HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE V.

 

 

Préparatifs pour défendre le château des Tuileries. — La perspective d'un combat sanglant les rend inutiles. — Fuite de la famille royale. — Difficultés qu'elle éprouve. — Le peuple intime au roi l'ordre de partir. — Accomplissement de la révolution du mépris. — Intrigues ourdies à la Chambre en faveur de la régence. — On demande que la séance soit déclarée permanente. — Refus du président. — Arrivée de la duchesse d'Orléans et de ses fils dans l'Assemblée. — M. Dupin veut faire constater les acclamations de la Chambre et du peuple. — Les démocrates demandent un gouvernement provisoire. — Insistance de M. Dupin. — Des citoyens étrangers à la Chambre y pénètrent ; ils refusent de se retirer. — Le peuple crie : A bas les Bourbons ! — M. Crémieux parle en faveur d'un gouvernement provisoire. — M. Odilon Barrot défend très-mal la cause de la régence. — Apostrophe de M. La Rochejaquelein. — M. Barrot menace de la guerre civile si on ne proclame pas l'héritier de Louis-Philippe. — La Rochejaquelein déclare à l'Assemblée qu'elle n'est plus rien. — Fureur des centres. — Le peuple entre en foule dans la salle. — Il demande la déchéance. — Plus de Bourbons ! Vive la République ! — Fuite de la duchesse d'Orléans. — Ledru-Rollin combat la proposition des dynastiques. — Il demande un gouvernement provisoire. — Grand effet que produit son discours. — Il est très-bien secondé par M. de Lamartine. — D'autres masses de peuple entrent dans les tribunes, aux cris de Vive la République ! — M. Sauzet lève la séance cl s'enfuit. — Chute de la Chambre des satisfaits.

 

Pendant que le combat du Château-d'Eau retenait le peuple autour du Palais-Royal, aux Tuileries, les princes et les généraux se préparaient à la fois à défendre le palais et à conduire la duchesse d'Orléans, ainsi que ses enfants, dans le sein de la Chambre des députés.

Pour la défense du palais, le duc de Nemours et tous les généraux de Louis-Philippe avaient réuni dans la cour, outre les gardes municipaux et même les gardiens du château auxquels on avait fait prendre les armes, trois mille hommes d'infanterie et une batterie d'artillerie composée de six pièces de huit et de douze, et de deux obusiers : il y avait encore un régiment de dragons. C'était plus qu'il ne fallait de forces pour défendre une position qui ne pouvait être attaquée par aucun de ses flancs, ni par les derrières. Certes, avec deux mille hommes placés aux fenêtres, cette position eût coûté encore bien du sang aux Parisiens. Elle pouvait les occuper tout le reste de la journée ; ce qui eût été fort avantageux pour les négociations dynastiques qui allaient se conclure à la Chambre des députés.

Heureusement, il suffit de quelques menaces pour changer la résolution du duc Nemours et de ses généraux. On assure qu'un lieutenant de la garde nationale, M. Roche, s'étant présenté au prince, qu'il trouva à son poste de bataille, sous le pavillon de l'Horloge, lui annonça l'arrivée des insurgés, soutenus par la garde nationale. La perspective d'un combat sanglant, dont l'issue ne pouvait désormais être douteuse, puisqu'on aurait sur les bras et le peuple des barricades et la garde nationale, engagea l'arrière-garde de la monarchie à battre en retraite.

Ce fut une déroute, un véritable sauve qui peut. L'artillerie disparut par les guichets du pont Royal, tandis que les autres troupes se précipitèrent pêle-mêle dans le jardin, par le grand vestibule : la cavalerie et le prince lui-même furent forcés de faire sauter à leurs chevaux les marches par lesquelles on descend de ce vestibule à la grande avenue du jardin. Un moment toutes les terrasses qui conduisent au pont tournant furent couvertes de gens qui fuyaient parallèlement à la troupe. On voyait sortir, de toutes les portes qui ouvrent sur le jardin privé, une foule d'hommes naguère couverts d'habits dorés, heureux alors de pouvoir se sauver sous les habits de l'homme du peuple[1].

Louis-Philippe lui-même crut prudent de se défaire de l'habit d'uniforme sous lequel il venait de passer sa dernière revue, et d'endosser, avec l'aide de la reine, à défaut de valet de chambre, la redingote bourgeoise. Ce fut ainsi qu'il traversa, fugitif, lui et sa nombreuse famille, le jardin de son palais. Un instant après, le peuple, en armes et sans armes, prenait possession des Tuileries, sans brûler une amorce.

Au moment où le peuple entrait en maître au palais des rois de France, une de ces scènes dont on chercherait en vain le souvenir dans les archives du monde, se déroulait sur la place de la Concorde. Un vieillard, que semblait soutenir de son bras affaibli une vieille femme, sortait par le petit guichet du jardin des Tuileries aboutissant au quai. Plusieurs jeunes femmes, portant presque toutes des enfants dans leurs bras, suivaient et entouraient les deux chefs de la famille ; et cette famille était celle de Louis-Philippe, naguère roi des Français, naguère assis sur le trône de juillet, naguère commandant une armée de cinq cent mille soldats et recevant les hommages de cinq cent mille fonctionnaires dévoués, mais à cette heure suprême, n'ayant pour tout cortège qu'un député de l'opposition, M. Crémieux, et un seul officier d'ordonnance, M. de Neuilly. La reine et les princesses ne retrouvaient autour d'elles que deux seules dames de leurs maisons, et les filles ou brus de Louis-Philippe tenaient chacune à la main un petit paquet d'effets renfermés dans un mouchoir !

Comme jadis la famille de Louis XVI, celle de Louis-Philippe allait, a-t-on assuré, se placer sous la protection de la Chambre des députés.

Mais, arrivé sur le quai, la foule qui encombrait les abords du pont de la Concorde, mêlée avec la cavalerie arrivant du Carrousel, empêcha le triste cortège de passer outre. Pressé de toutes parts et se voyant reconnu, Louis-Philippe quitte le bras de Marie-Amélie : il veut parler ; mais on n'entend que quelques mots sans suite, qu'il accompagne des mouvements de son chapeau élevé en l'air. A chaque minute, les masses populaires deviennent plus compactes ; elles refoulent toujours davantage la cavalerie, et la famille se trouve en danger d'être écrasée sous les pieds des chevaux, dont on voulait lui faire un rempart.

Epargnez le roi ! s'écrie un officier. — Nous ne voulons pas lui faire de mal, répond un homme du peuple ; mais qu'il parte ! — Qu'il parte ! qu'il parte ! s'écrie la foule. — Qu'il parte ! entend-on répéter autour de lui.

La reine, effrayée, entraîne Louis-Philippe en arrière ; sur l'injonction formelle du peuple, le roi se dirige vers deux petites voitures attelées chacune d'un seul cheval, qui stationnent par hasard contre le mur du jardin ; il se jette, avec la reine, dans l'une de ces voitures, où se trouvent déjà deux très-jeunes enfants ; le cocher fouette son cheval, et la petite voiture noire disparaît sur la chaussée du bord de l'eau qui conduit à Saint-Cloud[2], Les cuirassiers, les dragons et quelques gardes nationaux à cheval la suivent autant que le leur permet la vitesse de leurs montures.

Ainsi fut accomplie ce qu'on a appelé avec tant de vérité la révolution du mépris !...

La première chose que firent les vainqueurs aux Tuileries, après avoir brisé quelques portraits de la dynastie et celui du maréchal Bugeaud, fut de s'emparer du trône royal : la foule le promena en triomphe jusqu'à la place de la Bastille, où on en fit un feu de joie. Le peuple mit ainsi lui-même le cachet républicain à l'heureuse révolution qu'il venait d'accomplir.

Mais pendant que la population se livrait ainsi à la joie, les amis particuliers de la famille d'Orléans, unis à la plupart des députés du privilège, tentaient audacieusement de faire avorter la révolution de février 1848, comme ils avaient escamoté celle de juillet 1830. C'étaient encore les mêmes hommes qui, à dix-huit années d'intervalle, arrivaient sur la scène, après le combat, pour réduire à leur taille la grande œuvre du peuple. Suivons-les dans leur dernière conspiration contre la cause de la liberté, et nous allons les voir travailler de tous leurs moyens, employer toutes leurs ruses pour arriver à une répétition de la trahison de 1830.

D'après l'ordre du jour de la veille, la séance publique ne devait s'ouvrir qu'à deux heures ; mais M. Sauzet, prévenu des grandes déterminations du château, monte au fauteuil à midi et demi ; il envoie les huissiers chercher les députés dans les bureaux et dans les diverses salles de réunion. On les voit accourir à leurs places ; et les conversations les plus animées, qui s'engagent aussitôt, font prévoir des débats chaleureux lorsque le machiniste sera prêt.

En attendant, MM. Charles Laffitte et Cambacérès commencent par demander la permanence de l'Assemblée : ils sont vivement appuyés. Mais le président fait observer qu'il ne peut être question d'autre permanence que celle de la durée de la séance elle-même, tant qu'il ne sera pas fait de motion pour la lever. M. Sauzet se ménage ainsi la possibilité de séparer l'Assemblée, après avoir obtenu d'elle un vote favorable aux projets des royalistes, et de lui ôter les moyens de réfléchir. Les centres ont compris la pensée du président : ils se déjugent aussitôt, en approuvant le rejet de la permanence.

Après cette décision, qui met M. Sauzet à son aise, la séance reste suspendue pendant près d'une heure ; mais chaque député se préoccupe beaucoup des nouvelles qui circulent, non pas relativement aux combats fratricides qui ensanglantent Paris, cela inquiète peu les satisfaits de M. Guizot, mais sur le nouveau ministère et sur l'abdication du roi en faveur d'un enfant : chacun de ces satisfaits se prépare au baisemain. M. Sauzet, dont l'inquiétude est visible pour tout le monde, tient ses yeux fixés sur la grande porte qui lui fait face, et semble attendre avec anxiété qu'elle s'ouvre à deux battants.

Enfin, vers une heure et demie, cette porte s'ouvre : une jeune femme, en habits de deuil, et tenant par la main deux enfants, entre dans la salle, accompagnée par le duc de Nemours, et suivie de quelques officiers et gardes nationaux qui lui servent d'escorte. Un certain nombre de personnes étrangères à la Chambre profitent de l'occasion pour entrer ; elles se placent dans l'hémicycle et les couloirs. De toutes les parties de la salle, et principalement des centres, s'élève un concert d'acclamations : on entend crier : Vive la duchesse d'Orléans ! vive le comte de Paris ! vive le roi ! vive la régente ! La princesse et ses deux enfants s'étant assis au pied de la tribune, les députés attendent avec impatience que quelqu'un ayant mission de prendre la parole y paraisse. On s'inquiète de ne pas voir entrer M. Odilon Barrot. Tous les intérêts personnels sont en cause dans celte Assemblée prostituée au pouvoir qui s'en va.

— Je demande que la parole soit donnée à M. Dupin, qui vient d'amener M. le comte de Paris dans la Chambre, dit enfin M. Lacrosse.

Je ne l'ai pas demandée, réplique vivement M. Dupin.

— Parlez ! parlez ! lui crient les centres.

Et M. Dupin, qui voulait se faire prier, monte gravement à la tribune.

— Ecoutez ! Ecoutez !

— Messieurs, dit le Dupin de 1830, vous connaissez la situation de la capitale, les manifestations qui ont eu lieu. Elles ont eu pour résultat l'abdication de S. M. Louis-Philippe, qui a déclaré en même temps qu'il déposait le pouvoir, et qu'il le laissait à la libre transmission sur la tête du comte de Paris, avec la régence de madame la duchesse d'Orléans...

Ici les centres et une partie des spectateurs placés dans les tribunes privées applaudissent, et acclament le comte de Paris nouveau roi des Français, et la duchesse d'Orléans régente : ils oublient, ces députés royalistes, qu'ils ont naguère rendu une loi pour attribuer la régence au duc de Nemours ; et M. Dupin, l'homme de la légalité, n'en dit pas un mot. C'est que le conseiller intime de Louis-Philippe est pressé d'arriver au but que les contre-révolutionnaires se proposent.

Messieurs, reprend cet avocat si habile à passer à côté des questions, vos acclamations, si précieuses pour le nouveau roi et pour madame la régente, ne sont pas les premières qui l'aient saluée ; elle a traversé à pied les Tuileries et la place de la Concorde, escortée par le peuple, par la garde nationale (Bravos au centre), exprimant ce vœu comme il est au fond de son cœur, de n'administrer qu'avec le sentiment profond de l'intérêt public, du vœu national, de la gloire et de la prospérité de la France.

 

De nouveaux bravos ayant salué les paroles de M. Dupin, il descend de la tribune, où tout le monde appelle M. Odilon Barrot. On voudrait entendre le nouveau chef du cabinet nommé in extremis ; mais M. Barrot ne paraît pas dans la salle ; ce qui semble autoriser M. Dupin à demander que la Chambre constate ses acclamations unanimes, ainsi que les sentiments non équivoques qui sont exprimés. Le succès de la contre-révolution dépendait du vote de cette proposition ; aussi les centres l'appuyèrent-ils vivement. Mais des membres de l'opposition dynastique voulaient qu'on attendît M. Barrot, lorsque plusieurs voix de l'extrême gauche firent entendre un mot qui glaça de terreur les escamoteurs de couronnes.

Un gouvernement provisoire ! un gouvernement provisoire ! s'écrièrent les députés démocrates ; et ces mots eurent un grand retentissement dans les tribunes publiques, où commençaient à paraître des hommes du peuple et des gardes nationaux.

Le moment était décisif ; il fallait emporter le vote sur-le-champ, ou perdre la partie ; car déjà la vague populaire grondait sur le perron et menaçait d'envahir la Chambre. M- Dupin et ses amis redoublèrent d'insistance.

Rien n'empêche, en attendant l'acte d'abdication qui nous sera remis probablement par M. Barrot ; rien n'empêche, ajouta encore M. Dupin, que la Chambre fasse inscrire au procès-verbal les acclamations qui ont accompagné ici et salué dans cette enceinte le comte de Paris comme roi des Français, et madame la duchesse d'Orléans comme régente, sous la garantie du vœu national.

Oui ! oui ! s'écrient les centres. — Non ! non ! leur répondent toutes les voix des députés démocrates, auxquelles se joignent celles de la plupart des spectateurs. Et une agitation universelle se manifeste dans toute la salle. M. Sauzet se lève de son fauteuil pour essayer de mettre aux voix la proposition de M. Dupin.

Il me semble, dit-il, que la Chambre, par ses acclamations unanimes...

Oui ! oui !Non ! non ! Et des réclamations très-énergiques se font entendre dans les couloirs qu'occupent un grand nombre de citoyens, avec ou sans uniforme. Mais M. Dupin tenait toujours à faire constater les acclamations du peuple et de la garde nationale, acclamations que le peuple et les gardes nationaux présents contestent avec vivacité.

En ce moment, le député Marie monte à la tribune ; mais il ne peut se faire entendre. M. de Lamartine demande, de sa place, que le président suspende la séance. M. Sauzet déclare que la séance va être suspendue jusqu'à ce que Mme la régente et le nouveau roi soient sortis de l'enceinte. Le duc de Nemours et quelques députés semblent engager la duchesse à se retirer : on croit apercevoir par ses gestes qu'elle s'y refuse et on entend même le député Lherbette crier au président : Madame la duchesse d'Orléans désire rester ici.

Cependant la séance devenait à chaque instant plus bruyante par l'entrée successive d'une foule de curieux et même de combattants ; le président fut obligé de rappeler tout lé monde au respect dû à la princesse et à son fils, lesquels restaient debout dans l'hémicycle, entourés d'un grand nombre de députés empressés à se tourner vers le soleil levant. Le général Oudinot parla dans le même sens, et ajouta que si la princesse voulait s'en aller, les députés devaient l'accompagner. Si elle demande à rester dans cette enceinte, ajouta-t-il, elle y sera protégée par notre dévouement. Puis ce général répéta ce qu'avait dit M. Dupin à l'égard des acclamations publiques qui avaient retenti sur le passage de son altesse royale, acclamations, disait-il, propres à tracer aux députés leur devoir le plus imminent.

Mais déjà le peuple entrait dans la salle, avec les fusils encore chauds des combats livrés. Le président comprit que les hommes des barricades ne laisseraient pas s'accomplir paisiblement les projets des dynastiques aussi s'efforça-t-il de faire évacuer la salle. La Chambre ne peut délibérer, s'écriait-il, tant que l'enceinte réservée à ses membres sera occupée par des étrangers... Messieurs, par respect pour la Chambre et pour la Constitution, veuillez vous retirer.

Un refus formel, accompagné de paroles peu rassurantes pour les royalistes, se firent entendre de tous les côtés. Nous ne serons pas si bêtes qu'en 1830 s'écriait-on des couloirs.

A bas les endormeurs ! clamaient d'autres citoyens.

Et les cris d'A bas la royauté ! plus de Bourbons ! vive là République ! commençaient à retentir aux oreilles des satisfaits.

La position de la duchesse et de ses enfants devenait des plus embarrassantes ; aussi la pressait-on de se retirer. Mais Mme d'Orléans comprenait qu'en sortant de la salle elle abdiquait à son tour ; car le peuple, n'étant plus contenu par la présence de la seule femme du château pour laquelle il eût une respectueuse sympathie, se livrerait infailliblement à son indignation contre ces hommes qui, après l'avoir odieusement trompé en 1830, nourrissaient encore la téméraire pensée de diriger à leur gré la nouvelle révolution dont la Providence venait de permettre le miraculeux accomplissement. La duchesse résista ; et lorsque le duc de Nemours l'eut enfin décidée, malgré elle, à se retirer, la femme du duc d'Orléans, qui n'avait pas les mêmes appréhensions que son impopulaire protecteur, se rassit encore sur les derniers bancs, comme pour protester contre l'espèce de violence qu'elle subissait.

Ce courage, digne d'une meilleure cause, ne put conjurer l'ouragan populaire prêt à fondre sur les députés de MM. Guizot et Duchâtel. Ce fut vainement que le président Sauzet recommença ses adjurations aux étrangers, dont la foule ne cessait de grossir, qu'il rappela les dispositions par lesquelles la Charte confiait à la ville de Paris et à la garde civique le dépôt de la représentation nationale, et qu'il brisait sa sonnette pour obtenir le silence. Le peuple lui répondait qu'il n'y avait d'étrangers dans cette salle que les députés corrompus, que les pourris. Quant à la Charte, Nous venons, disait-il, de déchirer avec nos balles ce sac à mensonges. — Vous pouvez l'emporter votre Charte, nous n'en voulons pas plus que de vous ! criait-on de tous les côtés ; et le peuple accompagnait ces dérisions des cris de Vive la République ! vive la liberté ! à bas les traîtres ! à bas les Bourbons !

En ce moment, M. Odilon Barrot entrait dans la salle. Les députés l'entourent, et réclament la parole pour ce chef de l'opposition dynastique.

Mais M. Barrot du 24 Février n'est plus, pour le peuple, le tribun des premiers banquets ; c'est l'homme que Louis-Philippe a choisi pour faire tomber les armes des mains des démocrates. Aussi le peuple le voit-il arriver avec indifférence ; et quelques efforts que l'on pût faire pour lui ouvrir l'accès de la tribune, elle resta au député Marie, qui ne l'avait point quittée.

Ce dernier orateur, après avoir constaté l'urgence de prendre un parti, déclara que la régence de la duchesse d'Orléans ne pouvait être proclamée, puisqu'il existait une loi qui nommait le duc de Nemours régent, le cas échéant. Dans son opinion, un gouvernement provisoire pouvait seul être constitué, afin qu'il pût aviser, concurremment avec les Chambres, aux moyens de rétablir la tranquillité et empêcher le désordre, qui avait fait d'immenses progrès depuis le matin, de s'étendre davantage.

Tous ces mots de désordres, de Chambres, sonnèrent mal aux oreilles si chatouilleuses du peuple ; et s'il applaudit à l'idée d'un gouvernement provisoire, qui était dans la pensée de tout le monde, le reste du discours de M. Marie fut accueilli avec une froideur marquée par tous ceux qui se félicitaient de cet admirable désordre, dont les effets devaient être si salutaires pour la nation française.

Les étrangers écoutèrent beaucoup plus favorablement le député Crémieux.

La population ne peut pas accepter immédiatement la proclamation de Mme la duchesse d'Orléans et de M. le comte de Paris, dit-il. En 1830, nous nous sommes fort hâtés, et nous voici obligés, en 1848, de recommencer. Nous ne voulons pas, messieurs, nous hâter cette fois ; nous voulons procéder régulièrement, légalement, fortement.....

M. Crémieux, se sentant applaudi, continua ainsi :

Le gouvernement provisoire que vous nommerez ne sera pas seulement chargé de maintenir l'ordre, mais encore de nous apporter ici des institutions qui protègent toutes les parties de la population ; ce qui avait été promis au peuple, et ce qu'il n'a pu trouver dans les institutions de 1830.

Parlant ensuite de son profond respect pour la duchesse d'Orléans, et de l'honneur qu'il avait eu d'accompagner la famille royale jusqu'aux voitures qui l'emportaient, M. Crémieux excita quelques rumeurs, qui se changèrent en nouveaux et bruyants applaudissements lorsqu'il arriva à ses conclusions.

La proclamation qui vous est proposée, reprit-il, violerait la loi qui existe sur la régence. Nommons un gouvernement provisoire ; qu'il soit juste, ferme, vigoureux, ami de Son pays, auquel il puisse parler de tous les droits que nous saurons lui donner. Nous sommes arrivés aujourd'hui à ce que devait nous donner la révolution de Juillet. Nous n'avons pas voulu le changement de quelques hommes. Sachons profiter des événements, et ne laissons pas à nos fils le soin de renouveler cette révolution.

La création d'un gouvernement provisoire étant, aux yeux du peuple, le moyen de mettre un terme aux intrigues des dynastiques, il applaudit avec force l'opinion de M. Crémieux, quoique cet orateur n'eût pas dit un seul mot de la nature de ce gouvernement. Et M. Genoude, qui, après M. Crémieux, parla de la nécessité de consulter la France, avant de consacrer la régence ou de créer un gouvernement provisoire, excita des murmures, parce qu'on voulait aller au plus pressé. Je dis qu'il n'y a rien sans le consentement du peuple, s'écria le publiciste de la légitimité. Vous ne l'avez pas appelé en 1830 ; voyez ce qui vous arrive ; ce sera la même chose, et vous verrez des malheurs surgir de ce que vous ferez aujourd'hui.

M. Genoude oubliait que le gouvernement provisoire pouvait ne rien préjuger, et qu'il laissait la question de principes intacte.

Jusqu'ici les centres avaient gardé un silence qu'ils rompaient souvent pour improuver les propositions des orateurs de la gauche ; la séance n'avait pas cessé d'être tumultueuse. Mais lorsqu'ils virent monter à la tribune le chef du dernier cabinet de Louis-Philippe, le pressentiment de l'appui qu'il allait prêter à M. Dupin les porta à faire eux-mêmes la police de la salle. Ecoutez ! écoutez ! crièrent les dynastiques.

Après un exorde dans lequel M. Barrot parla de la nécessité de conserver le sang-froid, de se montrer prudent, et surtout de sauver le pays du fléau de la guerre civile, ce ministre posthume montra à la Chambre son devoir tout tracé par les événements, dit-il. Ce devoir, ajouta l'orateur, a heureusement cette simplicité qui saisit toute une nation, il s'adresse à ce qu'elle a de plus généreux et de plus intime, à son courage, à son honneur.

La couronne de Juillet repose sur la tête d'un enfant et d'une femme.

Les centres, électrisés par ces paroles, se lèvent et, pour la première fois peut-être, ils applaudissent vivement M. Odilon Barrot. En même temps, les députés des centres et quelques spectateurs des tribunes privilégiées font entendre des acclamations qui s'adressent à la duchesse d'Orléans et à son fils. La duchesse se lève, salue l'Assemblée, et invite son fils à l'imiter.

Je fais un appel solennel, s'écrie M. Barrot, qui croit le moment décisif...

— Vous ne savez ce que vous faites, interrompt brusquement le député La Rochejaquelein.

La princesse se lève comme pour parler ; mais malgré les encouragements qu'elle reçoit des centres, on la voit s'asseoir de nouveau au milieu de ses deux enfants. M. Barrot, que la vive apostrophe de M. La Rochejaquelein a interdit un moment, reprend ainsi son plaidoyer :

C'est au nom de la liberté politique de notre pays ; c'est au nom de la nécessité de l'ordre surtout, au nom de notre union et de notre accord dans des circonstances si difficiles, que je demande à tout mon pays de se rallier autour de ses représentants de la révolution de Juillet. Plus il y a de grandeur et de générosité à maintenir et à relever ainsi la pureté de l'innocence, et plus mon pays s'y dévouera avec courage. Quant à moi, je serai heureux de consacrer mon existence, tout ce que j'ai de facultés au monde, à faire triompher cette cause, qui est celle de la vraie liberté...

Ici, M. La Rochejaquelein ayant demandé la parole :

Est-ce que, par hasard, on prétendrait remettre en question ce que nous avons décidé parla révolution de Juillet ? lui crie M. Barrot de sa voix la plus retentissante.

Et il répète alors ce qu'il a déjà dit sur les difficultés des circonstances, sur la grandeur d'âme, la générosité, le bon sens de la nation française. Il pense qu'il suffit de cet appel pour que la population de Paris se lève et se range autour du drapeau qu'il lui présente, comme moyen d'assurer au pays toute la liberté à laquelle il a droit de prétendre. Il montre du doigt la guerre civile agitant ses brandons, si la Chambre ne remplit pas son devoir.

Celui qui a le courage de prendre la responsabilité d'une guerre civile, ajoute-t-il, celui-là est criminel envers son pays et envers la liberté de la France et du monde entier. Quant à moi, messieurs, je ne puis prendre cette responsabilité. La régence de Mme la duchesse d'Orléans, un ministère pris dans les opinions les plus éprouvées, vont donner plus de gages à la liberté ; et puisse un appel au pays, à l'opinion publique, dans toute sa liberté, se prononcer alors, et se prononcer sans s'égarer jusqu'à des prétentions rivales de la guerre civile.

Il était difficile de se montrer plus maladroit que le fut M. Barrot en défendant la cause de la régence improvisée.

Que dire de cet orateur faisant de fréquents appels aux souvenirs de 1830, lorsque l'ordre de choses consacré par la Chambre de cette époque n'avait point cessé d'être considéré comme le malheur et la honte de la France, la perte de ses libertés, de son rang, de sa prépondérance en Europe, la ruine de sa moralité et de ses finances à l'intérieur ! Et ce fantôme de guerre civile que M. Barrot montrait à des hommes qui venaient de mettre fin à cette guerre fratricide, en intimant au chef de. la dynastie de Juillet l'ordre de partir ! La guerre civile n'allait-elle pas recommencer, si le peuple n'obtenait pas la satisfaction et les garanties qu'il avait su conquérir par son courage ! Et comment espérer que la population parisienne, qui avait le droit d'être si défiante en pensant à 1830, se laisserait encore endormir par les hommes et les choses de Juillet ! Etre ainsi défendu, en pareil jour, disait plus tard un journal qui avait longtemps applaudi les harangues de M. Barrot, c'était le dernier des malheurs auxquels pût être condamnée la duchesse d'Orléans !

Et ce journal avait raison.

Voyez quels avantages le député Ledru-Rollin sut tirer de la faiblesse d'un orateur en qui il découvrait un adversaire sur les questions les moins contestables !

Et d'abord, c'est le député légitimiste La Rochejaquelein, qui, tout en déclarant ne pas avoir la folle pensée d'élever des prétentions contraires, ne craint pas de dire que M. Barrot n'a pas servi, comme il le voulait sans doute, les intérêts pour lesquels cet orateur s'était tant avancé.

M. La Rochejaquelein déclare à l'Assemblée qu'elle n'est plus rien.

Comment donc ! s'écrient les centres ; comment donc, nous ne sommes plus rien ! — Nous ne pouvons accepter cela ! reprend M. de Morny. — A l'ordre ! à l'ordre ! clament les satisfaits. — Monsieur, dit le président Sauzet, vous vous écartez de l'ordre ; je vous rappelle à l'ordre.

Quand je dis que vous n'êtes plus rien, poursuit La Rochejaquelein, en vérité je ne croyais pas soulever des orages. Ce n'est pas moi, député, qui vous dirai que la Chambre des députés n'existe plus comme Chambre ; je dis qu'elle n'existe plus comme (interruption)... Je dis, messieurs, qu'il faut convoquer la nation, et alors.....

 

La Rochejaquelein en était à ces déclarations, qui faisaient bondir de fureur sur leurs sièges les députés des centres, lorsqu'une foule d'hommes armés, gardes nationaux, étudiants, ouvriers, pénètre dans la salle des séances et arrive jusqu'à l'hémicycle. Plusieurs de ces citoyens sont porteurs de drapeaux. Un tumulte général se produit dans l'Assemblée. La plupart des membres siégeant aux bancs des centres refluent vers les banquettes supérieures. Les cris : Nous voulons la déchéance du roi ! la déchéance ! la déchéance ! sont poussés par ceux qui paraissent marcher à la tête, et répétés par la foule. Le président, fort embarrassé, semble vouloir lever la séance ; mais M. de Morny lui conseille seulement de la suspendre. M. Sauzet se couvre, et déclare qu'il n'y a point de séance en ce moment-là.

Au milieu du bruit et de la confusion qui règnent dans la salle, la duchesse d'Orléans et ses enfants, pressés par le duc de Nemours, quittent l'Assemblée par la même porte du milieu[3]. Ce n'est qu'au moment où le citoyen monté à la tribune propose de les conduire sur les boulevards, que l'on s'aperçoit de leur disparition.

Cet orateur, étranger à l'Assemblée, persiste à vouloir parler, quoiqu'on lui crie qu'il n'en a pas le droit. Il donne à la Chambre le conseil d'accompagner la duchesse d'Orléans sur les boulevards : il répond du salut de cette princesse, et il ne doute pas que le comte de Paris ne soit porté sur le pavois aux Chambres.

Assez ! assez ! lui crie le peuple ; vive la République !

Si vous hésitez, reprend l'orateur, vous êtes sûrs de voir proclamer la République.

Et les cris de Vive la République ! couvrent la voix de cet étranger, qui s'était fait l'auxiliaire officieux du parti dynastique.

Mais au même instant paraît à la tribune un citoyen en costume d'officier d'état-major de la garde nationale, que l'on reconnaît pour Dumoulin, ancien officier d'ordonnance de Napoléon. Il tient un drapeau tricolore à la main ; et, posant la hampe sur le marbre, il s'écrie :

Le peuple a reconquis son indépendance et sa liberté aujourd'hui comme en 1830. Le trône de Louis-Philippe vient d'être brisé et jeté par la fenêtre. Le peuple vous prescrit ainsi votre devoir.

— Plus de Bourbons ! dit la foule. A bas les traîtres ! ajoutent d'autres voix, en s'adressant aux députés du centre.

Et, au milieu de clameurs confuses, un grand nombre de ces députés sortent furtivement de la salle par la porte du fond.

Au nom du peuple que vous représentez, s'écrie Ledru-Rollin, en s'adressant aux citoyens qui ont envahi la Chambre, je vous demande un instant de silence.

— Silence ! silence ! c'est Ledru-Rollin.

Le silence s'étant rétabli comme par enchantement, ce député démocrate s'exprime en ces termes :

Au nom du peuple partout en armes et maître de Paris, quoi qu'on fasse... (oui ! oui !), je viens protester contre l'espèce de gouvernement qu'on est venu proposer à cette tribune (très-bien ! très-bien ! bravo ! dans la foule). Je ne fais pas, comme vous, une chose nouvelle ; car en 1842, lors de la discussion de la loi de régence, seul dans cette enceinte (et moi ! s'écrie La Rochejaquelein), j'ai déclaré qu'elle ne pouvait point être faite sans appel au pays. (C'est vrai ! c'est vrai !)

On vient tout à l'heure de vous parler de la glorieuse révolution de 1830. Prenons bien garde que les hommes qui en parlent ainsi n'en connaissent pas le véritable esprit, et ne veuillent pas surtout en respecter les principes.

Depuis deux jours, nous nous battons pour le droit. Eh bien ! si vous résistez, et si vous prétendez qu'un gouvernement par acclamation, un gouvernement éphémère qu'emporterait la tempête révolutionnaire ; si vous prétendez que ce gouvernement existe, nous nous battrons encore au nom de la constitution de 1791, qui plane sur le pays, qui plane sur notre histoire, et qui veut qu'il y ait un appel fait à la nation pour qu'une régence soit possible. Ainsi donc pas de régence possible.

— Nous n'en voulons pas ! s'écrie la foule.

— Pas de régence possible, répond Ledru-Rollin ; pas de régence ainsi qu'on vient d'essayer de l'implanter d'une façon véritablement singulière et usurpatrice.

Comment, tout à coup, sans nous laisser délibérer, vous-même, majorité d'hier, venez briser la loi que vous avez faite contre nos efforts en 1842 ! Vous ne le voudriez pas ! C'est un expédient qui n'a pas de racines dans le pays. Je proteste donc, au nom du peuple, contre votre nouvelle usurpation ; je proteste, au nom du droit, que dans les révolutions même il faut savoir respecter, car on n'est fort que par le droit...

— Bravo ! bravo ! s'écrient les spectateurs et même quelques députés. Vive Ledru-Rollin !

— Vous avez parlé d'ordre, d'effusion de sang, reprend l'orateur de la démocratie : ah ! l'effusion du sang nous touche, car nous l'avons vue d'aussi près que personne ! Eh bien ! nous vous déclarons encore ceci : L'effusion du sang ne peut cesser que quand les principes et le droit seront satisfaits ; et ceux-là qui viennent de se battre, se battront encore ce soir, si l'on méconnaissait leurs droits.

— Oui ! oui ! s'écrie la foule électrisée, nous ne quitterons pas nos fusils !

 

En ce moment, l'un des députés assis sur les bancs du centre se lève en face de la tribune, et s'écrie qu'il proteste contre les paroles proférées par l'orateur. Mais d'autres députés l'invitent à se taire ; et comme il continue de protester, ses collègues eux-mêmes l'entraînent hors de la salle.

On entend M. Berryer dire à Ledru : Pressez la conclusion !

Aujourd'hui, le pays est debout, et vous ne pouvez rien faire sans le consulter, conclut Ledru-Rollin, après avoir cité quelques exemples puisés dans notre propre histoire en 1815 et 1830. Je demande donc, pour me résumer, un gouvernement provisoire (oui ! oui !), non pas nommé par la Chambre (non ! non !), mais par le peuple ; un gouvernement provisoire, et un appel immédiat à une Convention, qui régularise les droits du peuple.

La proposition de Ledru-Rollin, acclamée par les spectateurs et par une partie des députés, ne parut pas complète aux yeux de quelques chefs populaires, et le cri de Vive la République ! retentissait dans la salle, au moment où M. de Lamartine prit la parole, au milieu des applaudissements de ce peuple qui saluait l'auteur de l'Histoire des Girondins[4].

M. de Lamartine commença par déclarer qu'il partageait l'émotion dont la Chambre avait été saisie en présence du spectacle attendrissant qu'elle avait eu sous les yeux ;

Mais, ajouta-t-il, si je partage le respect qui vous anime tous, je n'ai pas partagé moins vivement le respect pour ce peuple glorieux qui combat depuis trois jours pour redresser un gouvernement perfide et pour rétablir, sur une base large et désormais inébranlable, l'empire de l'ordre et l'empire de la liberté.

Je ne me fais pas l'illusion qu'on se faisait tout à l'heure à cette tribune ; je ne me figure pas qu'une acclamation spontanée, arrachée à une émotion et à un sentiment publics, puisse constituer un droit solide pour un gouvernement de trente-cinq millions d'hommes. Quel que soit le gouvernement qu'il plaise à la sagesse et aux intérêts du pays de se donner, dans la crise où nous sommes, il importe au peuple, à toutes les classes de la population, à ceux qui ont versé quelques gouttes de leur sang dans cette lutte, d'en cimenter un gouvernement populaire, solide, inébranlable enfin...

Comment trouver, dans la tempête qui nous emporte tous, cette base inébranlable ? En descendant dans le fond même du pays ; en allant extraire, pour ainsi dire, ce grand mystère du droit national, d'où sort tout ordre, toute vérité, toute liberté.

 

Ici un tonnerre d'applaudissements, de bravos, de vive Lamartine ! ayant interrompu l'orateur, il reprit bientôt en ces termes :

C'est pour cela que, loin d'avoir recours à ces subterfuges, à ces surprises, à ces émotions dont un pays, vous le voyez, se repent tôt ou tard, lorsque ces fictions viennent à s'évanouir (oui ! oui !), en ne laissant rien de solide, de permanent, de véritablement populaire et d'inébranlable sous les pas du pays ; c'est pour cela que je viens appuyer de toutes mes forces la double demande que j'aurais faite le premier à cette tribune, si on m'y avait laissé monter au commencement delà séance, la demande d'un gouvernement de nécessité, d'ordre public, de circonstance, d'un gouvernement qui étanche le sang qui coule, d'un gouvernement qui arrête la guerre civile...

(L'un des hommes armés placés dans l'hémicycle, et qui avait paru écouter l'orateur avec une attention soutenue, remet ici le sabre dans son fourreau, en s'écriant : bravo ! bravo !)

— Plus de royauté ! ajoutent d'autres interrupteurs.

— Un gouvernement, reprend M. de Lamartine, qui en ne nous empêchant pas de nous reconnaître pour un seul peuple, ne nous empêche ni de nous aimer, ni de nous embrasser tous comme des frères.

— Très-bien ! très-bien, s'écrie ce peuple si disposé à aimer et à embrasser même ceux qu'il vient de combattre !

Je demande, conclut l'orateur applaudi, que l'on constitue un gouvernement provisoire, un gouvernement qui ne préjuge rien, ni de nos droits, ni de nos ressentiments, ni de nos sympathies, ni de nos colères, sur le gouvernement définitif qu'il plaira au pays de se donner, quand il aura été consulté.

— C'est cela ! c'est cela ! s'écrie une partie des assistants.

— Et la République ! ajoutent quelques voix.

— La République arrivera à son tour !

 

Plusieurs personnes présentent alors des listes à l'orateur, resté à la tribune, et le pressent de mettre aux voix l'élection des membres qui doivent composer ce gouvernement provisoire. M. de Lamartine réclame un moment de silence pour indiquer les attributions que le peuple entend donner à ses mandataires immédiats. On entend cette phrase :

Il convoquera le pays tout entier, afin de le consulter ; de consulter la grande nation tout entière, le pays tout entier, tout ce qui porte dans son titre d'homme, les droits du citoyen.

Les applaudissements prolongés qu'excite cette demande du suffrage universel empêchent l'orateur démocrate d'achever son programme.

Il allait descendre de la tribune, lorsque des coups violents, qui se font entendre à la porte de l'une des galeries publiques, viennent plonger la salle entière dans la plus vive anxiété. Les portes cèdent sous les coups de crosses de fusil ; des hommes du peuple, mêlés avec des gardes nationaux, tous en armes, y pénètrent, en criant : A bas la Chambre ! Plus de députés vendus !

Au milieu de ces cris, on remarque un homme qui abaisse son fusil dans la direction du bureau.

Ne tirez pas ! ne tirez pas ! s'écrient avec force tous les combattants placés dans les couloirs ; c'est Lamartine qui parle. L'homme qui veut frapper les députés de Louis-Philippe relève son arme, en criant : Vive la République !

M. Sauzet, resté au fauteuil jusqu'à ce moment-là, réclame le silence, en agitant violemment sa sonnette. Mais le bruit et le tumulte causés par l'arrivée de tant de citoyens, qui tous veulent trouver de la place, troublent encore longtemps cette séance, si remplie d'incidents dramatiques.

Puisque je ne puis obtenir le silence, dit alors M. Sauzet, que la gloire attribuée à Boissy d'Anglas touche très-peu, je déclare la séance levée. M. Sauzet quitte le bureau et la salle furtivement, et entraîne, dans sa très-prudente retraite, bien des membres des centres, heureux de ne pas rester plus longtemps en face de leurs ennemis.

Ainsi tomba, à son tour, deux heures après la fuite de Louis-Philippe, une Chambre des députés élue par des privilégiés, composée elle-même de privilégiés, et si entièrement pervertie, si éhontément corrompue, qu'on lui avait vu tresser des couronnes pour le ministère le plus corrupteur et le plus hostile à la cause de la liberté, à la cause de la sainte humanité et de la justice, que cette Chambre foulait journellement aux pieds.

 

 

 



[1] Ni les journaux, ni les divers écrits sur la révolution de Février que j'ai pu consulter, ne font aucune mention du général Bugeaud ; et, à partir de sa proclamation, on ne sait plus ce qu'il devint. On assure qu'il disparut de la scène.

[2] La fuite de Louis-Philippe fut si précipitée, qu'il laissa les princesses au milieu de la foule : ce ne fut que lorsque la cavalerie eut défilé que ces dames se réfugièrent, à leur tour, dans une autre petite voiture, appartenant à un député, qui stationnait contre le mur du jardin. Une de leurs dames d'honneur n'ayant pu se placer dans l'intérieur, monta derrière, comme les laquais.

[3] Des témoins oculaires ont raconté qu'en voulant fuir, la duchesse, ses enfants et les personnes qui l'accompagnaient, coururent quelque danger d'être écrasés par la foule qui encombrait les salles d'attente, par où ils furent obligés de passer. La duchesse, séparée un moment de ses fils, jetait de grands cris. Mais elle se rassura quand on lui montra ses enfants, sains et saufs, dans le jardin de la présidence, où un républicain les avait placés, en les descendant par une fenêtre. Un instant après, la mère et les enfants réunis étaient conduits à l'hôtel des Invalides ; ils y passèrent la nuit, en attendant d'aller rejoindre Louis-Philippe à Eu.

Quant au duc de Nemours, le seul qui eût pu courir des dangers personnels, s'il eût été reconnu, il se hâta de passer dans les appartements de l'Ouest. Là, il quitta son uniforme de lieutenant-général pour se cacher sous une redingote bourgeoise qu'on lui prêta.

[4] M. de Lamartine, par son Histoire des Girondins, ou plutôt par son Histoire de la Révolution de 1792, avait rendu d'immenses services à la cause de cette révolution, si méconnue et si calomniée encore aujourd'hui. Un démocrate, un républicain de vieille roche qui eut fait ce même livre, en déchirant complètement le voile, n'eût été lu que par un public très-restreint. M. de Lamartine a placé son ouvrage entre les mains de tout le monde, et même dans celles des classes les plus systématiquement hostiles à celte grande révolution. Il a dû opérer bien des conversions.