La solitude fleurira comme le lis ; la gloire du Liban lui a été donnée, et la beauté du Carmel et de Saron ; eux-mêmes ils verront la gloire du Seigneur et la magnificence de notre Dieu (Isaïe, 35). Ces paroles du prophète avaient reçu un nouvel accomplissement par la révolution sainte opérée à la Trappe depuis trente ans. Quelle glorieuse différence entre le temps des commendataires, et le règne de l'abbé régulier, entre les mercenaires et le pasteur légitime ! Depuis que le père était revenu pour prendre soin de ses enfants, la famille prospérait. Qui eût reconnu cet ancien séjour du tumulte et de l'abomination, dans l'asile du calme et de la piété, et la demeure des serpents dans la verdure renaissante du jonc et du roseau ? Le voyageur, parvenu au sommet des collines qui entourent le monastère, cherchait inutilement, pour y entrer, le grand chemin qui longeait autrefois le mur d'enclos, et par lequel tant d'hommes souillés avaient passé. Cette route, qui conduisait de Paris à Mortagne, avait été reportée à deux mille pas de l'abbaye, par arrêt du grand-conseil, sur la demande du révérend Père. Rien ne venait plus troubler la paix de ce désert. Le silence y régnait partout, et si l'on entendait quelque bruit, c'était l'agitation des arbres sous le vent, le murmure des ruisseaux sur les cailloux, ou le son de la cloche annonçant l'heure de la prière, ou le chant des psaumes et des cantiques : et extra psalmos silentium est[1]. Dès la première porte du monastère, l'étranger pouvait déjà comprendre par un seul regard qu'il marchait sur une terre sainte. Les murs eux-mêmes prenaient une voix pour raconter les œuvres de la réforme. Sur cette porte s'élevait une statue de saint Bernard, tenant une église de la main gauche, et une bêche de la droite, emblème de la prière et du travail qui doivent se partager la vie du moine Bénédictin. La première cour franchie, on entrait dans la cour des religieux, fermée de murailles et plantée d'arbres fruitiers. On n'y retrouvait plus, sur la droite, l'ancien colombier, bâti à l'époque de la décadence. Ce monument de luxe et de bonne chère avait été détruit en 1672, comme inconvenant dans une maison de pénitence, comme inutile à des pauvres, qui, même dans les maladies, ne faisaient point usage de volaille ou de gibier. Mais à gauche s'étendaient les écuries, les étables, les greniers, les celliers, les bergeries, et à l'extrémité de ces bâtiments un moulin mis en mouvement par un ruisseau qui forme une des branches de l'Iton. Les traces de la mollesse avaient été effacées, les insignes du travail agricole avaient été relevées avec honneur : in Christi villula tota rusticitas. Au bout de la seconde cour, le monastère proprement dit, l'habitation et les lieux d'exercice des religieux, parlaient bien plus haut encore. Le vestibule, autrefois si sale et si horrible, entièrement renouvelé, remplissait les hôtes de joie et d'édification ; ce n'était plus le guichet d'une prison, mais la porte du paradis, comme disait un curieux dont la relation nous a fourni une partie de ces détails. Les inscriptions suivantes se lisaient en face de l'entrée et sur les deux côtés : Sedebit solitarius et tacebit. In nidulo mea mariar et sicut palma multiplicabo dies meos — Le solitaire s'asseoira et se taira ; je mourrai dans ma chère retraite, et je multiplierai mes jours comme le palmier. Elegi abjectus esse in domo Dei mei magis quam habitare in tabernaculis peccatarum — J'ai mieux aimé une vie humiliée dans la maison de mon Dieu, que la société des pécheurs dans leurs tentes. Melior est dies una in atriis tuis super millia — Un seul jour dans vos sanctuaires vaut mieux que des milliers de jours. La première faisait entendre que le calme et le silence commençaient le bonheur du solitaire, et que la stabilité multipliait les jours heureux comme le palmier, qui n'est point transplanté, multiplie ses branches et ses fruits. Les deux autres exprimaient les joies de l'humilité volontaire, et la récompense du sacrifice. L'église, autrefois caverne obscure et noire, avait été changée, contre toute espérance, en un lieu d'une clarté et d'une netteté surprenantes. Les travaux de réparation, commencés avec la réforme, furent repris plusieurs fois, en 1681, en 1688, et s'étendirent à tout l'édifice, depuis les fondations jusqu'à la hauteur du clocher. Ce siècle païen qui, dans son admiration du génie grec, flétrissait du nom de gothique les monuments de l'art chrétien au moyen âge, ne trouvait rien de beau dans l'architecture de cette église ; mais on reconnaissait au moins, dans la noble simplicité des ornements, dans l'heureuse distribution de la lumière, quelque chose d'auguste et de divin. Le sanctuaire était parqueté et entouré de quatre colonnes sommées de quatre vases de pierre ; les deux premiers, pleins de fleurs, signifiaient la lionne odeur que doit répandre la piété ; les deux autres, plus rapprochés de l'autel, jetaient des flammes pour dire que les cœurs des moines doivent brûler du feu de la charité. L'autel principal n'avait aucune de ces décorations riches que saint Bernard interdit aux églises monastiques ; point de chandeliers d'argent, point de soie dans les parements ; un petit crucifix d'ébène apparaissait au milieu, et à chaque extrémité du contre- autel une plaque de bois, d'où sortait une branche supportant un cierge : aux jours de fête seulement chaque branche était doublée. Mais à la place de l'ancien tabernacle et des images indécentes qui l'accompagnaient, la piété du révérend Père avait substitué une statue de la sainte Vierge, si belle et d'une si bonne main, qu'on la trouvait digne de l'antiquité. Il avait cru, dit Lenain, son secrétaire et son biographe, pouvoir déroger en ce point à la pauvreté qu'on observait en toute autre chose, afin de manifester plus dignement la piété filiale, et l'amour inviolable de l'abbé et de ses frères pour la mère de Dieu. La Vierge tenait d'une main l'enfant Jésus, et de l'autre une suspense qui renfermait le saint Sacrement, selon l'usage observé à Cîteaux pendant plusieurs siècles ; à ses pieds deux anges, dont l'un, étendant la main et regardant le saint Sacrement, sollicitait la divine miséricorde en faveur des assistants ; et l'autre, la tête et les mains baissées, semblait inviter les suppliants à se recueillir pour élever leurs cœurs et leurs esprits en haut. On lisait au bas ce mot grec, θιοτόκω, c'est-à-dire à la mère de Dieu, et quatre vers latins composés par le révérend Père pour répondre à ceux qui n'approuvaient pas que la main de la sainte Vierge soutînt le saint ciboire : Si
quæras natum cur matris dextera gestat, Sola
fuit tanto munere digna parens. Non
poterat fungi majori munere mater, Non poterat major dextera ferre Deum[2]. Le chœur des frères convers était orné de deux autels ; le
premier sous l'invocation de la sainte Vierge, le second consacré à la
mémoire des défunts, tous deux de bois et de fort belle menuiserie. Deux
autres chapelles bâties à côté de l'église, et communiquant de plain-pied
avec elle, étaient dédiées à saint Jean Climaque et à sainte Marie
Égyptienne. Le révérend Père en avait voulu faire un monument de sa reconnaissance
et une exhortation perpétuelle : Quand nous
eûmes le dessein, dit-il dans une lettre, de
travailler au rétablissement de la Trappe, et d'y former une vie plus réglée...
je vous avoue que rien ne nous a servi davantage, pour
en venir à bout, que les sentiments que nous prîmes dans la lecture de saint
Jean Climaque et dans la vie des saints Pères des déserts ; et afin d'en
conserver un monument qui servît comme d'une exhortation perpétuelle à ceux
qui nous doivent suivre, nous avons fait bâtir deux petites chapelles...
Il avait aussi composé deux offices propres à ces deux saints, qui ne
contenaient rien que des passages des Prophètes et des autres livres sacrés
qui lui parurent convenables à l'esprit de solitude, de retraite et de
pénitence, et il les destinait à deux fêtes particulières qu'il eût établies
s'il avait eu l'autorité compétente. Il fit placer dans la chapelle de saint
Jean Climaque un tableau qui représentait l'abbé du Mont-Sinaï, au milieu des
rochers et des forêts, appliqué à la prière ; afin d'apprendre à ses frères
que l'action la plus conforme à leur état, c'est de gémir dans le désert en
la présence de Dieu. Il plaça dans la chapelle de sainte Marie Égyptienne un
autre tableau qui la représentait recevant de la main de saint Zozime le
corps de notre Seigneur quelques instants avant sa mort ; et par là il
enseignait à ses frères que Jésus-Christ lui-même essuierait leurs larmes, et
qu'après avoir reçu son corps sacré comme gage d'une réconciliation parfaite,
ils ne devaient plus avoir d'autre désir que d'aller se réunir à lui pour
toute l'éternité[3]. Tous les autres lieux réguliers sentaient aussi leur lieu saint. Les cloîtres relevés, préservés de la pluie, étaient fermés par des vitres et garnis des siéger nécessaires pour la lecture commune. L'ancien dortoir, remis en état de loger des hommes, et le nouveau, bâti avec l'aumône considérable d'un inconnu, offraient l'aspect sévère de la bonne tenue et de la pauvreté religieuse. Chaque cellule, uniquement destinée au sommeil depuis que la lecture se faisait sous les cloîtres, contenait, dans un étroit espace, une petite couchette de bois, avec une paillasse piquée et une couverture, et une petite table de sapin ; à chaque porte était pratiqué un guichet par lequel on pouvait voir l'intérieur sans entrer. Les parloirs ne servaient plus d'écuries. Il y en avait un où le révérend Père recevait les religieux, soit pour entendre leurs confessions, soit pour leur donner ses conseils. On n'y pouvait lire sans attendrissement sa propre confession dans ces paroles de saint Augustin : Retinebant me nugœ nugarum et vanitates vanitatum, antiquœ amicœ mec — J'étais retenu par les frivolités des frivolités, par les vanités des vanités, mes vieilles amies — : sero te cognovi, pulchritudo tam antiqua et tam nova, sero te amavi — Je vous ai connue bien tard, beauté si ancienne et si nouvelle, je vous ai aimée bien tard —. Mais à ces regrets, à ce repentir correspondait cette autre inscription : In me sunt, Deus, vota tua — Mon Dieu, toutes vos volontés sont en moi —, par laquelle il exposait l'état présent de son âme et le changement qui s'était opéré dans ses désirs comme dans son monastère. La vie pénitente de l'abbé et des religieux n'inspirait pas moins de respect et d'admiration. Lorsque l'abbé de la Trappe, dans son livre de la vie monastique, traça les devoirs d'un supérieur avec tant d'exactitude et d'inflexibilité, les hommes de bonne foi durent reconnaître qu'il s'était peint lui-même, et qu'il n'érigeait en règle pour les autres que les vertus pénibles qu'il pratiquait tous les jours. Il réduisait à quatre les obligations du supérieur envers ses frères : instruire par la parole, instruire par l'exemple, régler et soutenir l'ordre de la maison par la vigilance, et appeler la bénédiction de Dieu par la prière. Car la parole est infructueuse si elle n'est autorisée de l'exemple, et l'exemple est sec et languissant si la parole ne l'anime ; la vigilance est impuissante si la prière ne la soutient, et la prière n'est efficace que si la vigilance a mérité le secours du ciel. Ainsi le supérieur aura toute la science qui convient à sa profession, et il consacrera tous les moments d'une vie qui ne lui appartient plus à l'instruction de ses frères. Il fera comprendre aux moines, par sa seule conduite, toutes les choses qu'ils doivent pratiquer, et n'y laissera apercevoir aucune de celles dont il faut qu'ils s'abstiennent. Celui qui garde Israël ne sommeillera ni ne dormira. II se fera tout à toutes les âmes dont il a la charge ; il faut qu'il les soutienne par sa vigilance, qu'il soit présent à tous leurs besoins, et qu'il leur donne la main selon les états et les diverses dispositions dans lesquelles ils se rencontrent ; qu'il fortifie les faibles, qu'il éclaire les aveugles, qu'il relève ceux qui sont abattus, qu'il console les affligés, qu'il excite ceux qui sont dans la langueur, qu'il encourage les pusillanimes, qu'il arrête ceux qui marchent avec trop de vitesse, qu'il redresse ceux qui s'égarent, qu'il tempère le zèle qui n'est pas selon les règles[4]. Enfin le supérieur priera sans cesse, par le sentiment de sa faiblesse, et des services multipliés qu'il doit rendre, des misères de tous qui sont les siennes, et des grâces que Dieu veut communiquer, par l'entremise du pasteur, au troupeau. Ses enseignements racontaient sa propre histoire. Dans les premiers temps, la solitude avait tant de charme pour ce cœur fatigué du monde, qu'il avait fait commencer un logement à côté de l'église, séparé du monastère, afin d'y être seul avec Dieu. Il renonça bientôt à ce projet personnel, quand il considéra les besoins continuels de ses frères. Il resta au milieu d'eux, afin d'être toujours prêt à les soulager dans toutes les occasions où son ministère l'appelait : il fut le prédicateur perpétuel, au chapitre ou dans les conférences, comme le témoignent les ouvrages qu'il nous a laissés malgré lui ; il fut le directeur, le confesseur unique. A toutes les heures qui n'étaient pas occupées par les exercices communs, tous ceux qui avaient à lui découvrir l'état de leur âme, allaient à lui comme à une source d'eau vive et salutaire, et n'en sortaient jamais que fortifiés et remplis de nouvelles grâces par l'influence de sa parole. Quoiqu'il eût laissé à chacun la liberté de s'adresser à d'autres pour la confession, cependant personne ne profitait de cette facilité : tous n'avaient qu'un père et qu'un seul confident. Engagés à lui, dès leur entrée, par la confession générale qui devait servir à constater leur vocation, ils ne le quittaient plus, et revenaient chaque semaine demander ses réprimandes pleines de tendresse et de patience. Il recevait un grand nombre de lettres du dehors ; sa renommée portait beaucoup de personnes à lui demander ses avis sur l'état de leur conscience ; des inconnus même le harcelaient de leurs scrupules, de leurs doutes, de leur tiédeur. Il eût pu se prévaloir de ces embarras que d'autres recherchent, et, sous prétexte de charité universelle, négliger quelquefois le soin de sa maison ; mais tout entier à ceux que Dieu lui avait donnés, il ne répondait pas à ces importuns, ou attendait, pour répondre une fois, trois, quatre ou cinq lettres successives. Dans les régularités communes, ses religieux le voyaient toujours à leur tête ; à l'église, il y entrait le premier, et sortait après tous les autres ; au réfectoire, il vivait avec plus d'austérité que tous, ne mangeant pour l'ordinaire qu'une portion ; au travail, il choisissait la tâche la plus pénible, et s'épargnait, si peu que, dans l'été, il en sortait tout trempé de sueur. Mais outre les peines qu'il partageait avec ses religieux, il en souffrait encore de particulières, par le soin que prenait sa vigilance d'observer toutes leurs actions. Non-seulement, dit un contemporain[5], il va dans les lieux où ils sont occupés pour voir comment ils s'y comportent, de crainte que insensiblement quelqu'un d'eux ne tombe dans le relâchement, et ne vienne à se répandre dans les choses extérieures ; mais il a encore une application extraordinaire à les observer, lorsqu'ils sont dans le travail manuel. Il regarde ceux qui agissent avec trop de chaleur, et quand il voit qu'ils ont travaillé trop rudement à remuer la terre ou à porter quel. que fardeau, il les oblige de quitter pour prendre un râteau, ou faire d'autres choses moins pénibles. Ainsi, ayant continuellement les yeux sur eux, il excite les moins actifs, et retient ceux qui ont trop d'ardeur. Mais ce qu'il pratique à l'égard des exercices du corps, il l'observe aussi pour ceux de l'âme ; car s'il ne découvre pas dans ses religieux la moindre imperfection, sans les en corriger aussitôt, il a une discrétion admirable à ne pas les surcharger de pénitences, croyant qu'il serait également coupable devant Dieu de leur être trop rude ou trop indulgent. Pendant douze ans à-peu-près, il conserva assez de forces pour suffire à tous ces travaux. Le corps, quoique naturellement faible, avait suivi les mouvements de l'esprit. Tout-à-coup la défaillance trahit l'épuisement qu'un zèle infatigable avait hâté et couvert jusqu'alors. A la fin du carême de l'année 1676, il fut réduit par un crachement de sang à se retirer à l'infirmerie, où il demeura jusqu'à la fête de saint Bernard. Ainsi commença une période de neuf ans (1676-1685), pendant lesquels le fervent abbé ne sortit d'un mal que pour retomber dans un autre. Malgré une apparence de guérison, il lui était resté une fièvre lente qui revenait pendant la nuit, et minait toutes ses forces. Il fut bien obligé de ne plus assister à Matines, de ne plus participer au travail des mains, et de ne tenir le chapitre que rarement. En 1679, il faillit être asphyxié par l'imprudence d'un religieux qui avait allumé du charbon dans sa chambre pour l'échauffer, et à peine échappé à ce péril, il fut pris d'une maladie tellement violente qu'en moins de dix jours il se crut perdu, et demanda les derniers sacrements. Dieu cependant lui laissa la vie, mais l'année suivante (1680), aux environs de la fête de Pâques, il fut atteint d'une fièvre tierce dont il eut vingt-cinq ou trente accès. Tant d'épreuves ruinant son corps, le livraient sans défense à l'influence malfaisante de toutes les saisons ; l'hiver lui apportait sur la poitrine des fluxions et des toux déchirantes, l'été une chaleur interne qui le dévorait. Il ne comprenait pas lui-même comment il pouvait tenir contre toutes ces attaques, et chaque année qui commençait, il la regardait comme la dernière de sa vie. Tous ceux dont il était aimé le pressaient d'accepter les adoucissements et les soins indispensables. L'autorité supérieure elle-même y employait le commandement. L'abbé de Prières, dans sa seconde visite (1678), plaça le révérend Père sous la direction du cellérier, et lui enjoignit d'obéir à son inférieur, en tout ce qui regardait le rétablissement de sa santé. Le chapitre général de 1653, et même Jean Petit, commandèrent à l'abbé de Val-Richer, visiteur de la province, de veiller sur la vie de ce grand homme. Le pape Innocent XI, dans le même temps, envoya des prescriptions formelles sur ce sujet. Les Trappistes, à l'insu de leur abbé, lui avaient écrit pour le prier d'intervenir, et d'imposer au malade, par son autorité souveraine, les soulagements que son état de faiblesse permanente réclamait. Le Saint Père fit répondre par le cardinal Cibo qu'il aimait à les voir si tendrement attachés à leur réformateur, et qu'il trouvait dans leur empressement une garantie de leur fidélité à leurs vœux. Sa Sainteté se persuade, ajoutait le cardinal, que votre abbé ayant autant de respect qu'il en a pour les commandements de Dieu, qui ne nous permettent pas d'être cruels à nous-mêmes, aura désormais plus de soin de sa santé qui est encore si nécessaire pour le bien de votre maison. Elle vous ordonne même de l'en avertir sérieusement, et de lui parler sur ce sujet au nom et par l'autorité du Souverain Pontife toutes les fois que vous le jugerez nécessaire. Le révérend Père, dans ce concours de bonnes volontés, poussa la résistance jusqu'aux dernières limites du droit. Il refusa toutes les propositions du dehors, et le secours des médecins. Un très habile médecin, qui l'avait toujours aimé, venant lui offrir ses services (1677), il ne voulut pas l'entendre, et ne le laissa ni manger au réfectoire, ni même paraître dans la communauté, se rejetant sur un statut de la maison qui ne permettait d'appeler auprès des malades qu'un chirurgien. Il déclarait même que, sans les instantes prières de ses frères et la considération qu'il avait pour eux, il ne serait pas même entré à l'infirmerie ; mais qu'abandonnant sa santé à Dieu, il aurait attendu tranquillement le coup de la mort ou la prolongation de sa vie. S'il céda deux ans plus tard aux représentations d'un religieux de l'Oratoire, et permit à un médecin de l'approcher, jamais il ne consentit à changer de résidence, lorsque plusieurs amis le supplièrent d'accepter pour un temps le séjour et l'air plus pur de leurs maisons. J'ai dit adieu au siècle, s'écriait-il ; je n'ai garde de donner à nos frères un exemple aussi préjudiciable que celui-là. Les ordres des supérieurs ne pouvaient pas être éludés aussi facilement ; le devoir de l'obéissance réprimait ici le zèle des mortifications. Il fallut céder à l'abbé de Prières, et accepter la nourriture préparée par le cellérier. Il fallut recevoir comme une loi les instructions du Souverain Pontife. Mais aussitôt que les soulagements avaient produit quelque bien, le révérend Père les déclarait inutiles et reprenait sa chère pénitence, jusqu'à ce que le retour du mal le forçât de subir de nouveaux remèdes. Et combien ces soulagements étaient eux-mêmes insuffisants ! Il ne venait pas à Matines, mais il se levait à trois heures, et une demi-heure après il descendait à l'église, et y demeurait en prière jusqu'à Prime, malgré la rigueur du froid. A sa nourriture ordinaire, il ajoutait quelquefois des œufs, et quand l'obéissance le contraignait à rompre le jeûne, il se contentait de prendre le matin une once de pain et un peu de tisane. Si le travail des mains lui était interdit, il en consacrait les heures à dicter des lettres ou à écrire ; c'est à cette époque, et dans ces circonstances douloureuses, que le Traité de la vie monastique fut composé. Du reste, cette satisfaction accordée au devoir et à l'amitié, il ne relâchait rien de ses autres devoirs. Cet homme, dit Lenain, déjà avancé en âge, accablé de jeûnes, d'infirmités et de mortifications, s'élevant par la vigueur de l'esprit au-dessus de la faiblesse de la chair, ne se donne pas un moment de repos, et il ne vit que de souffrances et de peines. Depuis le matin jusqu'au soir, il est toujours dans l'action, ne s'absente jamais de l'office, à l'exception de Matines, gouverne tout le monastère soit par lui-même, soit par ceux à qui il a donné l'autorité, consacre et sa personne et son temps à répondre à quatre-vingts religieux ou novices, dont il règle les moindres démarches, et ordonne tout ce qui les regarde, soit durant leur santé, soit durant leurs maladies, soit pour tout ce qui touche leur conscience, soit pour ce qui concerne leurs besoins extérieurs ; et s'il lui reste quelque moment de libre, il s'en sert pour aller dans le monastère prendre garde si tout est dans l'ordre ; tantôt il va à l'infirmerie, de l'infirmerie aux hôtes, des hôtes au cloître, et du cloître à sa chambre pour parler à ses frères. Tantôt il va à l'église pour voir s'ils aiment la prière, et de l'église il va visiter les cellules. Tantôt il court à la cuisine donner quelque ordre, ou s'informer par lui-même si l'on exécute ceux qu'il a donnés, ou voir de quelle manière on apprête ce que l'on donne aux hôtes et aux infirmes, et ce qu'on leur sert, De là, il revient à sa chambre, si las qu'il ne saurait presque se soutenir, et souvent à peine y est-il entré que quelque nouvelle nécessité l'oblige d'en sortir. Il ne discontinue pas même ses fatigues dans le temps destiné au repos : tantôt, entre la fin de Matines et Prime, il fait un tour dans le monastère, surtout à la cour des convers : tantôt il en use de même dès que la retraite est sonnée, ou bien il fait la visite des cellules dans la crainte que quelqu'un ne s'applique alors à la prière ; car il regardait comme une égale irrégularité de prolonger le temps du sommeil le matin, et de le retarder le soir. Mais une de ses plus grandes
fatigues, c'était la parole, il ne pouvait parler beaucoup sans que sa
poitrine s'échauffât, et qu'il ne fût dévoré par une chaleur interne.
Toutefois, il parlait sans cesse, soit à ses religieux, soit aux hôtes, et
tout épuisé à force de parler, il ne laissait pas de s'en aller au
confessionnal... Outre cela, il venait le
plus souvent pouvait au chapitre, soit pour reprendre les fautes, soit pour
instruire ou pour quelque autre nécessité. Il y parlait avec une force qui
surprenait ses frères. Cependant quelque consolation qu'ils eussent de
l'entendre, ils en avaient de la peine, voyant l'état où le réduisaient ces
exhortations. Tout faible et tout languissant qu'il était, il ne laissait pas
de se trouver au chœur, et de consacrer tout ce qui lui restait de voix à
chanter les louanges de Dieu, à quoi il avait une satisfaction et une
dévotion singulière. Après neuf ans de patience, Dieu accorda un répit à ce bon serviteur (1685). La fièvre le quitta, les chaleurs de la poitrine s'apaisèrent ; la toux ne revint pas au commencement de l'hiver : la communauté cessa de craindre pour une vie si précieuse. Mais lui-même voulant reconnaître le bienfait par un redoublement de ferveur, et consacrer à Dieu les forces nouvelles qu'il en avait reçues, s'empressa de se remettre aux jeûnes, aux abstinences communes, et à tous les exercices de pénitence. Il ne s'inquiétait pas d'assurer l'avenir et de prévenir le retour de ses maux, par la continuation d'un régime, qui n'était plus à ses yeux qu'une précaution vaine et une complaire répréhensible. Le mieux ne dura pas longtemps. Dès 1688, il fut saisi d'une infirmité nouvelle qui devait, après de longues tortures, le conduire enfin au tombeau : un rhumatisme chronique commença de lui ôter l'usage de ses membres, et le réduisait souvent à ne plus marcher sans appui. Une attaque subite le précipita un jour le long des degrés d'un escalier, et il demeura étendu par terre, sans faire entendre une plainte, jusqu'à ce que plusieurs religieux vinssent le relever. Il crut d'abord qu'un peu de repos dans sa cellule suffirait à sa guérison ; mais la chute avait causé dans une cuisse une extension de nerfs qui produisit bientôt l'inflammation, et rendit nécessaires les soins de l'infirmerie. La violence des douleurs ne lui permettant pas de rester couché, il passa quarante-cinq jours et autant de nuits, sur une chaise sans fermer l'œil. Dans cette nouvelle épreuve qui dura six mois, le calme de son âme, la sérénité de son visage ne changèrent pas : sa vigilance n'en fut pas affaiblie. C'était encore lui qui gouvernait le monastère par ses ordres que le sous-prieur venait prendre chaque matin : c'était encore lui qui instruisait ses frères par sa parole ; chacun d'eux venait à son tour recevoir ses avis, et se consoler, dans un pieux entretien, d'une absence que la vue d'une place vide leur rendait plus sensible à tous les exercices réguliers. Tel abbé, tels moines. Si c'est l'obéissance qui forme et qui constitue le religieux dans son état, et si l'amour et la confiance envers les supérieurs sont la sauvegarde de l'obéissance, il faut reconnaître que jamais religieux ne furent plus parfaits que les Trappistes ; car jamais on ne vit d'inférieurs plus obéissants ni plus confiants dans la direction de leur abbé. Cette vertu domine toutes les autres dans la vie de chacun d'eux. On ne saurait exprimer, dit une des relations que nous avons citées déjà[6], la tendresse, le respect, la confiance et la soumission que dom Augustin avait pour le père abbé. Il le considérait comme son père et son maître, et comme celui par l'entremise et par les soins duquel Dieu avait opéré son salut. Il regardait tout ensemble comme la plus noire des ingratitudes, et comme une apostasie réelle d'avoir une seule pensée contraire aux siennes ; et toutes les fois que les frères assemblés s'entretenaient des moyens d'avancer dans le service de Dieu, il n'en connaissait et n'en proposait qu'un seul, qui était d'être totalement dans la dépendance de son supérieur, de ne voir que par ses yeux, de n'avoir ni de lumière, ni de discernement, ni de volonté que la sienne. Ces sentiments d'un particulier peuvent être considérés comme le sentiment général des religieux. L'un, au moment de mourir, exalte la miséricorde que Dieu leur a faite en leur donnant un supérieur selon son cœur, qui ne leur propose que ses saintes maximes, qui ne les nourrit que de sa parole, qui ne les instruit que de vérités toutes pures, et ne pense jour et nuit à autre chose qu'à leur propre sanctification. C'est ce qui fait, continuait-il, que je m'en vais à Notre-Seigneur avec une plénitude de joie ; c'est une grâce si rare et si extraordinaire, d'avoir un tel supérieur, que vous devez demander à Dieu, dans toutes vos prières, qu'il vous le conserve, et qu'il lui donne une longue vie. Et, dans la crainte que sa pensée ne fût pas bien comprise, il ajouta : Je ne dis pas une vie seulement, mais trois ou quatre, si cela était possible[7]. L'autre attribuait le repos et la tranquillité dans laquelle il passait sa vie, à l'attachement si tendre et si cordial qu'il avait pour le Père abbé, et il disait que, pourvu qu'il eût à ses côtés, au moment de la mort, celui que Dieu lui avait donné pour conducteur et pour père, il serait sans crainte dans ce moment, qui la fait naître dans les âmes les plus intrépides et les plus assurées, quand toutes les puissances de l'enfer s'opposeraient à son passage[8]. Celui-ci affirmait qu'il aimerait presque autant offenser Jésus-Christ que de faire de la peine à son abbé, entrant en cela dans la pensée de saint Jean Climaque, et croyant que, lorsque le moine offense Dieu, le supérieur peut s'employer pour apaiser par ses prières la justice divine ; mais que, si le supérieur est offensé, il n'y a plus personne qui intercède pour le coupable[9]. Celui-là aimait à répéter, au milieu de ses dernières souffrances : Je vous ai toujours regardé, mon Père, comme les chastes délices de mon cœur. J'ai désiré ardemment de vous précéder, de mourir avant vous et entre vos mains... Le moyen d'être surpris par la mort quand on a un Père si bon, si vigilant, si charitable, qui nous communique sans cesse de son abondance les sentiments et les dispositions dont nous avons besoin[10]. Dom Muce, cette pauvre âme rappelée tout-à-coup des portes de l'enfer à l'espérance du ciel, confondu par la grandeur de cette grâce, manquait de paroles pour exprimer sa reconnaissance envers celui qui avait été l'instrument de sa nouvelle félicité. Il s'estimait indigne de paraître devant lui, et plus encore de lui parler, et souvent, quand il le rencontrait, il se détournait par respect. Malade et captif à l'infirmerie, ce lui était une joie sensible de voir passer dans la cour les religieux, ou, comme il les appelait, les anges, auxquels il était associé par sa profession ; mais, quand il apercevait le Père abbé, la consolation qu'il en recevait était un véritable transport[11]. Enfin comment oublier ici dom Arsène, le modèle le plus parfait de l'obéissance extérieure et de la docilité d'esprit. Si les hommes superficiels sont tentés de sourire des délicatesses de la vertu monastique et de l'affection filiale, les chrétiens, du moins, seront édifiés du trait que nous allons rapporter. C'était à l'époque où le Père abbé faisait réparer l'église de la Trappe ; on remplaçait le pavé brisé par un parquet ; on élevait l'autel de quatre marches sur un nouveau presbytère plus décent, mais fort simple. Dom Arsène, considérant ces travaux, se laissait aller à en juger en lui-même l'opportunité et l'utilité, et se demandait si une telle décoration n'exigeait pas une dépense considérable. Il lui vint même à l'esprit la phrase de l'avare Judas : ut quid perditio hæc, à quoi bon cette profusion et cette perte. Mais à peine il eut accueilli cette parole téméraire, qu'il en frémit ; il se crut coupable de blasphème pour avoir censuré la conduite de celui auquel la Providence l'avait soumis, et incontinent il se rendit auprès du Père abbé pour lui confesser sa faute. Cette première démarche ne lui suffit pas, quoiqu'il en rapportât l'assurance que sa fidélité s'exagérait sa faute. Il renouvela par écrit son vœu d'obéissance, et le lendemain il remit au révérend Père un second acte, par lequel, approuvant tout ce qu'il avait condamné, et substituant aux paroles de l'Apôtre perfide la réponse de Notre-Seigneur, il s'engageait à prendre désormais pour modèles de sa conduite envers Dieu, envers son supérieur et contre le démon, les vieillards de l'Apocalypse proposés par saint Jean Climaque[12]. Après le commandement d'aimer
Dieu, le plus important est celui d'aimer nos frères. Si les
Trappistes avaient tant d'amour, tant de vénération pour celui qui
représentait Jésus-Christ dans le monastère, leur charité mutuelle n'était ni
moins ardente ni moins générale. Ce fut là ce qui frappa tout d'abord l'abbé
de Prières la première fois qu'il vint à la Trappe, et ce qu'il s'empressa de
consigner au commencement de sa carte de visite : Nous
y avons trouvé, dit-il, le révérend Père en
Dieu, et avec lui trente-trois religieux de chœur et douze frères convers,
lesquels nous avons appris être venus pour la plupart de différentes
provinces, Anjou, Bretagne, Normandie, Maine, Poitou, Bourgogne et autres,
dont quelques-uns étaient écoliers, étudiants en divers collèges, d'autres
cavaliers, d'autres soldats, d'autres clercs, d'autres prêtres séculiers et
réguliers, d'autres docteurs en théologie, d'autres religieux de divers
ordres, chanoines réguliers et ermites de Saint-Augustin, Bénédictins même de
la congrégation de Saint-Maur, Célestins, Cordeliers, du Val-des-Choux, et du
nôtre même tant de la commune que de l'Etroite-Observance, et d'autres de
diverses conditions et professions, et d'âges fort différents. Tous lesquels
cependant et nonobstant cette grande diversité, différence et inégalité, nous
avons trouvés si unis ensemble par le lien de la charité fraternelle, si
uniformes en toutes choses, si également portés à leurs devoirs, et jouissant
ensemble d'une si profonde paix, que, pendant trois jours entiers employés à
notre scrutin régulier, nous n'avons reçu aucune plainte ni des supérieurs
contre les inférieurs, ni des inférieurs contre les supérieurs, ni des
inférieurs les uns contre les autres, et n'y avons aperçu ni remarqué,
non-seulement aucun mécontentement, murmure, division, discussion, partialité,
aversion ou dégoût réciproque, mais non pas même la moindre apparence ou
ombre de tout cela... Le révérend Père leur avait souvent répété ce précepte de saint Benoît : Que les frères se préviennent entre eux par le respect et la déférence, qu'ils se rendent une obéissance mutuelle. Il leur avait démontré que les anciens sont tenus à ce devoir envers les jeunes, comme les jeunes envers les anciens. Il leur avait indiqué enfin, comme moyen de satisfaire à cette obligation, cet autre précepte de la règle : que chacun s'humilie, qu'il se regarde comme l'inférieur des autres, que non-seulement il le dise de la bouche, mais encore qu'il le croie de toute l'intime conviction de son cœur[13]. De telles leçons avaient admirablement profité. Chacun des religieux de la Trappe n'apercevait dans ses frères que des vertus éminentes, et en lui-même que des infidélités. Il faudrait ici un volume pour reproduire tous les témoignages de ces combats d'humilité. Frère Joseph passa huit années dans la maison, sans voir le moindre défaut ni la moindre imperfection dans les autres. Frère Euthyme III se croyait indigne de vivre dans leur société. Dom Mute croyait que tous ses frères étaient des saints ; il n'y en avait pas un sous les pieds duquel il ne fût prêt à se mettre ; il ne les rencontrait jamais qu'il ne fit en lui une comparaison entre leur vertu et sa propre indignité ; et dom Dorothée, s'abaissant à son tour, s'écriait pour mieux exprimer sa propre reconnaissance envers Dieu : On parle de la conversion de dom Muce, mais quelle comparaison ! Il avait péché sans connaissance, et moi j'ai agi contre toutes mes lumières ; ma vie n'a été qu'une chute et une rechute continuelle. Aussi avec quelle ardeur chacun s'empressait au service de tous. Dom Jacques se chargeait de jeûnes, de veilles, de lectures, de travaux corporels pour les en décharger ; et il n'avait jamais plus de plaisir que lorsque le Père abbé lui permettait de faire les choses auxquelles les autres étaient obligés, quelque pénibles et laborieuses qu'elles fussent. Dom Augustin ressentait jusqu'aux larmes, et beaucoup plus que ses propres maux, les moindres incommodités qui arrivaient à ses frères ; il s'accablait de travaux pour les soulager. On se disputait, on s'enviait saintement le soin du chauffoir, parce que ce travail étant un service rendu à tous, la charité n'était plus bornée aux individus. Frère Zénon regardant tous ses frères comme ses supérieurs et ses maîtres, respectant en eux le caractère de Jésus-Christ, un geste, un signe qui marquait qu'on désirait de lui quelque office, lui était une voix du ciel : il partait avec autant de promptitude que si c'eût été à Dieu même qu'il eût rendu cet acte d'obéissance[14]. Dom Bruno accablé de souffrances, ranimait ses forces dans la charité fraternelle, et on l'a trouvé une cognée ou une serpe à la main, portant, ou plutôt traînant une échelle, pour accommoder une treille dont il croyait que ses frères pouvaient retirer quelque utilité... il se faisait une joie de leur rendre ce service avant sa mort. J'ai vu dom Basile — c'est le révérend Père qui parle — traiter un de nos frères dont les jambes et les cuisses étaient couvertes d'une lèpre qui faisait peur ; ce mal anima son zèle et échauffa sa charité, et j'admirais qu'il maniât ces parties malades comme si elles eussent été saines, et qu'il touchât comme avec joie ce que moi, qui étais bien éloigné d'avoir sa vertu, je ne pouvais presque regarder qu'avec horreur. Il en a assisté qui étaient attaqués du poumon, et quoique l'haleine en fût contagieuse, et particulièrement pour lui qui n'avait que vingt-huit ou vingt-neuf ans, il ne gardait ni mesure ni précaution dans les manières de les aider et de les secourir, il s'oubliait et pensait uniquement à eux. C'est là qu'il a contracté la maladie qui nous l'a ôté, et on peut dire, selon la parole du Saint-Esprit, qu'il a donné sa vie pour conserver celle de ses frères : Et nos debemus pro fratribus animas ponere. Un jour il se présenta, comme postulant, un pauvre ecclésiastique de Lille qui avait le bras gauche rompu. Il ne pouvait donc travailler des mains, mais il avait d'ailleurs toutes les qualités nécessaires à un religieux. Le révérend Père ne voulut point prendre sur lui de recevoir un novice qui, par ses infirmités, ne pouvait être qu'à charge au monastère. Il proposa la chose au chapitre, et commença à recueillir les voix par le dernier des frères. Le jeune religieux lui répondit : Puisque vous voulez bien, mon Père, nous proposer une chose que vous pourriez mieux décider vous-même je vous dirai que mon avis serait de recevoir au plus tôt cet homme que Dieu appelle, et s'il ne peut travailler nous le servirons tous. Il avait exprimé le sentiment général, toute l'assistance n'eut qu'une voix pour adhérer à son vote, et le révérend Père, applaudissant à cette démonstration unanime de charité, ne fit plus difficulté d'admettre le postulant infirme. On doit comprendre, par tous ces détails, pourquoi l'attachement des religieux pour la Trappe était si étroit, si inviolable. Ils appelaient un petit paradis, cette sainte et admirable maison de la paix, ce port assuré à l'abri des orages et des tempêtes de la mer du monde. Ils ne regrettaient rien de ce qu'ils avaient quitté, et ils disaient avec frère Bernard, autrefois religieux de l'Oratoire : Ô petit troupeau de la Trappe, que tu es heureux, que tu es fortuné de ce que les mystères du royaume de Dieu te sont découverts et manifestés si avantageusement, pendant qu'ils demeurent cachés et inconnus à tant de sages et de prudents selon le monde qui en préfèrent les maximes à celles de la sagesse de Jésus-Christ. Ceux qui n'avaient fait qu'entrevoir cette félicité, ceux que l'ordre de supérieurs jaloux avait ramenés à d'autres cloîtres, ne se consolaient pas d'avoir perdu si vite un bien si précieux et de si douces espérances. Mais ceux dont aucune autorité légitime n'avait contrarié la vocation, une fois entrés dans la bienheureuse solitude, y trouvaient leur seule béatitude, et nulle tentation n'était assez forte pour les en séparer. Dom Rigobert, ayant été nommé par le roi à l'abbaye de Hautefontaine, déclara qu'après s'être retiré à la Trappe pour y vivre et mourir dans l'obéissance, il n'en sortirait pas pour accepter le droit de commander, et qu'après avoir pris jusqu'alors si peu de soin de son âme, il se croyait indigne d'être chargé des âmes des autres. Ni la crainte de déplaire au roi, ni le mécontentement de l'abbé de Prières ne surmontèrent une résistance que le révérend Père approuvait d'ailleurs sans la conseiller. Un peu plus tard, lorsque Mademoiselle demanda un religieux de la Trappe pour en faire l'abbé de Foucarmont, le révérend Père put répondre, au nom de tous, que ses religieux ne vivaient plus que dans la vue de la mort, qu'ils regardaient leur cloître comme leur tombeau, et que des hommes qui se trouvaient dans de semblables dispositions n'étaient point capables d'entrer dans les soins et les sollicitudes du gouvernement. Les délices spirituelles, a dit saint Grégoire pape, en rassasiant l'âme, augmentent ses désirs ; plus on les goûte, plus on les aime ; l'usage, qui affadit les délices corporelles, ne fait que donner à celles-là plus de saveur et d'attrait. De là ces progrès de la pénitence, que nous avons rapportés plus haut, cette ferveur infatigable qui éleva les Trappistes, d'austérités en austérités, jusqu'à la règle qui porte le nom de l'abbé de Rancé. De là encore ces mortifications de surcroît que chacun ajoutait pour soi-même à la règle commune. Vainement les clameurs d'un siècle corrompu, les représentations indiscrètes et tyranniques de l'amitié, avaient prétendu borner la pénitence de la Trappe. Si la loi écrite et officielle ne rétablit pas, dans toute son étendue, la pénitence de saint Bernard, le zèle individuel resta libre d'y suppléer par des pratiques volontaires. Loin donc de trouver trop dur ce genre de vie qu'on leur avait dépeint dans le monde comme une mort anticipée, les Trappistes se plaisaient à le rendre plus rigoureux encore. Il ne leur suffisait pas d'avoir quitté la bonne chère pour l'abstinence, la gloire pour l'humiliation, les sociétés brillantes pour le silence, les commodités de la vie pour la serge et la paille : ils ne se croyaient pas de vrais pénitents, s'ils ne parvenaient à se retrancher quelques-unes des choses que la règle leur laissait, et qui pouvaient leur être nécessaires. Les uns se retranchaient sur le boire et le manger, en expiation des excès qu'ils avaient pu commettre dans ces deux besoins du corps. La nourriture ordinaire, quelque simple et commune qu'elle fût, des légumes, des herbes, des racines cuites au sel et à l'eau, leur semblait trop délicieuse ; ils se reprochaient de vivre dans l'abondance, tandis qu'ils méritaient d'être traités comme les bêtes dont ils avaient, à leur sens, imité la brutalité. Ils recouraient à de pieuses industries pour se procurer des croix nouvelles, comme ce frère Zénon, autrefois le chevalier de Montbel, qui, pour obtenir le droit de se priver de cidre et de bière, faisait valoir des douleurs d'entrailles que l'usage de l'eau pure pouvait seul calmer. D'autres se privaient de feu dans la rigueur de l'hiver ; d'autres s'imposaient des travaux qui surpassaient leurs forces, alléguant que leur santé avait besoin d'un exercice violent ; d'autres se faisaient scrupule de donner au sommeil tout le temps prescrit, et sollicitaient la permission de dormir moins que leurs frères ; d'autres enfin trouvaient le secret d'ajouter à toutes les austérités ensemble. Voilà ce qui faisait dire au révérend Père qu'il croyait n'avoir été mis à leur tête par la Providence que pour les retenir, et de temps en temps il se faisait un devoir de réprimer comme une faute ce pieux abus de la mortification. On raconte qu'un religieux s'étant réduit, par des privations exagérées, à un tel état de faiblesse qu'il ne pouvait plus se baisser jusqu'à terre, le père abbé le condamna à manger de la viande à l'infirmerie pendant quinze jours, à prendre tous les matins un déjeuner abondant, et à ne rien laisser des portions qu'on lui servait. C'était principalement clans les maladies que ce zèle s'animait d'une générosité surhumaine. Il leur était si bon d'habiter ensemble, de mener en commun la vie régulière, que le séjour à l'infirmerie leur paraissait un exil et un relâchement. Afin de n'être pas séparés de leurs frères, afin de ne pas interrompre, même pour un temps, leur sacrifice, les religieux malades dissimulaient leurs souffrances, et échappaient ainsi, pendant des mois et des années entières, aux soulagements. Ils réussissaient à cacher des rhumatismes, des fièvres continues, des oppressions, même des toux violentes. La pâleur ou le désordre du visage, la défaillance des membres, faisaient seuls connaître la gravité et les progrès du mal. Lorsque, enfin, ils étaient découverts et convaincus, ils savaient encore éluder la bienveillance de l'autorité. Quelques-uns demandaient tout simplement la permission de continuer la vie de communauté, et ils l'obtenaient par la vivacité et par la singularité même de leurs instances. Les autres, conduits à l'infirmerie par ordre supérieur, se dédommageaient en n'acceptant qu'une partie des adoucissements auxquels leurs souffrances avaient droit. Ainsi ils conservaient le pain noir au lieu du pain blanc et moins grossier des infirmes. Ils transportaient dans leur nouveau lit la paillasse piquée du dortoir. Ils évitaient de réparer dans le jour, par quelques moments de sommeil, les insomnies de la nuit. Ils se gardaient bien de demander les remèdes qui auraient pu alléger leurs maux. Il y en avait qui trouvaient le secret de passer le carême à l'infirmerie sans le rompre. Tant qu'ils pouvaient mettre un pied devant l'autre, ils allaient à l'église les jours de fête et les dimanches, pour y recevoir les saints mystères, et à la tribune des infirmes, pour assister de là aux offices et à la messe. Dom Rigobert, pendant près de sept ans que dura sa maladie, ne s'alita jamais. Il passait les journées entières assis sur une chaise, et les nuits sur une simple paillasse, toujours revêtu de ses habits réguliers. Il se trouvait aux chapitres pour y recevoir les répréhensions et les humiliations accoutumées, et on le voyait, tout faible et languissant qu'il était, courbé et plié presque par la moitié du corps, se traîner à l'église pour y entendre la messe et les offices, ce qui remplissait d'édification, d'étonnement et de compassion tout ensemble ceux qui le rencontraient et qui étaient témoins de ses fatigues et de son zèle. Mais ce qui surpassait encore cette prodigieuse persévérance, c'était le refus de prendre soin des maladies déclarées incurables. Dès que le mal paraissait invincible, ces intrépides disciples de la croix demandaient à reprendre toutes les austérités communes : A quoi bon, disaient-ils, des soulagements qui ne peuvent opérer de guérison Pourquoi adoucir les derniers moments d'une vie qu'on ne peut retenir ? Puisque la mort était inévitable, rie valait-il pas mieux la recevoir en combattant, que de l'attendre dans l'oisiveté ? Le révérend Père, tout en admirant cette ardeur, sentait bien qu'elle n'était pas toujours conforme à l'esprit de la règle ; que si les intentions étaient pures, l'excès de la vertu conduisait à l'irrégularité, que les soulagements sont dus aux malades, et que saint Benoît a fait de l'observation des usages communs du monastère le huitième degré de l'humilité. Il essayait de recommander la modération : Vous savez, dit-il dans une instruction[15], que quoique je n'aie garde d'approuver la délicatesse dans les religieux malades ni l'attachement qu'ils pourraient avoir à leur santé, néanmoins mon intention est qu'ils me déclarent simplement l'état auquel ils se trouvent, ce qui pourrait leur faire mal dans la nourriture et augmenter leurs infirmités ; car sans cela j'ignorerais leurs dispositions, et je ne pourrais donner aucun ordre aux choses qui leur seraient nécessaires. Cette prévoyance était sage, mais ses propres exemples détruisaient ses prescriptions. Un jour qu'il reprochait à un religieux d'avoir dissimulé la gravité de ses souffrances, celui-ci lui répondit : Je vous ai vu vous-même, mon Père, dans une indisposition dont on avait tout à craindre, n'user cependant d'aucuns remèdes ni d'aucuns soulagements... J'ai cru que je ne pouvais manquer, en suivant votre exemple, que je n'avais pas de raison de penser à la conservation de ma vie pendant que mon supérieur abandonnait entièrement le soin de la sienne. Et alors le révérend Père se sentait gêné pour réprimer un zèle qu'il comprenait par le sien. Ensuite, quand il considérait tant d'énergie dans la faiblesse, et des dispositions si supérieures à l'humanité dans la pauvre nature humaine, il croyait reconnaître l'esprit de Dieu appelant à lui ses élus, et il craignait d'opposer son autorité à la vocation divine. Incapable de refuser les soulagements aux malades, il les leur offrait, au contraire, dès qu'il s'apercevait de leur état ; mais il lui répugnait de les leur imposer. Qui osera le blâmer absolument ? Toutefois, s'il nous était permis de hasarder un jugement sur ce grand homme, dont certes on ne nous accusera pas d'être le détracteur, nous dirions qu'il eût mieux fait peut-être d'interdire sans exception ces pieux écarts qui abrégèrent la vie de plusieurs. Il eût évité par là les plaintes que des morts trop fréquentes excitèrent contre lui, et qui arrêtèrent, à son grand regret, les développements de sa réforme. La règle de Cîteaux, dans son intégrité primitive, était moins rigoureuse que ces mortifications personnelles sans direction et sans mesure[16]. La pénitence de l'esprit n'est pas moins nécessaire au moine que la pénitence du corps. La première, c'est l'humilité, qui fait l'essence même du christianisme : sans elle, la seconde pourrait n'être que de l'orgueil, et dédommager la douleur par le faste de la patience : ne l'a-t-on pas vu dans les stoïciens, la plus arrogante des sectes philosophiques ? Nous avons dit que l'usage des humiliations avait été rétabli à la Trappe ; nous avons dit aussi que cet usage, mal entendu des gens du dehors, avait suscité au révérend Père une longue querelle. Il fallut répondre au provocateur, et même à plusieurs prélats qu'il avait attirés à son avis par un exposé inexact. Il fallut défendre saint Jean Climaque et les Pères de l'Orient contre un abbé commendataire, et l'abnégation des pauvres en esprit contre la vanité d'un bénéficier, Mais, tandis qu'une bienveillance ignorante prétendait venger les moines des outrages de leur abbé, les religieux, éclairés d'une meilleure lumière, se livraient paisiblement à ces exercices d'humilité, dont ils recueillaient les fruits précieux. En voici quelques exemples : Dom Paul Ferrand, ancien prieur des Prémontrés, avait autant d'avidité pour l'humiliation et pour le mépris, que les autres en ont pour l'honneur et la gloire. Le prieur le reprit un jour dans le chapitre, en présence de ses frères, dans le dessein de l'humilier, lui dit qu'un homme de sa sorte n'était bon à rien, et lui ordonna de sortir. Cet homme de bénédiction ne ressentit ce qu'on lui avait dit que pour en remercier Dieu et pour en avoir de la joie, et véritablement elle fut si entière, qu'on put lui appliquer ce qui a été écrit des Apôtres : Ils se retiraient de l'assemblée joyeux d'avoir été trouvés dignes de souffrir un affront pour le nom de Jésus. Lorsque frère Euthyme III était humilié et repris en public, on remarquait sur son visage une sérénité qui croissait à mesure que la répréhension devenait plus vive. Et quand les supérieurs avaient épuisé, pour ainsi dire, leur sévérité, c'était alors qu'il s'accusait lui-même, sans garder de mesure, dans le dessein de se rendre encore et plus vil et plus misérable devant ses frères ; et s'il arrivait que l'on ne prît pas sa déclaration au pied de la lettre, il la tournait et l'expliquait de manière que l'on voyait bien que, quoi qu'il lui en coûtât, il voulait être estimé coupable. Frère Achille, l'ancien vicomte d'Albergotti, se proclamait dans les chapitres avec autant de dureté et d'exagération qu'il faisait paraître de douceur, de charité et de retenue quand il était obligé de proclamer ses frères... Et s'apercevant que les fautes qu'il commettait n tous les jours n'étaient pas assez considérables pour exciter le zèle de ses supérieurs, et les porter à lui faire des reproches, il les y contraignait en quelque sorte en confessant des actions de sa vie séculière, toutes propres à le couvrir de confusion, et à faire croire qu'il n'avait été au service du roi qu'un lâche sans courage et sans honneur. La suppression des études et des conversations avait été un des premiers soins du réformateur (v. plus haut, ch. V). A ces deux occasions de vanité, il substitua les conférences, et les organisa de telle sorte que l'amour-propre n'y pût trouver aucune satisfaction. Un résumé raisonné des règlements le fera comprendre en peu de mots. La conférence est une méditation en commun, où chacun exposera avec simplicité les pensées les plus édifiantes, les plus capables de porter à Dieu, qu'il a remarquées, soit dans ses lectures particulières, soit dans celles qui se font en public. On dira rarement ses propres pensées, mais on rapportera celles des saints, que l'on aura tirées de la lecture de leurs livres. Ainsi, nul ne parle de lui-même, et ne peut prétendre au mérite d'instruire les autres de sa propre science. Mais celui qui a beaucoup lu peut encore se faire un mérite de la science d'autrui : c'est l'orgueil de l'érudition. En conséquence, les lectures et les matières de conférences sont bornées à l'Écriture sainte, à saint Jean Climaque, aux vies des Pères du désert, aux traités ascétiques de saint Basile, de saint Éphrem, aux ouvrages de saint Bernard, et à quelques écrits des saints Pères, composés plutôt pour échauffer le cœur que pour éclairer l'esprit. On bannira encore de ces entretiens tout sujet de théologie scolastique, et tous ceux qui peuvent prêter à la dispute : quoique toute vérité soit sainte, on ne choisira pour l'ordinaire que celles qui regardent la profession religieuse. On évitera jusqu'à l'apparence du savoir humain, qui enfle ; on ne citera aucun passage latin sans permission, et cette permission ne doit s'accorder que rarement. Cependant l'orgueil, dépouillé de la science, peut se réfugier dans le débit, dans les manières oratoires, dans les inflexions de voix spirituelles, insinuantes, éloquentes. En conséquence, on ne parlera jamais avec action, ni avec des gestes du corps ou de la main ; et l'on a gardé le souvenir de la correction infligée à dom Paul Hardy pendant son noviciat. Cet homme, autrefois théologal d'Aleth, parlant un jour à la conférence, prit cet air de prédicateur qui lui était naturel, et qui avait tant de fois charmé son auditoire. On l'écoutait avec un plaisir manifeste, les novices surtout paraissaient ravis des agréments de sa parole, lorsque le Père maître, craignant qu'il ne se complût dans un succès si visible, ou qu'un exemple si dangereux n'entraînât ses frères à l'imiter, l'interrompit tout-à-coup, lui reprocha cette suffisance, contraire à l'abjection religieuse, le fit sortir aussitôt, et l'envoya se prosterner devant le saint Sacrement, pour demander à Dieu l'humilité et le pardon de sa faute. Tous les religieux parleront à la conférence, chacun à son tour. Point de préférence pour les plus habiles. Nul ne sera établi prédicateur ordinaire et docteur privilégié de ses frères. Nul ne pourra se prévaloir d'une supériorité reconnue, ou se croire utile à la communauté. Mais en même temps point d'exemption pour la faiblesse : la faiblesse elle-même a son orgueil ; comme elle redoute surtout d'être connue, elle fuit les regards et se retranche dans la modestie. Il ne sera donc permis à personne de dissimuler son incapacité par le silence. Nul n'aura le droit de s'excuser, le droit de ne rien dire ; il faudra dire au moins quelques mots quand le moment de parler sera venu, et se livrer sans réserve aux jugements des auditeurs. Enfin on ne contestera jamais. II est permis de proposer une difficulté à celui qui parle, mais non de soutenir son propre sentiment avec le désir de le faire triompher. On ne parlera du prochain que pour en faire l'éloge, comme des frères qui sont morts, pour raconter leurs belles actions. Ces conférences offraient toujours un grand intérêt. Dans ces étroites limites où ils semblaient circonscrits, les Trappistes s'élevant, par l'abnégation absolue et par l'amour du devoir, au- dessus des difficultés que suscitent aux hommes du monde l'amour de soi et la crainte des jugements humains, faisaient bien voir que la pénitence ne refroidit pas le cœur et n'affaiblit pas l'esprit. Les moins instruits d'entre eux étonnaient le révérend Père lui-même, ce grand maître de la vie pénitente, par la lucidité de leurs idées, la fermeté de leurs raisonnements et la chaleur de leur parole : Souvenez-vous, dit-il, de ce que cet homme si simple — frère Euthyme II —, si dénué de ces connaissances, qu'il semble qu'on ne saurait avoir que par des lectures longues et profondes, vous a paru dans nos conférences. Il faut que vous demeuriez d'accord que l'esprit en était clair, les pensées pures, les expressions précises ; qu'il remarquait et réduisait tout aux vérités de son état, dont il était parfaitement instruit, et que l'on voyait dans tous ses discours, quelque courts qu'ils fussent, de la lumière et de l'onction. Pour moi, je ne l'entendais jamais parler qu'il ne m'édifiât, et j'avais toujours de la joie quand son tour venait, parce que, assurément, on ne pouvait guère dire plus de choses en moins de paroles. Le témoignage suivant, rendu par la même autorité, à un autre frère — Euthyme III —, est encore plus significatif : Je trouvais plus d'utilité à l'entendre qu'il n'en pouvait avoir à m'écouter. S'il était obligé de parler dans les conférences, vous savez avec quelle simplicité, quelles lumières, quelle onction, il exprimait ses pensées. II s'était rendu l'Écriture si familière, qu'il en pénétrait les sens, et il en faisait des applications si justes et si spirituelles, que tous ceux qui étaient présents en étaient consolés. Rien ne m'a tant convaincu que la science des saints, ou plutôt celle de Dieu, ne s'apprend pas dans les livres, que de voir ce pauvre frère, qui, avec peu d'étude et peu de lecture, avait acquis des connaissances si pures et si élevées. Si vous demandez comment il a fait tant de progrès et amassé tant de trésors en si peu de temps, je vous réponds que c'est qu'il a puisé dans les sources des divines Écritures, et qu'il les a lues dans le même esprit qu'elles ont été dictées. Il s'y est donné tout entier, il s'en est approché, non point pour en devenir ni plus docte ni plus habile, mais pour en devenir meilleur, pour y apprendre les vérités saintes selon lesquelles il devait se conduire. Quelquefois, souvent même, le révérend Père prenait la parole. On a conservé une grande partie des instructions qu'il prononça dans les conférences. Tantôt c'est une homélie sur l'Évangile du dimanche, appliquée spécialement aux religieux, tantôt une exhortation pour une vêture ou une profession. De temps en temps c'est l'explication d'un chapitre ou d'une parole de la règle, sur la demande de quelques novices ; ou bien encore un point de morale ou de discipline, tels que le détachement nécessaire pour suivre Jésus-Christ, l'obéissance, l'humilité, ou l'excommunication des religieux ; ou encore l'éloge des saints, tels que saint Benoît ou saint Bernard. Enfin quelquefois c'était la relation de la vie et de la mort d'un religieux dont les vertus avaient mérité d'être proposées pour exemple à ses frères. Dans le recueil si nombreux des relations de la Trappe, on reconnaît facilement, à la supériorité de la composition et au langage de l'autorité, celles qui sont l'ouvrage du révérend Père. Les conférences se tenaient le dimanche et aux fêtes de garde qui tombaient dans la semaine ; on les avait rendues plus rares que dans les autres communautés religieuses, parce qu'on ne trouve, ni dans la règle de saint Benoît, ni dans les statuts des premiers Pères de l'Ordre, aucun temps destiné pour ces entretiens, qui étaient encore, malgré la gravité qui s'y observait, un adoucissement à la loi du silence. Le lieu de réunion était une chambre du monastère destinée à cet usage. Des spaciments, ou sorties hors du cloître, introduits par le relâchement dans la plupart des communautés, le révérend Père n'avait conservé que la faculté d'aller tenir la conférence dans les bois quatre ou cinq fois par an, et encore il avait su tourner ce dernier reste des récréations au profit du recueillement. Dans ces jours extraordinaires, les religieux sortaient au son de la cloche du chapitre, tous en silence, un livre à la main, le supérieur à la tête, et allaient en quelque endroit du bois, loin de la rencontre des séculiers. Ils s'écartaient à cent pas les uns des autres sous les arbres. Après avoir passé dans la solitude environ une heure et demie, ils se rassemblaient au signal du supérieur, et tenaient la conférence en la manière accoutumée. Lorsqu'ils avaient dit, chacun à son tour, ce que l'esprit de Dieu avait pu leur mettre au cœur, le supérieur frappait de la main, et tous retournaient en silence au monastère. Dans un bois voisin de la Trappe[17], on voit encore aujourd'hui, à la rencontre de plusieurs allées, une étoile où ces pieux cénobites, assis à terre, s'entretenaient de Dieu et de leurs devoirs, sous la présidence de leur Père. Hors le temps de ces conférences, le silence était si étroitement gardé, que les religieux s'abstenaient de le rompre, même dans certaines circonstances où cependant la parole leur était permise, parce qu'ils la croyaient inutile. On peut citer à ce sujet l'exemple de dom Augustin, qui, chargé d'apprendre à faire des paniers, sous un artisan venu du dehors, apprit ce métier sans avoir dit un seul mot pour s'instruire. Quoique le Père abbé lui eût laissé la liberté de parler, et que son maître, peu habitué à cette taciturnité, le maltraitât quelquefois pour en tirer des paroles, le saint apprenti se contentait de faire quelques signes de la main ou de la tête, qui étaient autant de marques de sa religion, de son humilité et de sa patience. Un hôte, qui nous a laissé une description de la Trappe, s'étonnait que le frère chargé de veiller à ses besoins pût, sans parler, s'acquitter de ses fonctions avec tant d'exactitude et de prévenance : Quand il me voulait faire boire, dit-il, il portait la main à la bouche en riant ; et s'il voulait me faire chauffer, il me montrait ses mains qu'il frottait en s'approchant du feu. Entre toutes les pénitences et humiliations de la Trappe, l'orgueil du monde plaça au premier rang le travail des mains : le bon sens des religieux y reconnut, au contraire, le caractère distinctif des moines de saint Benoît, et le devoir essentiel de l'homme ; l'occupation de l'homme innocent devenue, par la miséricorde divine, le châtiment de l'homme pécheur et le plus noble moyen d'expiation. Comme il leur avait été dit à tous en Adam : La terre vous produira d'elle-même des épines et des ronces, et vous ne mangerez, dans tous les jours de votre vie, que ce que vous en tirerez par le travail, ils aimèrent à gagner leur pain à la sueur de leurs fronts, à l'exemple de leurs ancêtres de Cîteaux. Il y avait à côté de leur jardin un champ tout en friche, abandonné de mémoire d'homme, tout couvert de ronces et de bruyères : essayer de le mettre en rapport semblait une entreprise téméraire, ou du moins trop dispendieuse par le temps qu'elle exigeait. Néanmoins, ils commencèrent avec joie les travaux, et aucun obstacle ne rebuta leur constance et leur énergie. Pendant trois ans ils bravèrent le froid et la chaleur extrême, les neiges, les brouillards les plus épais, si fréquents alors au milieu des étangs dont la Trappe était entourée ; les frères convers, occupés d'autres soins, ne les aidèrent point dans ce rude labeur ; les ouvriers du dehors n'y furent point appelés : les religieux de chœur suffirent seuls aux difficultés. Il fallut couper les ronces et les bruyères, enlever les pierres, le sable, la mauvaise terre, et rapporter de la terre végétale qu'on allait chercher bien loin, remplir les fonds, pratiquer des écoulements pour les eaux, disposer des allées pour la circulation. Enfin cette terre maudite, tournée et retournée, purifiée et engraissée, devint le jardin neuf, et, par sa fertilité, une des ressources de la maison. L'étonnement fut grand alors parmi les habitans du pays. Les voisins de la Trappe n'avaient jamais vu ce champ cultivé ; ils le croyaient incapable de rien produire. L'entreprise des religieux leur parut une folie ; la durée même des travaux sembla justifier leur prévision ; et maintenant ils voyaient accompli ce qu'ils avaient toujours cru impossible. Ils durent comprendre, dès ce moment, tout ce que peut l'association chrétienne, l'accord libre des volontés sous une direction respectée, et la communauté des efforts contre des obstacles invincibles aux individus. Ainsi, tandis que les Trappistes, sans autre but que la vie éternelle, pratiquaient en toute simplicité les prescriptions de leur règle, ils donnaient au monde une grande leçon d'économie sociale, et démontraient à leur manière cette vérité, que la religion, qui semble n'avoir pour objet que le bonheur de l'homme dans l'autre vie, contribue encore nécessairement au bonheur de celle-ci, vérité qu'un philosophe du dernier siècle fut contraint de proclamer, et à laquelle le gouvernement français vient de rendre hommage en appelant les pénitents de la Trappe au défrichement de l'Algérie. L'agriculture n'était pas le seul travail des religieux.
Nous l'avons dit plus haut, ils ne dédaignaient aucun ouvrage vil ou pénible.
Ils ne regardaient pas comme un déshonneur de savoir faire toutes les choses
qui étaient à leur usage, et de se suffire à eux-mêmes : Lorsque le temps ne permet pas de sortir, dit
Félibien dans sa description de la Trappe, ils
nettoient l'église, balaient les cloîtres, écurent la vaisselle, font des lessives,
épluchent des légumes, et quelquefois ils sont deux ou trois assis à terre, n
les uns auprès des autres, à ratisser des racines. Il y a aussi des lieux
destinés à travailler à couvert, où plusieurs religieux s'occupent, les uns à
écrire des livres d'église, les autres à en relier ; quelques-uns, à des
ouvrages de menuiserie, d'autres à tourner. Mais ils ne s'appliquent jamais à
aucun ouvrage curieux, et qui puisse attacher trop agréablement l'esprit,
parce qu'une des maximes de l'abbé est que celui qui s'est retiré dans la
solitude pour ne posséder plus que Dieu, ne s'en doit pas détourner pour
s'attacher affection à des choses vaines. Nous savons encore par les relations
que le soin du chauffoir était fort recherché, que le religieux, chargé de
cet office, allait couper le bois, le transportait sur ses épaules, le
sciait, le fendait, tout cela au grand air, sous la pluie ou la neige, et
quelquefois, pendant que ses frères venaient se chauffer, se privant lui-même
du soulagement qu'il leur procurait. D'autres nettoyaient les étables ;
enfin, ne craignons pas de dire que quelques-uns étaient appliqués à des
travaux dégoûtants, mais nécessaires : on les
chargeait de nettoyer ces lieux où l'on ne va que par des nécessités
indispensables, et ils s'acquittaient de l'ordre qu'ils avaient reçu avec
autant de soin et d'application, que s'il eût été question de parer, d'ajuster,
d'approprier le cabinet d'un prince. Voilà ce qui faisait l'admiration
ou plutôt l'effroi d'un siècle frivole. Qu'un homme élevé dans la
délicatesse, devînt le gardien du bétail, qu'un comte de Santena, un
chevalier de Montbel, un vicomte d'Albergotti, un ancien magistrat, un
prédicateur distingué, eût quitté l'épée pour la bêche, le tribunal pour une
étable, la chaire pour la charrue, qu'il étendît du fumier à côté du fils
d'un laboureur, ou sciât du bois pour réchauffer son ancien domestique, il y
avait en cela de quoi bouleverser toutes les idées reçues. Et pourtant ce
prodige n'était que la réhabilitation légitime du travail, et la continuation
de l'œuvre de saint Benoît. Comme ce grand législateur du vie siècle avait
enseigné aux hommes libres, par l'exemple de ses moines, l'estime des travaux
jusque-là laissés aux esclaves, et réparé une société flétrie en fondant
l'égalité par la ressemblance des œuvres : ainsi, au XVIIe siècle, dans une
société folle de la gloire qui passe, et des vanités éclatantes que le pauvre
envie sans y atteindre jamais, enivrée d'orgueil littéraire et de voluptés
royales, l'abbé de Rancé confondait toutes les conditions sous le même habit,
les égalait dans les mêmes emplois, et ramenant l'homme à la pratique de ses
plus nobles devoirs, prêchait à toutes les classes cet amour du travail aussi
ancien que le christianisme, qui reprend faveur de nos jours, et que le
libéralisme croit avoir inventé depuis cinquante ans. Les Trappistes portaient dans leurs travaux la même ardeur et la même piété que dans tous les autres exercices. Ils s'en faisaient une pénitence et un temps d'oraison. Le réformateur ayant été contraint, pour ne pas heurter trop durement les préjugés superbes qui le harcelaient, de réduire à trois heures le travail de chaque jour, les religieux s'efforçaient d'en prolonger la durée par leur activité. Aucune fatigue ne leur paraissait trop pénible ; ils recherchaient, au contraire, les occupations les plus dures ; ils ne comptaient pour rien leur propre corps, et semblaient dire, comme un ancien solitaire : Je veux le tuer puisqu'il me tue. C'était à qui, en doublant sa besogne, voudrait diminuer celle de ses frères ; chacun désirait être le cheval de charge de la communauté, et se regardait comme un serviteur inutile. Chez les hommes du monde, l'activité est souvent une dissipation inquiète, haletante même ; chez les Trappistes, le zèle tout intérieur n'enlevait rien au recueillement. On admirait cette ardeur calme, cet empressement impassible qui conciliait les efforts d'un rude labeur avec la gravité du religieux. C'est que le travail était pour eux une méditation, qu'ils apprenaient clans les champs, dans les bois, plus que dans les livres, selon le précepte de saint Bernard, le grand docteur de l'Ordre, et le plus habile maître de l'oraison. Un Bénédictin du voisinage, s'étant rendu à la Trappe, pour acheter le poisson des étangs, aperçut les religieux qui rentraient au monastère après le travail : ils ne portaient pas la coule ; leur robe était relevée jusqu'aux genoux, ils tenaient leurs outils sous le bras : il aurait pu comprendre par ces circonstances quelles fonctions ils venaient de remplir ; mais il fut si frappé, si édifié de leur maintien modeste, qu'il ne vit pas autre chose, et il demanda s'ils revenaient d'administrer les sacrements. Quand il apprit qu'ils sortaient du travail, il ne put prononcer une seule parole ; il baissa la tête, et ses yeux se mouillèrent de larmes à la pensée que ces vertus antiques ne se retrouvaient plus dans les autres monastères de saint Benoît. Nous racontons, depuis quelque temps déjà, les vertus de la Trappe, et le lecteur, peut-être, commence à trouver cette description trop longue. S'il en est ainsi, nous n'en accusons que nous-même, qui ne savons pas faire passer dans notre récit le charme que nous avons trouvé dans les récits contemporains. Néanmoins nous ne pouvons finir encore. Après avoir exposé ce qui regarde les religieux, ce serait manquer à l'exactitude et à la justice, que de laisser clans l'oubli les frères convers. Gardons-nous de partager le dédain des siècles passés pour cette classe secondaire de cénobites, dont la vie et la mort réjouissent les cieux. L'institution des frères convers remonte, il faut le dire, à une époque de décadence où les moines, devenus riches et fiers, crurent sentir le besoin d'être servis, et gardant pour eux-mêmes le chant de l'office et les vanités de l'étude, abandonnèrent le travail des mains aux laïques ignorants. Alors aussi, pour se distinguer de leurs serviteurs, ils usurpèrent ce titre de Dom — Domnus —, que saint Benoît réserve à l'abbé seul ; ils s'érigèrent tous en seigneurs, et laissant le titre de frères aux convers, ils firent du plus beau et du plus chrétien des noms un signe d'infériorité. Les premiers Cisterciens ne tombèrent pas clans cet orgueil : fidèles à la pratique du travail, ils ne s'adjoignirent les frères convers que pour assurer à la culture un nombre de bras suffisant et des gardiens aux fermes éloignées : loin de mépriser ces humbles auxiliaires, ils se les proposaient, au contraire, pour modèles. Saint Bernard aimait à répéter que personne dans sa communauté n'avait aussi bien célébré la fête de l'Assomption qu'un pauvre frère qui gardait les troupeaux dans les champs pendant la nuit. Mais Cîteaux déchut à son tour, et devint semblable aux autres Ordres : là, comme ailleurs, une séparation superbe s'éleva entre ceux qui, sous le même toit, étaient appelés à la même pénitence dans des exercices différents. Au XVIIe siècle, l'usage, déjà ancien, avait force de loi, et recevait une nouvelle consécration des idées aristocratiques qui dominaient la société. Le réformateur de la Trappe ne fut donc pas libre de rétablir l'égalité, autant qu'elle est possible entre deux classes de moines, dont l'une est consacrée tout à-la-fois au chant de l'office et au travail, et l'autre est réservée exclusivement au travail des mains. Il laissa subsister quelques-unes des distinctions inutiles, entre autres le réfectoire particulier des frères convers ; mais il donna l'exemple d'honorer la vertu de ces frères par les soins qu'il prenait de leur salut, par son attachement personnel, et par les éloges publics qu'il consacrait à leur mémoire. Les relations qu'il nous a laissées de la vie et de la mort des Trappistes n'appartiennent pas toutes aux seuls religieux de chœur ; les frères convers en ont leur part : leurs mérites sont proposés aussi à l'imitation des moines ou des puissants de la terre, et véritablement ils en étaient dignes. Tout ce que nous avons admiré dans les religieux de chœur se retrouve dans les frères convers : même affection pour le révérend Père, et même confiance en sa direction. Ils l'aimaient de tout leur cœur, et d'un amour parfait ; ils le regardaient comme le représentant de Dieu, et se remettaient entre ses mains comme une cire ou un mouchoir — c'est l'expression du plus ancien —, parce que Notre Seigneur a dit : Qui vous écoute m'écoute, qui vous méprise nie méprise. Ses moindres paroles leur étaient des oracles sacrés qu'ils gardaient au fond de leur cœur. L'abbé de Val-Richer, qui leur rendit ce témoignage au chapitre général de 1686, raconte que sur la fin de sa visite, il fit venir devant lui les frères convers, et leur recommanda de prier avec instance pour la conservation du révérend Père. Comme il leur demandait s'ils le feraient de bon cœur, alors, poussés tous d'un même esprit, ils se jetèrent contre terre, et fondant en larmes, ils supplièrent Dieu de les retirer de ce monde avant leur abbé. Même charité mutuelle. Ils sont unis entre eux par les liens d'une pure et sincère charité, se prévenant par toutes sortes de marques d'honneur, se découvrant et se saluant par une inclinaison de tête partout où ils se rencontrent... Ils se rendent les uns aux autres une obéissance aussi exacte qu'ils pourraient faire à leur abbé, obéissant au moindre signe. Ils n'entreprennent rien, et ne font aucune démarche que selon la volonté de celui qui commande. C'est encore l'abbé de Val-Richer qui leur rend ce témoignage en présence de tous les abbés relâchés. Il aurait pu ajouter qu'il s'en trouvait d'infatigables qui prenaient pour eux les travaux d'autrui, et se surchargeaient pour décharger leurs frères. Même régularité, même assiduité au service de Dieu. Quoiqu'ils n'eussent pas, comme les religieux de chœur, l'obligation de chanter l'office sept fois par jour, ils devaient, au commencement de chaque heure canoniale, interrompre un instant le travail, et, sur le lieu même, réciter les prières qui sont leur office particulier. Dès que la cloche se faisait entendre, on les voyait quitter leurs outils pour le chapelet, s'agenouiller, et prier, les uns dans les allées du jardin, les autres dans les bois, ceux-ci contre les murs d'enclos, ceux-là même sur les toits, où une échelle de couvreur les tenait suspendus, spectacle bien ancien pour qui connaît l'histoire monastique, et que saint Jérôme décrivait déjà au ive siècle, mais bien nouveau et tout-à-fait merveilleux à cette époque, où, malgré tant d'illustres orateurs, la religion était si mal comprise et si mal pratiquée. Un contemporain l'avoue naïvement dans une description de la Trappe : En voyant, dit-il, ces bons frères à genoux, et dans une posture si modeste et si dévote, je ne pouvais comprendre comment des artisans étaient capables d'entendre raison de cette manière. Pauvre siècle ! siècle tant de fois proclamé le grand et quelquefois avec justice ! Ces hommes si spirituels et si polis ne savaient plus que l'enseignement de la religion donne l'intelligence aux petits, que le pêcheur Pierre, fils du pêcheur Jonas, reçut de Dieu même la connaissance des plus sublimes vérités, et que Notre Seigneur a rendu grâces à son Père de ce qu'il avait révélé aux ignorants les mystères cachés aux prudents du siècle. Même amour des mortifications, du silence, du travail. Mais ici laissons-les parler eux-mêmes. Lorsque, pressé par de faux amis de diminuer leur pénitence, le révérend Père rassembla les frères convers pour remettre leur sort entre leurs mains, chacun d'eux exposa les motifs qui l'engageaient à la persévérance. Leurs réponses remarquables par la fermeté des pensées, par la clarté et souvent par le bonheur de l'expression, ont été conservées par le révérend Père dans un de ses ouvrages[18]. Ils demandent presque tous, que si on modifie leur pénitence, ce soit pour l'augmenter, et leur assurer, par une rigueur salutaire, l'expiation des péchés qu'ils ont commis dans le monde, et des négligences qu'ils ont à se reprocher depuis leur entrée dans le monastère. Ils réfutent toutes les objections que les hommes du dehors élèvent contre leur genre de vie. On alléguait les morts fréquentes, résultat d'austérités exagérées, comme une raison de diminuer la sévérité de la règle. Frère François répond : Ce n'est pas la pénitence qui tue les hommes, mais c'est Dieu qui veut qu'ils meurent quand ils sont à la fin de leur vie ; on en a tant vu qui n'ont pas laissé de mourir quoiqu'ils fissent tout ce qu'ils pouvaient pour vivre ! Et frère Théodose ajoute : Si ceux qui vous écrivent de diminuer quelque chose à la vie que nous menons avaient vu mourir ceux de nos frères que Dieu a appelés à lui, ils changeraient bien de sentiment en voyant la paix dans laquelle ils meurent. J'ai lu qu'un saint pape, qui avait été de notre ordre, venant à Clairvaux, et passant par le lieu où les religieux avaient été enterrés, s'écriait : Ô élus de Dieu, priez pour moi ! De même lorsque je passe devant le cimetière, je prends grand plaisir à regarder les croix qui sont sur les tombes de nos frères, et je m'écrie : Ô serviteurs de Dieu, priez pour moi ! Je ne doute pas que leurs prières ne soient très puissantes ; ils sont sortis de ce monde avec tant de bénédiction, qu'on ne saurait douter qu'ils ne soient agréables à Dieu, et qu'ils ne jouissent de sa présence : leur passage a été si doux et si tranquille, qu'on ne peut pas l'appeler une mort. Les anciens moines nos pères ne disaient pas quand quelqu'un avait fini sa vie : Un tel est mort, mais un tel a passé de cette vie à une meilleure... Pour moi, j'ai bien vu mourir des gens dans le monde, mais je n'en ai jamais vu mourir un seul qui ne m'ait rempli de frayeur, soit par ses grimaces, soit par ses convulsions ; au lieu que je ne vois jamais mourir aucun de nos frères qu'il ne me donne de la joie et de la consolation, et le plus grand bonheur que l'on puisse désirer, est de finir comme eux. Je crois que le meilleur moyen que nous puissions prendre pour l'obtenir de Dieu est de suivre leur exemple. On alléguait les dangers du silence, les effets inévitables de la taciturnité perpétuelle sur l'esprit. Frère Main répond : Si nous venions à nous relâcher, le monastère qui donne de l'édification aux hommes, en deviendrait le mépris et la risée ; et si on avait seulement vu deux convers parler ensemble, ceux qui trouvent notre vie trop austère, seraient peut-être les premiers à s'en scandaliser. D'ailleurs, nous avons une nature si corrompue, qu'elle est comme ces chevaux fougueux qui, pour peu qu'on leur lâche la bride, n'ont plus rien qui les retienne, et manquent pas de se jeter dans les précipices, et d'y précipiter avec eux ceux qui les montent et qui les conduisent. Et frère Roch confirme cette pensée par l'expérience de tous les jours : Pour ce qui est du silence que l'on nous plaint d'observer trop exactement, saint Arsène disait qu'il était bien difficile de parler à Dieu et au monde, et j'ai lu que depuis sa conversion, il ne pouvait fréquenter personne. C'est une vérité que nous n'éprouvons que trop quand nous sommes obligés de travailler avec des séculiers et des gens du dehors ; car nous nous sentons tout vides et tout distraits ; c'est pourquoi nous aurions grand besoin d'être plus retenus et plus resserrés que nos autres frères qui ne sont pas si exposés à la dissipation que nous. On alléguait la faiblesse de la nature. Frère Sérapion répond : Quoique je sois bien misérable et bien faible, et que je n'éprouve que trop que la nature demande toujours des soulagements, néanmoins j'espère de la miséricorde de Dieu, et par le secours de mes frères, de vaincre toutes les difficultés, et de ne point cesser de faire comme eux et de les suivre. Une goutte d'eau, qui n'irait pas bien loin quand elle est seule, lorsqu'elle est mêlée dans le torrent, est emportée dans le sein de la mer ; c'est pourquoi j'espère que Dieu me fera miséricorde. On alléguait enfin les mécontentements, les murmures qu'une violence si grande et si continuelle pouvait exciter parmi eux. Et tous protestent qu'ils regardent le révérend Père comme le représentant de Jésus-Christ, qu'ils n'ont d'autre volonté que sa volonté, que malgré leur désir de persévérer dans la vie qu'ils ont embrassée, ils subiront les adoucissements s'il les ordonne, que malgré leur désir d'ajouter aux austérités déjà établies, ils s'en abstiendront s'il ne les y autorise pas ; pratiquant ainsi, dans toute la perfection de l'humilité, le travail de l'obéissance si noble, si redoutable, comme dit saint Benoît, qui ramène l'homme à Dieu, et qui est le commencement et la consommation de toutes les vertus. Les ennemis des ordres religieux, quand ils ne peuvent
nier la régularité des moines et leur fidélité à la règle, les accusent au
moins d'égoïsme et d'indifférence pour les autres hommes. Ils les
représentent comme tout occupés d'eux-mêmes et de leur salut, et désormais
inutiles au monde qu'ils ont quitté. Mais outre que la prière du juste
garantit les coupables de la vengeance de Dieu, ces gens-là ne savent pas
quels services les moines rendent chaque jour à la société par leur patience,
par leurs privations, par leurs bonnes œuvres. Les Trappistes, dont nous
parlons ici, n'étaient-ils pas les plus commodes des propriétaires, et les
plus charitables des voisins ? Leur désintéressement évitait à ceux qui les
entouraient, ces querelles, ces procès que la cupidité des hommes utiles tourne souvent en ruine pour les
plaideurs. Le révérend Père méprisait fort les biens de la terre, et il
communiquait ce mépris à ses religieux : Je voudrais,
disait-il un jour, que la communauté n'eût aucune
propriété. Nous ferions alors dans ces bois et autour de ces étangs, de
petites cabanes, comme les anciens solitaires de la Thébaïde. Nous
trouverions assez de quoi nous nourrir, et étant moins riches des biens de la
terre, nous travaillerions davantage pour acquérir ceux du ciel. Il
avait horreur des procès, comme il le fit bien voir dans son Traité de la vie
monastique : Je crois, disait-il encore, que si l'Écriture enseigne de donner même notre robe à
celui qui veut nous ôter le manteau, c'est particulièrement pour les
religieux que ce précepte est écrit. Plusieurs fois il mit ces
conseils en pratique, et mérita l'admiration générale pendant qu'il ne
cherchait qu'à remplir un devoir. Un seigneur avait acquis une terre chargée
d'une petite rente envers l'abbaye de la Trappe ; mais le contrat s'étant
fait sans que l'abbé ni ses religieux en fussent prévenus, il n'y avait pas
été question de cette redevance, et le droit de l'abbaye n'avait pas été
réservé. A quelque temps de là, on redemanda les arrérages échus ; le nouvel
acquéreur fit voir son décret, et prouva qu'il ne devait rien. Cette réponse
suffit aux religieux frustrés. Au lieu de recourir aux formes judiciaires
pour obtenir le paiement, ils demeurèrent dans le repos, et se consolèrent de
cette perte. Ils en reçurent bientôt la récompense ; l'acquéreur, examinant
les faits, reconnut qu'il ne pouvait en conscience profiter d'une surprise,
et vint rendre volontairement ce qui lui avait été redemandé sans passion et
sans menaces. Les intérêts des deux parties furent ainsi conciliés par la
charité chrétienne ; le créancier recouvra son bien, sans que le débiteur eût
vu compromettre sa bonne foi et son nom dans l'éclat d'une poursuite. Dans
une autre circonstance, quelques héritages nouvellement échus à la Trappe
avaient été usurpés par certains particuliers qui ne se mettaient pas en
peine de faire raison au véritable propriétaire. Il ne fallait pas de longues
procédures pour obtenir justice. Mais le révérend Père repoussa tout conseil
capable de susciter un différend, et se contenta de dire : Nous ferons venir
les personnes qui possèdent ce bien ; nous leur représenterons l'injuste
usurpation qu'ils en ont faite ; et en même temps, puisqu'ils n'ont pas la
volonté ou le pouvoir de s'en dessaisir, nous leur en ferons un don, afin de
contribuer, autant que nous pourrons, à la décharge de leur conscience.
Peut-il être une générosité plus chrétienne que celle-là, une manière plus
noble de faire reconnaître un droit contesté, et de vaincre l'injustice par
la douceur ? Voilà comment les Trappistes savaient conserver au dehors avec les
habitans de leur voisinage, la paix délicieuse que leur fraternité
incomparable avait rétablie dans leu r monastère. Leurs mortifications, comme leur désintéressement, profitaient à la société, qu'ils paraissaient avoir oubliée. Ce qu'ils se refusaient à eux-mêmes, ils le distribuaient aux pauvres ; leur pénitence était une aumône permanente. Cela est vrai à la lettre : ils donnaient, non pas de leur superflu, mais de leur nécessaire. Le révérend Père s'en fit même une réponse péremptoire à ceux qui lui conseillaient d'adoucir les austérités de sa maison : il représenta qu'il ne lui était pas possible d'augmenter la nourriture de ses religieux sans diminuer la part des pauvres. La Trappe avait un revenu de 8.000 ou 10.000 livres : quoique cette somme fût plus considérable au XVIIe siècle qu'elle ne le serait aujourd'hui, c'était néanmoins un revenu très modique. Cette ressource devait suffire à la communauté, composée assez régulièrement de quatre-vingt-dix personnes ; à l'entretien de l'hôtellerie, toujours très fréquentée ; enfin aux pauvres, qui ne se présentaient jamais en vain à la porte du monastère. Le principe du révérend Père était qu'un chrétien ne doit jamais renvoyer son frère sans le secourir dans ses nécessités ; qu'il doit donner sans s'inquiéter du lendemain, et que l'aumône n'ayant jamais appauvri personne, il faut la faire sans souci de ses propres besoins. Aussi défendait-il aux officiers chargés du temporel de rien réserver sous prétexte des mauvais temps qui pourraient arriver, et de refuser du secours aux indigents tant qu'il y avait quelque chose dans la maison. Ses religieux professaient le même respect que lui pour les pauvres. Le frère Pacôme, convers, chargé des distributions quotidiennes, s'acquittait de cet emploi avec tant de fidélité, de bonté, de charité, d'honnêteté, que les indigents le bénissaient et l'aimaient comme leur nourricier et leur père ; mais, pour lui, il se faisait gloire de n'être que leur serviteur. Il entendit une fois cette parole de Dieu à Moïse : Cette terre est une terre sainte ; n'en approche pas sans ôter ta chaussure. Il se l'appliqua à lui-même et à ses fonctions ; et, à partir de ce jour, avant d'entrer dans la salle qui renfermait le pain des pauvres et tout ce qui servait à leur usage, il se déchaussait respectueusement. Quand on lui en demanda la cause, il répondit : Je considère cette chambre comme un lieu saint, comme la salle de Jésus-Christ, parce qu'on l'a réservée au service des pauvres, que nous regardons comme Jésus-Christ ; et c'est pour cela que je me déchausse avant d'y entrer[19]. Il faut savoir combien la charité est ingénieuse, pour croire aux aumônes vraiment incroyables que les Trappistes prélevaient sur leur propre subsistance. Le pays qui entoure la Trappe, peu fertile, assez mal cultivé, leur offrait bien des occasions qu'ils saisissaient avec empressement. Dans les années ordinaires, ils distribuaient jusqu'à mille écus de blé ; et les lundi et vendredi de chaque semaine, jours de données, comme on disait dans le pays, ils distribuaient, devant leur porte, des portions et du pain à quinze cents personnes. Dans certaines années de pauvreté générale, le nombre de ceux qui recevaient du pain montait par semaine à trois mille cinq cents, et quelquefois s'élevait plus haut encore[20]. Ajoutez à cela les dons d'argent. Les pauvres voyageurs qui venaient se reposer quelques moments, et s'asseoir à l'ombre de la Maison-Dieu, n'y trouvaient pas seulement cet accueil fraternel qui relève l'âme affligée en lui rendant des amis compatissants, ils en remportaient encore une petite somme, en proportion du chemin qui leur restait à parcourir, les uns trente sous, les autres un écu, faible secours, sans doute, mais denier des moines pauvres offert avec une amabilité qui en doublait le prix, et qui continuait, après la séparation, le bienfait de l'hospitalité. Ajoutons enfin des familles entières que le révérend Père entretenait dans les villages voisins, et auxquelles il évitait, par les prévenances de sa charité, l'humiliation de demander publiquement, et de paraître recevoir. Qu'on juge par ces détails de l'estime, de l'admiration, et surtout de la reconnaissance publique, dont la Trappe jouissait dans toute la contrée. Mais ce n'était pas seulement dans son voisinage que la Trappe était connue et chérie. Sa réputation, portée au loin, y attirait de nombreux visiteurs qui voulaient voir le prodige le plus étonnant du siècle : la pénitence antique au milieu d'une société brillante et voluptueuse. On y accourait de tous les points de la France, et même des nations étrangères. Toutes les conditions se rencontraient à l'hôtellerie de ces hommes extraordinaires ; les plus illustres évêques, les rois, les princes et les princesses du sang royal, les hommes de la cour, et la classe moyenne, y venaient chercher des règles de conduite dans les conseils du révérend Père ou dans la vue des religieux, le repos dans la prière, et des forces dans la méditation des vérités éternelles. Les hérétiques eux-mêmes y portaient une curiosité inquiète, et se retiraient incertains et ébranlés. L'ambassadeur de France à Londres écrivait que la vie et la piété sincère de la Trappe touchait plus les Anglais que tous les discours préparés pour les convertir. On comptait quatre mille hôtes par an. Plusieurs trouvèrent le lieu si bon, qu'ils voulurent y dresser leur tente ; ils demandèrent à vivre à côté de la communauté, à se mêler à quelques-unes des pratiques religieuses, à imiter de près une vertu dans laquelle ils n'osaient pas s'engager par un vœu. Ainsi, M. de Saint-Louis obtint la grâce d'habiter l'abbatiale pour s'occuper uniquement de son salut, après avoir passé à la guerre plus de quarante ans, et pour servir sans partage le roi du ciel, après avoir donné des marques de sa valeur et de sa fidélité au roi de la terre. Ainsi, le marquis de Nossey se construisit un ermitage dans une forêt, à un quart de lieue de la Trappe, et y vécut dans une solitude absolue, surpassant les anachorètes de la Thébaïde, occupant régulièrement toutes ses heures par l'oraison, la lecture, et le travail des mains ; ne recevant aucune visite, et ne sortant que pour venir tous les jours, et dans toutes les saisons au monastère, entendre la messe de quatre heures du matin. Mais ces pensionnaires étaient et ont toujours été, par la suite, peu nombreux. Les autres visiteurs se retiraient après quelques jours, emportant un souvenir ineffaçable de ce qu'ils avaient vu et goûté dans la retraite, et le désir d'y revenir, comme plusieurs en contractèrent la douce habitude. Le plus illustre des hôtes de la Trappe fut Bossuet, le plus grand homme du siècle de Louis XIV. Ancien émule de l'abbé de Rancé, il avait suivi avec un intérêt actif les développements de la réforme opérée par son ami ; il s'était efforcé d'en hâter le succès en protégeant auprès du roi l'Étroite Observance de Cîteaux. Au milieu des soins de l'éducation du dauphin, il tournait quelquefois les yeux vers la Trappe, et se promettait, si Dieu le remettait en charge dans l'Église, d'aller passer quelques jours en oraison avec le réformateur. Ce vœu ne put s'accomplir qu'au moment où il prit possession de l'évêché de Meaux (1682). Il vint enfin à la Trappe pour presser le révérend Père de livrer à l'impression son Traité de la vie monastique, et pour puiser, dans le recueillement et dans la discipline religieuse, le courage, la force et la piété qu'il se proposait de porter dans ses fonctions épiscopales. L'attrait qu'il trouva dans ce séjour l'y ramena sept autres fois, à des époques assez rapprochées et dans la compagnie d'ecclésiastiques distingués ou influents. Il fit son second voyage en 1684 avec l'abbé de Fleury, le troisième en 1685 avec l'abbé de Langeron, le quatrième en 1687 avec l'abbé Fleury et l'évêque de Mirepoix, le cinquième en 1689, le sixième en 1690, le septième en 1691, avec l'ancien évêque de Troyes — Bouthillier —, le huitième en 1696, avec l'abbé de Langle, depuis évêque de Boulogne. La Trappe était le lieu où il se plaisait le plus après son diocèse. Il assistait à tous les exercices de la communauté ; il était le premier levé pour les Matines. Il montra la même assiduité jusqu'à l'âge de soixante-neuf ans, quoiqu'il joignit à ces veilles toute l'austérité de la vie d'un religieux ; ce ne fut qu'à l'un de ces derniers voyages qu'il se permit de faire usage d'un peu de vin. Il trouvait un charme particulier dans les manières dont on y célébrait l'office divin. Le chant des psaumes qui venait seul troubler le silence de cette vaste solitude, les longues pauses des Complies, les sons doux, tendres et perçants du Salve Regina lui inspiraient une sorte de mélancolie religieuse[21]. Ce fut à la Trappe que Bossuet composa l'avertissement de son catéchisme (1685), et ce fut pour un novice de la Trappe, récemment converti à la foi catholique, qu'il écrivit sa lettre sur l'adoration de la croix (1691). On retrouve dans les lettres trop rares de Bossuet à l'abbé de Rancé des marques simples et touchantes de l'affection que le chef glorieux de l'épiscopat français portait au restaurateur de la discipline monastique. Ce fut Bossuet qui se chargea de faire approuver et imprimer le livre de son ami. Il empaqueta lui-même le manuscrit pour l'envoyer à l'évêque de Grenoble ; il dissipa les préventions que l'archevêque de Paris — de Harlay — s'était laissé donner contre cet ouvrage. Il allait lui-même chez l'imprimeur avec Félibien, pour ajuster certains passages que l'auteur consentait à modifier, et en particulier l'endroit des carrosses, qui était une critique si directe des supérieurs majeurs de Cîteaux[22]. Quand le père Mège, de la congrégation de Saint-Maur, publia son commentaire sur la règle de saint Benoît, où les sentiments de l'abbé de la Trappe étaient contredits en trois ou quatre endroits, Bossuet représenta aux supérieurs de ce Bénédictin qu'ils ne devaient pas laisser publier un livre qui ferait tort à la piété en général, et à leur congrégation en particulier. Il obtint des corrections, et se chargea de les revoir lui-même. Comme plusieurs exemplaires du livre non modifié avaient été distribués dans les provinces, quoique l'auteur en rejetât la faute sur son libraire : Je ne me paierai pas de cette excuse, disait Bossuet, et je m'en plaindrai au Père général. Dans son dévouement à la réputation de son ami, il le pressait de faire paraître son Explication de la règle, promettant de mettre une grande diligence à l'examiner, et d'envoyer les feuillets à l'imprimeur à mesure qu'il les aurait lus. Quand il y aura la moindre chose à faire pour votre service, dit-il ailleurs, vous ne sauriez me faire un plus sensible plaisir que de m'en donner la commission. n Et enfin, à propos d'une personne qu'il lui recommande : n J'aurai une singulière consolation qu'il vous l'apporte ici dans son cœur et dans ses discours, en attendant que j'aille vous voir, ce qui sera, s'il plaît à Dieu, de meilleure heure que l'année passée et plus longtemps. C'est une des joies de ma vie, et personne, assurément, n'est plus à vous que moi[23]. Il ne séparait pas dans son affection la Trappe de son abbé : Je prie Notre Seigneur qu'il vous comble de ses grâces avec le troupeau qu'il vous a commis, et que vous soyez tous, comme je l'espère, de ceux dont il a dit : Sanctifiez-les en vérité ; je me sanctifie pour eux. Dans une autre lettre, il appelle la Trappe la sainte maison[24]. Combien Bossuet estimait la doctrine et les lumières de l'abbé de Rancé, c'est encore ce que démontre leur correspondance. Il le traitait comme un égal dans la science théologique, et il lui en donna une grande preuve, à propos de la controverse du quiétisme, où il l'engagea malgré lui. Sans entrer ici dans un détail qui appartient plus à la biographie de l'abbé de Rancé qu'à l'histoire générale de la Trappe, nous dirons que le livre de Fénelon étant tombé entre les mains du réformateur, celui-ci le lut avec l'empressement naturel à un homme voué, depuis trente-cinq ans, à la vie mystique, à l'oraison, à la contemplation. Étonné d'y trouver une doctrine nouvelle, et de fausses idées de la charité et du pur amour de Dieu, il en écrivit confidentiellement à Bossuet son sentiment. Il s'exprimait, dans l'intimité, avec la vigueur de saint Bernard contre les erreurs de son temps : Le livre de M. de Cambrai m'est tombé entre les mains, je n'ai pu comprendre qu'un homme de sa sorte pût être capable de se laisser aller à des imaginations si contraires à ce que l'Évangile nous enseigne, aussi bien que la tradition sainte de l'Église... Pendant que je ne puis penser à ce bel ouvrage de M. de Cambrai sans indignation, je demande à Notre Seigneur qu'il lui fasse la grâce de reconnaître ses égarements. Il ne traitait pas mieux les quiétistes en général : Si les chimères de ces fanatiques avaient lieu, il faudrait fermer le livre des divines Écritures, laisser l'Évangile quelque saintes et quelque nécessaires qu'en soient les pratiques, comme si elles n'étaient d'aucune utilité ; il faudrait compter pour rien la vie et la conduite de Jésus-Christ, tout adorable qu'elle est, si les opinions de ces insensés trouvaient quelque créance dans les esprits, et si l'autorité n'en était entièrement exterminée. Enfin, c'est une impiété consommée, cachée sous des termes extraordinaires... Bossuet, frappé de la force incomparable de ces lettres, en parla à ses amis, les laissa voir, et des confidents indiscrets les firent imprimer. On sut par toute la France et à Rome que l'abbé de la Trappe condamnait l'archevêque de Cambrai. De là, tant de clameurs contre un solitaire qui rompait le silence, tant de critiques en vers ou en prose contre un abbé qui osait attaquer un saint prélat, et décider ce que Rome examinait. Mais Bossuet l'exhortait à ne point céder à ces reproches : Qui peut trouver à redire, lui écrivait-il[25], que vous ayez communiqué votre sentiment à un ami. Ce serait, en tout cas, à moi qu'il se faudrait prendre du cours qu'ont eu vos deux lettres. Mais je n'ai jamais eu le dessein de les divulguer, et après tout, c'est l'effet d'une particulière permission de Dieu. Oui, Dieu voulait que vous parlassiez. Peut-être veut-il encore que vous souteniez votre sentiment de raisons ? Faites-le, Monsieur, si Dieu vous en donne le mouvement, et envoyez-moi votre écrit. J'en ferai l'usage que Dieu veut, et je ne cacherai pas la lumière sous le boisseau. L'abbé de Rancé, de son côté, ne se lassait pas d'exalter le génie de Bossuet, choisi par Dieu entre les antres hommes pour soutenir la vérité, et dont la mémoire devait se conserver jusqu'à la fin des siècles. Aussi, quelle n'était pas sa joie, lorsqu'il voyait ce Père de l'Église se faire semblable aux Trappistes, s'asseoir à leur table, et se mêler à leurs exercices : Un si grand exemple était fait pour animer leur courage, et la réforme recevait une nouvelle approbation de l'autorité d'un tel évêque. Quelquefois les deux amis se promenaient sur le bord d'un étang ou dans les allées d'un bois, pour s'entretenir des vérités éternelles, et se fortifier dans ce mépris des choses humaines qui a fait l'éloquence incomparable de l'un, et la pénitence non moins illustre de l'autre. Celui qui, du haut de la chaire, au milieu de la cour de Louis XIV, abattait aux pieds de Jésus-Christ la gloire du siècle, sur le cercueil de la puissance, de la jeunesse, et de l'héroïsme, venait chercher des inspirations dans les paroles d'un pénitent mort au monde, et ne survivant à son ancienne importance que pour enseigner, par la pratique du dénuement volontaire, la vanité de tout ce qui passe. Après Bossuet, est-il nécessaire de nommer les autres évêques qui aimaient à faire le voyage de la Trappe, tels que l'évêque de Séez, le cardinal de Bouillon, l'évêque de Grenoble, ou l'évêque de Chartres Godet des Marais, le plus mortifié peut être des évêques de France ? Entre les princes de la terre qui firent le pèlerinage, il faut distinguer, avant tous les autres, Jacques II d'Angleterre. Les malheurs de ce monarque sont immortels, et font partie de l'histoire de France. Roi catholique d'un peuple protestant, il avait entrepris de faire ses sujets semblables à lui. Mais ses imprudences ruinèrent ses efforts, comme le pape l'avait prévu ; et, pour dire ici une vérité sévère, les désordres de sa vie privée le rendaient indigne du succès. Nous oublions trop, surtout de nos jours, dans le jugement que nous portons des princes, les fautes de l'homme que la justice divine n'oublie pas, et qu'elle venge sur le prince et sur la nation. Le Dieu qui ne trouvait pas les mains de David assez pures pour élever le temple de Jérusalem, ne permit pas qu'un monarque adultère, dont les péchés contredisaient la conversion, relevât au milieu des Anglais l'édifice de l'Église catholique. Il lui ôta la connaissance des hommes et des temps ; il l'abandonna au vertige de l'étonnement et de l'incertitude ; et au moment où le peuple, honteux de sa révolte, ramenait son roi à Londres au milieu des acclamations, l'infortuné, reculant devant ses amis et devant ses ennemis, s'enfuit précipitamment, et laissa le trône, sans combat, à l'odieux Guillaume, son gendre infidèle. Accueilli en France, par la magnifique hospitalité de Louis XIV, il mit à profit pour son salut l'enseignement que la Providence venait de lui donner, et, tout en combattant avec bravoure et persévérance pour reconquérir ses états, il se fit admirer par une piété sincère et édifiante. La renommée de la Trappe l'attira ; il voulut aller apprendre, dans ce lieu de paix, la résignation, le pardon des injures, et le détachement. Il y fit un premier voyage au mois de novembre 1690. Jacques II, persécuté pour la foi catholique, avait doublement droit aux honneurs que les moines rendent aux souverains qui les visitent. A peine il était descendu de cheval, que le révérend Père se jeta à ses pieds, selon l'usage de saint Benoît ; mais le roi exilé fit bien voir dès le commencement, qu'il venait chercher à la Trappe des leçons d'humilité, et non des hommages. Il releva le Père abbé, et fléchissant les genoux à son tour, il lui demanda sa bénédiction. C'était le jour de la présentation de la Sainte-Vierge ; il avait voulu arriver à temps pour les Complies de cette fête. Quand l'heure sonna, il se rendit à l'église ; il y occupa la stalle de l'abbé préparée pour le recevoir. Il entendit à cette place d'honneur le chant de l'office, et assista à la méditation qui termine tous les exercices de la journée ; mais lorsque les religieux se levèrent pour passer devant le révérend Père, et recevoir l'eau bénite de sa main, le royal hôte se mit à leur suite, après le dernier postulant, et reçut l'aspersion avec la même simplicité et la même modestie que le plus humble des frères. Le souper fut servi ensuite. Dix personnes de distinction furent admises à la table, entre lesquelles étaient le maréchal de Bellefonds, mylord d'Auberton, le marquis de Vilaine, et monsieur de Saint-Louis. Le révérend Père se tenait debout par derrière, s'appuyant de temps en temps, à cause de ses infirmités, sur le haut de la chaise du maréchal ; le roi se retournait souvent pour lui adresser la parole. La conversation fut pieuse. On y parla de saint Malachie d'Irlande et de saint Bernard, autrefois amis sur la terre, maintenant deux élus réunis au ciel, et sur les tombeaux desquels on célébrait les divins mystères. Cependant les yeux du roi se portaient souvent sur un écriteau attaché au mur, où se lisaient plusieurs maximes sur l'amour des ennemis, le pardon des injures, et contre la médisance. Le souper fini, il s'en approcha pour les lire de nouveau, et dit : Voilà de fort belles choses ; il faudrait les emporter à Saint-Germain, pour apprendre à tout le monde à les suivre. Le lendemain, il assista à Tierce, à la Messe où il communia, et entendit chanter ces paroles dont il se fit l'application : Confundantur superbi, quia injuste iniquitatem fecerunt in me, ego autem exercebor in mandatis tuis. Il visita les religieux au travail, parcourut la forêt, et rentra à l'heure régulière pour dîner au réfectoire. La table abbatiale avait été disposée pour le roi et quatre personnes de sa suite ; et le révérend Père se disposait à s'asseoir lui-même à la première table des religieux, lorsque le roi le retint et le plaça à sa droite. Le repas de ces hôtes fat le même que celui de la communauté, à l'exception de quelques œufs ; des légumes, des racines, du laitage apprêtés selon la règle ; tout fut servi dans de petits plats d'étain ou de faïence, en forme d'écuelles ; trois serviteurs de table suffirent à la communauté composée de cent personnes et aux hôtes. Le silence le plus exact fut gardé ; le roi donna l'exemple d'écouter attentivement la lecture. Après le dîner, il sortit de nouveau pour se promener sur la chaussée des étangs, et voulut visiter dans les bois la solitude du marquis de Nossey. Il fallait, pour y arriver, traverser des prés humides. On remarqua avec admiration qu'il ne craignit pas de mouiller sa chaussure, ni de se fatiguer dans un chemin difficile de cinq cents pas ; mais ce que nous remarquerons plus volontiers aujourd'hui, à une si grande distance des délicatesses royales du XVIIe siècle, c'est l'instruction qu'il retira pour lui-même de cette visite. Un lord de sa suite disait au solitaire : Vous avez donc méprisé tout. n Celui-ci répondit : Je vous avoue, monsieur, que, par la grâce de Dieu, je fais fort peu de cas de toutes les fortunes du monde. Les païens mêmes ont reconnu que les grandeurs du siècle n'étaient que des mensonges de la fortune. Aussitôt, le roi ajouta : Vous avez raison ; car, en effet, elles sont peu de chose : votre état est infiniment plus heureux que celui des grands, et la mort fera bien connaître qu'ils n'ont eu aucun avantage sur vous pendant leur vie. Il y a même cette différence entre vous et eux, que selon toutes les apparences vous mourrez de la mort des justes, et il s'en faut de beaucoup qu'il soit sûr que le même bonheur leur arrive. Au moment de monter à cheval pour retourner à Saint - Germain, le roi d'Angleterre dit à l'abbé de la Trappe : Monsieur, il faut venir ici pour apprendre à avoir du respect pour Dieu. Je tâcherai de faire en sorte que chacun dans sa situation vous imite en quelque chose ; et j'espère, si Dieu m'en donne le temps, de venir faire une retraite avec vous. Cette promesse fut tenue et dépassée ; car Jacques II vint désormais chaque année, visiter la Trappe, prendre part aux exercices religieux, et quelquefois même aux conférences où il restait découvert. En 1696, il amena sa femme, Marie d'Est, qui put être reçue dans le monastère, en vertu du privilège accordé de tout temps aux reines et aux princesses royales. Loin du monastère ; il parlait souvent de ce qu'il y avait vu. Il publiait hautement que les entretiens de l'abbé de là Trappe avaient été sa plus grande consolation dans ses malheurs ; qu'avant de venir en France, il ne connaissait pas l'étendue de la vertu chrétienne, tandis que depuis qu'il avait écouté ce grand solitaire, il se sentait instruit de ses devoirs, et porté à aimer Dieu comme un père et non plus seulement à le craindre comme une puissance souveraine et indépendante. Non content des avis qu'il entendait de sa bouche, il lui demandait encore des conseils écrits qu'il pût conserver et méditer à l'aise. Le révérend Père, pour répondre à ses désirs, lui exposa, dans une longue lettre que nous avons conservée, les sentiments et les devoirs qui convenaient à sa condition de roi détrôné ; on y trouve une franchise sévère, et sous des termes respectueux, la liberté du docteur chrétien abaissant aux pieds de Jésus-Christ les royautés de la terre. En même temps, se faisant un devoir de payer de retour tant d'estime et de confiance, il défendait hautement la piété de ce prince et de sa femme contre les jugements téméraires ou les railleries du monde, sans s'inquiéter des satires et des calomnies qu'il s'attirait à lui-même. Le premier voyage du roi d'Angleterre à la Trappe avait été un sujet de discours divers, un sujet de critique pour les uns, d'édification pour les autres. Il se trouva des censeurs qui blâmèrent, comme une perte de temps, deux jours passés dans une maison de prières, qui raillèrent un prince dépouillé d'avoir une autre pensée que celle de reconquérir ses états. Louis XIV en jugea autrement ; car il avait le sentiment et l'estime de toutes les grandes choses, et c'est par là qu'il fut véritablement grand : Je ne vois pas, dit-il, qu'on puisse blâmer un prince catholique d'aller dans une maison d'édification. Le duc d'Orléans, frère du roi, manifesta la même approbation avec une fermeté d'autant plus honorable qu'elle démentait un caractère naturellement faible et indifférent. Quelques seigneurs de la cour voulant devant lui tourner en dérision ce qu'avait fait Jacques II, il leur signifia qu'il ne partageait pas leur manière de voir : Je ne suis pas, leur dit-il, assez homme de bien pour entreprendre un si long voyage, mais s'il n'y avait que dix lieues, et qu'il fût possible de revenir le soir, je ne manquerais pas d'y aller. Cette réponse imposa silence aux rieurs ; et bientôt le regret se changeant en désir, le prince se décida à entreprendre un voyage de trente lieues. Il vint à la Trappe avec une cinquantaine de gentilshommes. Il assista aux offices et aux repas des religieux, et vécut, comme les hôtes, à leur table. Touché profondément de tout ce qu'il avait vu et ressenti, il voulut emporter un pain noir de la communauté, pour le montrer au roi et à toute la cour, et offrir un sujet de méditation aux habitués superbes du palais d'or à Versailles. Sa suite ne fut pas moins édifiée que lui ; et une quinzaine de gentilshommes, jusque-là peu inquiets de l'éternité, assurèrent que s'ils étaient libres, ils resteraient à la Trappe. C'est qu'on ne visite pas impunément les saillis, et que leurs œuvres n'ont besoin que d'être connues pour être justifiées. S'il est vrai que le duc d'Orléans ait eu les mœurs dépravées et les goûts immondes que Saint-Simon lui attribue, il faut savoir gré à ce prince de sa bonne volonté pour des hommes dont l'exemple condamnait impitoyablement sa propre vie. Un autre aurait pu prendre en haine une vertu si éminente, et au lieu de la rechercher, de se la proposer pour modèle, de la défendre contre l'envie, s'efforcer au contraire de la détruire comme un remords insupportable. Pour lui, il se déclara le protecteur de la Trappe. Il disait souvent que la vie des Trappistes n'édifiait pas seulement la France, mais encore toute l'Europe, qu'elle était une des gloires du royaume, qu'elle avait le même droit que les autres à l'intérêt du souverain. Quand les infirmités toujours croissantes du révérend Père donnèrent à penser que sa mort approchait, il en témoigna une véritable affliction, et manifesta la crainte que le monastère, retombant en commende, ne perdit sa régularité sous une autorité négligente. Il promit de s'employer auprès du roi, pour obtenir la nomination d'un abbé régulier. Son fils, le duc de Chartres, qui fut plus tard le fameux régent, avait été élevé dès l'enfance dans le même respect pour la sainte maison, et faisait dire aux Trappistes qu'il les priait de lui obtenir de Dieu la sagesse. Une autre Altesse royale visita la Trappe régulièrement pendant plusieurs années : c'est la duchesse de Guise, seconde fille du second mariage de Gaston d'Orléans, sœur de la célèbre Mademoiselle, et cousine par conséquent de Louis XIV. Cette princesse éprouva pendant toute sa vie de rudes contradictions. Elle était fort sur son rang ; mais, disgraciée de la nature, bossue et contrefaite à l'excès, elle n'avait pu trouver un mari digne de sa naissance, et avait épousé le dernier duc de Guise. Elle avait rencontré en lui un mari complaisant qui se contentait d'un pliant devant madame sa femme, et qui ne se mettait à table qu'après elle, et sur son invitation ; elle le perdit en 1671. Elle avait un fils qui aurait pu lui être une consolation et une société : elle le perdit à son tour, à l'âge de cinq ans, et elle en fut affligée, dit Saint-Simon, jusqu'à en avoir oublié son Pater. Elle passait six mois de l'année à Alençon, où elle traitait en souveraine les autorités locales, régentant comme un petit compagnon l'intendant de la province, et même l'évêque de Séez, qu'elle tenait debout des heures entières, pendant qu'elle-même trônait dans son fauteuil. Ces bizarreries, résultat d'une éducation manquée et de l'orgueil du temps, ne l'empêchaient pas d'être véritablement pieuse, vouée à la prière et aux bonnes œuvres. Ses chagrins réels la rendaient digne d'intérêt, et son titre de fille de Gaston d'Orléans la recommandait à l'abbé de Rancé, qui avait été l'aumônier de ce prince. Elle venait souvent à la Trappe, où elle logeait dans l'abbatiale ; elle écrivait souvent au révérend Père, qu'elle avait choisi pour directeur, ne faisait rien sans le consulter, et lui demandait même des pensées pieuses pour se préparer à la célébration des grandes fêtes. Le révérend Père mettait dans ces rapports une grande patience et une grande charité. Il lui écrivait de longues lettres pour la consoler et pour l'instruire. Un jour il lui envoya une cuiller et une fourchette de buis, et six croix de la façon des Trappistes : Votre Altesse royale, lui disait-il, n'aura pas ce présent pour désagréable, si elle sait, ou si elle se souvient qu'un saint évêque envoya à une grande impératrice une assiette de bois et un pain d'orge, lui voulant faire connaître par la simplicité du présent, que peu de chose suffisait à une personne, quelque rang qu'elle tînt dans le monde, puisqu'elle n'y était qu'en passant. Et il prenait de là occasion de lui enseigner le mépris des grandeurs qui passent. Ce fut encore à la sollicitation de cette âme triste et inquiète qu'il composa son Abrégé des obligations des Chrétiens, destiné aux hommes du monde. Madame de Guise, de son côté, rendit quelques services à la Trappe. Elle veillait, avec une piété filiale, sur la santé du révérend Père, elle le faisait traiter par son chirurgien, et une fois elle prolongea son séjour dans le monastère, pour l'obliger à prendre les soulagements dont il avait besoin. Lorsqu'il donna sa démission, elle contribua à faire agréer au roi l'abbé régulier qu'il s'était choisi pour successeur, ce qui était contribuer au maintien de son œuvre et de l'ordre monastique. Enfin, parmi les nobles qui aimaient à visiter la Trappe, nous citerons le maréchal Gigault de Bellefonds, l'ami de Bossuet, qui fut disgracié deux fois : la première, pour avoir vaincu, malgré monsieur de Créqui, sous le commandement duquel il servait ; la seconde, pour avoir conservé à la France, par une victoire, plusieurs places importantes que l'autorité supérieure lui ordonnait d'évacuer devant l'ennemi. Eloigné du monde par le monde même, il trouvait sa consolation dans les lettres de Bossuet et dans la vue de la Trappe. Nous avons déjà parlé des lettres que l'abbé de Rancé lui adressa dans plusieurs circonstances importantes. Nous nommerons encore le jeune duc de Saint-Simon, né en 1675, et élevé dans la société du jeune duc de Chartres, celui dont les mémoires si médisants et si spirituels nous ont révélé tant de secrets de la cour du grand roi. Il était propriétaire de la Ferté-Vidame ou Arnault, située à cinq lieues seulement de la Trappe. Son père, ancien ami de l'abbé, l'avait conduit quelquefois dans cette retraite : Quoique enfant encore, dit-il lui-même, monsieur de la Trappe eut pour moi des charmes qui m'attachèrent à lui, et la sainteté du lieu m'enchanta. Je désirai toujours d'y retourner, et je me satisfis depuis toutes les années, et souvent plusieurs fois, et souvent des huitaines de suite. Je ne pouvais me lasser d'un spectacle si grand et si touchant, ni d'admirer tout ce que je remarquais dans celui qui l'avait dressé pour la gloire de Dieu, pour sa propre sanctification et celle de tant d'autres. Il vit avec bonté ces sentiments dans le fils de son ami, il m'aima comme son propre enfant, et je le respectai avec la même tendresse que si je l'eusse été. Telle fut cette liaison singulière à mon âge, qui m'initia dans la confiance d'un homme si grandement et si saintement distingué, qui me lui fit donner la mienne, et dont je regretterai toujours de n'avoir pas mieux profité. C'était à la Trappe qu'il venait émousser les déplaisirs qu'il rencontrait dans le monde, tantôt le dépit d'un procès perdu, tantôt le regret honorable de ne pouvoir devenir le gendre du vertueux duc de Beauvilliers. Dans les commencements, il n'entreprenait ces voyages que clandestinement, pour les dérober aux discours du monde à son âge. Plus tard il s'affranchit du respect humain, et se fit gloire de ces rapports. Il défendit avec chaleur l'abbé de Rancé contre les partisans de Fénelon. Il conduisit à la Trappe le peintre Rigault, pour ravir le portrait du réformateur à son insu, et le rendre populaire et éternel. Rigault, admis trois fois devant le révérend Père, fit de mémoire un chef-d'œuvre parfait : La ressemblance dans la dernière exactitude, la douceur, la sérénité, la majesté de son visage, le feu noble, vif, perçant, de ces yeux, si difficile à rendre, la finesse, et tout l'esprit et le grand qu'exprimait cette physionomie, cette candeur, cette sagesse, paix intérieure d'un homme qui possède son âme, tout était rendu, jusqu'aux grâces, qui n'avaient point quitté ce visage exténué par la pénitence, l'âge et les souffrances. Dès que le tableau fut connu, on s'en disputa les copies. Le réformateur, averti de la ruse, lorsqu'il n'était plus temps de la prévenir, écrivit à son jeune ami que, si un empereur romain aimait la trahison et non les traîtres, pour lui il pensait tout autrement, qu'il aimait encore le traître, mais qu'il ne pouvait que haïr sa trahison[26]. C'était donc en vain que l'abbé de la Trappe et ses disciples avaient cru se dérober aux yeux du monde, et s'ensevelir, au milieu de leurs jours, dans la solitude. La bonne odeur de leur sainteté antique découvrant le chemin de la Thébaïde nouvelle, une multitude innombrable de toute langue et de toute tribu venait y contempler les merveilles de la pénitence. Leur célébrité s'étendait maintenant chez toutes les nations chrétiennes. La reine d'Espagne se recommandait à leurs prières, et ils s'étonnaient que le nom de leur petit monastère fût parvenu jusqu'à cette souveraine. Le grand-duc de Toscane, Côme III, protestait de sa vénération pour leurs mérites incomparables, et enviait à la France le bonheur de les posséder. La Trappe, naguère encore fille obscure de Cîteaux, devenue tout-à-coup plus illustre que sa mère dégénérée, faisait oublier son origine par la supériorité de ses vertus, et semblait un ordre nouveau réservé par la miséricorde divine pour l'instruction d'un siècle de décadence, et pour l'édification de l'avenir. |
[1] Nous citons une fois pour toutes les principales autorités que nous avons consultées pour ce chapitre : deux descriptions de la Trappe publiées en 1671 et 1683 ; le procès-verbal présenté par l'abbé du Val-Bicher au chapitre général de Ciseaux ; l'Histoire de Rancé par Lenain ; les cartes de visite, les règlements de la Trappe, les relations de la vie et de la mort des religieux.
[2] Vous demandez pourquoi la main de la mère porte le fils ; apprenez que la mère seule était digne d'un si grand honneur. Il n'était pas de plus noble fonction pour la mère ; il n'était pas de plus noble main pour porter un Dieu.
[3] Lenain, tome II, liv. 3, ch. 7.
[4] Rancé, Vie monastique, ch. IX, question 9.
[5] Félibien, Description de la Trappe, adressée à la duchesse de Liancourt.
[6] Relation de Dom Augustin, tom. I, page 148.
[7] Relation de F. Albéric, t. I, p. 225.
[8] Relation de Dom Basile, t. II, p. 72.
[9] Relation du frère Joseph, t. II, p. 331.
[10] Relation de Dom Dorothée, t. II, p. 219 et 221.
[11] Relation de Dom Muce, t. II, p. 125 et 157.
[12] Relation de dom Arsène, t. I, p. 236 et suivantes.
[13] Rancé, Vie monastique, chap. X, quest. 1, 5, 6, 7.
[14] Relation de frère Zénon, t. III, p. 181.
[15] Instruction sur la mort du frère Dorothée, t. I, des Relations.
[16] V. les Relations de frère Benoît Ier, de Dom Jacques, de Dom Charles, de Dom Urbain, de Dom Augustin, de frère Théodore, de Dom Rigobert, de frère Dorothée, de Dom Paul Ferrand, t. I ; de frère Euthyme III, de Dom Bernard, de Dom Joseph, de Dom Bruno, de frère Joseph, t. II ; de Dom Isidore II, de frère Palémon, de frère Dosithée, de frère Zénon, t. III ; de frère Arcise, de Dom Abraham, de frère Achille, t. IV.
[17] Appelé aujourd'hui la Vente-du-Parc.
[18] Rancé, Conférences, t. I. Conférence pour le deuxième dimanche après les Rois.
[19] Lenain, Vie de Rancé, t. I.
[20] Rancé, Lettres de piété, CVI, t. 2.
[21] Le cardinal de Bausset, Vie de Bossuet, t. II, liv.7, et les manuscrits de l'abbé Ledieu.
[22] Lettres de Bossuet, 99, 100, 102, 103.
[23] Bossuet, Lettres, 141, 142, 132, 138.
[24] Bossuet, Lettres, 180 ; Lettres sur l'affaire du quiétisme, 101.
[25] Lettres sur l'affaire du quiétisme, 102, 103, 109, 110, 111.
[26] Saint-Simon, Mémoires, ann. 1694 et 1666, ch. IX et XXVI.