Journée du 22 lévrier. — Protestation des journalistes démocrates contre la conduite de l'opposition dynastique. — La population se rassemble à la Madeleine. — Grand déploiement de forces militaires. — Rôle assigné aux gardes municipaux et aux agents de la police. — Indignation du peuple en apprenant que la manifestation n'a pas lieu. — Sac de l'hôtel de M. Guizot. — Mesures prises à l'entour de la Chambre des députes. — Charges de cavalerie sur la place de la Concorde. — Collision aux Champs-Elysées. — M. Bugeaud et M. Guizot. — Altitude du pouvoir. — Séance de la Chambre. — Progrès du soulèvement. — Nouvelles charges de cavalerie. — Barricades élevées au centre de Paris. — Appel fait à la garde nationale. — Le peuple s'arme. — Physionomie de la ville de Taris le 22 février au soir. — Revue des troupes par le roi. — Arrivée de nouveaux régiments dans la nuit.Voici la journée du 22 février : elle apparaît pour mettre en relief les nobles sentiments et l'héroïsme de la population parisienne ; non pas de cette partie de la population timide jusqu'à la couardise ; non pas de cette bourgeoisie qui sait s'habituer au joug, sous la dénomination de l'ordre, pourvu qu'elle puisse satisfaire ses intérêts particuliers ; mais de l'élite du grand peuple, de ces démocrates ayant conservé le feu sacré de la liberté, la foi et les immortelles traditions de nos pères. Tandis que les journaux représentant l'opinion dite modérée louaient la prudente retraite de l'opposition dynastique, les hommes de cœur protestaient, par tous les moyens possibles, contre cette honteuse abdication. Quelles que fussent nos défiances, nous n'aurions jamais osé croire ce qui arrive, s'écriait le rédacteur de la Réforme. Quoi ! l'opposition dynastique
recule ! Elle recule, après avoir proclamé le droit, après avoir pris l'engagement
formel de le défendre, après avoir publié le programme de ses résolutions,
après avoir provoqué le peuple, tout le peuple, à s'associer à une
manifestation qui devait être aussi glorieuse qu'efficace ! Soit ! On saura au moins désormais que c'est dans le parti démocratique que bat le cœur de la France. Et après avoir recommandé au peuple de ne pas fournir au pouvoir l'occasion qu'il cherchait d'un succès sanglant, le même journal annonçait que lorsqu'il plairait au parti démocratique de prendre l'initiative, on saurait s'il reculerait après s'être si avancé. C'était tout ce que la presse patriote pouvait dire ce jour-là. Mais le peuple ne craignit ni les amendes, ni la prison, ni les confiscations ruineuses ; il se montra décidé à saisir l'occasion qui se présentait d'en finir avec le ministère Guizot et la pensée immuable. Aussi s'empressa-t-il, malgré les proclamations de la police et du gouvernement lui-même[1], de se porter en masse au lieu du rendez-vous assigné par le programme de la veille, seule pièce officielle qu'il connût. Le peuple de Paris, celui des banlieues surtout, ignorait généralement la honteuse retraite de l'opposition parlementaire, ou n'avait pas voulu y croire : il voulait juger par lui-même de la lâcheté des hommes. qui s'étaient posés comme les chefs de la manifestation. Malgré un temps froid et annonçant la pluie, une immense partie dé là population virile s'était mise en foute, dés lé matin, pour se rendre à la Madeleine : les boulevards, les quais, les rues qui y conduisent se couvrirent de longues files de citoyens entremêlés de gardes nationaux en uniforme. Cette population virile parut s'inquiéter fort peu du formidable déploiement de forces militaires qu'elle aperçut sur tous les points stratégiques de la grande ville. En effet, dès neuf heures du matin, tout. Paris était occupé d'après le plan dont nous avons parlé : partout des bataillons, des régiments stationnaient en attendant d'agir. Des canons et des caissons, arrivés la nuit, avaient complété les moyens du pouvoir. On pouvait, sans exagérer, porter le nombre des troupes régulières employées ce jour-là à 50.000 hommes effectifs de toutes armes, munis d'une redoutable artillerie. Le gouvernement n'avait rien oublié pour le cas d'un conflit ; car beaucoup de fantassins portaient sur leurs sacs des pioches destinées à la destruction des barricades, s'il s'en élevait. On remarqua aussi que les gardes municipaux à pied et à cheval formaient partout l'avant-garde militante ; sans doute parce que cette troupe de police, journellement en lutte avec le peuple, devait être mieux disposée que les corps de la ligne à ne pas ménager les citoyens. Enfin, on s'aperçut que les sergents de ville en uniforme avaient disparu ; ce qui fit croire qu'on les destinait à remplir à la fois le rôle de provocateurs et celui d'assommeurs ou de sbires. Les Ecoles de droit et de médecine, appelées, comme toujours, à jouer un grand rôle dans les soulèvements du peuple, partirent, en bon ordre, du Panthéon, pour aller se joindre à la manifestation, que l'on croyait encore possible, s'il fallait en juger par le mouvement général de la population. Ce cortège de 2.500 à 3.000 jeunes gens d'élite rencontra sur les quais une forte colonne d'ouvriers venant des faubourgs Saint-Marceau et Saint-Jacques : les rangs furent confondus, et cette masse imposante de peuple se dirigea vers la Madeleine, aux cris de Vive la réforme, à bas Guizot ! Il serait difficile de déterminer le nombre des citoyens qui se trouvaient déjà rassemblés en ce lieu du rendez-vous : il suffira de dire que la place et les alentours de l'église, le boulevard des Capucines, les larges rues Royale et Tronchet, et celle des Mathurins, où demeurait M. Odilon Barrot, étaient littéralement couvertes d'une foule compacte du milieu de laquelle s'élevait l'immense cri de Vive la réforme, accompagné du chant de la Marseillaise. Grand fut le désappointement des masses venues de tous les points de la ville et de la banlieue, quand elles surent que les préparatifs du banquet avaient été détruits par la police, et que les députés ne se trouvaient pas même au café Durand, où ils devaient se réunir. L'indignation publique les confondit, en ce moment-là, avec les ennemis de la réforme ; et l'on se porta jusqu'au domicile du chef de l'opposition dynastique, dans l'intention de lui demander compte de sa conduite[2]. La journée ne pouvait se passer ainsi pour cette partie de la population habituée à se faire un jeu des dangers auxquels elle s'expose volontairement. Un grand nombre de ces hommes, de ces adolescents dont l'intrépidité est devenue proverbiale, se dirigent vers la Chambre des députés, dans l'espoir qu'il va s'y passer de grandes scènes. D'autres aussi nombreux se portent sur l'hôtel du ministre des affaires étrangères, aux cris A bas Guizot ! Bientôt la foule, exaspérée contre l'auteur des lois de septembre, brise les vitres des fenêtres et se dispose même à enfoncer la porte ; mais une compagnie de gardes municipaux parvient à balayer le boulevard et à refouler des agresseurs qui n'ont que des pierres pour toute arme. Chassées du boulevard, ces bandes nombreuses, qui ne cessent de crier Vive la réforme ! et d'entonner le chant des Marseillais, se trouvent forcées de revenir sur la place de la Concorde, qui, vers midi, offre l'aspect d'une mer agitée[3]. Cette foule compacte menace de se porter sur la Chambre. En ce moment-là, le palais des députés était complètement entouré de troupes. De forts détachements d'infanterie barraient les rues de Lille, de l'Université et de Bourgogne ; un bataillon bivouaquait sur la place, communiquant par ses patrouilles avec les Invalides, où se trouvaient des canons de campagne attelés. Du côté du pont de la Concorde, un régiment de chasseurs et un de dragons, déployés devant la façade et sur les quais, ferment l'entrée principale de la Chambre, et sont prêts à balayer le pont avec l'artillerie qu'on y a braquée. Au delà du pont sont encore deux escadrons en bataille, défendant les abords du pont, et enfin, aux différents angles de la place se trouvent, en première ligne, de forts détachements de garde municipale à pied et à cheval. Ces troupes sont encore sur la défensive. Mais des hommes du peuple ayant voulu traverser le pont, les escadrons s'ébranlent, et font une charge à fond sur la foule, qui fuit du côté des Champs-Elysées, en élevant contre la cavalerie des clameurs de malédiction. On vit alors ces mêmes hommes qui injuriaient les cavaliers et les gardes municipaux, courir au-devant des autres troupes, en criant Vive la ligne ! et fraterniser, au moins passivement, avec l'infanterie. Le conflit commençait donc entre le peuple et la force armée ; on comptait déjà des blessés, et le peuple ne se montrait pas disposé à céder. Quelques réverbères furent brisés aux Champs-Élysées, et l'on vit même s'élever, au milieu de la grande allée, deux énormes, mais peu redoutables barricades, construites avec des chaises. En même temps, les gardes municipaux du carré de Marigny étaient assaillis à coups de pierre. Le peuple se vengeait ainsi de la brutalité avec laquelle ces gardes municipaux l'avaient accueilli partout où il s'était rassemblé. L'irritation et les symptômes d'un soulèvement étaient tels vers l'heure où s'ouvrit la séance, que l'on entendit le général Bugeaud, après avoir examiné les choses, s'écrier en se frottant les mains : Nous aurons une journée ! Quant à M. Guizot, on pouvait lire sur sa figure cette assurance qui ne le quittait jamais. Les régiments et les canons étaient à leur poste, prêts à être renforcés par d'autres régiments et d'autres canons. M. Guizot dut rire lorsque M. Barrot et ses amis rappelèrent à la Chambre que la veille ils l'avaient saisie d'une proposition contre le ministère. Tout ne paraissait-il pas se passer comme le pouvoir pouvait le désirer ? Le peuple, excité par les mauvais traitements qu'il essuyait de la part des municipaux, n'avait-il pas élevé impunément des barricades avec des chaises ? Le gouvernement ne pensait-il pas amener l'opposition où il voulait la voir, afin d'en finir d'un seul coup avec cette agitation réformiste, qui causait tant d'insomnies aux satisfaits du règne ? Le peuple ne s'était-il pas assez compromis dans la lutte commencée pour fournir au gouvernement un prétexte plausible d'étouffer l'émeute dans le sang des républicains ? Ajoutons que la séance fut loin d'être vive et passionnée, comme on s'y attendait en présence des événements du dehors : on y discuta gravement la loi relative à la banque de Bordeaux, et ce fut à peine si les satisfaits s'émurent quelquefois en apprenant ce qui se passait dans Paris : ils semblaient ne prêter une oreille attentive qu'aux fanfares dont les musiques des régiments amusaient les troupes, en attendant dé tirer le sabre contre le peuple. Du point de vue où s'étaient, placés les ministres et les états-majors, ils ne voyaient rien qui pût les inquiéter, car les masses populaires agglomérées dans- les Champs-Elysées bornaient leurs exploits à casser quelques lanternes et. à briser quelques grilles pour s'en faire des armes. Mais, à la tombée de la nuit, ce que les ministres ne considéraient que comme une émeute de perturbateurs, s'annonça sous d'autres aspects. On apprit à la fois que des collisions graves s'étaient engagées entre le peuple et les municipaux postés au Panthéon ; que des barricades commençaient à s'élever dans les rues populeuses du centre ; que plusieurs boutiques d'armuriers et de chapeliers venaient d'être enfoncées pour y prendre les armes qu'elles contenaient[4] ; que l'un des postes de la garde municipale avait été incendié ; que des hommes du peuple entraient dans les maisons pour s'y emparer des fusils des gardes nationaux ; que toutes les grilles extérieures des monuments publics étaient enlevées, mises en pièces et métamorphosées en piques, et que déjà des luttes sanglantes, provoquées par la brutalité des municipaux et par les arrestations arbitraires qu'ils opéraient, avaient lieu sur plusieurs points. On apprit encore que la foule était si compacte sur les grandes voies de communication, que les patrouilles et même les détachements de cavalerie ne pouvaient plus circuler, et enfin que partout on entendait les cris de Vive la réforme ! et les chants nationaux de notre première Révolution, confondus avec le cri de guerre : Aux armes ! Les ministres pouvaient juger, par leurs propres yeux, les effets des charges sans sommations et des coups de baïonnette donnés aveuglément par les gardes municipaux : sur la place de la Concorde même, ces municipaux étaient poursuivis à coups de pierres[5], et une première barricade s'élevait, dans ce quartier, avec les débris d'une maison en construction au milieu de la rue Saint-Florentin. En présence de ces symptômes de révolte ouverte, des ordres sont donnés aux escadrons de cavalerie de balayer les rues qui avoisinent la place de la Concorde ; des charges sont exécutées à fond et au grand trot jusqu'aux environs du Palais-Royal. Alors les boutiques se ferment partout avec fracas ; les rues que viennent : de parcourir les dragons et les municipaux restent désertes. Mais le peuple n'a pas quitté la partie : il s'est concentré dans le centre de la ville, aux portes Saint-Denis et Saint-Martin, à la place de la Bastille, où il invoque les mânes des citoyens morts pour la liberté, les prenant à témoin des brutales provocations de la part des hommes de la police[6] ; il se réunit à la place Maubert, au Panthéon, à l'Odéon, etc. ; il se montre partout résolu à accepter la lutte : l'autorité n'a plus assez de bras pour contenir tant d'adversaires, qui affrontent les baïonnettes aux cris de Vive là réforme ! à bas Guizot ! Les municipaux à pied et à cheval paraissent déjà accablés par une journée si fatigante, dont ils ont presque seuls supporté tout le poids ; car l'infanterie de ligne s'est bornée à conserver paisiblement ses positions, que le peuple ne lui a pas disputées. Jusque-là le pouvoir n'avait pas cru nécessaire de faire appel au dévouement de la garde nationale : il savait, à n'en pas douter, que la partie éclairée de cette garde civique, que bien des chefs même, partageaient l'opinion des réformistes. Il avait donc dû se borner à une convocation individuelle des hommes ayant toujours donné des garanties à l'ordre de choses existant et à la dynastie. A la tète de ceux-ci se trouvaient nécessairement les employés des ministères et administrations publiques, qui, réunis dans leurs bureaux à dix heures du matin, y avaient reçu l'ordre d'aller endosser l'uniforme et d'être prêts à prendre les armes au premier rappel. De longs conseils ayant été tenus dans la journée à l'état-major général, et la plupart des chefs de la garde citoyenne s'étant trouvés d'avis qu'il fallait recourir à son intervention, on y avait décidé que le rappel serait battu. En effet, vers les cinq heures du soir, les tambours essayèrent de parcourir les rues de leurs arrondissements respectifs ; mais partout ils éprouvèrent des obstacles : ici on les pourchassait par des huées ; là on voulait crever leurs caisses. On fut dans la nécessité de les faire escorter par des détachements des premiers gardes réunis. Sous cette protection, ils purent exécuter l'ordre de l'état-major. Mais la population intimidant par tous les moyens les quelques gardes nationaux empressés de répondre à l'appel, ceux-ci furent eux-mêmes obligés de se former par pelotons pour se rendre au lieu du rendez-vous de chaque bataillon ; et lorsqu'ils traversaient les masses de curieux, ils étaient accueillis aux cris de Vive la réforme ! Point de baïonnettes ! Le résultat du rappel de ce soir-là ne fut pas de bon augure pour les services qu'on attendait de la garde nationale : un très-petit nombre s'était rendu aux mairies[7] ; tous avaient été hués par la populace, et quelques-uns même désarmés par le peuple et forcés de rentrer chez eux. Les faibles détachements que le général Jacqueminot put avoir sous sa main furent rassemblés d'abord dans la cour des Tuileries. Pendant que le gouvernement réunissait, à grand peine quelques faibles compagnies de la garde nationale, le peuple ne restait pas oisif. Des barricades s'élevaient partout, et presque sans empêchement de la part des troupes de ligne ; les citoyens s'armaient, soit avec leurs propres fusils, soit avec ceux qu'ils se faisaient remettre par les bourgeois et les marchands : cette remise opérée, on écrivait, à la craie, sur la porte : Les armes ont été données. On venait de voir une forte colonne d'hommes du peuple parcourir, aux flambeaux, la rue Saint-Louis au Marais, tambours en tête, drapeaux déployés, faisant retentir l'air des cris de Vive la liberté ! A bas Guizot ! Aux armes ! et exigeant les fusils des boutiquiers. Les rues Saint-Denis et Saint-Martin regorgeaient d'une population agitée, au milieu de laquelle se faisaient entendre les mêmes cris, Les quartiers populeux du centre, de l'est et du sud de Paris présentaient dans la soirée un aspect effrayant pour le pouvoir. Les théâtres fermés d'eux-mêmes[8] et les réverbères brisés, achevaient de donner aux scènes des rues une teinte sinistre, Du côté de l'ouest, la ville était déserte ; mais il régnait un grand mouvement tout autour des Toileries : les passages du Carrousel avaient été interdits, et la place occupée militairement. Outre les gardes nationaux, on venait de réunir dans la cour du château huit à dix mille hommes de troupes régulières. Vers les huit heures, le roi et ses fils en passèrent la revue, à pied et aux flambeaux. Quoique les chefs, les aides de camp, les officiers d'ordonnance, eussent redoublé d'efforts pour obtenir des acclamations pour Louis-Philippe, les troupes s'étaient montrées froides, et la famille royale parut vivement préoccupée des rapports qu'on lui communiquait à chaque instant. En effet, l'insurrection gagnait du terrain et se propageait partout : au faubourg du Roule, des hommes du peuple s'étaient emparés du poste de l'Octroi ; mais, n'ayant ni armes ni munitions, les agresseurs avaient ensuite été contraints de se retirer devant des forces supérieures. On parlait de plusieurs blessés. Une semblable collision avait lieu presque en même temps à la barrière Monceaux. La troupe venait aussi de prendre la barricade de la rue Bourg-L'Abbé, les citoyens qui la défendaient ayant promptement épuisé leurs munitions. En remontant dans ses appartements, le roi y trouva ses ministres. Il fut question de réunir, sans retard, la Chambre des pairs, pour lui déférer le jugement des deux cents prisonniers que les agents de la police avaient jetés dans les prisons. Quoique les télégraphes n'eussent pas pu fonctionner dans le cours de la journée, à cause de l'étal de l'atmosphère, de nouvelles troupes entrèrent à Paris à une heure avancée. Un régiment de cavalerie arrivait de Melun ; des régiments d'infanterie descendaient du chemin de fer. Mais ces soldats, trouvant les réverbères éteints, firent une entrée silencieuse et morne au milieu de l'obscurité la plus complète. A l'heure où ils arrivaient, le tumulte, les cris, le bruit des pavés qu'on entassait avait cessé. Quelques hommes du peuple veillaient seuls, pour tous, autour des feux blafards allumés derrière les principales barricades ébauchées ; tandis que d'autres, enfermés dans des ateliers, passaient la nuit à faire des cartouches et à fondre des balles. Le reste de la population active de la capitale, après s'être montrée tout entière jusqu'à minuit sur les lieux occupés par la troupe[9], avait été puiser, dans quelques heures de repos, les forces que le peuple allait être obligé de déployer le lendemain ; car la lutte ne faisait que de commencer, et Juillet avait eu ses trois journées. Le roi et son ministre Guizot dormaient peut-être aussi ; mais sous la protection de cent bouches à feu étalées dans Paris, sous la protection des troupes bivouaquant autour de la demeure royale et des hôtels des ministres, de ces troupes composées d'enfants du peuple enlevés à leurs familles, à leurs paisibles occupations, pour devenir les aveugles instruments dû despotisme ; de ces soldats, forcés, par leur triste métier, de passer là nuit sur la paille ou sur la terre froide et humide, après avoir usé leurs forces à détruire successivement toutes les barricades délaissées en ce moment-là, mais que le peuple devait relever à son réveil ; de ces malheureux soldats enfin qui, malgré leurs fatigues, devaient être prêts, le lendemain matin, à fusiller, à mitrailler de sang-froid des citoyens, des frères dévoués, eux, à la cause sainte de l'affranchissement des peuples. |
[1] Rien n'avait été négligé par ce gouvernement pour ôter à la manifestation le caractère grandiose et populaire qu'on avait voulu lui imprimer. Bans le but d'empêcher les classes laborieuses d'y paraître, la plupart des chefs des grands ateliers avaient menacé les ouvriers de les renvoyer, s'ils s'absentaient ce jour-là. Une pétition avait même été présentée au commerce pour demander la suppression du Banquet.
[2] Un journal de l'époque a été jusqu'à assurer que M. Barrot avait réclamé l'assistance d'un détachement de troupes pour garantir sa maison des attaques dont il craignait d'être l'objet, à raison de la tiédeur qu'il avait montrée dans les derniers moments.
[3] Plusieurs jeunes gens, cherchant à se soustraire à la pression de la foulé, étaient montés sur le bassin des fontaines, lorsque tout à coup les jets d'eau lancèrent sur eux leurs trombes rafraîchissantes. On crut voir recommencer la tactique de la fameuse campagne des pompes du général Lobau, et l'hilarité du peuple fit taire un moment sa colère.
[4] Ne pouvant ouvrir la boutique de l'armurier Lepage, rue Richelieu, en face du Théâtre-Français, les citoyens qui voulaient se procurer des armes employèrent un singulier moyen pour en enfoncer la porte : ils arrêtèrent une voilure, dételèrent les chevaux, et, poussant violemment le véhicule contre la devanture, ils se servirent de la flèche comme d'un bélier. Les coups redoublés de ce timon eurent bientôt brisé la porte du magasin. Mais les fusils qu'on y trouva n'étaient point en état de servir ; la police ayant pris depuis longtemps la précaution de faire retirer quelques-unes des pièces indispensables à la batterie.
[5] Un de ces jeunes hommes du peuple qui s'acharnaient contre les municipaux postés à l'angle de la place de la Concorde, en face de la rue Saint-Florentin, venait de recevoir un coup de crosse sur la tète, qui lui avait fait perdre son chapeau : Je te connais, dit-il au militaire ; tu es un vieux gendarme de Charles X. Rappelle-loi 1830 ! Demain j'aurai ma revanche !
[6] Arrivés autour de la colonne, dit une relation de ce fait, des mouchards, armés de gros bâtons, tombent sur ceux qui crient Vive la réforme ou qui chantent la Marseillaise, les frappent violemment et traînent au grand corps-de-garde tous ceux qui se laissent prendre.
[7] Le directeur des Gobelins, colonel de la 12e légion, M. Ladvocat, dévoué à |a dynastie de Louis-Philippe, ne put réunir, a-t-on assuré, que trente-cinq à quarante hommes, dont la contenance, au milieu du peuple de cet arrondissement, fut des plus piteuses.
[8] Les règlements de police exigent la présence d'un certain nombre de pompiers aux représentations théâtrales, et tous les soldats de ce corps si utile étant retenus ailleurs, on annonça qu'il y aurait partout relâche forcé. Il manquait, ce soir-là, autre chose dans les salles de spectacle que les pompiers ; il manquait un public !
[9] Entre dix et onze heures du soir, un escadron de la ligne fit une charge sur le boulevard Bonne-Nouvelle, où la foule était si compacte, qu'il aurait été impossible de circuler. Dans la panique qui s'empara des curieux, plusieurs personnes furent renversées du haut du trottoir qui surplombe le boulevard, à l'extrémité de la rue de la Lune ; on les releva mutilées. Un peu plus tard, un bataillon d'infanterie occupa ce boulevard, avec deux pièces de canon.