L'esprit de réaction qui dirigeait l'abbé de la Trappe venait de s'animer encore par le mauvais succès de son ambassade. Il en avait fait la confidence, avant de quitter Rome, au père Bona : Puisque je ne peux avoir la consolation d'obtenir la réforme générale de l'ordre, et de voir rétablir partout les pratiques usitées du temps de saint Bernard, pourquoi n'aurais-je pas le courage d'essayer cette œuvre de Dieu dans une maison particulière dont je suis le maître ? Je ne puis douter que Dieu ne demande de moi que je vive comme mes pères ont vécu, et comme ils nous ont ordonné de vivre. Nos obligations sont les mêmes, et Dieu me demandera compte de l'autorité qu'il m'a mise entre les mains, si je ne l'emploie à réparer son culte et à soutenir le grand ouvrage de nos saints fondateurs. Le père Bona, admirant cette ferveur, lui représenta néanmoins
qu'un si beau dessein pouvait entraîner de fâcheuses conséquences : Ne craignez-vous pas, lui dit-il, les violences des supérieurs-majeurs qui vous traiteront
de singulier, et qui, pour vous assujettir à l'uniformité, emploieront les
censures contre vous. Je crains que vous ne vous attiriez tout votre ordre
sur les bras. L'Etroite Observance elle-même, qui vous regarde aujourd'hui
comme son appui et sa plus ferme colonne, pourra bien se soulever contre
vous, parce que vous aurez dépassé ce qu'elle a fait ; vous serez seul alors,
et comment tenir contre tant d'ennemis ? — Ce que vous dites peut arriver, répliqua l'abbé de la Trappe ; mais, dans ce cas, mon parti est déjà tout pris. Content d'avoir fait ce que Dieu demande de moi, je me servirai du bref que Sa Sainteté m'a accordé pour aller vivre et mourir à la Grande-Chartreuse. L'unique grâce que je sollicite de vous, c'est votre protection et vos soins auprès du Saint-Siège, au cas que j'en aie besoin. Il rapportait donc de Rome une détermination inflexible ; rendu à la Trappe, il se mit en mesure de l'exécuter. Les religieux adoptèrent encore ses propositions. L'usage du vin et du poisson avait été supprimé précédemment ; cette fois on supprima les œufs, comme aux premiers temps de Cîteaux et pour les mêmes motifs ; on ne les permit plus qu'aux malades. On supprima encore le beurre, les assaisonnements sensuels, les herbes fortes, le thym, par exemple, et même les légumes moins utiles que délicats, moins substantiels qu'agréables au goût[1]. Plusieurs de ces privations paraissaient dures au commencement, et soulevèrent quelques observations ; le révérend père ne voulut rien prescrire sans expérience préalable, et il s'imposa à lui seul l'épreuve de la nouvelle pénitence. Son exemple convainquit et entraîna la communauté. Ce qu'il avait supporté courageusement et sans dommage parut dès-lors praticable pour tous, et fut converti en règlement définitif[2]. Ce n'était pas assez que de rétablir les mortifications corporelles, si l'on ne mortifiait en même temps l'orgueil de l'esprit. Depuis longtemps les études réglées s'étaient introduites dans les monastères de Saint-Benoît, et avaient usurpé le temps destiné au travail des mains. Cette substitution ne manquait pas de beaux prétextes. Le travail nécessaire aux moines pauvres était devenu inutile depuis que la charité des fidèles avait pourvu aux besoins des moines. Saint Benoît ordonnant le travail pour éviter l'oisiveté, et l'occupation de l'étude faisant le même effet, on pouvait s'appliquer à l'étude sans s'écarter de l'intention et de l'esprit de saint Benoît. N'était-il pas à craindre que les moines, par la suppression des études, ne tombassent dans une ignorance grossière, et ne fussent considérés au dehors comme des hommes inutiles au monde ? L'abbé de la Trappe ne s'arrêtait pas à ces objections : Les monastères, disait-il, sont
des lieux qui doivent servir de retraite à ceux qui, touchés du Saint-Esprit,
s'y réfugient pour s'y consacrer à la pénitence, à la mortification du corps
et de l'esprit dans le repos et dans le silence. On y reçoit les grands et
les petits, les pauvres et les riches, les nobles et les artisans, les
spirituels et les simples ; et comme il y en a très peu qui soient capables
d'une lecture longue et d'une étude assidue.... l'étude par nécessité leur deviendra désagréable ; ce sera
pour eux un exercice d'amertume et de dégoût, et il arrivera que cette
occupation, qui ne leur aura été donnée que comme un moyen de les conserver
dans la pureté de leur état, fera un effet contraire.... Ils chercheront à se désennuyer dans les divertissements
qui sont incompatibles avec la pureté de leur profession... Les autres n'auraient pas un sort ni une destinée plus
heureuse, car, se trouvant dans des dispositions plus propres pour l'étude,
ils briseraient leur vaisseau contre un autre écueil. La vanité, l'orgueil, la
présomption, le désir de plaire, la recherche de l'estime et de la
distinction, ne leur donneraient que du mépris pour les actions régulières,
de l'éloignement de la discipline, et de tous les assujettissements dans
lesquels les religieux sont obligés de vivre. Pourquoi, dans un siècle
où il y avait tant de moines savants, les monastères sont-ils tombés d'une
chute si profonde ? Ç'a été principalement parce que
la doctrine a étouffé la piété, que l'enflure de la science a détruit
l'humilité, et que la lumière, au lieu d'éclairer les solitaires, n'a servi
qu'à les éblouir et à leur ôter toute vue et toute connaissance des voies par
les quelles ils se devaient conduire. L'exemple de quelques grands
saints appelés à instruire le monde, tels que saint Bernard., n'est qu'une
exception qui se justifie par une vocation extraordinaire. Mais en général c'est aux ecclésiastiques que Jésus-Christ a donné la
charge d'instruire les peuples ; c'est à eux de porter la lumière par la
prédication de la parole : leur condition les engage à savoir les questions
de la théologie, et à pénétrer la profondeur des dogmes et des secrets de la
tradition... Pour ce qui est des solitaires,
ce n'est pas par l'étude et par les sciences, mais par le silence, par la
retraite et par leurs travaux, qu'ils sont obligés d'édifier et de servir
l'Eglise[3]. En vertu de ces principes, l'abbé de la Trappe bannit de sa maison les études réglées ; il abolit les leçons de théologie qu'il avait tolérées avant son voyage, mais qui dégénéraient quelquefois en controverses tumultueuses. Il ne laissa à ses religieux que la lecture prescrite par saint Benoît, c'est-à-dire l'Écriture sainte, les Vies des Saints, les ouvrages des Pères qui traitent des devoirs monastiques, étude bien suffisante pour préserver les moines de la seule ignorance qu'ils doivent craindre, et que l'Église ait condamnée. Par une conséquence naturelle, il retira ses religieux du ministère des confessions et des prédications ; les fermiers mêmes qui demeuraient dans la première cour, il les remit sous la conduite du curé de Soligny. J'ai toujours cru, dit-il, que rien n'est plus dangereux aux personnes retirées comme nous, que d'avoir des commerces avec les gens du monde... Le pape Eugène II, parfaitement instruit des devoirs des religieux de Cîteaux, les avertit et leur déclare qu'il ne leur convenait pas de s'ingérer du ministère des pasteurs ni de se mêler des fonctions ecclésiastiques[4]. Ce fut sous l'influence de ces pensées, et probablement à cette même époque, qu'il supprima la table de l'abbé. D'après la règle (chap. LVI), l'abbé doit recevoir les hôtes à sa table, et jamais les abbés de Cîteaux n'avaient violé cet article. Mais leur fidélité n'était qu'un artifice de relâchement. Au lieu d'être, selon l'esprit du législateur, le modèle, le frein et l'édification des hommes du monde, ils avaient pris des étrangers, sous prétexte de convenance, les manières sensuelles et mondaines. Ils servaient aux hôtes des mets délicats, tout ce que l'on peut trouver de plus délicieux dans la mer et dans les rivières, des pyramides d'oiseaux de toute espèce, des ragoûts, des entrées, des entremets. Loin de la régularité du cloître et des regards de leurs religieux, ils partageaient cette abondance et cette superfluité ; par là ils compromettaient leur honneur au-dehors, et perdaient au-dedans le droit de prêcher l'abstinence à leurs frères instruits de leurs excès. Ainsi la convoitise, contrefaisant à son profit les devoirs de la charité, les usages établis pour le maintien de la foi n'avaient plus d'autre effet que la perte de la vertu. Le révérend père n'hésita donc pas à supprimer un chapitre de la règle, en disant pour se justifier : Si saint Benoît vivait, et qu'il vît à quel point on a abusé de ses intentions, il changerait, non pas d'esprit, mais de sentiment, et il défendrait pour jamais aux abbés de manger avec les hôtes[5]. Tandis que l'abbé de la Trappe ébauchait par ces premières tentatives sa grande œuvre de régénération, l'abbé de Cîteaux touchait au moment de consommer l'œuvre de ruine, qu'il avait si laborieusement conduite à la conclusion désirée. Le fameux bref, expédié au nonce en France par le cardinal-neveu, avait été examiné par le chancelier Séguier, et, malgré les protestations de l'Étroite Observance, enregistré comme loi de l'État. Claude Vaussin était impatient de faire connaître à l'ordre assemblé cette réforme bénigne, qui allait mériter à son auteur tant de reconnaissance, et de ressaisir en maître l'administration des monastères auxquels il avait ravi leur vicaire-général. Il avait convoqué le chapitre pour le mois de mai 1667 ; c'était là qu'il devait promulguer le bref, et le faire accepter comme la loi suprême de l'ordre. Les Pères de l'Étroite Observance hésitèrent d'abord à se rendre à la convocation : la supériorité du nombre de leurs adversaires leur faisait craindre un échec complet. Toute protestation paraissait désormais inutile : le bref serait reçu avec empressement par les relâchés ; nulle raison ne prévaudrait, dans l'esprit de la majorité, sur l'influence de l'abbé de Cîteaux, et sur l'intérêt personnel. L'abbé de la Trappe ne partagea pas ce découragement. Nous l'avons déjà dit, le réparateur de la Trappe est en même temps le propagateur le plus actif de l'Étroite Observance, comme les pénitents formés par lui sont le modèle de ceux qui veulent rentrer dans la pénitence. Non content d'introduire la réforme dans sa maison, il voulait, s'il était possible, la propager au-dehors, et défendre la faiblesse des bons contre la malice des puissants. Ces deux œuvres sont unies comme une seule dans sa pensée ; il les mène de front pendant longtemps avec un succès inégal, mais avec une égale ardeur. Il représenta que les réformés devaient se rendre au chapitre, sinon pour faire le bien, au moins pour empêcher le mal. On les accusait de tendre au schisme, de braver l'autorité du pape et du roi ; leur présence démentirait cette calomnie. Le bref leur accordait la moitié des définiteurs ; il fallait profiter de cet avantage pour entraver les décisions contraires à la gloire de Dieu. Enfin, leur présence suffirait certainement à contenir l'audace de leurs adversaires dans les limites que le bref lui-même leur traçait. Cet avis, approuvé par le premier président Lamoignon, décida les plus irrésolus. Le chapitre général s'ouvrit le 10 mai 1667. Il y vint des abbés de toutes les nations de l'Europe ; depuis longtemps on n'avait pas vu d'assemblée si nombreuse. L'importance de l'affaire en délibération n'avait permis d'indifférence à personne. Le définitoire fut formé comme le pape l'avait prescrit, et l'abbé de la Trappe fut choisi pour définiteur. Tous les officiers étant nommés, un des secrétaires fit la lecture du bref, et le promoteur en requit l'acceptation et l'exécution. Aussitôt Claude Vaussin descendit de son trône, s'agenouilla, prit le bref des mains du lecteur, le baisa, le serra sur son cœur, comme un fils docile et respectueux reçoit avec humilité les réprimandes et les leçons paternelles, et déclara qu'il l'acceptait avec toute la soumission due au Saint-Siège, et qu'il emploierait toute son autorité pour le faire observer par ceux que la Providence avait placés sous sa juridiction. Cette parodie d'obéissance fut immédiatement reproduite par les quatre premiers abbés. Lorsque le tour de l'abbé de la Trappe fut venu, il prit gravement la parole, et annonça qu'il avait plusieurs observations à présenter. Personne ne connaissait la cause mieux que lui, puisqu'il avait surveillé pendant dix-huit mois, sur le lieu même, toutes les manœuvres des auteurs du bref. Cette pièce avait été fabriquée par le cardinal-neveu, sans la participation réelle des commissaires, sans qu'on en donnât communication aux parties intéressées, contrairement aux intentions et sans le concours du pape, comme le démontrait la date du 19 avril 1666, époque à laquelle le souverain pontife était hors d'état de s'occuper d'affaires. Elle était, en second lieu, contraire à la règle de saint Benoît, aux anciens statuts de l'ordre, à la carte de charité, et aux sentences du cardinal de La Rochefoucauld, qu'elle cassait sans examen. Il protestait, en conséquence, contre la réception du bref, et annonçait le dessein de se pourvoir en cour de Rome. L'assemblée avait écouté attentivement, et avec un plaisir manifeste, ce discours sérieux, que relevait encore l'emploi facile et brillant de la langue latine. Claude Vaussin, effrayé de ce silence, qui semblait une approbation, espéra intimider l'orateur, et ceux qui seraient disposés à l'imiter, par une apostrophe arrogante : Il est vraiment extraordinaire, dit-il, qu'un homme si jeune et si nouveau dans l'ordre parle avec tant de liberté ; à peine le souffrirait-on d'un autre qui aurait blanchi sous la discipline. Pour vous, il vous convient mieux d'écouter que de parler. — Je suis jeune dans l'ordre,
répliqua l'abbé de la Trappe, mais je suis assez
vieux docteur de Sorbonne pour apprécier la valeur d'un bref. Oui, je
soutiens que depuis la dernière audience que le pape m'accorda le 21 février
1666, jusqu'au 19 avril suivant, qui est la date de ce bref, Sa Sainteté ne
l'a vu ni ne l'a pu voir, et j'offre d'en faire venir de Rome plus de dix
mille attestations par écrit. Ainsi ce bref, tel qu'on vient de le lire, ne
peut être que faux, et porte en vain le nom d'Alexandre VII... Au reste, je ne parle point ici comme particulier, je ne
fais qu'exprimer les sentiments de tout un grand corps dont j'ai l'honneur
d'être membre. En même temps les abbés de Prières, de Foucarmont, de
Cadouin, etc., se levèrent, et, avouant l'abbé de la Trappe de tout ce qu'il
avait dit, protestèrent comme lui contre la réception du bref. Il s'agissait de rédiger cette protestation. Le notaire du chapitre avant d'écrire, prenant l'abbé de la Trappe à partie, lui demanda s'il prétendait s'opposer aux ordres du roi. C'est ainsi, que l'année précédente, le chancelier Séguier demandait aux Pères de l'Étroite Observance s'ils prétendaient s'opposer à l'ordre du pape. Tous ces fauteurs du relâchement s'efforçaient de réduire la question de la réforme une simple question d'obéissance, pour couvrir leurs vices du nom de la première vertu monastique : Non, répondit l'abbé ; j'espère, au contraire, que Sa Majesté aura ma conduite pour agréable, lorsque j'aurai en l'honneur de lui expliquer mes raisons, et qu'elle ne nous refusera pas de nous pourvoir en cour de Rome. Ensuite, pendant que le notaire écrivait, il s'approcha de lui pour surveiller la rédaction, et s'aperçut que le malheureux changeait les termes et le sens de la protestation. L'abbé de Cîteaux voulut défendre son agent, et cria bien fort, contre l'abbé de la Trappe, à l'indiscrétion et à l'inconvenance. Mais, lorsqu'il fut donné lecture publique de cet acte, tous les abbés réformés se levèrent pour se plaindre hautement de l'infidélité du notaire, et réclamer une autre rédaction, qui fut accordée enfin. Un scandale si patent, et les manœuvres des auteurs du bref si clairement dévoilées, auraient dû émouvoir les assis-tans, les frapper de terreur, et leur inspirer le désir de la pénitence. Mais un juste jugement de Dieu avait endurci les cœurs : tous les abbés de la commune observance acceptèrent, à l'exemple de leur général, le bref qui ménageait leur lâcheté, avec l'intention de n'en pas même observer les prescriptions si faciles, comme la suite le fit bien voir. Ce complément de réforme, dont le bref confiait le soin au chapitre général, ne fut pas même commencé. Et, quant aux mesures à prendre pour soutenir et dilater l'Etroite Observance, conformément aux ordres du pape, il n'en fut pas question, si ce n'est que l'abbé de Cîteaux offrit à l'abbé de la Trappe les fonctions de visiteur-général des provinces de Normandie, de Bretagne et d'Anjou. Claude Vaussin, revenu de son emportement, avait compris qu'il ne lui était pas honorable d'être brouillé avec un personnage d'un si grand mérite, et il cherchait à lui faire oublier, par une marque d'honneur, la rudesse de ses procédés. L'abbé de la Trappe, incapable de haine, mais libre de toute ambition, et d'ailleurs trop bien instruit de la duplicité de l'homme qui lui demandait son amitié, refusa un emploi qui, en le séparant encore de ses religieux, ne lui eût pas laissé la liberté de travailler au bien général sous une autorité ombrageuse et malveillante. Il se hâta de revenir à son monastère. Les contradictions nouvelles qu'il avait éprouvées au chapitre général, loin d'amortir son ardeur, l'enflammaient d'un zèle nouveau. Les progrès du désordre appelaient le progrès de l'expiation. Entre toutes les pratiques anciennes, l'observation du silence paraissait être la gardienne la plus fidèle de la régularité. Saint Benoît a prescrit un silence absolu. Celui qui ne parle qu'à Dieu par le chant de l'office, ou à ses supérieurs pour l'accomplissement de ses devoirs, ou à ses frères assemblés pour leur édification, n'est pas exposé à connaître les affaires du monde et à garder sous l'habit de la religion un cœur séculier. Il ne se laisse point aller à juger ce qui se passe dans le monastère, à blâmer les hommes ou les choses, à improuver les règlements. S'il s'interdit même la discussion des matières de doctrine et de religion, il ne contestera pas, il ne s'échauffera pas dans la dispute, il ne conservera pas d'aigreur ou de mépris pour ses contradicteurs[6]. Les premiers moines de Cîteaux l'avaient bien compris. L'Étroite Observance, tout en retournant aux vieux usages, avait permis toutefois une heure de conversation ou de conférence par jour, et n'avait pas aboli les spacimens, ou sorties hors du monastère, qui s'étaient introduits dans presque toutes les congrégations et observances monastiques, sous prétexte de nécessité, comme un délassement et une consolation. Le révérend père sur lequel semblait s'être reposé l'esprit de saint Bernard, comme celui de saint Benoît sur le fondateur de Clairvaux, résolut de rétablir exactement l'Observation du silence. Il ne fut plus permis aux religieux de se dire un seul mot en particulier. Le nom de conférence fut conservé, et celui de récréation aboli : il n'y a pas de récréation pour les moines dont la vie est une vie de larmes et de gémissements, et si l'on permet aux religieux de se trouver quelquefois ensemble, ce n'est qu'afin qu'ils s'animent les uns les autres, qu'ils se fortifient dans le bien, et qu'ils s'échauffent par des paroles de feu. La conférence fut rendue moins fréquente ; elle ne devait plus se tenir que le dimanche et aux fêtes gardées qui tombaient dans la semaine. On n'y devait point parler des affaires de la maison, encore moins des affaires extérieures. Ce n'était point une conversation, mais, pour ainsi dire, une méditation en commun ; chacun y rapportait à son tour les pensées édifiantes qu'il avait rencontrées dans ses lectures. Les spacimens furent retranchés ; il fut seulement permis aux religieux de sortir de temps en temps tous ensemble pour aller tenir la conférence dans les bois, mais d'une manière et avec des circonstances qui la rendaient utile, et qui en empêchaient tous les mauvais effets (2)[7]. Lorsque tant de mesures étaient prises contre la dissipation intérieure, il était rigoureusement nécessaire de prévenir toutes les émotions, toutes les distractions qui pouvaient venir du dehors. En conséquence, après s'être retirés du ministère ecclésiastique, les religieux s'abstinrent encore de tout commerce de visites et de lettres. Ce fut aussi en ce temps[8] que la dureté des couches fut augmentée. Jusqu'alors les paillasses n'étaient point piquées, on pouvait en remuer la paille tous les jours, et se faire une espèce de lit assez doux ; on les réduisit à la dureté où on les voit aujourd'hui ; elle est telle qu'une planche tout unie serait plus supportable ; à cette incommodité on ajouta celle de coucher avec la coule, ce qu'on ne faisait pas auparavant. Enfin, ces bienheureux pénitents ne pensèrent plus qu'à regarder leur monastère comme un tombeau où ils voulaient s'ensevelir pour se réunir plus tôt à Jésus-Christ. L'abbé par ses exhortations pleines de feu entraînait tout. Trois années avaient suffi pour distinguer la Trappe de toutes les autres maisons de Cîteaux. Ces austérités, nouvelles pour un siècle qui ne connaissait plus l'antiquité monastique, attiraient sur elle l'attention générale. Mais on observait cette entreprise extraordinaire plutôt avec étonnement qu'avec admiration ; dans l'Étroite Observance même on en croyait à peine le succès possible ou durable. Il s'agissait de savoir si le hardi réformateur trouverait de nouveaux disciples pour soutenir et perpétuer ses institutions. L'abbé de Prières semblait en douter ; l'ancien vicaire-général qui devait bien connaître ceux qu'il avait gouvernés déclarait assez nettement qu'il ne fallait rien attendre du coté de l'ordre. Le révérend père lui ayant demandé quelques religieux, reçut de lui cette réponse : Assurément vous ne trouverez guère de personnes dans notre ordre poussées de ce même esprit de pénitence que Dieu vous donne, et très peu qui aient la force et le courage de pratiquer l'austérité que vous observez. Pour moi je n'en connais pas, et comme cette austérité, au point que vous la portez, surpasse l'obligation de notre règle, encore qu'elle n'en surpasse pas la perfection, je ne pourrais obliger aucun religieux de l'aller embrasser contre son gré.... Je crois bien que notre lâcheté attire sur nous la colère de Dieu, et que nous méritons très justement ses châtiments. Jusqu'à présent je puis vous dire ce qu'on disait de nos premiers pères : vous aurez beaucoup d'admirateurs, mais très peu d'imitateurs. Il faut de nécessité que - vous vous serviez des personnes que vous avez, et que vous receviez des novices animés du même esprit lorsqu'il plaira à Notre-Seigneur de vous en envoyer[9]. Les événements ne tardèrent pas à démentir les craintes de l'abbé de Prières. Il avait plu à Dieu d'éprouver la foi des Trappistes par la patience, comme jadis les saints fondateurs de Cîteaux, et de leur faire mériter la prospérité par la privation. Lorsque l'épreuve chrétiennement soutenue eut amené le temps de la récompense, les postulants se présentèrent tout-à-coup en grand nombre comme autrefois les compagnons de saint Bernard. Alors se vérifièrent de nouveau les paroles d'Isaïe : La solitude tressaillit ; celle qui était stérile put dire en voyant ses nouveaux en-fans : j'étais abandonnée et seule, qui donc m'a engendré ceux-ci.... et ceux-là où étaient-ils donc ? Celle qui était aride se changea en lac et en source vive qui arrosa les autres religions. Les nations vinrent de loin pour la voir, et remporter sous d'autres cieux des semences de vertu. C'est ici en effet que la Trappe devient, ce que nous avons annoncé plus haut, le refuge des particuliers qui cherchent la pénitence, et le modèle des monastères qui veulent se réformer. Deux mois après le chapitre général (juillet 1667), Rigobert Levesque, ancien prieur de Haute-Fontaine, et actuellement maître des novices à Clairvaux, effrayé des désordres de la commune Observance ; demanda la permission de se retirer à la Trappe. Comme son dessein était de se consacrer entièrement à la pénitence et de réparer les défauts de sa vie passée par l'austérité de celle qu'il embrassait, il ne trouva rien qui surpassât ni son attente ni ses devoirs. Il commença par renoncer à sa volonté propre, il remit sa personne et son âme entre les mains du père abbé, et lui en abandonna sans réserve la direction et la conduite[10]. Quelques mois après un gentilhomme également distingué par les qualités du corps et de l'esprit, Benoît Deschamps, après une jeunesse passée dans l'innocence, vint réclamer un asile contre le monde dans la communauté qu'il édifia pendant six ans. L'histoire de ses souffrances et de sa mort commence le recueil des Relations de la Trappe. Les autres observances fournirent à leur tour d'excellents novices. Depuis plusieurs mois, Jacques de Puipéron, Célestin, suppliait le révérend Père de lui ouvrir les portes de sa maison. Il obtint cette faveur au mois de septembre 1668. Au mois de novembre de la même année, Pierre Lenain quitta la communauté de Saint-Victor pour embrasser la vie de la Trappe. Pierre Lenain était fils d'un magistrat sous-doyen au parlement de Paris, et frère de ce Lenain de Tillemont, si célèbre par ses longs et patients travaux d'érudition historique. Une éducation savante développa les qualités naturelles de son esprit ; mais sa simplicité, sa douceur dès l'enfance, la régularité de ses mœurs clans l'âge des premières passions, le distinguaient bien davantage encore et lui méritèrent cet éloge, qu'à l'exemple de Jésus-Christ, il croissait tous les jours en grâce et en sagesse devant Dieu et devant les hommes. Redoutant les dangers du monde, il alla demander sûreté et protection aux chanoines réguliers de Saint-Victor, et tel était son amour de là solitude, qu'il supplia le supérieur de ne pas lui donner de manteau, afin de n'avoir jamais occasion de sortir ; telle était son humilité, qu'il ne reçut le sacerdoce que malgré lui et par obéissance. Mais la règle de Saint-Augustin ne suffisait pas à l'ardeur de son zèle ; la réputation de la Trappe l'attira. S'il n'avait point de désordres à expier, il savait qu'une vie austère et mortifiée est la voie droite du ciel. A peine admis, il s'attacha étroitement au révérend père, qui lui donna en retour une entière confiance[11]. Il fut le défenseur intrépide de la réforme pendant la vie et après la mort du réformateur ; malgré la faiblesse de sa constitution, il supporta toutes les austérités pendant quarante-cinq ans. Il a composé plusieurs ouvrages, entr'autres une Vie de l'abbé de Rancé, et une Histoire de l'ordre de Cîteaux. En même temps que des hommes du monde tels que Guillaume de Verolles — Frère Euthyme —, qui avait vécu jusqu'à vingt-trois ans sans connaissance et sans crainte de Dieu, le révérend père vit arriver à lui Pierre Aubert, religieux bénédictin de la congrégation de Saint-Maur, qui ne trouvait pas assez rigide la règle qu'il avait embrassée, quoique cette congrégation, formée par le cardinal de La Rochefoucauld, fût encore très édifiante. Il le nomma dom Maur, et trouva en lui, avec une grande simplicité, un amour de la pénitence qui ne se démentit pas pendant vingt-quatre ans. Paul Hardy, théologal d'Aleth et directeur du séminaire, après avoir donné vingt mille écus aux pauvres, fit à pied le voyage de la Trappe, et obtint l'habit par sa persévérance malgré les refus affectés de l'abbé. Il se quitta tellement lui-même, il renonça si patiemment à ses propres sentiments, que, sur les moindres difficultés, il venait prendre l'avis du père abbé, lequel était surpris qu'un homme plein de lumières, qui avait longtemps conduit et enseigné les autres avec bénédiction, lui demandât des éclaircissements sur les choses et sur les manières les plus ordinaires et les plus communes[12]. Urbain le Pennetier, prieur de Perseigne, de l'Étroite Observance de Cîteaux, sollicita pendant plusieurs années la permission de se démettre de cette charge, et dès qu'il l'eut obtenue, il vint à la Trappe ; il y fut quelque temps simple religieux, puis il fut élevé aux fonctions de prieur qu'il exerça jusqu'à sa mort. Mais c'était surtout l'ordre des Célestins qui semblait
destiné à perpétuer la Trappe. Il s'en présenta sept en trois jours, dont
cinq persévérèrent (1670) : dom
Augustin Chappon, qui marcha dans ses voies
nouvelles à pas de géant ; peu de mois après le renouvellement de ses vœux et
de sa profession, il n'y avait personne qui ne le regardât avec vénération,
et qui ne reconnût dans toutes ses actions une règle et un modèle parfait de
sa propre conduite[13]. Dom Benoît
Pisseau, qui eut toutes les qualités d'un vrai religieux, et une égalité si continuelle dans tous les temps, et dans
les occupations les plus dissipantes que l'on pourrait dire que toute sa vie
n'aurait été qu'une seule action[14]. Dom Claude d'Estrée, en qui toutes les vertus
chrétiennes et religieuses se trouvaient à un degré si éminent qu'il serait
difficile de les exprimer telles qu'elles étaient[15]. Enfin, dom
Placide et dom Joseph ; les deux autres retournèrent en leur première
Observance, et remportèrent au moins de leur séjour une estime extraordinaire
de l'abbé et un grand regret de n'avoir pu égaler sa vertu. Nommons encore dom Charles Denis, prêtre de l'Oratoire ; dom Arsène, ancien curé du diocèse de Sens, autrefois engage dans les querelles qui avaient troublé l'Église, mais qui voulait se condamner à un éternel silence. 4, Le père abbé lui-même fut surpris qu'un homme de cet âge, et qui avait paru avec distinction dans des occupations si contraires à l'état qu'il voulait embrasser, prît un parti si extraordinaire ; et il eut peine à croire qu'il pût réussir dans son entreprise. Le postulant triompha néanmoins de ces doutes par ses larmes, par son humilité, et devint dans le monastère le plus parfait modèle d'obéissance. Telles furent les prémices de cet esprit de pénitence qui a porté si loin la réputation de la Trappe. L'Etroite et la commune Observance de Cîteaux, les chanoines réguliers, le siècle, la congrégation de Saint-Maur, le clergé séculier, les Oratoriens, les Célestins avaient contribué à cet accroissement rapide. A la fin de l'année 1671, le nombre des Trappistes était triplé. Ce n'est pas que le révérend père n'eût souffert les douleurs de l'enfantement pour former Jésus-Christ dans ces cœurs. La contradiction est le signe auquel se reconnaît l'œuvre de Dieu. Tous ces prêtres, tous ces religieux abandonnant leurs diocèses ou leurs règles pour la solitude de la Trappe, excitèrent les plaintes des évêques et des supérieurs ; ces derniers surtout voyaient dans ces pieux fugitifs autant de juges et de dénonciateurs de leur propre vie. Il fallut défendre contre l'autorité ecclésiastique ou contre le relâchement les droits de la perfection. Pierre Lenain fut réclamé par son ordre et par l'archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe ; dom Maur par sa congrégation. Le premier fut justifié de sa démarche par une lettre énergique du révérend père, et la réclamation n'eut plus de suite ; le second ne put être conservé que par une transaction ; il fut convenu que la Trappe ne recevrait plus aucun religieux de Saint-Maur, ni la congrégation de Saint-Maur aucun religieux. de l'Etroite Observance de Cîteaux. Paul Hardy suscita bien d'autres embarras ; l'évêque d'Aleth fut mécontent, et beaucoup de gens en prirent occasion de parler de l'abbé de la Trappe avec une rigueur qu'il accepta, comme une injustice, en esprit de pénitence. mais les plaintes des Célestins surpassèrent toutes les autres. Dès l'arrivée de dom Jacques, ils publièrent que ce religieux était excommunié, ils sommèrent l'abbé de le leur rendre, alléguant les privilèges de leur ordre. Lorsque ensuite sept religieux Célestins se présentèrent en trois jours, les supérieurs ne surent plus se contenir. A leurs réclamations ils joignirent les injures et la calomnie, attaquant sans scrupule la religion et la catholicité de celui qui dépeuplait leurs monastères. Le révérend père leur répondit avec le calme d'une fermeté véritable et de la charité bien comprise : Je n'ai point, leur écrivait-il, sollicité vos religieux, je n'ai fait aucun pas, ni par moi ni par autrui, pour les attirer dans notre maison ; mais je puis vous dire que la plupart d'entre eux m'ayant écrit leurs dispositions, il y a déjà très longtemps, ouvert leurs cœurs et témoigné leurs désirs, j'ai refusé de leur répondre. Cependant le temps de Dieu étant arrivé, ils nous sont venus trouver, et son doigt nous a été si sensible dans l'exécution de leur dessein, que je n'ai pas cru pouvoir, en conscience, rejeter ceux qui nous ont paru conduits de sa main. — Je souhaite de tout mon cœur que vous les laissiez jouir en paix de la liberté que Dieu leur a donnée, et que l'Eglise leur conserve, afin qu'ils ne soient pas contraints, pour leur justification, de rendre publiques des choses qui sont secrètes, et auxquelles on ne pense pas... et qui feront connaître à tout le monde l'obligation dans laquelle ils ont été de vous quitter et nous de les recevoir. Quelque piquantes que soient les lettres que vous nous avez écrites, elles ne tireront aucune réponse de moi, qui ne soit dans les règles de la charité chrétienne, et je garderai sur cette affaire un éternel silence, jusqu'à ce que la gloire de Dieu et le salut de nos frères nous obligent de parler[16]. Les supérieurs ne cédèrent pas encore. Ils envoyèrent deux
religieux chargés d'obtenir de vive voix ce qui avait été refusé par lettres.
Ces négociateurs, trouvant l'abbé inflexible, demandèrent à parler aux
confrères qu'ils venaient réclamer : ils les trouvèrent aussi inflexibles
dans leur vocation que l'abbé dans ses refus. Alors les supérieurs
recoururent à Rome, et, sur un exposé peu sincère, obtinrent un décret
favorable ; ils en avertirent le révérend père, qui ne s'en émut pas
davantage. Désespérant de vaincre cette résistance inébranlable, ils
déclarèrent qu'ils consentaient à perdre leurs religieux, pourvu que le
révérend père s'engageât à n'en recevoir désormais aucun sans leur agrément.
Avant de répondre, le révérend père consulta les plus habiles docteurs de
Sorbonne, et en reçut cette décision (3
juillet 1671) : Les docteurs en théologie
soussignés, sont d'avis que les religieux d'une observance exacte, dans
laquelle on vit selon la règle de saint Benoît, ne peuvent en conscience,
même pour le bien de la paix, s'engager avec d'autres religieux d'une
observance relâchée, à ne recevoir à l'avenir aucun desdits religieux dans
leur monastère pour en embrasser la vie et la discipline, à moins qu'ils
n'aient une permission écrite de leurs supérieurs, laquelle il est évident
qu'on ne leur accordera jamais. Cet avis est fondé sur les taisons rapportées
dans l'exposé, nonobstant le bref qu'on dit avoir été obtenu par lesdits
religieux d'une observance relâchée, qui défend à ceux de cette observance de
passer clans celle qui est exacte ; tel bref étant nul parce qu'il est
subreptice. La décision des théologiens, conforme aux sentiments du
révérend père, mit fin pour quelque temps à la querelle, et les Célestins
réfugiés firent profession. Tandis que certains ordres déchus disputaient à quelques particuliers le droit de passer à une vie meilleure, d'autres supérieurs, touchés de la grâce, songeaient à se convertir eux-mêmes et à convertir leurs religieux, et venaient demander à l'abbé de la Trappe ses conseils, et le secours de son zèle et de son expérience : nous voulons parler des abbayes de Septfonts et d'Orval, dont la réforme, qui s'opéra dans ce temps, est une conséquence de la réforme de la Trappe. Septfonts, fille de Fontenay, fille de Clairvaux, avait été fondée en 1132 par Guichard et Guillaume de Bourbon, dans le Bourbonnais, à sept lieues de Moulins. Comme le plus grand nombre des maisons de Cîteaux, elle était tombée dans une déplorable décadence. Au milieu du XVIe siècle, il y avait à Septfonts quatre religieux qui ne faisaient, dit un contemporain[17], que vagabonder, tout occupés à chasser dans les bois, le fusil sur le bras, les chiens en queue, et le cor au côté. L'abbé demeurait en pension à Moulins ; il ne venait au monastère que rarement et pour prendre ce qui lui convenait, et le vendre à son profit, n'épargnant pas même le bétail. Les séculiers, les femmes, entraient à leur gré dans l'église. Le jour de la Translation de saint Benoît attirait au monastère une grande multitude : c'était comme le rendez-vous général de la province, et une occasion de grandes débauches. Les bâtiments, négligés, n'étaient pas habitables ; les terres étaient incultes. Des mares d'eau croupissantes servaient de retraite aux grenouilles et aux crapauds ; les épines et les ronces cachaient le sol en beaucoup d'endroits ; les serpents, les vipères, les hérissons, les lézards, semblaient en avoir pris possession : et orientur in domibus ejus spinœ, et urticœ et paliurus, et erit cubile draconum... et possidebunt illam ericius, ibis et corvus (Isaïe, 34). Eustache de Beaufort, nommé abbé de Septfonts en 1656, mena d'abord une vie déréglée. Rappelé à la vertu par les prières et les instances de son frère, il fit une retraite à Nevers, chez les Carmes déchaussés. Il sortit de là, déterminé à réformer son monastère, précisément dans cette année 1663, où l'abbé de Rancé était entré au noviciat. Il ne trouva aucune bonne volonté dans les relâchés qui habitaient Septfonts. Il lui fallut attendre que la ferveur et le zèle de la pénitence vînt du dehors. Quand les postulants se présentèrent, il ne sut où les recevoir, tant le délabrement de la maison était affreux ; il ne put leur donner qu'un galetas, et pour lit un peu de paille. Un d'eux, ayant perdu courage, l'abbé crut nécessaire d'envoyer les plus fidèles à la Trappe pour y faire leur noviciat de réforme, soit parce qu'il n'avait pas où les loger, soit parce qu'il n'avait personne qui pût les instruire dans leur nouveau genre de vie. Enfin il vint lui-même, après le chapitre général de 1667, pour prendre les leçons de l'abbé réformateur, et voir les œuvres qu'il devait imiter. Ce qu'il reconnut de sagesse, de discrétion, de piété, dans cette âme extraordinaire, lui inspira le désir de rester à la Trappe ; et, abdiquant sa dignité et son pouvoir, de vivre et de mourir simple religieux sous un si grand maître. Mais le révérend père n'y consentit pas ; plus empressé d'étendre aux autres monastères le bienfait de la réforme, que d'acquérir pour le sien un excellent religieux, il dit à dom Eustache : Vous vous sauvez seul en restant ici, tandis que vous vous sauvez avec beaucoup d'autres si vous retournez à Septfonts. Dom Eustache suivit ce conseil, malgré les répugnances de son humilité ; il fit, avec l'abbé de la Trappe, le plan de sa réforme, et emmena les religieux qui avaient été formés pour sa maison. La réforme de Septfonts ne prospéra que lentement ; car
nous voyons qu'en 1680 il n'y avait encore que dix ou douze religieux,
quelques novices, peu de frères convers, et trois frères donnés : mais elle
fut complète autant que celle de la Trappe. Les mortifications furent les
mêmes, à l'exception de l'usage du beurre, qui fut conservé, et de l'usage du
vin, qui ne fut pas aboli par une résolution spéciale, mais seule, ment par
la pauvreté. Le silence y fut étroitement gardé, et des punitions infligées à
ceux qui parlaient trop haut des choses nécessaires. Le travail des mains fut
remis en honneur. Ici, comme dans tous les autres exercices, dom Eustache
donnait l'exemple avec une ardeur infatigable : Avec
quelle ferveur, dit un de ses religieux, il
curait les étables des vaches, et portait le fumier sur des brancards ! Avec quel
zèle faisait-il rouler les brouettes pleines des immondices dont nous avons
été près de quinze ans à purifier la terre, afin de la mettre dans l'état où
elle se trouve aujourd'hui, et d'en tirer par ce moyen la principale partie de
notre subsistance. Combien de fois l'a-t-on vu, sans rien perdre de son
recueillement intérieur, traîner avec les autres de petits tombereaux pleins
de fumier ou de terre, tantôt poussant les roues par derrière, tantôt attaché
au timon par une
bricole[18]. Les conférences, les veilles
furent réglées aussi comme à là Trappe. En un mot, les règlements de
Septfonts, tels que nous les trouvons dans une histoire manuscrite, sont
rédigés souvent dans les mêmes termes que les règlements de l'abbé de Rancé.
Septfonts, c'est la Trappe, disaient les séculiers, et il est juste d'ajouter
que c'est la Trappe qui a fait Septfonts. Dom Eustache aimait à le
reconnaître. Quand on louait devant lui sa communauté, il répondait : Nous ne sommes rien ; louez la Trappe et son abbé, lui
seul est digne de louanges. Orval, en latin Aurea vallis, fille de Trois-Fontaines, fille de Clairvaux, avait été fondée en 1131, dans le Luxembourg. Le premier auteur de l'Étroite Observance, l'abbé de Clairvaux, Denis Largentier, y était mort en odeur de sainteté dans le cours de sa visite régulière, et son tombeau y était révéré des religieux et des séculiers. Henri de Bentzerat, abbé d'Orval, après avoir essayé selon ses lumières d'y introduire la réforme, s'arrêtait devant les difficultés, et désespérait du succès, lorsque la pensée lui vint d'écrire à l'abbé de la Trappe (1669). Il lui demandait, non-seulement ses avis, mais encore une entrevue, tout en reconnaissant qu'il lui était bien difficile d'obtenir cette grâce. Comment pouvait-il, en effet, au commencement d'une entreprise encore incertaine, quitter son monastère pour un long voyage ; il laissait à la prudence de celui qu'il consultait le soin d'accorder tant de choses incompatibles. L'abbé de la Trappe n'hésita pas à faire au moins une partie du chemin[19]. Il était appelé à Commerci par le cardinal de Retz, qui, tenté à ce moment d'embrasser la vie monastique, désirait s'entretenir avec lui de cette vocation singulière. Il indiqua pour rendez-vous à l'abbé d'Orval l'abbaye de Haute-Fontaine, dans le diocèse de Châlons. Arrivé là, il reçut une nouvelle lettre qui le priait de pousser jusqu'à Châtillon, au diocèse de Verdun. Il n'hésita pas à prolonger sa course pour abréger celle de l'homme qui réclamait son aide. L'abbé d'Orval lui exposa ce qu'il avait déjà fait, ce qu'il avait dessein de faire encore, mais l'abbé de la Trappe ne put approuver son plan : Une telle réforme, disait-il, n'aura pas de consistance, il faut aller au fond, et bâtir sur des bases plus solides, et là-dessus il exposa le plan qu'il suivait avec succès. Le néophyte resta stupéfait, et ne pouvant se résoudre à suivre ce géant dans la rapidité de sa course, il s'écria : faites-vous donc réflexion que ce sont des hommes revêtus d'un corps mortel que nous avons à conduire et non pas des anges Ainsi sans penser que, dans ces sortes d'entreprises, il faut plus compter sur le secours du ciel que sur les forces de la nature, il s'en retourna. Mais Dieu qui avait résolu de faire dans Orval, par le moyen de ce vertueux abbé, d'aussi grandes choses que celles qu'il avait faites à la Trappe, ne le laissa pas longe temps dans ces dispositions : il comprit parfaitement qu'on ne ferait rien de solide pour le rétablissement de l'ordre, qu'en y faisant revivre les premières pratiques des fondateurs ; que toute autre réforme ne serait pas l'ordre de Cîteaux, puisqu'elle n'en aurait ni les maximes, ni les usages ni le caractère ; ainsi il résolut de les embrasser, et envoya dans la suite un de ses plus fervents religieux à la Trappe pour les étudier et s'en instruire à fond, et à son retour il régla son monastère sur le pied qu'on le voit à présent, c'est-à-dire qu'il en fit la maison la plus sainte et la plus édifiante qu'il y ait dans ce pays. Elle s'est même étendue plus loin, et a envoyé des colonies en plusieurs endroits ; Duceldal, en Allemagne, et Beaupré, en Lorraine, sont des essaims d'Orval où l'on vit avec la même exactitude[20]. Et c'est encore la Trappe qui a fait Orval. Il ne faut pas croire que l'abbé de la Trappe bornât orgueilleusement son zèle à ces grandes entreprises, qui font la gloire de leur auteur en changeant la face de la terre. Sa foi était trop vive pour dédaigner les œuvres plus obscures qui n'intéressaient pas moins la gloire de Dieu. Tout effort des relâchés pour revenir au bien, tout commencement de réforme, si imparfait qu'il fût, trouvaient en lui un promoteur infatigable. Avec la même fermeté qu'il défendait l'Étroite Observance, ou prêchait à ses moines l'accomplissement des lois antiques, il prêchait aux faibles l'observation du bref d'Alexandre VII ; car enfin ce bref si indulgent, dans l'état de ruine où gisait l'ordre de Cîteaux, était encore une réforme, et il pouvait être méritoire d'en mettre à. exécution certains articles qui retranchaient de scandaleux abus. La commune Observance ne pouvait d'ailleurs s'y soustraire, sous peine de renoncer à la seule autorisation qu'elle pût alléguer. Quoique ce bref soit défectueux en plusieurs choses, écrivait l'abbé de la Trappe, cependant il est reçu ; il est confirmé de toutes les autorités nécessaires pour lui donner force ; personne n'en peut exempter les religieux ou religieuses de l'ordre sans des raisons légitimes et canoniques, comme serait celle de la maladie, et la volonté des supérieurs n'a rien de suffisant pour dispenser d'une observance qui est ordonnée par une autorité souveraine. Le seul titre que peuvent produire ceux qui mènent la vie commune est ce bref. C'est leur unique appui ; ils l'ont demandé eux-mêmes avec instance. L'autorité du roi s'y trouve jointe ; le chapitre général, c'est-à-dire les pères de la commune Observance, l'ont reçu à genoux comme leur étant venu du ciel. Il n'y a donc aucun lieu de douter qu'on ne soit obligé, en conscience, de le faire exécuter dans les monastères, et que les particuliers ne soient dans l'obligation de s'y soumettre. Les supérieurs-majeurs ne se mettaient point en peine de faire observer leur règle nouvelle ; ils se seraient bien plus volontiers opposés à son admission. Ils avaient juré de s'amender, afin qu'on leur laissât le soin de se réformer eux-mêmes, et, libres de toute surveillance, ils jouissaient de la confiance trompée de l'Église et du public. Quelques religieuses cisterciennes du monastère de Saint-Antoine, à Paris, ayant eu connaissance du bref, comprirent la nécessité de le mettre en pratique (janvier 1670), et en formèrent le généreux dessein. Leur confesseur n'osa pas les confirmer de lui-même dans une résolution qui soulevait de grandes difficultés, mais il sollicita les conseils de l'abbé de la Trappe, qui était déjà reconnu pour la lumière de l'ordre. Celui-ci crut, avec raison, qu'il lui était permis de remplir le devoir des supérieurs malgré eux et contre eux. Il encouragea par ses lettres le confesseur à entretenir la piété de ses pénitentes, et les religieuses à entrer dans le véritable esprit de pauvreté et de simplicité de leurs pères. Animées par ses exhortations, ces filles de bonne volonté ne craignirent plus de déclarer ouvertement à leurs supérieures qu'elles étaient déterminées à vivre plus sévèrement désormais, et conformément aux prescriptions du pape. Aussitôt l'abbesse et les autres relâchées les accusèrent de singularité et de jansénisme ; on les châtia comme des coupables, on leur interdit le parloir, on leur retira leurs charges, on ne leur confia que les emplois vils et humiliants, dans l'exercice desquels les faux moines de ce siècle ne savaient plus trouver la perfection religieuse ; enfin, pour leur ôter tout appui et les dompter par l'isolement, on leur interdit le commerce des lettres. L'abbé de la Trappe, qui en fut averti, leur fit savoir qu'elles n'avaient point à s'inquiéter de cette défense : Comme on s'oppose au dessein que Vous avez de servir Dieu, disait-il, les commerces de lettres que vous aurez pour ce sujet seront toujours très légitimes devant Dieu et devant les hommes s'ils regardent les choses dans la vérité. Ce que vous demandez est dans l'ordre de Dieu, et l'on ne peut vous le dénier en conscience... Il y a des temps auxquels Dieu permet qu'il arrive des scandales, celui-là ne sera point sur votre compte : vous n'en rendrez point à Dieu d'une conduite si juste, mais vous le pourriez bien rendre de votre silence. Les bonnes religieuses tinrent donc ferme contre la persécution ; ni le visiteur ni l'abbé de Cîteaux ne purent les fléchir : leur faiblesse, appuyée du bon droit, demeurait plus forte que toute la puissance des prévaricateurs. Alois on publia de mauvais écrits contre elles ; on les y accusait de porter atteinte à la charité, de -s'élever au-dessus de leurs sœurs par une vie singulière : c'est l'éternelle calomnie du vice dévoilé contre l'intolérance de la vertu. On les accusait surtout de désobéissance, et l'on citait saint Bernard. L'abbé de la Trappe se chargea encore de réfuter ce pamphlet. Il établit victorieusement qu'il n'y a pas de charité tut profit de la corruption, ni d'obéissance au détriment de la règle ; que les supérieurs ont le pouvoir pour la conservation, et bon pour la violation de la loi. Et quant à l'autorité de saint Bernard si odieusement invoquée, il la vengea par les proies même de ce grand saint qui écrivait à un religieux de Morimond, complice de l'iniquité de son supérieur : Si mon abbé ou même un ange me commande quelque chose qui soit contraire à ma règle, je lui refuserai une obéissance qui me rendrait transgresseur de mon propre vœu. Il ne rossa, pendant près de trois ans, d'encourager ainsi la pieuse résistance des religieuses, et de combattre l'opposition de leurs ennemis. Tant de patience fut enfin récompensée. Le roi nomma la principale de ces saintes filles à une abbaye de Bénédictines où elle fut suivie de toutes celles qui voulaient la réforme. Les autres, frappées de cette retraite, en ressentirent une salutaire confusion ; elles comprirent à leur tour l'impiété de leur obstination, et le bref d'Alexandre VII fut mis en pratique dans le monastère de Saint-Antoine. Déjà l'importance de l'abbé de la Trappe renouvelait, dans les proportions du XVIIe siècle, l'influence universelle que saint Bernard avait exercée au XIIe. Il commençait à devenir, hors de son ordre, comme dans son ordre, le réparateur de la vie monastique. Les religieux de Saint-Symphorien de Beauvais lui demandaient (1671) ses avis pour introduire dans leur maison les Bénédictins de Saint-Maur, et il s'empressa de correspondre à ce désir auquel la persévérance manqua malheureusement. L'évêque de Pamiers demandait, de son côté, des religieux de la Trappe (1671) pour établir dans son diocèse cette vie édifiante dont la bonne odeur se répandait jusqu'aux extrémités du royaume. Le révérend père y avait consenti, et indiqué à l'évêque la marche à suivre auprès des supérieurs de Cîteaux dont l'approbation était nécessaire, lorsque le roi défendit d'établir aucune réforme, dans aucun lieu, sans une permission spéciale, qu'on jugea utile de ne pas solliciter[21]. Cette opposition n'était pas la seule que le révérend père rencontrât dans l'accomplissement de ses projets. Une guerre plus redoutable se préparait dans Cîteaux contre lui et contre son ouvrage ; de violentes attaques allaient être dirigées contre sa réforme. Le temple n'était pas encore achevé, et il fallait tirer l'épée pour le défendre, construire d'une main et de l'autre repousser les ennemis d'Israël. Cette seconde époque, plus laborieuse que la première, ne sera pas moins honorable pour la Trappe, ni moins utile à l'ordre monastique. |
[1] Règlements de la Trappe, sous l'abbé de Rancé, chap. III.
[2] Gervaise, Histoire générale de la réforme de Cîteaux. Lenain, Vie de l'abbé de Rancé, t. I.
[3] Rancé, Vie monastique, t. II, chap. XIX, quest. 4 et 5 ; et éclaircissements ; XXIe difficulté. J'ai fait un ensemble de ces divers extraits.
[4] Rancé, Lettres.
[5] Rancé, Explication de la Règle de saint Benoît, t. II, chap. LVI. Id., Vie monastique, chap. XVIII, quest. 9 et 10.
[6] V. Rancé, Explication de la Règle de saint Benoît, t. I, chap. VI ; et Vie monastique, chap. XVII.
[7] Règlements de la Trappe, sous L'abbé de Rancé, chap. VIII et IX.
[8] Je suis presque toujours l'ordre et la chronologie indiqués par Gervaise, dans son histoire de la réforme de Cîteaux, préférablement aux biographes de l'abbé de Rancé qui ont peu de méthode et peu de savoir des époques.
[9] Lenain, Vie de l'abbé de Rancé, t. I.
[10] Relation de la mort de Dom Rigobert, t. I, des Relations.
[11] Relation de la vie et de la mort de Dom Pierre Lenain, t. VI des Relations.
[12] Relation de la mort de Paul Hardy.
[13] Relation de Dom Augustin.
[14] Relation de Dom Benoît II.
[15] V. Le Nécrologe de la Trappe, par le chevalier d'Espoy, t. V, des Relations, éd. de 1755.
[16] Rancé, Lettres, 15 juin 1670.
[17] Ces détails sont extraits d'un manuscrit rédigé à Septfonts en 1759, sur les Mémoires d'un religieux qui avait vécu pendant trente ans avec le réformateur.
[18] Manuscrit cité plus haut.
[19] Rancé, Lett. spirit., t. I, 24 mars 1669.
[20] Gervaise, Histoire générale de la réforme de Cîteaux, liv. VI.
[21] Lenain, Vie de Rancé, t. I.