Dupont (de l'Eure) préside la séance. — Difficultés qu'éprouve Lamartine pour lire les noms des délégués au gouvernement provisoire. — La République avant tout ! — Le peuple prend les places des députés absents. — Le président lit les noms. — Premier cortège se dirigeant à l'Hôtel-de-Ville. — Ledru-Rollin rappelle le peuple à la réflexion. — Nouvelle lecture des noms. — Observations du peuple sur ces noms. — Deuxième cortège parti pour l'Hôtel-de-Ville. — Le peuple brise le tableau représentant le serment de Louis-Philippe. — La scène change de lieu. — Réunion des démocrates au National et à la Réforme. — On y délègue à l'Hôtel-de-Ville et aux grandes administrations. — Etienne Arago à l'hôtel des Postes. — Marc Caussidière et Sobrier à la préfecture de police. — Première proclamation faite au nom du peuple souverain. — Elle est considérée comme nulle. Gouvernement provisoire constitué à l'Hôtel-de-Ville. — Les délégués de la démocratie ne sont admis que comme secrétaires. — Le peuple veut qu'on proclame la République. — Le gouvernement provisoire adopte la forme républicaine, sauf la ratification du peuple. — Première proclamation du gouvernement provisoire. — Principes qu'il y pose. — Dissolution des Chambres de Louis-Philippe. — Nuit admirable du 24 Février.Le président et la plupart des membres ministériels de cette assemblée de députés qu'on appelait si ignoblement la Chambre, venaient, par leur fuite, de laisser le peuple maître de dicter ses résolutions, et de les faire sanctionner par ceux des députés qu'il pouvait considérer, à divers titres, comme ses amis et les partisans de la liberté. Le premier soin des citoyens qui remplissaient la salle fut de demander un autre président : mille voix ayant désigné Dupont de l'Eure, il monta au fauteuil, soutenu par le député Carnot et entouré d'un grand nombre de personnes saluant le vénérable patriote. Cependant le peuple ne cessait de demander la liste des membres désignés pour composer le gouvernement provisoire, et M. de Lamartine s'efforçait vainement d'obtenir quelques instants de silence. Mais comment se faire entendre, au milieu du tumulte incessant qui règne clans la salle et dans les tribunes, comme dans les corridors et les salons d'attente, où des masses considérables, debout, piétinent sans cesse ? Les uns brandissent leurs armes ou agitent des drapeaux, d'autres chantent la Marseillaise ; tous crient : A bas les Bourbons ! Vive la République ! tous demandent, à grands cris, les noms des membres du gouvernement provisoire, et aucun ne veut se taire pour entendre ces noms. De temps à autre, M. de Lamartine, toujours à la tribune, profite d'un instant qu'il croit favorable pour dire l'un de ces noms ; le premier qu'il désigne est Dupont de l'Eure. Aussitôt d'interminables applaudissements couvrent de nouveau la voix de l'orateur, qui, de guerre lasse, paraît vouloir descendre de la tribune. On aperçoit alors M. Alexandre Dumas et l'artiste Bocage cherchant à arriver à cette tribune[1]. Mais les membres les plus rapprochés du bureau engagent Lamartine à ne point céder la place, et ce député se croise les bras, en attendant la fin d'un tumulte involontaire et inévitable. Nous ne demandons qu'un instant de silence pour entendre proclamer les noms des citoyens qui vont composer le gouvernement provisoire ! s'écria un homme armé d'un fusil. — Hé, là-haut ! ajoute un jeune ouvrier en blouse ; voulez-vous, oui, ou non, que l'on proclame nos mandataires ? — M. Dupont de l'Eure ! reprend un garde national. — La République avant tout ! répond un élève de l'Ecole Polytechnique. — Au nom du peuple, au nom de la République, du silence ! laissez parler M. de Lamartine. — Messieurs, dit enfin l'auteur de l'Histoire des Girondins, la proposition qui a été faite, que je suis venu soutenir, et que vous avez consacrée par vos acclamations à cette tribune est accomplie : un gouvernement provisoire va être proclamé nominativement... — Bravo ! bravo ! Vive Lamartine ! vive la République ! — Nommez les membres ! Et un nouveau brouhaha ôte encore une fois la parole à l'orateur. En attendant le calme, M. de Lamartine s'efface sur le derrière de la tribune, et la laisse à M. Dumoulin, dont on ne peut entendre les paroles. Les sténographes du Moniteur, dans l'impossibilité de remplir leur mission du lieu qu'ils occupent ordinairement, percent la foule, montent au bureau et prennent les places des secrétaires-rédacteurs de la Chambre. L'un de ces sténographes prie les spectateurs de ne faire aucun bruit, s'ils veulent que la séance puisse être utilisée. M. Dupont de l'Eure se lève, et au milieu d'un calme douteux, il se dispose à proclamer les noms. Nommez ! nommez ! lui crient des voix nombreuses. — ARAGO, LAMARTINE, DUPONT (de l'Eure), CRÉMIEUX. Chaque nom est vivement applaudi ; mais celui de M. Crémieux excite quelques réclamations, et le bruit recommence. Il faut qu'on sache bien que le peuple ne veut plus de royauté d'aucune espèce, et qu'il a conquis la sainte République ! s'écrie-t-on. — Délibérons immédiatement, disent plusieurs voix. — Assis, assis ! entend-on dire de toutes parts. — Prenons la place des ventrus ! — Des corrompus ! — Des vendus ! Les hommes du peuple, les étudiants, les élèves de l'Ecole Polytechnique, les gardes nationaux, tous les étrangers qui étaient restés jusqu'alors debout dans les couloirs, en face du bureau ou sur les marches de la tribune, s'asseoient, en riant, sur les bancs des ministres et sur les banquettes des députés du centre ; une sorte de délibération régulière va commencer. Plus de Bourbons ! s'écrie d'abord l'un des citoyens, porteur de drapeau ; un gouvernement provisoire, et ensuite la République ! — A bas les Bourbons ! clame un homme du peuple : les cadets, comme les aînés ! — Oh ! de jolis cadets ! répondent en riant plusieurs voix. — Ils ne l'auront pas volé ! ajoute le député La Rochejaquelein. Enfin, Dupont de l'Eure lit successivement les noms suivants, que répètent, à haute voix, plusieurs sténographes : DE LAMARTINE. (Oui ! oui !) LEDRU-ROLLIN. (Oui ! oui !) ARAGO. (Oui ! oui !) DUPONT (de l'Eure). (Oui ! oui !) Une voix : BUREAU DE PUZY. (M. Bureau fait un geste de refus.) MARIE. (Oui ! oui ! non !) Quelques voix : GEORGES LAFAYETTE. (Oui ! non ! non !) Voix nombreuses : La RÉPUBLIQUE ! la RÉPUBLIQUE ! — Il faut que les membres du gouvernement provisoire crient Vive la République ! avant d'être nommés. — A l'Hôtel-de-Ville ! Nous ne voulons pas de sang ; mais nous voulons la République ! — A l'Hôtel-de-Ville, Lamartine en tête, s'écrie l'acteur Bocage. Aussitôt M. de Lamartine quitte sa place et se dirige vers la porte de sortie ouvrant dans la salle des Pas-Perdus. Une foule de citoyens, en armes et sans armes, drapeaux déployés, entourent ce membre du gouvernement provisoire, et le cortège se met en route par les quais : la foule qui couvre ces quais se joint à tous les citoyens venant de la Chambre, grossit à chaque pas, Comme une redoutable avalanche, et, ait milieu d'un délire patriotique qu'il est impossible de décrire, la République et les républicains vont prendre possession du siège de tous les gouvernements populaires passés et futurs. Cependant, la séance n'avait pas été levée, et bien des membres, Ledru-Rollin entre autres, étaient restés dans la salle avec un grand nombre de gardes nationaux, d'ouvriers, d'étudiants, etc. Il y avait encore dans cette salle assez de monde pour la remplir et pour continuer le tumulte provenant de tant d'hommes qu'agitaient la fièvre des combats et l'ivresse dé la victoire. M. Ledru-Rollin crut devoir rappeler le peuple à la réflexion. Citoyens, dit-il, vous comprenez que vous faîtes ici un acte grave, en nommant un gouvernement provisoire... — Nous n'en voulons pas, lui répondent plusieurs Voix. — Si ! si ! Non ! non ! — Dans les circonstances comme celles ou nous sommes, ce que tous les citoyens doivent faire, poursuit l'orateur, c'est d'accorder le silence, et de prêter attention aux hommes qui veulent constituer les représentants... Écoutez moi, citoyens ! Nous allons faire quelque chose de grave. Il y a eu tout à l'heure des réclamations. Un gouvernement provisoire ne peut pas se nommer d'une façon légère. Voulez-Vous me permettre de lire les noms qui semblent proclamés par la majorité ? (Écoutez ! écoutez !) A mesure que je lirai ces noms, suivant qu'ils vous conviendront Ou qu'ils ne vous conviendront pas, Vous crierez : oui ou non. (Très-bien ! Écoutez !) Et, pour faire quelque chose d'officiel, je prie MM. les sténographes du Moniteur de prendre note des noms que je prononcerai, parce que nous ne pouvons pas présenter à la France des noms qui n'auraient pas été approuvés par vous. — Parlez ! parlez ! nous écoutons ! — Je lis : DUPONT (de l'Eure). (Oui ! oui !) ARAGO. (Oui ! oui !) LEDRU-ROLLIN. (Oui ! oui !) GARNIER-PAGÈS. (Oui ! oui ! — Non ! non.) MARIE, (Oui ! oui !) CRÉMIEUX, (Oui ! oui !) Une voix dans la foule : Crémieux, mais non pas Garnier-Pagès. (Si ! si ! Non ! non !) Il est mort, le bon ! — D'autres voix : Taisez-vous ! à l'ordre ! — Que ceux qui ne veulent pas le membre proposé... (Non ! non ! Si ! si !) Permettez-moi d'ajouter un mot, dit encore Ledru-Rollin. Messieurs, le gouvernement provisoire qui vient d'être nommé, a de grands, d'immenses devoirs à remplir. On va donc être obligé de lever la séance pour se rendre au centre du gouvernement, et prendre toutes les mesures nécessaires afin que l'effusion du sang cesse, et que les droits du peuple soient consacrés. — Cris nombreux : Oui ! à l'Hôtel-de-Ville ! — Vous voyez qu'aucun des membres du gouvernement provisoire ne veut la République, dit alors un élève de l'Ecole Polytechnique ; nous serons trompés comme en 1830 ! — Vive la République ! s'écrie la foule. Vive la République et Ledru-Rollin ! A l'Hôtel-de-Ville ! partons pour l'Hôtel-de-Ville. Le second cortège se déroule alors sur les pas de Ledru-Rollin, et se dirige, comme le précédent, qu'il rattrape bientôt, vers l'Hôtel-de-Ville. Pendant ce défilé, un jeune homme placé à la tribune ne cesse de crier Vive la République ! cri que répètent tous les citoyens. Tout à coup, les regards se portent sur un grand tableau placé dans le fond, au-dessus du bureau : c'est le serment de Louis-Philippe à la Charte. Il faut le déchirer ! il faut le détruire ! Et des hommes, armés de sabres ou de baïonnettes, montent sur le bureau pour atteindre de leurs coups ce monument destiné à rappeler la comédie de 1830. Attendez ! s'écrie un ouvrier armé d'un fusil à deux coups, attendez, je vais lui faire son compte à ce roi-citoyen ! Deux coups de feu, bien ajustés, mettent en lambeaux le portrait en pied de Louis-Philippe, et constatent que la justice du peuple a passé par là. Ici finit la relation des événements qui s'étaient succédé avec tant de rapidité, en quelques heures seulement, dans la Chambre des députés de M. Guizot. Sortons de ce palais, où la contre-révolution avait pris domicile depuis que les deux cent vingt-un y ont consacré le rétablissement d'un trône tombé dans le sang, en proclamant la résurrection d'une royauté méprisée, qu'ils firent sortir des barricades de 1830, comme MM. Lacrosse, Dupin et Barrot voulaient faire sortir une régence des barricades de 1848 ! Ces hommes, qui avaient eu le triste courage de se déclarer satisfaits d'un gouvernement cuirassé contre toutes les hontes, d'un gouvernement démoralisateur, dissipateur et liberticide ; ces hommes qui érigèrent la peur en moyen de gouverner, viennent de tomber eux-mêmes sous les effets de la peur. Les ventrus, les vendus, les corrompus, comme on les appelait, ont fini de siéger au palais législatif de la France : la partie saine et intelligente du peuple français les en â chassés, aux applaudissements de tous les peuples civilisés : Hercule a nettoyé les écuries d'Augias. Il faut maintenant qu'il veille pour empêcher ces hommes marqués du sceau de la réprobation, de revenir à la vie politique. Comme on craint leur ténacité et leur audace, les démocrates du National et de la Réforme, et même les écrivains du Courrier Français ont déjà eu la pensée de se porter rapidement à l'Hôtel-de-Ville, afin de s'emparer du siège du gouvernement et des administrations les plus importantes. Dans l'ignorance de ce qui se fait au Palais législatif, n'attendant rien de bon de ce côté, sinon la dissolution de la Chambre des députés par le peuple lui-même, les écrivains démocrates de ces journaux, après avoir assisté à la prise des Tuileries, coururent se réunir dans leurs bureaux pour s'y concerter sur les mesures à prendre dans ces graves circonstances. Le National envoya aussitôt à l'Hôtel-de-Ville ses deux rédacteurs en chef, MM. Marrast et Bastide, auxquels s'adjoignirent quelques citoyens appartenant soit à la rédaction, soit à l'administration de ce journal. La Réforme, occupant un point plus central, et se trouvant à la proximité de plusieurs autres journaux, put réunir dans ses bureaux un grand nombre de journalistes républicains et de combattants, qui, après une sorte d'élection, à laquelle présidait le républicain Baune, déléguèrent à l'Hôtel-de-Ville F. Arago, Lamennais, Louis Blanc, Ferdinand Flocon, et l'ouvrier mécanicien Albert, rédacteur du journal l'Atelier ; ces citoyens partirent aussitôt pour la commune. En même temps Etienne Arago, accompagné de trois autres démocrates, allait s'emparer de l'administration des postes ; et enfin Marc Caussidière, l'un des condamnés de la catégorie de Lyon, et lui aussi attaché au journal la Réforme, ne craignit pas d'aller se rendre maître de la Préfecture de police : il partit pour cette destination, avec Sobrier, désigné pour son collègue à ce poste aussi important que dangereux. Pendant que les citoyens, délégués par la foule qui encombrait les bureaux et la cour de la Réforme pour se rendre à l'Hôtel-de-Ville et à la Préfecture, escaladaient les mille barricades qui les séparaient de leur destination, et que les patriotiques escortes respectives se grossissaient à chaque pas, Etienne Arago, n'ayant qu'un bout de rue à longer pour être à l'hôtel des Postes, y entra immédiatement. Beaucoup de gardes nationaux étaient rassemblés dans les cours ; mais dès que le délégué du peuple eut fait connaître la mission dont il était investi, les rangs s'ouvrirent, et en quelques minutes il était dans le cabinet de M. Déjean, directeur général sous Louis-Philippe. Je viens vous annoncer, citoyen Déjean, lui dit Etienne Arago, que le peuple vous a destitué, et que je vous remplace, au nom de la République, en qualité de directeur général des postes. — Mais, monsieur, lui répondit le directeur royal, avezvous.une commission..., un titre ? — Je n'en ai pas ; j'ai ma parole ; je me nomme Etienne Arago. — Je désire qu'au moins vous me donniez votre signature, et qu'une pièce quelconque reste ici dans les archives. — Volontiers ! Et s'asseyant dans le fauteuil de M. Déjean, Arago écrivit et signa la destitution du directeur général de Louis-Philippe, et sa propre nomination. M. Déjean étant sorti quelques instants après, le nouveau délégué à la direction des postes réunit autour de lui tous les employés supérieurs du service actif. Messieurs, leur dit-il, il faut que toutes les malles partent ce soir. Ces messieurs se regardèrent... Partir ce soir ! Et les barricades ! Et d'ailleurs M. Déjean n'avait-il point annoncé à la Chambre que les lettres ne pourraient pas être mises en route ! N'y avait-il pas deux cents barricades échelonnées jusqu'à chaque barrière ! Messieurs, reprit le nouveau directeur, les journées de Février ont prouvé qu'il n'y a rien d'impossible en France... ; si demain, à l'heure accoutumée, les lettres, les journaux et les dépêches n'arrivent point dans les départements, il peut y avoir des flots de sang répandus sur les divers points du territoire, et la responsabilité de ce sang pèserait sur ma tête... Toutes les malles partiront ce soir : on portera les paquets à dos d'homme jusqu'aux barrières, et s'il le faut, je porterai moi-même le premier paquet. Puis il écrivit au gouvernement provisoire, qui devait exister quelque part : Citoyens gouvernants, le service de la poste pour les départements sera fait, ce soir, comme à l'ordinaire. En effet, à sept heures du soir, toutes les malles-poste partaient des barrières pour aller annoncer à la France la glorieuse révolution du peuple, et la constitution d'un gouvernement provisoire, précurseur de la République française. En débutant par de pareilles mesures révolutionnaires, Etienne Arago rendit, ce jour-là, un grand service à la cause de la liberté : il nous initia aux miracles que la France pouvait voir s'opérer tous les jours dans son sein. Pourquoi ces miracles n'ont-ils plus eu lieu, après le premier moment de l'exaltation républicaine ? Heureusement, ce n'est pas le peuple qui a fait défaut à la République ! ce n'est pas à ce peuple si dévoué qu'il faut s'en prendre de tant de douloureux désappointements !... N'anticipons pas, et suivons ici les délégués du peuple prenant possession des autres postes qu'il vient de leur assigner. Trois hommes armés de fusils, de sabres et de pistolets arrivaient, vers les trois heures, devant l'hôtel de la Préfecture : c'étaient Caussidière[2], Sobrier et Cahaigne ; un air de fête, de bon augure, leur avait paru régner dans toutes les rues qu'ils avaient traversées. Mais comment allaient-ils pénétrer dans cet hôtel, que devaient garder encore un grand nombre de municipaux ? Heureusement, une panique s'était emparée de tous ces soldats à pied et à cheval, et il avait été facile aux officiers d'une compagnie de gardes nationaux de la 11e légion d'engager, quelque temps auparavant, les 2.500 hommes renfermés dans les cours, à quitter la Préfecture et à se retirer des lieux où leur présence pouvait occasionner des troubles. Les gardes municipaux et autres troupes avaient suivi ce conseil ; et il n'y avait plus dans les cours, au moment où les délégués s'y présentèrent, que la compagnie de gardes nationaux, entourée d'un grand nombre de citoyens armés ou non armés, qui se promenaient aux cris de Vive la liberté ! vive la République ! et aux chants de la Marseillaise. La plupart des employés avaient fait comme le préfet de Louis-Philippe, ils s'étaient enfuis. La cour principale offrait l'image du désordre et de la confusion ; la terre était couverte de casques et de différents objets d'équipement militaire, dont les gardes municipaux isolés s'étaient défaits pour fuir plus facilement. On y voyait aussi des selles et même des chevaux abandonnés. C'était un coup d'œil des plus pittoresques, qu'animaient encore la joie et les chants des vainqueurs. Caussidière et Sobrier n'eurent donc aucune peine à prendre possession de la Préfecture : une courte allocution, adressée à la garde nationale et aux citoyens, suffit pour leur installation ; chacun s'empressa d'offrir aux délégués du peuple le concours de ses services pour rétablir l'ordre et parer aux difficultés de la situation. Ce fut ainsi que ces délégués s'établirent au secrétariat général, où se trouvaient les deux employés et les deux huissiers, composant tout le personnel présent de cette division. Le caissier ne tarda pas- à présenter l'état des fonds qui lui restaient, consistant en deux cent mille francs environ, auxquels on ne toucha en aucune manière. Les délégués firent aussi fermer à clef toutes les pièces du second, renfermant la vaisselle et l'argenterie, ainsi que les objets et effets appartenant au précédent préfet. Ces précautions prises, on s'occupa d'organiser un service militaire propre à fournir de nombreuses patrouilles et. des factionnaires pour la nuit ; ce qui fut encore très-facile : le peuple en armes arrivant en foule pour seconder les vues d'ordre et de sûreté de ses nouveaux magistrats. Vers cinq heures du soir, on put lire, sur les murs de Paris, la proclamation suivante, émanée des deux délégués au département de la police, Caussidière et Sobrier. AU NOM DU PEUPLE SOUVERAIN. Citoyens, Un gouvernement provisoire vient d'être installé : il est composé, par la volonté du peuple, des citoyens : F. Arago, Louis Blanc, Marie, Lamartine, Flocon, Ledru-Rollin, Recurt, Marrast et Albert, ouvrier mécanicien. Pour veiller à l'exécution des mesures qui seront prises par le gouvernement, la volonté du peuple a choisi pour délégués au département de la police les citoyens Caussidière et Sobrier. La même volonté souveraine du peuple a désigné le citoyen Etienne Arago à la direction générale des postes. Il est expressément recommandé au peuple de ne point quitter ses armes, ses positions, son attitude révolutionnaire : il a été trop souvent trompé par la trahison ; il importe de ne plus laisser de possibilité à d'aussi terribles et d'aussi cruels attentats. Puis, les délégués au département de la police ordonnaient aux boulangers et fournisseurs de vivres de tenir leurs boutiques ouvertes. Ils annonçaient que, pour se conformer au vœu du peuple, le gouvernement provisoire avait requis la mise en liberté de tous les détenus politiques, tout en maintenant dans les prisons les prévenus ou condamnés pour crimes ou délits contre les personnes et les propriétés. Et, enfin, ces délégués engageaient les familles des citoyens morts ou blessés pour la défense des droits du peuple, à se faire connaître, afin qu'il pût être pourvu à leurs besoins les plus pressants. Cette proclamation, la première faite au nom du peuple, fut jugée intempestive, quant à la désignation des membres du gouvernement provisoire : elle ne comprenait que les seuls noms acclamés dans les bureaux des journaux, noms dont plusieurs l'avaient été aussi à.la Chambre des députés par le peuple ; mais les noms des citoyens désignés au Palais-Bourbon n'y étaient pas tous ; ceux de MM. Crémieux, Garnier-Pagès et Dupont de l'Eure y manquaient. On y désignait encore, comme membre de ce fameux gouvernement, le citoyen Recurt, qui ne parut plus sur aucune liste ; et enfin les citoyens Louis Blanc, Flocon, Marrast et Albert s'y trouvaient classés comme membres titulaires, tandis qu'ils ne furent admis d'abord que comme secrétaires. La proclamation des citoyens Caussidière et Sobrier fut donc considérée comme non avenue, sous ce rapport, et ne parut pas dans le Moniteur. Voici l'explication de cette confusion de noms. Avant dé connaître ce qui s'était fait à la Chambre des députés, et ne pouvant prévoir, ainsi que je l'ai déjà dit, qu'il pût sortir de cette séance quelque chose de favorable à la cause du peuple et de la liberté, les journalistes démocrates, tant du côté du National que de celui de la Réforme, s'étaient rendus à l'Hôtel-de-Ville, où, se trouvant réunis, ils décidèrent de se fondre en un seul corps gouvernemental, composé des membres dont les noms furent, peu après, proclamés par les délégués à la police. Mais au moment où ce premier gouvernement provisoire était ainsi présenté au peuple, le gouvernement provisoire élu par le peuple et la Chambre des députés arrivait à l'Hôtel-de-Ville, porté en quelque sorte sur le pavois par la foule immense qui lui servait d'escorte : l'ovation la plus complète fut faite aux sept commissaires, au moment de leur entrée solennelle dans la maison commune de Paris : ce fut là le sacre de la souveraineté nationale, qu'ils représentaient. Dès lors, personne ne songea à disputer à ces hommes, tous connus du peuple, l'honneur de régulariser la victoire. On était loin de se faire une juste idée de toutes les nuances, plus ou moins tranchées, qui séparaient ces membres entre eux ; on crut à une parfaite homogénéité d'opinions démocratiques, et ils furent accueillis avec des démonstrations de joie qui ne laissèrent aucune place aux craintes. Le peuple voulait d'ailleurs ne les juger que sur leurs œuvres, convaincu qu'il était que le service de la République agrandirait toutes les âmes, harmoniserait les opinions, et élèverait toutes les pensées à la hauteur de la grande mission que la patrie confiait à ces citoyens. Le dernier gouvernement provisoire devint donc le premier, le seul qui pût fonctionner en ce moment-là. Il entra en séance un moment après la réunion de ses membres à l'Hôtel-de-Ville. Sa première délibération fut très-longue. Que s'y passa-t-il entre ces hommes dont les antécédents, les idées, les opinions émises le jour même étaient si divergentes ? Et d'abord, il fallait constituer définitivement ce gouvernement provisoire, dont les membres divers arrivaient de tous les lieux où la révolution avait eu ses quartiers-généraux. Mais ici, des difficultés, qui annonçaient que tous les délégués n'avaient pas compris de la même manière le mandat donné par le peuple, vinrent faire pressentir les scissions qui devaient désoler ce comité de gouvernement, à mesure que les grandes questions se présenteraient. Les hommes venant de la Chambre de Louis-Philippe, par cela seulement qu'ils étaient d'anciens députés et que leur élection provenait autant du peuple que de leurs collègues, se crurent seuls possesseurs d'un mandat régulier. Ils se refusèrent donc à admettre comme membres du gouvernement provisoire, leurs égaux, les citoyens qui ne tenaient leur mandat que des seuls combattants, des seuls révolutionnaires actifs. Ce ne fut qu'avec peine que les membres d'un gouvernement qui avait pour mission de fonder le règne de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, consentirent à admettre dans ce gouvernement les chefs populaires, et encore ne les admirent-ils qu'à titre de secrétaires. Ce ne fut donc qu'en cette qualité que figurèrent sur les premiers actes du gouvernement les noms des citoyens Marrast, Flocon, Louis Blanc et Albert. Et cependant, ces mêmes membres titulaires, qui semblaient repousser les citoyens les mieux connus par leur républicanisme, s'empressaient de se décerner à eux-mêmes les principaux portefeuilles ministériels, et de donner ceux des départements qui ne leur convenaient pas à des députés connus seulement par leur opposition au ministère Guizot, à des députés dont les principes républicains ne s'étaient jamais révélés au monde, à des hommes qui n'eussent pas été trop déplacés dans les conseils de la monarchie. Et lorsqu'ils prenaient ces déplorables déterminations, lorsqu'ils compromettaient ainsi, dès le premier jour, les destinées de la France régénérée, un concert de cent mille voix, remontant jusqu'au ciel, faisait entendre, sous les fenêtres du gouvernement provisoire, ce cri qu'il n'avait pas encore proféré lui-même : Vive la République ! Et, à tout instant, un peuple immense demandait à ses délégués de tout à l'heure pourquoi ils ne commençaient pas par proclamer la République ! Qu'importait à cette population parisienne, encore haletante de sa lutte contre une royauté détestée, que le général Bedeau, dont elle ne connaissait ni les principes, ni le républicanisme, fût désigné pour ministre de la guerre, et que Garnier-Pagès, non pas le bon, il était mort celui-là, mais le triste frère du bon, fût nommé maire de Paris ! Ce que voulait cette population d'élite, tant de fois trompée, tant de fois trahie, et par cela même défiante à l'extrême, c'était d'aller se reposer, avec la certitude que nulle puissance humaine ne pourrait plus lui ravir cette sainte République ! Aussi, à chaque bulletin nominal qu'on lui jetait des fenêtres pour lui faire acclamer le nom présenté à sa sanction, la foule ne répondait-elle que par ce cri : Proclamez la République ! nous voulons la République ! vive la République ! Voyant l'insistance du peuple et celle de quelques-uns des membres ou secrétaires de l'Assemblée délibérante, le gouvernement provisoire, après avoir définitivement arrêté la rédaction d'une adresse destinée à être publiée le lendemain matin, chargea enfin Lamartine et Louis Blanc de lire au peuple un paragraphe de cette proclamation, par laquelle le gouvernement provisoire crut répondre au vœu que le peuple exprimait avec tant d'impatience : ces deux membres, ayant lu cet extrait dans les couloirs, descendirent sur le perron, et lurent au peuple ces mots : Citoyens ! Le gouvernement provisoire adopte et veut la forme démocratique et le gouvernement républicain, sauf ratification du peuple, réuni en assemblée primaire. Mille cris de Vive la République ! répondirent à cette proclamation ; et la population, payée par un mot, se retira satisfaite de sa journée. Le lendemain matin, les journaux firent connaître les premiers travaux du gouvernement provisoire par la publication de sa première proclamation au peuple français. Un gouvernement rétrograde et oligarchique, y disait-on, vient d'être renversé par l'héroïsme du peuple de Paris. Ce gouvernement s'est enfui, en laissant derrière lui des traces de sang qui lui défend de revenir jamais sur ses pas. Le sang du peuple a coulé comme en Juillet ; mais, cette fois, ce généreux sang ne sera pas trompé : il a conquis un gouvernement national et populaire, en rapport avec les droits, les progrès et la volonté de ce grand et généreux peuple. Le gouvernement provisoire, sorti d'acclamation et d'urgence de la voix du peuple et des députés des départements, - dans la séance du 24 février, est investi momentanément du soin d'organiser et d'assurer la victoire nationale. Il est composé de : MM. Dupont (de l'Eure), Lamartine, Crémieux, Arago (de l'Institut), Ledru-Rollin, Garnier-Pagès, Marie. Ce gouvernement a pour secrétaires : MM. Armand Marrast, Louis Blanc, Ferdinand Flocon Albert, ouvrier. Ces citoyens n'ont pas hésité un instant à accepter la mission patriotique qui leur était imposée par l'urgence. Quand le sang coule, quand la capitale delà France est en feu-, le mandat du gouvernement provisoire est dans le péril et dans le salut public. La France entière l'entendra et lui prêtera le concours de son patriotisme. Sous le gouvernement populaire que proclame le gouvernement provisoire, tout citoyen est magistrat. Français, donnez an monde l'exemple que Paris a donné à la France ; préparez-vous, par l'ordre et la confiance en vous-mêmes, aux institutions fortes que vous allez être appelés à vous donner. Le gouvernement provisoire veut la République, sauf ratification du peuple français, qui va être immédiatement consulté. Ni le peuple de Paris, ni le gouvernement provisoire ne prétendent substituer leur opinion à l'opinion des citoyens sur la forme définitive du gouvernement que proclamera la souveraineté nationale. L'unité de la nation est formée désormais de toutes les classes de la nation qui la composent ; Le gouvernement de la nation par elle-même ; La liberté, l'égalité, la fraternité pour principes ; Le peuple pour devise et pour mot d'ordre ; Voilà le gouvernement démocratique que la France se doit à elle-même, et que nos efforts sauront lui assurer[3]. Deux autres mesures d'une urgence extrême furent encore arrêtées dans le cours de la délibération de cette nuit. Par l'une, le gouvernement provisoire déclarait la Chambre des députés dissoute ; et, par l'autre, elle interdisait aux pairs de se réunir. C'était couper court à toutes les intrigues dynastiques qu'auraient pu renouer les membres de ces deux corps politiques, si on ne les eût pas effacés sur-le-champ du règne des vivants. La nuit se passa admirablement. La joie la plus vive régnait partout. Néanmoins, le service des barricades se fit avec un ordre parfait et une sévérité toute militaire par les citoyens en blouses, en habits, ou en uniforme de gardes nationaux ; les mots d'ordre étaient donnés et exigés, comme dans les places de guerre. Un peuple immense garda jusqu'au jour l'Hôtel-de-Ville, où reposaient tant d'espérances ! |
[1] Combien de chefs de la garde nationale des banlieues, partis de leurs communes, là veille au soir ou le matin même, dans l'intention de soutenir la royauté et la dynastie, s'en retournèrent, dans la soirée du 24 en criant, comme tous ceux qui les accompagnaient : A bas la royauté ! Vive la République ! On nous a raconté deux scènes bien singulières, qui eurent lieu, l'une, à l'embarcadère du chemin de fer de Saint-Germain, à l'arrivée d'un convoi de gardes nationaux venant de cette ville ; l'autre, au même embarcadère, au convoi de retour. A l'arrivée, on voulait tuer tous les insurgés, à la manière du général Bugeaud ; au retour, on ne se lassait pas de serrer la main et d'embrasser fraternellement ces mêmes insurgés. Ô Molière ! si tu avais été là !
[2] Par une des singularités dont les révolutions seules nous fournissent des exemples, ce même Marc Caussidière, que le peuple venait de nommer son délégué à la préfecture de police, avait rempli ces mêmes fonctions à Lyon pendant vingt-quatre heures, lors du soulèvement de cette ville en 1834.
[3] Cette proclamation portait la signature des sept membres du gouvernement provisoire et de deux des secrétaires ; Flocon et Albert ne signèrent point, quoique leur signature se retrouve sur l'adresse à la garde nationale publiée en même temps. Mais on ne retrouve plus que la seule signature des sept sur les actes portant nomination aux divers ministères. On pourrait croire que déjà les élus des démocrates réunis dans les bureaux des journaux se refusaient à ne figurer que comme simples secrétaires du gouvernement provisoire.