des campagnes, comme celui des villes, ne peut être que Républicain sincère : il l'est de naissance ; il l'est par cet instinct qui ne le trompe jamais ; il l'est, parce qu'il sent vivement le prix de la liberté, de la fraternité, de la moralité ; il l'est encore par le besoin d'occuper sa place dans les institutions sociales. Le peuple qui se voue aux rudes travaux de l'agriculture ou à ceux incessants des ateliers ; le peuple, exploité par tous les traitants de la royauté, ou dévoré par les frelons qui bourdonnent autour des monarchies, avait accueilli avec joie cette sainte République qui, seule, pouvait réaliser ses espérances, si longtemps déçues.

Mais au milieu de la confusion générale qu'entraînent les grandes révolutions, il s'était encore laissé tromper par ceux-là dont il devait se méfier le plus, parce qu'il les connaissait, de vieille date, pour ses plus implacables ennemis.

N'osant pas attaquer directement la République, qu'ils semblaient appuyer tout en la sapant par ses bases, ces agents de discorde, formant la queue de la royauté, s'étaient attaqués aux républicains les plus purs, les plus clairvoyants, certains de ruiner la cause de la liberté en perdant, dans l'opinion publique, ses plus chaleureux défenseurs.

Depuis quelques jours, un déluge de calomnies était répandu, dans les villes comme dans les campagnes, sur les républicains en évidence, par les agents et les journaux de la réaction.

Ils les accusaient de vouloir abolir la religion, la famille, la propriété ; ils montraient ces républicains comme des pillards, puisant à pleines mains dans le Trésor national pour assouvir les plus viles passions ; et telle feuille dont chaque page contenait plus d'atrocités et de sang qu'il n'en fallait pour effrayer tout un peuple honnête, ne craignait pas d'appeler anthropophages, buveurs de sang, familiers de guillotine les hommes qui venaient, avec tant de bonheur, d'abolir la peine de mort, et qui sollicitaient la révision du Code pénal !

Aux calomnies des réactionnaires contre les plus énergiques républicains, il fallait répondre par des faits, par des actes dont l'évidence pût frapper tout le monde ; il fallait montrer ces républicains désintéressés, probes, humains, ne faisant assaut entre eux que de dévouement à la chose publique. Cela n'eût pas été difficile, si l'on eût émondé l'arbre et si l'on eût épuré avec soin les agents du gouvernement républicain, en chassant des emplois publics tous les instruments pourris dont s'était servie la monarchie.

Pour faire aimer la République, il fallait non-seulement empêcher qu'elle ne fût déshonorée par la queue de la royauté, ni défigurée par les définitions mensongères qu'en donnaient les gens intéressés à la peindre sous les couleurs les plus défavorables, mais encore exposer clairement ce qu'elle devait être, la confédération sainte d'hommes qui se reconnaissent semblables et frères, qui chérissent leur espèce, qui honorent son caractère et sa dignité, qui travaillent en commun au bonheur de tous, pour mieux assurer celui de chacun, parce que l'un dépend nécessairement de l'autre dans l'état social républicain. Il fallait démontrer que la tâche de la démocratie était de former des hommes égaux, indépendants, dévoués à la chose publique, et ne reconnaissant d'autre maître que la loi émanant de la volonté générale, librement exprimée par les représentants de la nation tout entière.

Il eût fallu encore exposer clairement le but social que les républicains voulaient atteindre ; et, comme ce qui était bon en 1794 devait l'être encore en 1848, il fallait graver sur la porte de toutes les Maisons communes de la France cet admirable programme de Robespierre :

Nous voulons substituer, dans notre pays, la morale à l'égoïsme, la probité à l'honneur, les principes aux usages, les devoirs à la bienséance, l'empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l'insolence, la grandeur d'âme à la vanité, l'amour de la gloire à l'amour de l'argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l'intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l'éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole et méprisable, c'est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles des Républiques à tous les vices, à tous les ridicules de la monarchie.

Nous voulons un ordre de choses où toutes les passions basses et cruelles soient inconnues, toutes les passions bienfaisantes et généreuses éveillées par les lois ; où l'ambition soit le désir de mériter la gloire de servir la patrie ; où les distinctions ne naissent que de l'égalité même ; où le citoyen soit soumis au magistrat, le magistrat au peuple, le peuple à la justice ; où la patrie assure le bien-être à chaque individu, et où chaque individu jouisse avec orgueil de la prospérité et de la gloire de la patrie ; où toutes les âmes s'agrandissent par la communication continuelle des sentiments républicains et par le besoin de mériter l'estime du peuple ; où les arts soient les décorateurs de la liberté qui les ennoblit ; le commerce, la source de la richesse publique, et non pas seulement l'opulence de quelques-uns...

Nous voulons, en un mot, remplir les vœux de la nature, accomplir les destins de l'humanité, tenir les promesses de la philosophie, absoudre la Providence du long règne du crime et de la tyrannie.

 

Il n'eût pas été si difficile qu'on le pense de contre-balancer, par ces moyens, l'action malfaisante des contre-révolutionnaires dans les départements, où les autorités avaient failli à leur devoir. Mais, pour obtenir ce résultat, il aurait fallu que le gouvernement provisoire eût été bien pénétré de cette vérité, que, puisqu'on n'avait pas su demander à l'enthousiasme du premier moment des élections franchement républicaines, il fallait les reculer assez pour donner aux populations rurales le. temps de commencer leur éducation politique, avant de faire usage du suffrage universel.

Mais comment prendre cette détermination, qui eût annoncé l'énergique résolution d'entrer dans les grandes voies révolutionnaires, quand déjà plus d'un membre de ce gouvernement avait eu la faiblesse de blâmer les instructions données par le ministre de l'intérieur aux commissaires chargés de diriger les départements ? Comment aurait-on pu se décider à ressaisir fortement le gouvernail, lorsque déjà plusieurs de ces membres semblaient fatigués de leur part de dictature involontaire, et avaient hâte d'arriver au port, en présence des. nuages qui s'élevaient à l'horizon ? Et le gouvernement provisoire, en face des grandes questions politiques qui surgissaient à l'extérieur, comme à l'intérieur, aurait-il trouvé en lui-même la force de lutter longtemps contre la tempête qui grondait au loin ?

Il est permis d'en douter, si l'on réfléchit que la division existait déjà entre ses membres sur la direction à donner au vaisseau de l'Etat ballotté par l'indécision des pilotes.

Ce qu'il y avait à faire dans ces graves conjonctures, quelques bons citoyens l'avaient compris : il fallait renforcer le principe démocratique dans le gouvernement même ; ajourner les élections jusqu'au moment où l'éducation politique de certaines parties de la population eût été faite, et, en attendant contenir la réaction par des mesures vigoureuses, propres à faire sentir la puissance populaire.

Tout cela était facile le lendemain de la grande manifestation du peuple ; tout cela eût été encore possible, sans en venir aux moyens rigoureux. Mais l'occasion favorable s'est perdue alors, comme elle l'avait été le jour de la fondation de la République ; et l'on ne tarda pas à s'apercevoir que les actes du gouvernement provisoire devenaient de plus en plus mesquins, puérils et timorés.

Après bien des délibérations au sujet des élections générales, les hommes qui n'avaient pas voulu céder à la pression des clubs et des corporations, cédèrent aux avis intéressés de la plupart des commissaires, et se décidèrent à remettre les élections générales, non pas à la fin du mois de mai, comme l'avait demandé le peuple de Paris, mais seulement au 23 avril. C'était tout juste le temps qu'il fallait aux réactionnaires pour agir contre la révolution, en profitant des mauvaises impressions produites dans les campagnes par l'impopulaire impôt des 45 centimes ; mais ce ne fut pas assez pour permettre aux républicains d'éclairer les habitants de bien des localités encore sous l'influence de l'aristocratie territoriale et du clergé.

Nous ne saurions assez le répéter, ce fut une grande faute, un grand malheur pour la République et pour la révolution. Le suffrage universel, quoiqu'il ne fût que la reconnaissance d'un droit antérieur, était une chose trop nouvelle en France pour qu'il ne devînt pas nécessaire d'apprendre aux populations arriérées à l'exercer conformément à son but, l'intérêt du peuple, et à se garder de le tourner contre lui-même. Or, une expérimentation préalable eût été nécessaire, et le gouvernement provisoire avait un moyen légal de faire cette expérimentation et d'en profiter pour les élections générales des représentants du peuple.

Au lieu de laisser aux commissaires la faculté de changer les maires et les municipalités, ce qui, exécuté par ces fonctionnaires provisoires, pouvait être considéré comme des actes arbitraires, toujours vus de mauvais œil par une partie de la population, n'eût-il pas été plus simple, plus rationnel et d'une meilleure politique, de faire d'abord élire ces maires et ces municipalités par les populations, qui auraient ainsi commencé par là à pratiquer le suffrage général et direct ? Cette nomination des magistrats de la commune parle vote universel avait été l'un des premiers droits reconnus aux citoyens par la première Révolution, et les populations l'avaient longtemps exercé de la manière la plus satisfaisante pour les communes. L'Empire, qui le leur avait ravi, crut devoir leur en faire la restitution, à l'époque dite des cent-jours. Les élections des maires servirent alors de prélude à celles des représentants de 1815.

C'était ainsi qu'on devait procéder en 1848 : il fallait d'abord édifier la base pour arriver au sommet. Le gouvernement provisoire n'eut pas cette bonne inspiration, ou s'il l'eut, il y renonça sans doute par la crainte de fatiguer les électeurs ; car on se faisait alors une idée très-compliquée de l'exercice de ce droit. En disposant les élections de manière à faire procéder d'abord à la nomination des maires, puis successivement à celle des officiers de la garde nationale et aux élections générales, en ayant soin de distancer convenablement chacune de ces élections, on eût facilement atteint l'époque demandée par les clubs et les corporations, et le résultat de ces dernières élections eût été, sans contredit, bien plus favorable à la cause de la République : les comités électoraux, les clubs, tous les démocrates sincères eussent eu le temps de prendre les mesures nécessaires pour utiliser, en faveur des principes de la révolution, les deux expériences qu'ils eussent eu sous les yeux, expériences dont le gouvernement surtout aurait pu tirer le plus grand parti.

Les élections à l'Assemblée nationale fixées, le 27 mars, pour le 23 avril, donnèrent à peine aux populations le temps de se consulter, et ne permirent guère aux démocrates de détruire les nombreuses calomnies que les journaux et les agents de la réaction ne cessaient de lancer perfidement contre les candidats républicains et contre la République elle-même.

Toutefois, en présence de cette détermination si diversement jugée, les démocrates ne se découragèrent pas. D'un côté, ils cherchèrent à détruire les mauvais effets des calomnies qui atteignaient à la fois et les hommes et les choses de la révolution, sans qu'on pût parer ses coups, toujours portés dans, l'ombre ; d'un autre côté, ils redoublèrent d'efforts pour organiser leurs comices.

Basile a toujours peur, mais Basile calomnie : il calomnie d'autant plus que sa peur est plus grande, disait un journal républicain, au sujet de ces déplorables calomnies colportées à toute heure. A chaque jour suffit sa peine, dit-on ; mais vingt-quatre heures sont trop peu pour Basile ; la bile l'étouffe, il la répand partout et sur tout ; il en souille, il en imprègne tout ce qu'il approche...

Basile est surtout nouvelliste. Chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, il publie son bulletin... Basile sait cela de première, main, ou plutôt il a tout vu de ses propres yeux ; il affirme avec serment, sur son honneur et sa bonne ; foi, l'honnête homme ! Et les bruits vont circulant de quartier en quartier, de groupe en groupe, de maison en maison, effrayant les femmes et les gens simples. Et Basile se frotte les mains et redouble d'efforts ; une calomnie n'attend pas l'autre : Basile a pour complices tous les badauds indécis, tous les malveillants, tous les ennemis de la révolution et du peuple.

Citoyens, vous reconnaîtrez Basile à ses calomnies plus qu'à son allure, car aujourd'hui Basile sait prendre toutes les attitudes et porte tous les uniformes. Si vous entendez quelqu'un annoncer une nouvelle alarmante ou attribuer un fait odieux à nos chefs populaires, ce quelqu'un-là c'est Basile : ne le maltraitez pas, ne lui répondez pas ; mais regardez-le en face, et, lui montrant, par un mouvement des épaules, quel cas vous faites de lui et de ses nouvelles, dites-lui tout simplement, comme dans la pièce de Beaumarchais : Va te coucher, Basile, tu as la fièvre.

 

Mais s'il était difficile de combattre des calomniateurs pour lesquels il n'était rien de sacré, rien de respectable, et que l'on ne pouvait saisir nulle part, il fallait du moins travailler à combattre la réaction dans les collèges électoraux partout où il s'en serait formé.

Dans ce but, un Comité général s'établit à Paris. Ce Comité central se mit en rapport avec tous ceux des départements.

Le salut de la République, leur disait-il, dépend des élections : n'envoyons pas à l'Assemblée des convertis du lendemain, mais des hommes connus par leur dévouement constant à la cause démocratique... Dans le cas où vous manqueriez de candidats offrant les garanties suffisantes, le Comité central pourrait vous indiquer des citoyens dignes de compléter votre liste de candidats.

Mais ici encore les membres de cette réunion électorale appartenaient presque tous à la nuance du parti démocrate reflétant les opinions politiques du journal le National, qui était loin de marcher d'accord avec les principaux clubs.

Ceux-ci leur opposèrent le Comité dit le Club des clubs, qui recevait ses inspirations du ministre de l'intérieur ; le grand cercle littéraire et politique établi dans les bureaux du journal la Commune de Paris, dirigé par le citoyen Sobrier, et enfin la réunion des délégués des ouvriers siégeant au Luxembourg.

Ce fut en vain que les démocrates de la veille cherchèrent à s'entendre entre eux ; tout rapprochement devint impossible, en présence de la suprématie qu'afficha le journal de M. Marrast, organe de la majorité du gouvernement provisoire. La défiance que le National inspira alors aux démocrates, que l'on désignait déjà sous la dénomination de montagnards, fut telle, que ceux-ci commencèrent à considérer les hommes appartenant à la rédaction de cette feuille comme résistant au mouvement de projection révolutionnaire.

Cela s'explique : exclusifs avant le triomphe des républicains, les hommes du National ne le furent pas moins après une Révolution qui avait surpassé leurs espérances. On eût dit qu'eux seuls avaient fait cette Révolution, et qu'à eux seuls devait en revenir l'honneur et le bénéfice. Aussi s'étaient-r ils emparés de toutes les fonctions publiques : on ne voyait partout que des hommes ayant appartenu à la rédaction de cette feuille, ou faisant partie de ce qu'on appelait sa petite église, sa coterie.

Cet empressement à se pourvoir de places bien rétribuées, à l'exclusion des autres démocrates, ne manqua pas de leur être reproché amèrement et de leur faire des ennemis, même parmi les hommes ayant suivi et professé la politique, de cette feuille influente. Et si le National fut, à cette époque, le dieu du monde officiel, il perdit beaucoup dans l'esprit de bien de ses lecteurs désintéressés. On comparait, non sans quelque raison, les rédacteurs du National et leur entourage aux anciens girondins et à leur parti.

En effet, comme les chefs de la Gironde, les hommes du National avaient, les premiers, peut-être, professé des théories républicaines ; mais ils ne s'étaient jamais prononcés clairement sur la nature de la République qu'ils eussent préférée : on peut même affirmer qu'ils penchaient vers une République fédérative, comme celle des Etats-Unis d'Amérique, dont ils ne parlaient que dans les termes les plus favorables. Leurs tendances fédératives avaient continué à se montrer après la fondation de la République unitaire surgie de la Révolution de Février.

En présence de la République démocratique dont le peuple réclamait la complète réalisation, par la proclamation franche et entière des principes politiques sur lesquels elle devait s'appuyer, non-seulement les hommes du National parurent indécis comme les girondins, mais encore ils quittèrent la voie libérale dans laquelle ils avaient longtemps marché, pour entrer dans celle des restrictions aux libertés publiques ; ce qui leur donna un certain vernis réactionnaire.

Comme les girondins, ils se montrèrent effrayés des manifestations populaires en faveur de la République, et, comme leurs devanciers, ils crièrent tant contre la salutaire turbulence des clubs démocratiques, que ces clubs se détachèrent des nouveaux girondins, et la ligne de démarcation fut dés lors rétablie, comme au temps de la montagne et de la Gironde.

L'une des faiblesses des girondins, fut de faire des ministres et de ne porter aux hautes fonctions publiques que leurs amis ou les hommes qui marchaient avec eux. Les rédacteurs du National se laissèrent dominer par cette même manie, et renchérirent sur leurs modèles en montrant moins de désintéressement personnel qu'eux. Nous verrons bientôt les ministres sortir en foule des anciens bureaux de la rue Le Pelletier.

264 HISTOIRE

Dès le commencement de la Convention, les girondins avaient déclaré la guerre au ministre Pache, homme capable, grand travailleur, mais complètement identifié avec la démocratie et le club des jacobins, grand foyer du républicanisme. Les hommes du National, M. Marrast en tête, ne cessèrent de harceler le ministre de l'intérieur, Ledru-Rollin, parce qu'il était aussi l'homme de la Révolution, et parce qu'il ne voulait aucune espèce d'aristocratie en France : comme les girondins, ils, ne le laissèrent tranquille que lorsqu'ils eurent fait donner son portefeuille à l'un de leurs amis, le médecin Recurt, président du Comité central des élections.

Les girondins, dit un historien, avaient reculé devant l'idée de rompre à tout jamais avec la royauté et les trônes, et ils avaient voulu rester dans la modération, quand elle ne convenait plus à la position de la Révolution française, qui eût été compromise par le système légal des girondins.

Malgré leurs belles théories sur le bonheur futur de la République, les girondins ne firent absolument rien pour hâter le développement et la marche de la Révolution. Sans cesse occupés de leurs querelles et de leur amour-propre, songeant toujours à abattre la montagne, ils négligeaient les rênes du gouvernement, et laissaient à leurs adversaires la tâche immense de créer toutes les ressources dont la République avait incessamment besoin...

Dans les huit mois du règne des girondins, ou plutôt de cette espèce d'interrègne, ils ne cessèrent d'avoir la majorité à la Convention et d'être les maîtres du pouvoir exécutif, par l'influence des ministres Roland, Lebrun, Clavière et Beurnonville : ils dominaient dans tous les Comités, remplissaient toutes les administrations de leurs créatures ; les armées étaient commandées par leurs amis, et pourtant ils auraient laissé périr la République, si la montagne ne se fût emparée du gouvernement et n'eût suppléé à leur faiblesse par des moyens pris en dehors du Corps-législatif, en s'appuyant sur la commune de Paris, sur les clubs, sur tout ce qui pouvait donner de la force à la chose publique. Mais si les girondins se montraient incapables de remplir la haute mission à laquelle ils étaient appelés, ils ne s'indignaient pas moins de ce que la France était sauvée par d'autres que par eux. De là leur haine contre la montagne, de là leur opposition à tout ce qu'elle faisait ou proposait de salutaire...

 

N'est-ce pas là le rôle que la plupart des hommes du National ou de leur opinion ont constamment joué dans la révolution de 1848 ? Le nier, ce serait ne pas savoir dans quels termes furent constamment et le ministre de l'intérieur et le maire de Paris.

Jusqu'au dernier moment, ce fonctionnaire fit de l'Hôtel-de-Ville une sorte de République, de ville libre : non-seulement il l'administra sans le contrôle du Conseil municipal, qui n'existait plus, mais même en dehors du contrôle du ministre de l'intérieur, dont M. Marrast ne voulut jamais reconnaître la suprématie. L'Hôtel-de-Ville, avec un budget plus fort que celui de bien des Etats indépendants, eut son armée, sa politique, sa police. Dieu seul sait ce qui se trama, dans ce concile composé, de quelques hommes du National, contre certaines des libertés publiques ! N'a-t-on pas dit que le premier coup de baguette du 16 avril contre le peuple était sorti du cabinet de M. le maire ? N'a-t-on pas affirmé aussi que le premier cri de proscription contre le pacifique communisme était parti des fenêtres de l'Hôtel-de-Ville ? Qui a plus calomnié les chefs des Sociétés populaires et fait les rapports les plus haineux contre les clubs, que les subalternes de la police de M. Marrast ?

Et lorsque le ministre de l'intérieur, Ledru-Rollin, l'homme qui voulait franchement les conséquences naturelles de la révolution, essaya de mettre un terme à l'insubordination dont le premier magistrat de la capitale donnait l'exemple ; lorsqu'il voulut faire rentrer la commune de Paris dans le droit commun, ne trouva-t-il pas contre lui la ligue de tous les hommes du National ou des amis de ce journal, disposés à soutenir l'anarchie ? le ministre ne fut-il pas dans la nécessité de déférer au gouvernement provisoire cette inqualifiable prétention du maire de Paris à ne point reconnaître, à son égard, la suprématie du ministère des communes[3] ?

Nous avons dû entrer dans ces détails, dont la vérité ne peut être contestée, pour démontrer encore plus fortement quelle fut l'action de la plupart des hommes sortis du National pendant la révolution de 1848. Cette action fut la même que celle exercée par les anciens girondins sur la révolution de 1792. Comme ces derniers, les démocrates de la commune de Paris ne tardèrent pas à se poser en régulateurs suprêmes de cette révolution, que chacun voulut arranger à sa taille.

Mais les prétentions de ce parti, qui se qualifia lui-même de modéré, furent vigoureusement combattues par les démocrates du journal la Réforme, par les démocrates socialistes du journal la Commune de Paris, la Démocratie pacifique, et autres. Elles le furent encore par la Commission du Luxembourg, et surtout par les clubs démocratiques.

Nous verrons la lutte s'engager sur le terrain des élections générales.

 

 

 



[1] Les clubs qui demandaient l'éloignement de l'armée soldée n'avaient point fait cette proposition en haine de notre armée, mais seulement en vue des principes proclamés dans nos premières constitutions : ils ne craignaient pas l'esprit de nos soldats, mais ils voulaient empêcher que la réaction n'exploitât leur mauvaise humeur de ce qu'elle appelait intentionnellement la défaite de Février.

[2] Déjà le nombre des gardes nationaux de Paris et de la banlieue, qui, au 1er février, n'était que de 56.741 hommes, formait, au 15 mars, un effectif de 190.299 citoyens inscrits.

[3] Chose étrange ! Ce même magistrat, qui travailla de toutes ses forces à détacher la commune de Paris du ministère de l'intérieur, ne cessa aussi de caresser la pensée de faire de la Préfecture de police une annexe de la commune. C'était toujours le même esprit d'usurpation pour arriver à l'indépendance dans un gouvernement fondé sur l'unité d'action.