HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE IX.

 

 

Création des Commissions administratives départementales. — Proclamations patriotiques et sages qu'adressent à leurs concitoyens celles du Mans, de Moulins, de Clermont, de Tours, de Limoges, etc. — Les adhésions arrivent en masse au gouvernement provisoire. — Triste spectacle qu'offrent toutes ces conversions subites et éhontées. — Réflexions de la Réforme à ce sujet. — Les solliciteurs envahissent toutes les places. — Influence des anciens bureaux. — Coup d'œil sur les choix faits par les ministres. — Nominations dans les parquets. — Commissaires envoyés dans les départements. — La réaction s'empare de ces choix. — Ministère de la guerre. — Essais faits par le ministre de l'instruction. — Les mesures financières font un tort irréparable à la République. — Organisation des ateliers nationaux par le ministre des travaux publics — Conduite contre-révolutionnaire des banquiers et des capitalistes. — Les socialistes demandent que le gouvernement s'empare de la Banque, des chemins de fer, des assurances générales. — Question de la mobilisation de la propriété. — Commandite du gouvernement en faveur de l'industrie souffrante. — Formation de comptoirs d'escompte. — Création de la Commission des travailleurs. — Questions de l'octroi et du timbre des journaux.

 

La République était à peine proclamée en France, et tout se ressentait déjà de la vie nouvelle que cette forme de gouvernement devait donner à une nation si bien prédisposée à exercer les droits de sa souveraineté.

Dans toutes les villes, sans exception, des Commissions administratives provisoires s'étaient créées spontanément, et elles fonctionnaient toutes dans l'intérêt du peuple et du nouveau gouvernement : les autorités locales entrèrent immédiatement en rapport avec ces Commissions, dont les actes eurent pour but la proclamation de la République, le maintien de l'ordre fondé sur la liberté. Chacune de ces Commissions départementales ou communales fit à la population des adresses où respiraient les sentiments les plus patriotiques, les plus enthousiastes et en même temps les plus sages.

Encore une fois la liberté triomphe, disait la Commission municipale du Mans ; une fois de plus la France donne un noble exemple aux peuples, une leçon magnanime aux rois.

89, 1830, 1848 ! jalons sublimes de la carrière du progrès infini, dans laquelle Dieu dirige la France, à la tête des nations, vers les destinées infaillibles de l'humanité.

Le peuple de Paris va se rallier, calme et paisible, autour de la liberté, après l'avoir conquise au prix de son sang. Montrez-vous dignes, chers concitoyens, de vos frères de la capitale, et comptez sur l'administration provisoire que vous avez adoptée...

— Une grande révolution vient de s'accomplir à Paris, s'écriait la Commission départementale de Moulins. Après une lutte héroïque, le peuple a reconquis sa souveraineté et proclamé de nouveau les éternels principes de liberté, d'égalité, de fraternité. La France entière applaudira à l'œuvre des Parisiens, qui furent toujours les premiers de ses enfants par le cœur comme par l'intelligence. L'Italie, qui frémit sous une tyrannie étrangère, attend ce signal pour secouer le joug ; l'Allemagne va chasser ses innombrables tyrans au profit de son unité nationale ; jamais circonstances plus heureuses ne se réunirent pour consolider la Révolution française, pour inspirer la confiance dans les institutions démocratiques, et pour renverser les rois...

Citoyens de Moulins, montrons-nous dignes de la grande cité ! Que chacun concoure avec zèle et dévouement à fonder l'ordre sur la liberté !

La Commission administrative du Puy-de-Dôme, après avoir annoncé aux habitants de ce patriotique département la révolution accomplie par l'héroïque peuple de Paris, leur disait que l'autorité provisoire dont ils l'avaient investie, n'était acceptée par chacun de ses membres que dans l'intérêt dés idées démocratiques, comme aussi dans l'intérêt de la paix publique. Désormais, ajoutait-elle, nous entrons dans une ère de liberté et de véritable publicité : nous vous tiendrons au courant des événements, qui ne sont encore qu'imparfaitement connus ; toute dépêche qui nous arrivera sera immédiatement publiée et affichée... Soyons calmes, puisque la victoire s'est prononcée pour nous.

— Citoyens de Tours, disait une autre Commission administrative provisoire, nous vous avons annoncé ce matin notre constitution première ; nous devons ajouter que votre Commission provisoire s'est déjà fortifiée en s'adjoignant des collègues pris dans les rangs des ouvriers. C'est avec leur concours que nous allons nous occuper de distribuer les armes disponibles.

Citoyens de la ville, et vous surtout citoyens dévoués à la République, ayez confiance en nous ; songez que si nous tenons en mains tous les pouvoirs, nous n'en voulons user que par vous et pour vous...

 

Le Comité administratif provisoire de la Haute-Vienne, en apprenant aux citoyens de Limoges que le pouvoir déloyal, traître à la patrie au dehors, oppresseur au dedans, avait été brisé par la population de Paris, s'écriait :

La République est proclamée[1] ; elle se maintiendra ; croyez-en cette acclamation unanime qui accueillait hier son avènement désiré par tant de nobles cœurs.

Sachons nous montrer dignes de nos nouvelles et grandes destinées. Que notre révolution soit pure de tout excès. Soyons calmes et fermes comme il convient à des hommes libres. Veillons sur nos droits. Soyons jaloux de notre conquête. Prenons tous les moyens de l'affermir. Dans les grandes époques comme celle qui commence, nul n'a le droit de se soustraire à sa dette envers la patrie. Vive la République !

 

Après les proclamations adressées aux populations des départements et des villes, vinrent les adhésions envoyées au gouvernement provisoire : elles furent nombreuses, générales même ; et chacun des corps ou des fonctionnaires qui les envoya sut y donner l'assurance de son dévouement à la République, quoique la plupart de ces fonctionnaires eussent déjà fait preuve du plus servile dévouement au gouvernement déchu. On vit alors s'opérer une foule de conversions aussi subites qu'éhontées.

Ah ! que cette bassesse humaine est un cruel spectacle pour les âmes libres, s'écriait à ce sujet le rédacteur du journal la Réforme — et nous n'étions encore qu'à six jours de la révolution radicale —, et quel terrible enseignement pour ces races éternellement aveugles qui s'appuient sur la corruption et la force, dans leur incessante et criminelle conspiration contre l'humanité !

Appelez donc vos écuyers cavalcadours, vos courtisans, vos députés, vos heiduques et chambellans à broderies, ô princes de la veille ! appelez tous ces esclaves qui, pour vous, devaient mourir. Où sont-ils ? — Ils font la cour à la Révolution ; ils encensent l'Hôtel-de-Ville ; ils demandent des places ; ils veulent mourir pour la République ! En moins d'une heure, ils ont changé de livrée : hier c'était le paillette, le panache et les plaques ; aujourd'hui c'est le ruban de la bataille, c'est la cocarde de la victoire trempée dans le sang du peuple ! La curée des ambitions commence !

Que le gouvernement provisoire y songe : toutes ces cupidités qui débordent ne sont pas seulement un scandale, une profanation ; elles menacent de souiller dans son germe la révolution nouvelle et de l'empoisonner. Il faut empêcher cette pluie de chenilles.

Est-ce que le peuple va tendre la main pour ramasser des certificats, des brevets et des commissions d'honneur ou de pouvoir ? S'il va frapper à la porte des municipalités, c'est pour demander un fusil de garde national ou pour s'enrôler, comme ceux de 1792, sous les drapeaux de la République ; sa part à lui, c'est la curée des armes ! pour le reste, il attend, même pour son droit, même pour son pain !

Encore une fois, ceci est grave : qu'on prenne garde à cette saturnale des ambitions, à ce sonderbund de riches mendiants, et qu'on donne au plus tôt le fusil et le suffrage au peuple.

Nous avons un gouvernement républicain ; nous devons et nous saurons le défendre ; mais nous voulons et nous devons en même temps surveiller de près l'invasion de ces pillards sans pudeur, qu'on trouve toujours dans les fourgons de la victoire.

Que toutes les administrations soient épurées, jusqu'au grand contrôle de l'élection qui les renouvellera. Que des révolutionnaires éprouvés préparent ces élections prochaines qui seront les grandes assises de la démocratie ! Veillons, citoyens et gouvernement, veillons au salut de la République, et ne nous laissons pas déborder par ces vieilles bandes de la corruption, qui seraient bientôt ralliées.

 

Ces plaintes et ces conseils, que les vieux républicains adressaient au gouvernement provisoire, peignent parfaitement ce qui se passait à l'Hôtel-de-Ville, déjà encombré de solliciteurs de toutes les sortes et de tous les temps, qui, en faisant parade de leur républicanisme de fraîche date, allaient extorquer un brevet ou une commission au gouvernement ou à ses ministres, trop nouveaux dans les fonctions publiques pour bien connaître les hommes qui se présentaient sous les plus larges cocardes.

Aussi la plupart des choix faits le lendemain de la révolution laissèrent-ils beaucoup à désirer, même pour les fonctions les plus importantes.

Et comment n'en aurait-il pas été ainsi, lorsqu'au lieu de commencer par l'épuration de toutes les administrations supérieures, de tous les bureaux, on laissa dans leurs fonctions tous les chefs de ces administrations, tous les employés de ces bureaux ? En maintenant, par une coupable pusillanimité, ou par des considérations secondaires, toutes ces âmes damnées de la royauté dans les places qu'elles devaient à leurs opinions monarchiques, à leur haine contre les anciens républicains, le gouvernement en général et les ministres en particulier commirent une faute énorme ; ils livrèrent l'administration de la République à l'influence pernicieuse des bureaux, influence d'autant plus grande et plus redoutable que la responsabilité, au lieu d'atteindre les vrais coupables, retombait sur les ministres eux-mêmes, sans cesse admonestés par les journaux et l'opinion publique.

Cependant il faut dire que les choix de fonctionnaires faits par le gouvernement provisoire ou par les ministres eux-mêmes furent généralement bons ; mais ceux qui provinrent de la filière des bureaux, ou qui eurent pour base les recommandations d'amis toujours puissants, gâtèrent tout.

Ainsi, le premier ministre de la justice, M. Crémieux, épura assez généralement les parquets des Cours et tribunaux de tous les anciens procureurs généraux, avocats généraux et procureurs du roi, considérés comme hostiles à la cause de la liberté ; mais ce ministre recula devant l'idée de toucher à l'inamovibilité des conseillers et juges ; de sorte que les hommes de la Révolution, les républicains continuèrent à se trouver en présence des magistrats qui n'avaient cessé de les frapper préventivement, de les condamner avec une aveugle passion pendant les deux restaurations des branches aînée et cadette. L'opinion publique se trouva dès lors en désaccord avec ce ministre, parce que, disait-on, il n'avait eu ni le courage de fouler aux pieds cette inviolabilité malentendue dont le 24 Février crut avoir fait justice, ni celui de remonter aux principes de la Constitution monarchique de 1791, qui prescrivait l'élection par le peuple de ses magistrats quelconques.

De son côté, le ministre de l'intérieur, forcé de choisir, en très-peu de jours, plus de quatre cents commissaires généraux, commissaires et sous-commissaires, ne put pas, comme on le pense bien, apporter dans ces choix, si nombreux et si précipités, toute l'attention qu'un ministre met ordinairement à désigner les chefs d'administration : quelques-unes de ces fonctions si difficiles tombèrent entre des mains inhabiles à diriger des départements entiers ; bien d'autres furent confiées à des jeunes gens pleins d'ardeur et de bonnes intentions, mais dont la patriotique et excusable exaltation fut vue de très-mauvais œil par les royalistes et les républicains du lendemain. Deux ou trois de ces commissaires ou sous-commissaires furent même reconnus indignes d'occuper des fonctions publiques. Mais il n'en est pas moins vrai que la plupart de ces agents principaux du gouvernement étaient d'anciens républicains, hommes éprouvés, sous la royauté, par des persécutions, hommes dont l'énergique dévouement ne fit pas défaut à la République naissante, et qui se montrèrent pénétrés des devoirs délicats de leurs fonctions.

Mais les chefs de la réaction s'emparèrent, avec autant de mauvaise foi que d'habileté, des fautes ou des erreurs de quelques-uns de ces républicains, pour pousser un haro général sur les choix faits par Ledru-Rollin ; ils parvinrent ainsi à soulever, au profit de leur parti, la population arriérée de certaines contrées de la France contre ces administrateurs provisoires, et à troubler quelques localités.

Malgré ces menées ourdies en haine du nouveau ministre de l'intérieur, un grand nombre de ces agents supérieurs n'en furent pas moins récompensés de leur bonne administration par les populations départementales, qui les envoyèrent, presque tous, siéger sur les bancs de l'Assemblée nationale constituante.

Les ministres de la guerre, qui se succédèrent si rapidement dans les premiers jours de la Révolution, se montrèrent tous fort peu révolutionnaires. Ils ne louchèrent qu'avec les plus grands ménagements à ce qui existait sous la royauté, dans la hiérarchie militaire. A l'exception de quelques vieux généraux dévoués à la monarchie, que l'on mit d'office dans les cadres de la non-activité, les ministres ne firent aucun acte qui pût faire croire qu'une grande révolution venait de s'opérer.

Et pourtant ils avaient sous les yeux les mesures radicales opérées dans le sens de l'ancienne monarchie, lors des deux retours, à Paris, des Bourbons de la branche aînée. Il eût été facile, sans commettre ces actes arbitraires de détail qui blessent les intérêts individuels, de trouver, dans les grandes études dont les armées de la première République furent l'objet, les éléments de nouvelles ordonnances sur la discipline des soldats-citoyens : ces ministres eussent pu même provoquer des lois bienfaisantes pour réduire le temps du service des hommes appelés sous les drapeaux, en temps de paix, et en borner la durée à deux ou trois ans. Ils pouvaient encore s'occuper du recrutement militaire, et défendre les marchés de chair humaine, en empêchant les remplacements. Ils pouvaient enfin faire aimer et bénir la République par les soldats et par tous les citoyens qui se vouent à la carrière des armes ; ces ministres ne firent rien !

Le fils du célèbre conventionnel Carnot, nommé ministre de l'instruction publique le lendemain du 24 Février, fut un peu plus hardi : il entra dans les voies de la Révolution malgré la résistance qu'il éprouva de la part de la vieille Université. On le vit employer tous les moyens en son pouvoir pour rallier les corps enseignants aux principes démocratiques. Plus tard, il présenta un grand projet de loi sur l'instruction primaire, dans lequel se trouvaient de bonnes intentions ; mais cette loi fut ajournée par l'un de ses successeurs, M. de Falloux.

Le ministre des finances qui succéda presque aussitôt au premier titulaire de la nouvelle République craignit, comme son prédécesseur, de se brouiller avec l'aristocratie financière ; aussi le vit-on résister à toutes les grandes mesures que l'opinion publique réclamait si impérieusement pour rétablir les finances de l'Etat, laissées dans la plus mauvaise situation par la royauté. Il ne sut recourir qu'aux surcroîts d'impôts ; il compromit beaucoup la popularité de la République, en demandant et faisant décréter déplorablement la perception de quarante-cinq centimes additionnels sur les contributions directes de toute la France. On peut affirmer que ce ministre, frère du célèbre député Garnier Pages, mort il y a quelques années, a, par cette seule mesure financière, porté un coup terrible au gouvernement démocratique, tant dans l'opinion des petits propriétaires que dans celle des habitants des campagnes. Sous l'administration inintelligente des deux premiers ministres des finances de la Révolution, une véritable panique saisit tous les porteurs d'effets publics quelconques ; l'on vit la rente 5 p. 100 qui s'était soutenue à 116 francs le lendemain même de la révolution, baisser rapidement à 80 fr., et descendre, sans interruption, beaucoup plus bas. Les actions de la Banque perdirent les deux tiers de leur valeur de convention, et ses billets même cessèrent d'avoir cours pendant quelques jours. Il n'y eut pas jusqu'aux créanciers des Caisses d'épargne qui n'eurent à souffrir des mesures déplorables que ces ministres prirent à cet égard. On eût dit qu'ils n'avaient rien tant à cœur que de ruiner les finances de la République. Pas une de leurs pensées ne fut à la hauteur de leur mission : ils se firent un scrupule de payer religieusement toutes les dettes laissées par la monarchie, même celles de la liste civile, sans vouloir se rappeler qu'à leur retour en France les Bourbons, qui trouvaient encore d'immenses ressources dues à la bonne administration financière de l'Empire, ne craignirent nullement de placer à l'arriéré toutes les dettes courantes de l'Etat, et de ne les payer successivement qu'avec des reconnaissances de liquidation.

Quant au ministère des travaux publics, rendu, par la circonstance de la fermeture des ateliers privés et par la cessation générale du travail, l'un des plus importants, sa tâche fut grande et pénible, à Paris surtout, où ce ministre dut faire vivre honorablement les nombreux ouvriers de cette capitale, restés tout à coup sans ouvrage.

Le gouvernement provisoire s'étant engagé à garantir du travail à tous les citoyens, le ministre des travaux publics crut devoir présenter une mesure complémentaire ayant pour objet l'organisation d'ateliers nationaux. Ainsi, d'un côté, on ouvrit des crédits pour divers travaux d'urgence ; de l'autre, on ordonna la reprise immédiate de tous les travaux entrepris aux frais de l'Etat dans les bâtiments et édifices publics.

Ouvriers de Paris, disait à ce sujet le ministre, vous voulez vivre honorablement par le travail : Tous les efforts du gouvernement provisoire tendront, soyez-en sûrs, à vous aider à l'accomplissement de cette volonté.

La République a le droit d'attendre, et elle attend du patriotisme de tous les citoyens, que l'exemple qu'elle donne soit suivi. De cette manière, la somme des travaux sera augmentée.

Que partout donc les travaux reprennent leur activité. Ouvriers, après la victoire le travail ; c'est encore un bel exemple que vous aurez à donner au monde, et vous le donnerez.

 

En adressant cette invitation aux fabricants, le ministre des travaux publics ne croyait pas rencontrer un si grand obstacle dans le mauvais vouloir des banquiers et des capitalistes de Paris.

Ces banquiers et ces capitalistes, tous ou presque tous ennemis des révolutions, même les plus légitimes et les plus saintes, avaient considéré l'avènement de la République comme destiné à amener de graves perturbations dans les affaires de banque : aussi, dès le lendemain, avaient-ils tous fermé leurs comptoirs et leurs caisses, et refusé toute espèce d'affaires.

Il n'en fallut pas davantage pour réduire aux abois ces innombrables fabricants, négociants, entrepreneurs, etc., dont la ville de Paris s'est peuplée depuis les bienfaits de la première Révolution. Tous les grands industriels, dont les travaux quotidiens alimentaient un nombre si considérable d'ouvriers et d'employés, se trouvèrent ainsi dans l'impossibilité d'escompter les valeurs de leurs portefeuilles, ou de toucher les fonds sur lesquels ils avaient l'habitude de compter hebdomadairement ; et, avec la meilleure volonté de continuer à occuper leurs ouvriers, ils se virent successivement réduits à les renvoyer, et enfin à fermer leurs ateliers, à suspendre leurs constructions, à ajourner la reprise de leurs affaires industrielles et commerciales, et même à se déclarer en faillite.

Ajoutons que la Banque de France elle-même donna le premier exemple de cette coupable coalition du capital contre les travailleurs, en réduisant ses comptes et en les rendant plus difficiles.

La révolution n'avait pas dévoré le numéraire ; il ne s'était pas enfui de France ; mais la peur avait agi instantanément sur ceux qui le possédaient, et rien au monde, même l'appât de grands bénéfices, ne put le rendre à la circulation. Cela fut au point que ceux qui avaient besoin d'échanger des billets de la Banque, ordinairement préférés à l'argent, se trouvèrent dans la nécessité de payer un fort escompte pour avoir la monnaie de ces billets ; ce qui contraignit le gouvernement à décréter le cours forcé de ce papier.

Ces graves circonstances financières auraient pu servir à mettre le gouvernement sur la voie des améliorations que réclamaient depuis longtemps les esprits éclairés et compétents dans ces matières.

Ainsi, par exemple, ces hommes compétents auraient voulu qu'on profitât de l'occasion pour substituer immédiatement au crédit individuel des banquiers et capitalistes le crédit de l'Etat, et, comme l'un des moyens d'opérer cette grande transformation, que le gouvernement s'emparât de la Banque de France, qui n'est, au fond, qu'une société particulière privilégiée, pour en faire une banque réellement nationale. La dépréciation des actions de cette Banque privilégiée eût rendu alors la mesure réclamée très-facile ; et, au lieu d'être onéreuse, cette opération eût pu présenter toutes sortes d'avantages.

Les mêmes hommes d'études financières pensaient aussi que le gouvernement devait immédiatement racheter toutes les lignes de chemins de fer construites ou à construire, et en faire l'objet d'une administration spéciale, qui aurait pu offrir le double avantage de fournir du travail, et un travail profitable aux ouvriers d'un grand nombre de professions, et de donner à l'État des bénéfices plus considérables encore que ceux de l'administration des postes.

On aurait voulu encore que le gouvernement profitât de l'occasion favorable pour réunir entre ses mains les assurances générales sur toutes les propriétés mobilières et immobilières, assurées aujourd'hui par une foule de compagnies, dont quelques-unes sont loin de présenter les garanties qu'offrirait aux assurés celle de l'État. Cette question des assurances générales se présentait, aux yeux de personnes pratiques, comme la plus importante de toutes les autres questions financières ; ou affirmait même que, par le moyen de l'assurance obligatoire, reconnue comme un grand bienfait, la masse des propriétés assurées se serait élevée, pour toute la France, à des sommes fabuleuses, dont on n'a eu jusqu'à ce jour qu'une idée fort incomplète ; que les classes pauvres, celles qui ne font jamais assurer les petites propriétés, d'où dépendent leurs uniques moyens d'existence, eussent été ainsi mises à l'abri de ces fréquents sinistres qui les réduisent à la mendicité ; que tout le monde eût payé avec plaisir la prime, dont la perception se serait faite tout simplement par le rôle des contributions ; et enfin que l'État, devenu assureur général, aurait trouvé des bénéfices immenses sur cette partie des contributions publiques, exploitées jusqu'ici par des Sociétés commerciales, bénéfices qui lui eussent permis d'abolir complètement et les octrois et les droits-réunis, impôts iniques et détestés.

Les hommes qui voulaient pousser le gouvernement de la République française dans ces voies nouvelles considéraient la mobilisation de la propriété libre comme l'unique et le grand moyen de donner l'aisance à tous, ceux qui possèdent, et dont la plupart sont aujourd'hui obérés par leurs dettes ou ruinés par l'usure. Ils proposaient, à cet effet, la création d'un papier-monnaie propre à remplacer dans la circulation le numéraire enfoui. Le gage connu eût rassuré à tout jamais les porteurs, qui eussent accepté ce papier en toute confiance. Les nombreux partisans de la mobilisation de la propriété comparaient la faculté donnée à chaque propriétaire de faire circuler ses obligations hypothéquées sur ses immeubles libres, au privilège qu'a la Banque de France d'émettre des billets, qui sont, chez elle, garantis par les espèces et les valeurs réalisables qu'elle possède dans ses caves ou dans ses portefeuilles : ils combattaient la répugnance générale fondée sur le sort des assignats, par des raisons que pouvaient admettre les gens sérieux.

Ces hommes à idées nouvelles sur les finances de l'Etat ; ces hommes dont les systèmes, mal étudiés jusqu'à ce jour, sont considérés comme des utopies par les routiniers et les conservateurs-bornes, allaient jusqu'à assurer que l'Etat avait le droit de se libérer envers tous ses créanciers, en remboursant le capital de ses dettes constituées, dont les seuls intérêts seront la cause plus ou moins prochaine d'une banqueroute totale.

Enfin, ces mêmes hommes d'études auraient voulu que l'impôt fût progressif, de manière à ne jamais atteindre celui qui n'a pas même le nécessaire, et à ne peser que sur ceux assez forts pour en supporter le poids.

Ces mêmes hommes, qui s'appelèrent eux-mêmes socialistes, avaient aussi un système arrêté pour faire jouir les ouvriers des bénéfices de l'association entre eux et les maîtres du capital. Ils demandaient la création d'un ministère spécial du travail et du progrès, ayant la mission et la possibilité de faire élaborer et étudier sérieusement leurs théories financières et socialistes.

Le gouvernement provisoire eut le bon esprit de ne point repousser complètement ces nouvelles théories : il fit plus ; sans les adopter en tout, il en admit quelques-unes, et se prêta, faiblement peut-être, à ce que les autres fussent étudiées, non pas par un ministère du travail et du progrès, comme le demandaient les ouvriers, mais par une Commission dite des travailleurs[2].

Considérant que la révolution faite par le peuple doit être faite pour lui, portait le décret d'organisation de la Commission du Luxembourg ;

Qu'il est temps de mettre un terme aux longues et iniques souffrances des travailleurs ;

Que la question du travail est d'une importance suprême ; qu'il n'en est pas de plus haute, de plus digne des préoccupations d'un gouvernement républicain ;

Qu'il appartient surtout à la France d'étudier ardemment et de résoudre un problème posé aujourd'hui chez toutes les nations industrielles de l'Europe ;

Le gouvernement provisoire de la République arrête :

Une Commission permanente ; qui s'appellera Commission du gouvernement pour les travailleurs, va être nommée, avec mission expresse de s'occuper de leur sort.

Il en nomme président M. Louis Blanc, l'un de ses membres, et vice-président M. Albert, un autre de ses membres.

Les ouvriers seront appelés à faire partie de cette Commission.

Le siège de la Commission sera au palais du Luxembourg.

 

Par un décret rendu dans ces premiers jours d'enthousiasme, où les bonnes inspirations venaient de toutes parts, ce gouvernement, auquel il ne manquait que des instincts plus révolutionnaires, donna aux ouvriers une nouvelle preuve de sa sollicitude, en déclarant :

Qu'un travail manuel trop prolongé, non-seulement ruine la santé du travailleur, mais encore l'empêche de cultiver son intelligence, et porte ainsi atteinte à la dignité de l'homme.

Que l'exploitation des ouvriers par les sous-entrepreneurs ouvriers, dits marchandeurs ou tâcherons, est essentiellement injuste, vexatoire et contraire au principe de la fraternité[3].

 

En conséquence, il réduisit la journée de travail, à Paris, de onze heures à dix heures, et de douze heures à onze heures dans les départements. L'exploitation des ouvriers par le marchandage fut abolie.

En même temps, la nouvelle Commission des travailleurs leur montrant les preuves de l'intérêt du gouvernement, et assurant les ouvriers de son infatigable ardeur à résoudre les questions complexes et ardues de l'organisation du travail, leur recommandait le calme et la patience. Et les ouvriers répondaient : Nous avons trois mois de privations et de souffrance au service de la République, au service d'un gouvernement qui s'occupe de notre présent et de notre avenir !

Il y avait en ce moment-là une noble émulation, même parmi ceux qui vivaient sur les vieilles idées, à soulager les industries souffrantes et à occuper les classes laborieuses.

Avancez des fonds aux banquiers gênés eux-mêmes par la somme de valeurs restée inerte entre leurs mains, disaient au gouvernement les routiniers. — Si le gouvernement prête de l'argent aux gros banquiers, répondaient les apôtres du socialisme, ceux-ci ne le répandront que d'une main parcimonieuse et avare, en prélevant même de gros bénéfices sur le commerce, qui retiendra cet argent entre ses mains effrayées ; et bien peu de gouttes de cette rosée retomberont sur les travailleurs : on aura fait quelque chose pour les riches et pour leurs amis, mais rien pour les travailleurs et les pauvres....

Que l'Etat se fasse banquier lui-même, ajoutaient ces socialistes ; qu'il se fasse escompteur à intérêts modérés ; par ce moyen, l'argent qu'il avancera sera bien réellement versé dans la circulation : il profitera même des bénéfices que font les prêteurs... Que l'Etat ouvre des ateliers où puissent fonctionner les ouvriers des industries délaissées ; que, dans les cas graves, il procède même à l'expropriation sur inventaire et avec juste indemnité ; tout le monde y trouvera son compte... Il ne manque dans les ateliers, parmi les contremaîtres et même les ouvriers, ni de chefs, ni de soldats capables de réorganiser les industries défaillantes. Osez, et vous verrez capitaux et industries, prêts à être supplantés par la concurrence de l'Etat, s'empresser de venir lui disputer les bénéfices ; et cette concurrence nécessaire, légitime et intelligente fera promptement cesser la crise actuelle.

 

Partant de ce principe, encore contesté, que partout où l'action individuelle fait défaut, l'action gouvernementale ou collective doit se substituer à elle et remplir la tâche qu'elle déserte, le gouvernement provisoire, voyant les détenteurs des capitaux refuser d'accomplir leurs fonctions de vivificateurs du travail, se décida à créer un comptoir d'escompte, sous le titre de Dotation du petit commerce.

Ce fut là une bonne pensée, mais qui, malheureusement, ne fut pas appliquée assez largement ni à Paris, ni dans les autres départements. Le gouvernement se laissa entraîner dans cette fatale organisation des ateliers nationaux, création mal conçue et plus mal exécutée, qui coûta au Trésor des sommes considérables, gaspillées, sans aucune utilité réelle ; à donner une aumône déguisée à des milliers d'ouvriers de professions diverses, qui eussent cent fois mieux aimé vivre honorablement du travail de leur état. Pour faire rentrer tous ces ouvriers dans les ateliers d'où ils sortaient, il eût fallu que le gouvernement se fit industriel, comme il s'était fait banquier en créant les comptoirs d'escompte ; les ouvrages sortis des mains de ces hommes, qui ne demandaient qu'à exercer leurs professions, fussent restés en garantie des avances faites par le Trésor ; on serait enfin parvenu à les écouler, soit en France, soit à l'étranger, et, probablement, Paris n'eût pas été témoin des tristes journées de juin !

Si les travailleurs furent les constants objets de la sollicitude du gouvernement provisoire, cet intérêt ne s'épuisa pas à leur seul bénéfice.

Des plaintes légitimes se faisaient entendre depuis longtemps parmi les équipages de nos navires de guerre sur l'insuffisance et la mauvaise composition de leurs rations de vivres. Le gouvernement s'empressa de décréter les mesures nécessaires pour introduire dans le régime alimentaire des marins de l'Etat toutes les améliorations qu'il comportait. Bientôt un autre décret supprima les châtiments de la bouline, de la cale et des coups de corde.

Au milieu de toutes ces bonnes dispositions émanant de l'ensemble du gouvernement provisoire, un fait significatif doit être constaté : c'est qu'il y eut résistance de la part de quelques nouveaux fonctionnaires au sujet de diverses mesures concernant la ville de Paris et les questions financières.

D'un côté, le peuple, dont la main puissante avait brisé les barrières de la ville de Paris, se croyait débarrassé à tout jamais de l'impôt qui l'atteignait dans tous ses premiers besoins, celui de l'octroi municipal, impôt que l'Assemblée constituante avait aboli dès 1790. Pendant plusieurs jours, barrières et employés étaient même disparus, aux applaudissements des populations. C'était un bienfait qu'elles faisaient remonter jusqu'à la République. Mais bientôt une proclamation émanant de la mairie centrale de Paris, et signée Bûchez, adjoint, rappela au peuple que les charges de la ville ne permettaient pas de renoncer à son principal revenu, qui était celui des octrois. En conséquence, on engageait les bons citoyens à prêter leur concours aux employés chargés de cette perception, en donnant l'assurance que ces droits seraient modifiés de manière à les rendre moins lourds aux classes ouvrières.

A la lecture de cette affiche, le peuple s'émut, et les journaux révolutionnaires firent cause commune avec les classes qui murmuraient.

Si la mesure peut être légitimée pour la ville de Paris, où tant de ressources sont nécessaires pour parer aux exigences de la situation, s'écrièrent les organes de l'opinion publique, nous regretterions que le gouvernement provisoire ne prît pas les moyens de faire cesser le plus tôt possible, et cela sur tous les points, une perception aussi vexatoire pour le peuple que nuisible aux vrais intérêts du pays. Les fonds procurés aux budgets communaux et à l'Etat par les perceptions établies aux barrières, peuvent être avantageusement remplacés par un surcroît proportionnel et mieux réparti dans l'impôt général ; et la suppression des octrois permettra de congédier une multitude d'employés qui absorbent une grande partie du revenu. Nous savons très-bien que la fixation des impôts appartient à l'Assemblée nationale ; mais rien ne nous paraît devoir empêcher le gouvernement provisoire de soustraire les citoyens à une inquisition de tous les instants, et que l'on a toujours considérée comme contraire aux habitudes qui doivent régner dans un pays libre.

 

En tenant ce langage, les feuilles démocratiques ne faisaient que maintenir les principes qu'elles avaient défendus avant la révolution, tandis que certains républicains arrivés au pouvoir les désertaient, en invoquant la nécessité.

Mais ce ne fut pas sur ce seul point que le désaccord apparut entre les diverses nuances du parti républicain. Dès le lendemain de la révolution, les publicistes, considérant comme abolies toutes les lois portées sous la monarchie contre la liberté de la presse, se mirent à user amplement de cette même liberté que le peuple venait de reconquérir. Une foule de journaux nouveaux parurent sans cautionnement et sans timbre, et les anciennes feuilles diminuèrent le prix d'abonnement, se fondant sur la suppression de cet impôt.

Mais aussitôt le nouveau ministre des finances, le citoyen Goudchaux, fit entendre les plus vives réclamations contre la suppression illégale, disait-il, de ce droit du timbre ; et le gouvernement provisoire publia une déclaration dans laquelle, tout en reconnaissant d'abord que tout nouveau système politique doit se résumer dans un nouveau système de crédit et d'impôts ; que le système de taxe de la République française devait avoir pour objet une répartition plus équitable des contributions publiques, et enfin qu'il existait des impôts dont la suppression était très-légitimement réclamée ; le gouvernement provisoire, disons-nous, rappelait aux citoyens que les questions de contributions ne pouvant être décidées que parles délégués de la nation, juges souverains à cet égard, la perception de tous les impôts existants devait provisoirement être exercée, sous peine de suspendre ou de compromettre les services les plus importants.

Les journalistes comprirent, par cette mesure générale, qu'on voulait établir l'impôt du timbre des feuilles périodiques. Sur-le-champ, ils se réunirent pour délibérer sur les moyens à prendre afin de faire revenir le gouvernement aux principes de la liberté illimitée de la presse, auxquels le timbre portait une grave atteinte.

Dix-sept journaux furent représentés à cette réunion de la presse parisienne : on y décida, à l'unanimité moins une voix, qu'une démarche collective, officieuse et verbale serait immédiatement faite auprès du gouvernement provisoire à l'effet de lui représenter que, si l'impôt du timbre sur les journaux était maintenu, une pareille mesure, après la grande révolution accomplie dans l'intérêt des libertés publiques, menacerait la liberté de la pensée et entraverait celle de la presse.

En sortant de cette réunion, les journalistes se rendirent en corps et par une pluie battante à l'Hôtel-de-Ville. Mais l'heure étant déjà très-avancée, ils n'y trouvèrent que le secrétaire général, qui promit de faire connaître au gouvernement provisoire l'objet de la démarche des organes de la presse parisienne.

En effet, le gouvernement ne crut pas devoir repousser une demande appuyée sur les principes fondamentaux des Républiques démocratiques ; et, malgré le ministre des finances, le timbre des journaux resta supprimé de fait, en attendant qu'il le fût légalement.

Le gouvernement provisoire fit plus encore, il prit l'engagement formel de présenter à la prochaine Assemblée nationale un budget dans lequel ne figureraient plus les taxes sur le timbre de la presse périodique, l'octroi et l'impôt sur le sel ; il promit aussi une loi qui modifierait profondément le système des contributions indirectes.

Le gouvernement provisoire n'avait pas compté sur l'impopulaire résistance de la réaction !

 

 

 



[1] Ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, la République se trouva proclamée dans la plupart des grandes villes des départements, avant qu'elle l'eût été solennellement à Paris ; car toutes ces adresses sont antérieures au 27 février.

[2] En attendant le résultat de ces études, le gouvernement provisoire adopta lui-même quelques bonnes mesures, qui eussent pu être bienfaisantes, si la réaction ne se fût empressée de les rapporter.

[3] Nous reproduisons avec plaisir les motifs des décrets rendus par le gouvernement provisoire, parce qu'ils expriment de nobles sentiments, et qu'ils portent le cachet de ces jours de bonheur et d'enthousiasme, déjà si loin de nous, où germèrent tant de bonnes pensées propres à préparer le bonheur à l'humanité.