HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE X.

 

 

Le gouvernement provisoire rompt avec le passé. — Abolition des titres de noblesse. — Réorganisation de la garde nationale. — Suffrage universel direct. — Bases des prochaines élections. — Abolition des lois de septembre. — La République naissante conquiert la sympathie des ambassadeurs et des cabinets étrangers. — Accueil que les peuples font à la Révolution de 1848. — Opinion des journaux anglais sur cette révolution. — Déclaration du ministre anglais Russell. — Adresse du peuple anglais au gouvernement provisoire. — Sublime langage des ouvriers de Droghéda. — Opinion des journaux belges. — Adresse du gouvernement suisse au gouvernement provisoire. — Sympathies des peuples pour la République. — Elle est en butte à la guerre du capital. — Ligue de l'égoïsme et de la bassesse. — Bruits sinistres répandus. — Coupable conduite des banquiers et des riches. — Compte général de la situation financière léguée par la royauté. — Dettes immenses qu'elle laisse à la République. — Mesures financières proposées par le ministre. — Détermination loyale à l'égard des caisses d'épargne. — La réaction s'en empare pour crier à la banqueroute. — Les banquiers n'ont jamais aimé la République. — Cri d'alarme poussé par la Banque de France. — Mesures énergiques pour éviter qu'elle ne suspende ses payements. — Bons résultats obtenus. — Emprunt national de cent millions. — Mesures relatives aux Bons royaux. — Déplorable impôt des quarante-cinq centimes.

 

Laissons un moment la République démocratique de France se consolider tous les jours davantage, et oublier complètement ses ennemis ; laissons le gouvernement provisoire travaillera rompre avec le passé, en abolissant tous les anciens titres de noblesse, et en interdisant aux titulaires les qualifications qui se rattachaient à ces titres ; en rétablissant les dénominations, si glorieuses, données sous la République et l'Empire aux généraux de division et de brigade, ainsi que les désignations nouvelles des tribunaux, des magistrats du parquet et autres fonctionnaires publics. Laissons-le réorganiser la garde nationale, en ouvrant ses rangs à tous les citoyens français indistinctement, et en donnant des armes à ceux à qui la royauté en avait toujours refusé. Laissons-le encore organiser, par un décret en quelques lignes, le suffrage universel et direct, sans aucune condition de cens, et déclarer que tous les Français âgés de vingt-un ans étaient électeurs, comme tous ceux ayant atteint vingt-cinq ans seraient éligibles : la liberté nous a habitués à tant de miracles, que cette immense transformation politique de la société française, signal de l'affranchissement de l'humanité, fut alors considérée comme une conquête toute simple, toute rationnelle, quoiqu'on l'eût si longtemps regardée comme une utopie impraticable.

Le gouvernement provisoire n'oubliait point que c'était à l'Assemblée nationale qu'appartenait le droit de décréter la Constitution ; mais ne fallait-il pas qu'il posât les premières bases des prochaines élections ? Il le fit, en arrêtant que la population deviendrait la seule, règle de l'élection, et que les représentants du peuple seraient au nombre de neuf cents, répartis d'après cette même règle.

Toujours dans l'intention bien arrêtée de se séparer complètement de la monarchie, ce gouvernement d'acclamation crut nécessaire d'abroger légalement ces iniques lois de septembre, qui avaient tant contribué à aviver les haines contre la royauté.

Considérant, dit-il en décrétant cette abrogation, qui l'était déjà de fait ; considérant que les lois de septembre, violation flagrante de la Constitution jurée, ont excité, dès leur présentation, la réprobation des citoyens ;

Que la loi du 9 septembre 1835 sur les crimes, délits et contraventions de la presse et des autres moyens de publication est un attentat contre la liberté de la presse ; qu'elle a inconstitutionnellement changé l'ordre des juridictions, enlevé au jury la connaissance des crimes et des délits de la presse, appliqué, contre tous les principes du droit, à des faits appelés contraventions, les peines qui ne doivent frapper que les délits ;

Que, dans la loi du même jour sur les Cours d'assises, plusieurs dispositions sont à la fois contraires à la liberté ou à la sûreté de la défense et à tous les principes du droit public ; que la condamnation par le jury à une simple majorité est une disposition que réprouvent à la fois la philosophie et l'humanité, et qui est en opposition complète avec les principes proclamés par nos diverses Assemblées nationales ;

Décrète, etc.

 

Après l'abrogation entière de la loi du 9 septembre 1835 contre la presse, et le rétablissement des articles du Code d'instruction criminelle et du Code pénal auxquels il avait été dérogé, le gouvernement provisoire établit que, jusqu'à ce qu'il eût été statué par l'Assemblée nationale, la condamnation par les jurés, non-seulement aurait lieu à la majorité de neuf voix, mais encore que la déclaration du jury contiendrait formellement la mention de ces mots : oui, l'accusé est-coupable à la majorité de plus de huit voix ; et ce, à peine de nullité. La discussion dans le sein de l'assemblée du jury, avant le vote, fut de nouveau considérée comme un droit.

Certes, dans un autre ordre de choses, l'abrogation formelle des lois de septembre eût pu être regardée, après la grande révolution qui venait de s'accomplir, comme une superfétation ; ce fut même, sous ce rapport, que plusieurs journalistes la blâmèrent. Mais, en libellant ce décret, le ministre de la justice n'obéissait-il pas aux nécessités de la législation, qu'il fallait nécessairement rétablir par un texte formel qui pût prendre sa place dans le Bulletin des lois ?

Au surplus, cette consécration légale de la révolution opérée en France par la volonté et la force du peuple prouve que, si le gouvernement provisoire n'était pas, dans son ensemble, aussi révolutionnaire qu'on pouvait le désirer ; si la grande pensée qui avait amené cette révolution ne se trouvait pas dans la tête de tous les membres de ce gouvernement ; s'il ne leur avait pas été donné, à tous, d'embrasser d'un coup d'œil et de confondre dans une même sollicitude toutes les révolutions que la nôtre allait faire éclater, en les considérant ou comme autant d'auxiliaires puissants, ou comme des pupilles qu'il fallait défendre, au moins leurs décrets attestent-ils la patriotique intention de commencer par asseoir paisiblement la République à l'intérieur.

Quant à l'extérieur, ce n'était pas trop présumer que de croire que l'exemple de magnanimité donné par le peuple après sa victoire, et la modération de langage du nouveau gouvernement, assureraient à la République naissante la sympathie des peuples, même les plus reculés, et l'estime des cabinets étrangers.

Ces présages se réalisèrent bientôt.

Dès le 27, le ministre des Etats-Unis, à Paris, se rendit à l'Hôtel-de-Ville, auprès du gouvernement provisoire. Admis sur-le-champ, il félicita la France de cette admirable révolution qui venait de restituer à tout jamais à notre pays la forme républicaine. Il se rendit garant des vives sympathies qui accueilleraient, dans toute l'étendue de l'Union américaine, la nouvelle de la victoire du peuple français. Ce ministre ajouta même les paroles les plus flatteuses en parlant de ce noble peuple, qui fondait avec un ordre si admirable et sans qu'une pensée de vengeance l'occupât, le plus beau des gouvernements.

Le lendemain, 28 février, on lisait dans un journal, toujours bien renseigné, une communication ainsi conçue :

On nous assure qu'une réunion de tous les représentants des Etats étrangers a été tenue chez l'un d'eux, et que le corps diplomatique a pris la résolution suivante :

Reconnaissant l'unanimité du mouvement qui vient de s'opérer en France, et les apparences de force et de stabilité que puise le gouvernement provisoire dans l'élan unanime de la population, les représentants des cours étrangères ont résolu de rester à leur poste, jusqu'à décision de leurs cours respectives.

Puis, ce même journal ajoutait cette nouvelle, comme le complément de la précédente résolution :

Les termes de la résolution du corps diplomatique sont si favorables à la cause révolutionnaire, qu'il n'est pas douteux que la reconnaissance de la République française par les cours étrangères ne doive suivre immédiatement.

Certes, la République française de 1848 pouvait bien se passer de la reconnaissance des cabinets étrangers : aux yeux du monde entier, elle brillait comme le soleil[1]. Toutefois, le concours spontané de tous ces ambassadeurs, qui, en 1830, avaient cru prudent de s'abstenir ou même de se retirer en présence de l'intronisation d'un nouveau roi, démontrait clairement combien l'opinion des cours avait dû faire des progrès depuis cette dernière époque.

Quant aux peuples, l'accueil qu'ils firent à la Révolution dé la métropole du monde fut de nature à consterner les rois et les aristocraties. Partout, les peuples firent explosion contre les oppresseurs ; partout une commotion électrique ébranla les trônes : on eût dit, en voyant les peuples debout dès le lendemain même du contre-coup de la France, qu'ils attendaient ce signal pour se lever. La révolution est partout ! s'écriait un diplomate en parcourant sa correspondance des premiers jours de mars Ce mot était littéralement vrai.

En attendant que nous jetions un rapide coup d'œil sur les mouvements populaires, les révoltes, les révolutions qui suivirent, dans toute l'Europe, le mouvement progressif de la France, écoutons comment s'exprimait, à l'égard de notre Révolution, l'opinion publique des deux seuls pays à peu près restés calmes en présence de cette immense commotion.

Le gouvernement français, disait le Times en apprenant seulement la démission du cabinet Guizot, était préparé pour renverser une émeute ; il a succombé devant la puissance d'une révolution. Le ministère Guizot a péri en présence de cet acte inattendu de souveraineté populaire. Ces ministres insensibles, ce roi tenace, cet audacieux chef militaire, cette armée avec toutes les fortifications, les armes et la force, tombent frappés d'impuissance devant le triomphe de l'opinion publique et de la volonté populaire ! La royauté de Juillet a subi une défaite qui ne le cède en rien et qui est plus étonnante que celle des Bourbons de la branche aînée. Pendant dix-sept ans, la politique de Louis-Philippe a été une protestation continuelle contre le principe de la puissance populaire, à laquelle il devait son trône ; mais il était dans sa destinée d'apprendre que la terrible énergie de la Révolution française défie les plus grandes précautions.

Les événements de Paris, ajoutait le même journal, feront, ressentir au pays une commotion électrique. Ces événements se refléteront sur l'Europe, où des éléments de combustion sont déjà répandus à profusion ; et, dans un moment de difficultés excessives pour beaucoup d'autres pays, un choc soudain éclatera là où on l'attendait le moins. La conséquence de ce mouvement sera républicaine.

C'était ainsi que s'exprimait l'un des journaux les plus graves de la Grande-Bretagne, en apprenant seulement la retraite du ministère Guizot ; il semblait prévoir ce qui allait arriver.

Un autre journal, le Sun, ne sachant pas encore que la révolution annoncée avait été cimentée avec le sang du peuple de Paris, s'écriait :

Jamais peuple libre ne fut poussé à la révolte par tant de violence de la part d'un gouvernement insensé et sans principes, que ne l'a été le peuple français sous la sombre dictature de M. Guizot, Jamais grande nation n'a reconquis ses libertés d'une manière plus auguste.

Quand on connut à Londres l'immense portée des événements de Paris, la population entière salua cette grande révolution de ses acclamations spontanées, et laissa éclater ses sympathies.

Réjouissez-vous, ombres de la montagne et de la Gironde ! s'écriait ce même journal le Sun. Après une lutte de soixante ans, après les diverses alternatives de plusieurs constitutions, après l'élévation et la chute de trois dynasties distinctes, à travers les périls du dedans et du dehors, des traités et des coalitions, en dépit d'armées hostiles et des factions conspiratrices, en dépit du despotisme et de la violence, le génie du patriotisme a triomphé, le génie de la liberté a été victorieux ! Enfin, enfin, la France est libre ! At last, at last, France is free ! Braves Français ! vous vous êtes montrés dignes du siècle et de l'histoire ! L'Angleterre observe le progrès de votre révolution avec un intérêt profond et fraternel. Ainsi que vous venez de déployer votre valeur dans le danger, déployez aujourd'hui votre modération dans la victoire !

Et comme au milieu de ces acclamations générales le bruit courut à Londres que le cabinet de la reine voyait avec peine l'établissement de la République française, M. Cobden s'empressa d'interpeller, à la Chambre des communes, lord Russell, sur les intentions du gouvernement anglais à l'égard de la France révolutionnaire.

Je dois répéter, répondit le ministre, qu'il n'est nullement dans l'intention du gouvernement britannique d'intervenir de quelque manière que ce soit (applaudissements) dans l'établissement que les Français pourront faire de leur propre gouvernement (les applaudissements redoublent). Comme voisins et amis, nous devons désirer que les changements que la France pourra faire dans son gouvernement tendent à sa prospérité.

Et de nouvelles acclamations générales couvrirent les paroles de sir John Russell, parce qu'elles exprimaient le sentiment universel de l'Angleterre sur les événements de France.

Au milieu d'une foule d'adresses que le peuple anglais s'empressait de faire parvenir ou que les Sociétés populaires de ce pays envoyaient au gouvernement provisoire par des délégués, on peut lire la phrase suivante, propre à donner une idée de l'esprit qui animait ces Sociétés :

Si les rois, si les gouvernements oppresseurs, oubliant les leçons du passé, osaient encore se liguer contre la France et déclarer la guerre à vos libertés, soyez assurés, citoyens, que cette fois les peuples ne se rangeraient pas sous les drapeaux de leurs tyrans. Vous êtes l'avant-garde des soldats de la liberté, et nous pouvons vous assurer que le peuple anglais ne se prêterait jamais à une guerre impie contre ses frères de France.

 

— Au nombre des préjugés que la royauté a emportés dans sa chute, répondit Lamartine à la députation, celui qui affligeait le plus les sentiments de religion et d'humanité générale qui doivent être désormais la grande politique des peuples, c'était ce préjugé international qui séparait nos deux nations, et qui nous forçait, pour ainsi dire, à haïr officiellement des hommes pour lesquels, dans l'intérieur de nos cœurs, nous avions les plus pures et les plus ardentes sympathies ; ce préjugé n'existera plus sous la République. Les deux nations ne seront désormais gouvernées que par leur propre esprit ; et c'est parce qu'elles seront gouvernées par leur propre esprit, par leur propre sagesse, par leur propre amour de l'humanité, que la paix du monde est assurée.

 

Tout était alors sublime, les actes comme le langage.

Qui peut lire sans attendrissement cette adresse que les pauvres ouvriers irlandais de Drogheda firent parvenir au peuple de France ?

Les hommes de Drogheda, y disaient-ils, supplient le grand maître de tous (Dieu) de protéger la République française, comme un monument de la bravoure, de la sagesse, de la modération du peuple français...

Et cent adresses pareilles arrivaient journellement en France de l'Angleterre et de l'Irlande !

Dans l'autre pays, que la révolution de Février ne fit qu'effleurer ; dans cette flegmatique Belgique, dont les habitants sont si en retard relativement à la marche progressive de tant d'autres peuples, le renversement du trône de Louis-Philippe dut laisser bien des regrets dans les hautes régions du pouvoir, désormais en hostilité secrète contre les républicains. Mais l'opinion publique jugea les événements de France avec une rare sagacité.

Un grand acte de justice vient enfin de s'accomplir en France, s'écria le Débat social : la colère du peuple a éclaté sur la tête d'un roi criminel ; le souffle de Dieu a passé sur la dynastie de Juillet !

Cette dynastie, infidèle à son origine, parjure à ses serments, avait voulu régner en dépravant les instincts les plus généreux, les sentiments les plus purs de la nation, en lui montrant sa loi et sa félicité suprême dans l'égoïsme et l'abjection...

Tant d'iniquités, si patiemment endurées par le peuple, tant d'infâmes abus du pouvoir, tant d'innocents sacrifiés aux caprices tyranniques de ceux qui distribuaient les faveurs et les richesses, tant de lésions criantes des éternelles lois de la justice et de l'humanité, durent entraîner l'irréparable ruine d'un régime de violence, de menaces, d'astuce et de ruse ; d'un régime qui avait quelque chose du serpent et de la hyène.

La révolution française de 1848 est, selon nous, le plus grand événement des temps modernes, non pas à cause des libertés politiques qu'elle promet au peuple, celle de 1793 en avait fait autant ; mais, à cause de son aspect humanitaire et socialement pratique, sous lequel ce gigantesque mouvement se manifeste.... Voilà un moment unique dans l'histoire ; voilà un fait immense et qui aura les plus vastes conséquences dans l'avenir.... Que la Providence bénisse une entreprise si bien commencée ! qu'elle empêche la République française de s'égarer sur une mer semée d'écueils et de tempêtes !

Puis, jetant un coup d'œil sur la Belgique réclamant, elle aussi, de grandes, de profondes réformes, le même journal nous initiait ainsi à ses besoins :

Le peuple gémit, de nos jours, surtout en Belgique, dans les angoisses d'un dénuement tel, qu'il semble que l'homme, la plus élevée des créatures, doive être la plus misérable. A Dieu ne plaise que nous pensions exciter, provoquer les pauvre contre le riche, allumer en lui la haine l'envie, la cupidité, toutes les mauvaises passions ! Mais, victime d'une grande iniquité sociale, nous demandons qu'on lui fasse connaître, par des faits éclatants, qu'elle ne sera pas éternelle, que sa situation changera, qu'elle doit changer...

Après ces deux Etats voisins dont la nouvelle République n'avait nullement à craindre les antipathies populaires, restait la Suisse, qui, étant déjà dans de bonnes conditions démocratiques, n'avait ; généralement aucune impulsion à recevoir de. la commotion partie de la France mais qui devait voir, avec la plus grande satisfaction, s'élever un formidable point d'appui à ses frontières contre les intrigues de l'Autriche et de la Prusse.

Cette satisfaction éclata dans une dépêche que le gouvernement de Fribourg adressa, dès le 5 mars, au gouvernement provisoire de la France,

La France, y était-il dit, toujours à la tête des nations, vient, de franchir un nouvel abîme, celui qui l'éloignait de la démocratie.

Elle a renversé un régime-déloyal et corrupteur, et avec lui, la barrière qui séparait la nation française du peuple helvétique.

Accomplie avec autant de calme que de grandeur, cette révolution providentielle va préparer l'émancipation des peuples.

Elle anéantit les dernières espérances du sonderbund, déjoue les complots de l'absolutisme, consolide nos nouvelles institutions et ranime entre les deux pays ces sympathies que les efforts d'un gouvernement parjure n'ont pu détruire.

La Suisse a salué votre avènement avec acclamation....

On lisait encore, dans une adresse des républicains de Berne, le passage suivant :

Peuple français ! toi qui viens de prouver au monde que tu es toujours la grande nation ! toi qui es le seul roi légitime de la France ! le peuple suisse, républicain comme toi, ton aîné dans la démocratie, ton cadet dans le progrès social ; le peuple suisse te félicite de ta victoire, te remercie du service immense que tu as de nouveau rendu à la cause de l'humanité, et te présente ses salutations républicaines et fraternelles.

 

Ainsi, la République française s'était non-seulement emparée des sympathies des peuples, mais encore elle recevait journellement l'assurance des meilleures relations de la part des gouvernements qui l'entouraient : magnanime, généreuse, modérée, trop modérée au dedans, elle apparaissait grande et majestueuse au dehors. Ni l'intérieur ni l'extérieur ne pouvaient inspirer la moindre crainte.

Et pourtant elle fut bientôt en butte à la guerre la plus déloyale et la plus dangereuse, celle qui lui fut faite par un ennemi insaisissable, le capital, ayant sous ses ordres tous les banquiers, toute l'aristocratie de l'argent ligués contre la République, les uns par la haine ou la rancune, les autres par l'intérêt ou par la peur, tous par la perspective de ces réformes financières qui étaient pour eux une mer inconnue, sur laquelle ils craignaient d'assister au naufrage de leurs coffres-forts.

Ajoutons qu'indépendamment de l'aristocratie de l'argent, la nouvelle République devait nécessairement avoir contre elle la meute de tous les hommes opposés au règne de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, régime insupportable à leurs tempéraments et à leurs habitudes serviles.

Cette double ligue de l'égoïsme et de la bassesse n'agit pas hostilement tout à coup : elle procéda avec une sorte de tactique.

A peine remise de la frayeur que le triomphe du peuple sur la royauté lui avait causée, elle observa cauteleusement la marche du gouvernement provisoire. S'apercevant, qu'à l'exemple du peuple, ce gouvernement rie faisait aucune attention aux vaincus, et qu'il ne prenait contre les ennemis bien connus de la République aucune de ces mesures de précaution que l'intérêt de la chose publique eût pu suggérer, cette ligue leva la tête, et, comme les grenouilles de la fable, elle ne tarda pas à se jouer de ce qui avait fait d'abord l'objet de son effroi.

Ce furent d'abord des bruits sinistres répandus dans l'ombre par les habiles, et colportés par les niais ou les malveillants, puis ventilés par le journal réactionnaire le Constitutionnel. Tantôt c'étaient les craintes les plus chimériques contre la propriété qui étaient exploitées ; le lendemain, on annonçait que des troupes marchaient sur Paris, ayant les fils de Louis-Philippe à leur tête ; d'un autre côté, on assurait que l'approvisionnement de la capitale était insuffisant ; le lendemain encore, on excitait les ouvriers imprimeurs à aller briser les presses mécaniques ; puis on grossissait outre mesure quelques bandes d'incendiaires qui se ruaient stupidement contre les chemins de fer. Comme on le pense, ces bruits absurdes ne soutenaient pas l'examen, et ils tombaient aussitôt ; les excitations rencontraient les plus fermes obstacles de la part des. ouvriers eux-mêmes ; les tentatives de désordre et d'incendie étaient promptement réprimées par les populations ; mais les ennemis de la République n'avaient pas moins atteint leur but, qui était de semer de sourdes alarmes et d'effrayer quotidiennement cette partie timorée de la population de Paris, qui ne raisonne rien.

La malveillance eût été bientôt au bout de ses inventions hostiles, si elle n'eût trouvé dans les questions financières d'inépuisables ressources pour attaquer la République et nuire à son crédit.

Nous avons déjà parlé de la panique, vraie ou fausse, qui s'était emparée de la Bourse, en même temps qu'elle avait servi de prétexte aux banquiers et capitalistes pour arrêter leurs opérations et fermer leurs caisses. Afin de justifier ces actes, d'hostilité malveillante contre la République, les détenteurs des capitaux firent courir le bruit que le gouvernement, ne pouvant faire face aux engagements du Trésor, méditait une banqueroute générale. Ce fut en vain que les hommes placés à la tête des affaires publiques déclarèrent solennellement que le gouvernement nouveau acceptait les charges quelconques que la monarchie avait léguées à la République ; ce fut vainement encore qu'il essaya de rétablir la confiance en payant, par anticipation, le semestre non encore échu de la dette consolidée ; les banquiers persistèrent dans leur coupable détermination, et redoublèrent, même d'efforts pour perdre la République, en ruinant son crédit et en empêchant la reprise des affaires commerciales et industrielles par la disparition du numéraire.

S'apercevant que les banquiers avaient trouvé la partie vulnérable du gouvernement, les capitalistes grands et petits firent aussitôt cause commune avec l'aristocratie de l'argent : ceux qui avaient des fonds entre les mains du gouvernement ou de ses agents, les employés maintenus, dont la Caisse d'épargne conservait fructueusement les économies, retirèrent spontanément leurs fonds, dans le double but de se garantir et de nuire au crédit public.

Les riches voulurent aussi apporter à la contre-révolution leur contingent de moyens. Sans avoir perdu un centime de leur fortune ni même de leurs revenus, toutes les grandes maisons se donnèrent le mot pour renvoyer leurs nombreux domestiques et pour borner leurs dépenses au strict nécessaire. Ceux qui avaient des travaux commencés les suspendirent.

Ainsi, la conspiration de l'aristocratie financière et de l'aristocratie nobiliaire contre la République fut générale et patente ; les réactionnaires, qui surgissaient insensiblement de tous côtés, ne cachaient point leur espoir de susciter des embarras sérieux au nouveau gouvernement, et même de le faire tomber par les finances.

En présence de cette ligue, plus malfaisante que réellement dangereuse, le gouvernement provisoire pouvait prendre quelques-unes des grandes mesures financières que l'opinion publique lui indiquait. Mais il ne comprit pas que l'on ne traite point par les mêmes expédients et le corps malade et le corps en santé. Oubliant qu'un Etat en révolution peut et doit se régir par des moyens autres que ceux qui conservent les nations constituées, non-seulement il n'osa pas se risquer au delà des sentiers battus, mais il ne fit rien de propre à faire cesser la crise créée par les banquiers ; il crut qu'il pourrait la conjurer à force de franchise et de loyauté.

Ce fut dans cette pensée qu'il fit publier le compte général de la situation financière de l'Etat, dressé par le ministre des finances à la date du 26 février 4 848. Tout en acceptant les charges énormes et les découverts que la monarchie lui avait légués, la République était en droit de laisser à chacun ses œuvres. Mais le pays voulait connaître la vérité sur l'état réel de ses finances, et il était du devoir de son gouvernement de la dire tout entière, sans haine, sans crainte, mais aussi sans ménagement. Il exposa donc, dans ce rapport :

Qu'au 1er janvier 1841, le capital de la dette publique, déduction faite des rentes appartenant à la Caisse d'amortissement, s'élevait déjà à la somme énorme de 4.267.315.402 fr. et qu'au 1er janvier 1848, ce capital était monté à 5.179.644.730 fr.

Il résultait de cette première donnée générale, qu'au lieu de mettre la paix à profit pour restaurer les finances de l'Etat, le gouvernement de Louis-Philippe avait augmenté la dette perpétuelle de 912.329, 328 fr.

C'est-à-dire de près d'un milliard en sept années !

Ainsi ce gouvernement royal avait dilapidé le produit de ces 912 millions en sus des budgets annuels, qui eux-mêmes s'étaient accrus successivement de près de sept cents millions depuis 1830 ; celui de 1847 ayant monté, y compris les crédits supplémentaires, à 1.712.979.639 fr.

Il n'était donc pas étonnant que, malgré les accroissements successifs de la population et des recettes, les budgets présentassent, chaque année, un déficit considérable, évalué à six cent quatre millions pour les seules années 1840 à 1847 et à quarante-huit millions pour l'exercice de 1848.

Ajoutons donc au capital de la rente dévoré de 1840 à 1847, et constaté à 912.329.325 fr., le déficit sur ces mêmes exercices, à 652.525.000 fr.

Les sommes dévorées par la royauté de Juillet, de 1840 à 1847, au delà des budgets annuels étaient donc de 1.564.854.528 fr.

Ce n'était pas tout encore : les travaux publics entrepris sans mesure sur tous les points du territoire à la fois, pour satisfaire ou fomenter la corruption électorale, avaient élevé les crédits ouverts pour ces travaux à 1.081.000.000 fr.

Les sommes remboursées par les compagnies, ainsi que le produit du dernier emprunt, la réduisaient de 242.000.000 fr.

Les crédits ouverts étaient donc de 839.000.000 f., sur lesquels il restait à acquitter, à la charge de la République, jusqu'à l'achèvement de tous ces travaux, la somme de 404.000.000 fr.

On comprend quelle devait être la situation du Trésor en face d'une pareille situation. Pendant les deux cent soixante-huit derniers jours de son existence, le gouvernement royal avait dépensé, au delà de ses ressources ordinaires, deux cent quatre-vingt-quatorze millions huit cent mille fr., c'est-à-dire un million cent mille francs par jour !

Pour alimenter ces dépenses, ce gouvernement puisait à la fois à trois sources : les bons royaux, l'emprunt, les caisses d'épargne.

Aussi, du 12 avril 1847 au 26 février 1848, le chiffre des bons du Trésor monta-t-il de quatre-vingt-six millions à trois cent vingt-cinq millions.

L'emprunt du 10 novembre 1847 n'avait encore produit que quatre-vingt-deux millions ; il était présumable que le surplus ne se réaliserait point. Mais il fallait toujours que la République payât les bons à leurs échéances.

Quant aux Caisses d'épargne, tout le monde connaissait déjà leur triste histoire. Instituées dans le but, tout politique, de forcer le peuple à soutenir le gouvernement, par cela seul qu'il devenait le dépositaire des économies des travailleurs, ces Caisses d'épargne s'étaient bientôt transformées en une véritable ressource pour le Trésor royal, qui avait échangé le numéraire des déposants contre des inscriptions de rentes et des actions industrielles. Cela fut au point que, sur les trois cent cinquante-cinq millions versés aux diverses Caisses d'épargne, le ministre des finances de la République n'avait trouvé, en compte courant au Trésor, qu'une soixantaine de millions. Le reste était immobilisé ; de manière que le gouvernement déchu s'était mis dans l'impossibilité absolue de faire les remboursements qui auraient pu lui être demandés : le gage incessamment exigible n'était plus libre dans ses mains.

Au 7 mars au soir, la propriété des déposants se décomposait comme il suit :

Au Trésor, en compte courant à 4 p. 100.

65.703.620

fr.

En rente 5 p. 100,

ayant coûté

34.106.135

fr.

En rente 4 p. 100,

id.

202.316.175

fr.

En rente 3 p. 100,

id

34.048.447

fr.

En actions des quatre-canaux,

ayant coûté

14.059.120

fr.

En actions des trois-canaux,

id.

4.818.218

fr.

Total des dépôts

355.087.717

fr.

Certes, le nouveau gouvernement aurait pu dire aux créanciers des Caisses d'épargne :

Voilà le gage que vous laisse le gouvernement en qui vous aviez placé votre confiance ; la République ne veut pas y toucher ; elle vous le rend tel qu'elle l'a reçu ; reprenez-le.

Ce moyen de résoudre une grande difficulté n'eût pas été injuste ; mais les déposants eussent eu à subir une perte plus ou moins forte, résultant de la dépréciation de la rente et autres valeurs substituées au numéraire, et le gouvernement de la République ne voulut pas imposer cette perte à des créanciers qui n'étaient même pas les siens.

Telle était la situation financière que la monarchie léguait à la République, et que celle-ci acceptait loyalement dans toutes ses conséquences. Mais pour assurer tous les services, établir le crédit public sur des bases solides, pourvoir à la continuation des travaux entrepris et améliorer le sort du peuple, il fallait autre chose que de la délicatesse et de la loyauté ; il fallait des mesures promptes, énergiques, de ces mesures qui révèlent le génie financier d'un peuple en révolution. Le ministre des finances les proposa-t-il ?

Hélas ! non. Il resta dans la routine.

Et d'abord, il demanda le maintien de l'amortissement, quoique le gouvernement déchu eût disposé, par avance, des réserves de cette caisse ; et l'amortissement fut conservé, malgré tout ce qui avait été dit par les hommes compétents sur cette création décevante et toujours onéreuse au Trésor.

Le ministre, heureux de pouvoir annoncer que la perception des impôts se faisait avec la plus grande facilité et que beaucoup de bons citoyens considéraient comme un devoir d'anticiper le payement de leurs contributions, crut qu'il serait facile d'acquitter, à leurs échéances respectives, les trois cent vingt-neuf millions huit cent quatre vingt-six mille fr. de bons du Trésor. Il ne toucha donc en rien à ce service, si ce n'est pour élever l'intérêt de ces bons à cinq pour cent, à l'égard de toutes les échéances indistinctement.

Relativement aux créanciers des Caisses d'épargne, le ministre, en proposant les moyens préconçus par lui de les désintéresser aussi loyalement qu'il serait possible à la République de le faire, s'exprimait ainsi :

Une étude minutieuse de la situation des déposants, disait-il, nous a mis à même de reconnaître que les petites sommes seules appartenaient en général à des citoyens besogneux, tandis que les gros dépôts, dans les départements surtout, étaient la propriété de familles plus ou moins aisées, qui souvent éludaient les délimitations de la loi, en répartissant les livrets sur plusieurs têtes. Nous avons donc reconnu que, si les premiers, en retirant leurs dépôts[2], obéissaient au conseil de la nécessité, les autres faisaient preuve d'une malveillance coupable et d'une défiance injurieuse envers le gouvernement républicain.

Voulant récompenser ceux qui montrent une confiance éclairée, j'ai décidé que l'intérêt des fonds versés ou laissés dans les Caisses d'épargne serait élevé à 5 pour 100.

Voulant aussi concilier tout à la fois la bienveillance que les déposants malaisés inspirent au gouvernement et les impérieuses nécessités d'une situation que nous n'avons pas faite, je propose au gouvernement provisoire de décider :

1° Que les dépôts de cent francs et au-dessous seront remboursés intégralement en espèces ;

2° Que les dépôts de cent un fr. à mille francs pourront être remboursés, savoir : cent francs en espèces ; le surplus, jusqu'à concurrence de moitié de la somme, en un ou plusieurs bons du Trésor, à quatre mois d'échéance et portant intérêt à 5 pour 100 ; la dernière moitié, en coupons de rentes 5 pour 100, au pair ;

3° Que pour les livrets dont le solde dépasse mille francs, la Caisse d'épargne pourra payer : cent francs en espèces ; le surplus, jusqu'à concurrence de moitié de la somme, en un ou plusieurs bons du Trésor, à six mois d'échéance et portant intérêt à 5 pour 100 ; la dernière moitié, en rentes 5 pour 100, au pair.

 

Dans la situation où se trouvaient les Caisses d'épargne, et au milieu des circonstances financières qui assaillaient le gouvernement provisoire, il était difficile de se montrer plus loyal et plus équitable. Le gouvernement, d'ailleurs, ne forçait personne à retirer ses fonds ; il offrait même aux dépositaires un intérêt plus élevé que celui sur lequel ils avaient compté.

Et pourtant, la réaction s'empara, avec sa mauvaise foi ordinaire, de cette mesure pour crier que la République faisait banqueroute aux malheureux, et les journaux antirévolutionnaires se déchaînèrent contre un gouvernement qui débutait par une pareille iniquité !

Mais le peuple ne fit pas chorus. Vainement on le poussa à la désaffection : il continua de prouver son attachement à la République, en lui offrant encore le denier du pauvre. Le peuple battit des mains lorsqu'il lut, dans le rapport du ministre des finances, que le gouvernement était décidé à réduire, dans une large proportion, le nombre des emplois publics, qui ruinaient l'Etat pour enrichir quelques familles ; il battit des mains lorsqu'il apprit que les diamants de la couronne allaient être vendus au profit du Trésor public, et que la vaisselle et l'argenterie des ci-devant châteaux royaux serait convertie en monnaie au type de la République ; le peuple approuva le gouvernement, lorsqu'il le vit ordonner l'aliénation de bois, forêts et fermes de l'ancienne liste civile, parce qu'il reconnut dans toutes ces déterminations urgentes des mesures vraiment révolutionnaires : aux yeux de ce peuple si dévoué, la République était toujours riche.

Le gouvernement a-t-il ou n'a-t-il pas toutes les ressources des recettes du gouvernement qui vient de tomber ? disait-il. Il les possède, et personne ne parle de lui refuser l'impôt. Quant aux dépenses, le gouvernement actuel n'en a pas de plus grandes ; il est même probable qu'il trouvera bien des réductions à faire avant le prochain budget. Reste le crédit. Sur ce point, il en sera ce que les capitalistes voudront ; mais, en vérité, nous ne voyons pas pourquoi ils chercheraient à retirer leurs fonds de la circulation.

La réponse était facile ; c'est que les banquiers n'ont jamais aimé la République.

Quelques jours après, le gouverneur de la Banque de France, M. d'Argout, adressait au ministre des finances le rapport le plus propre à entretenir la crise financière et à la rendre plus redoutable encore.

Il y était dit que, dans le but de soutenir les transactions commerciales et le crédit public, la Banque avait escompté, à Paris, dans les derniers quinze jours, la somme de cent onze millions de valeurs diverses ; pendant que les succursales avaient escompté au commerce des départements pour quarante-trois millions de billets ;

Que, sur les cent vingt-cinq millions qu'elle devait au Trésor, soixante-dix-sept millions avaient été remboursés, et Ce, non compris les onze millions mis à la disposition du Trésor pour les divers comptoirs d'escompte ;

Qu'elle avait espéré, par la largeur de ces opérations, dominer la crise, et qu'elle y serait certainement parvenue, sans les demandes provoquées par des besoins extraordinaires et par la peur[3].

Que le résultat de ces demandes exagérées était une diminution notable de l'encaisse à Paris, qui, de cent quarante millions, était réduit à soixante-dix millions, c'est-à-dire à la moitié, dans quinze jours !

Ce matin, ajoutait le gouverneur, une panique s'est déclarée : les porteurs de billets se sont présentés en foule à la Banque ; de nouveaux guichets ont été ouverts pour accélérer le service, plus de DIX MILLIONS ont été payés en numéraire. Il ne reste ce soir, à Paris, que cinquante-neuf millions !

Demain, la foule sera plus considérable ; encore quelques jours et la Banque se trouvera dépouillée d'espèces,

Dans ces graves circonstances, nous devons recourir à votre vigilante et énergique sollicitude et à celle du gouvernement.

 

En conséquence de ces prévisions et des mesures sollicitées par la Banque, le gouvernement provisoire confirma la disposition déjà prise par lui, qui ordonnait que les billets de la Banque de France seraient reçus comme monnaie légale. Il fit plus, il décida que, jusqu'à nouvel ordre, la Banque serait dispensée de l'obligation de rembourser ses billets avec des espèces.

Puis, pour faciliter la circulation, la Banque fut autorisée, non-seulement à émettre des coupures de ses billets de la somme de deux cents francs, comme le demandait le Conseil général, mais même de cent francs[4] ; et ces mesures s'appliquaient à toutes les succursales. Mais voulant prévenir en même temps une trop forte émission de ces billets, il fut décidé que le chiffre des émissions ne pourrait dépasser la somme de trois cent cinquante millions, y compris les comptoirs-succursales.

Ces mesures promptes et énergiques suffirent pour arrêter la panique, vraie ou fausse, et pour empêcher la suspension des payements de la Banque de France, suspension qui eût été inévitable si le gouverneur avait continué à laisser ignorer la situation des choses.

Dès le lendemain, la foule des malintentionnés cessa d'encombrer les bureaux de la Banque ; la circulation des billets reprit son cours naturel ; on trouva même facilement à les réaliser contre des espèces, moyennant un agio de demi à un pour cent. Et, chose étrange ! les actions de la Banque qui, le 15, jour où les remboursements s'étaient élevés à la somme énorme de dix millions, étaient tombées à 1.400 francs, se relevèrent successivement, et se vendirent 1.675 fr. le 17, et 1.725 fr. le 18 !

Ce résultat fut d'autant plus remarquable, qu'on reprochait au gouverneur de la Banque de ne pas avoir ménagé les intérêts de cet établissement, et que bien des financiers avaient pensé qu'il eût suffi de limiter la somme de billets que la Banque aurait pu échanger ou rembourser chaque jour. Mais le gouvernement provisoire ne voulut pas prendre une de ces demi-mesures qui n'eussent fait que pallier le mal ou ajourner une catastrophe, que ses décrets énergiques conjurèrent parfaitement.

Ce premier essai d'une résolution vigoureuse aurait pu donner au gouvernement provisoire la mesure de ce qu'il devait oser en matière financière ; mais après ce coup d'autorité, il se laissa de nouveau diriger, sur ce point important, par les idées routinières de son ministre des finances.

Ce fut ainsi que, dans la prévision où l'emprunt de 250 millions contracté par la royauté serait forcément abandonné, le gouvernement crut pouvoir y suppléer par un emprunt national de cent millions.

L'emprunt national, dit à ce sujet le ministre des finances, n'est pas une opération financière ; c'est une mesure politique. Au moment où la rente est au-dessous du pair, le gouvernement de la République vient demander aux capitalistes, grands et petits, de montrer, par un éclatant témoignage, qu'ils regardent le crédit de l'Etat comme au niveau du pair. Cet appel sera entendu ; il l'a été : le chiffre des premiers versements atteste que tout le monde comprend combien est étroite la solidarité du crédit public et du crédit privé.

Malgré ces phrases encourageantes, l'emprunt ne se remplit pas, quoiqu'on eût poussé les avantages jusqu'à en donner les coupons aux personnes qui avaient fait des dons volontaires.

Le ministre eut encore l'idée d'offrir aux porteurs de bons royaux des coupons de l'emprunt national, en rente 5 p. 100, au pair ; et il fit décider que, dans le cas où cet échange ne serait pas accepté, ces bons ne pourraient être remboursés en espèces, par le Trésor public, que dans les six mois de leur échéance.

Par une autre disposition du même ministre, les citoyens furent invités, pour parer à toutes les difficultés financières que la prudence commandait de prévoir, à verser immédiatement, et par anticipation, ce qui leur restait à payer de leurs contributions de l'année, ou tout au moins les six premiers douzièmes.

Cette nouvelle mesure eut le sort qu'on devait, prévoir ; les bons citoyens s'épuisèrent pour venir en aide au gouvernement ; les contre-révolutionnaires serrèrent plus fortement que jamais les cordons de leur bourse.

Toutes ces combinaisons ne pouvant pas parer aux besoins urgents du Trésor, M. Garnier-Pagès eut la malencontreuse pensée de proposer la perception de quarante-cinq centimes additionnels sur le montant des quatre contributions directes de l'année courante 1848. Voici comment il exposa ses besoins.

Loin que la dette flottante puisse nous apporter le moindre secours, c'est elle qui a créé tous nos embarras financiers[5], lesquels, à leur tour, réagissent sur notre politique.

Pour les emprunts, nous n'avons voulu, nous n'avons dû faire appel qu'au patriotisme des citoyens. Les banquiers sont impuissants. L'emprunt de 250 millions ne se couvre pas. Sans aucun doute, l'Etat recouvrera toute la puissance de son crédit. Mais il faut pour cela deux conditions : la première, que la situation politique se raffermisse visiblement ; la seconde, que le Trésor public soit complètement dégagé et libre.

Cela étant, je le dis sans détour parce que, surtout en matière de finances, la première de toutes les habiletés, c'est la vérité, le gouvernement provisoire doit demander à l'impôt les ressources dont il a besoin.

 

Examinant de quelle nature serait cet impôt, M. Garnier-Pagès déclara qu'il aurait bien voulu soumettre à l'approbation du gouvernement le plan d'une contribution sur le revenu, juste en principes, disait-il, plus juste que toutes les autres, et d'une perception facile ; mais il se voyait dans la nécessité d'y renoncer, à cause des grandes lenteurs de son exécution.

Ce fut par cette seule raison de temps que l'impôt du revenu, en quelque sorte l'impôt progressif, fut abandonné par ce ministre, et qu'il aima mieux frapper sur l'impôt direct des quatre contributions les quarante-cinq centimes supplémentaires qui devaient faire tant d'ennemis à la République naissante, surtout dans les campagnes.

Telles furent les pauvres mesures que le ministre des finances provoqua afin de pourvoir aux nécessités de la situation : s'il n'en est pas une qui ait quelques rapports avec les conceptions financières hardies de notre, première révolution, c'est qu'il y avait loin, bien loin du génie financier du célèbre Cambon, à l'étroite routine de M. Garnier-Pagès.

 

 

 



[1] Expression du général Bonaparte à Campo-Formio, imitée de Robespierre et de Boursault.

[2] Ce ne sont point les travailleurs, le peuple, qui firent défaut à la République ; mais bien les riches et une partie de la bourgeoisie. Voici ce qu'on lit, au sujet des Caisses d'épargne, dans un journal publié le 29 février : Ce qui se passe depuis deux jours à la Caisse d'épargne de Paris présente le résultat le plus satisfaisant. Sur cent quatre-vingt-cinq mille déposants, il ne s'en est pas présenté plus de quatre mille cinq cents pour demander des remboursements : ce n'est guère que le double du nombre des demandes et des sommes ordinairement exigées ; et encore faut-il remarquer que ce surcroît provient en grande partie des besoins d'argent qu'éprouvent des ouvriers dont les travaux sont suspendus, ou par des militaires qui s'éloignent de Paris.

[3] M. Dargout oubliait ici de parler de la malveillance et des manœuvres des contre-révolutionnaires pour créer des embarras à la République,

[4] Il serait difficile de dire par quelles raisons plausibles la Banque elle-même et la plupart des banquiers s'étaient constamment opposés à l'émission de billets d'une somme au-dessous de cinq cents francs. Il est des gens aux yeux desquels la moindre innovation est synonyme de désorganisation.

[5] Puisque les bons royaux avaient créé tous les embarras du Trésor, pourquoi ne pas placer cette dette de la monarchie à l'arriéré, et ne la payer qu'avec des atermoiements ? Cela eût été très-possible dans les premiers jours de la révolution.