Lorsque le frère Armand-Jean prit possession de la Trappe en qualité d'abbé régulier (14 juillet 1664), la communauté nouvelle, formée par ses soins et son désintéressement, n'atteignait pas même le nombre de douze exigé par les anciens usages pour l'érection d'une abbaye. On y comptait les six religieux ou novices venus de Perseigne après le départ des relâchés ; deux nouveaux profès qui avaient prononcé leurs vœux le même jour que l'abbé ; enfin l'abbé lui- même, et un autre novice appelé frère Antoine, son ancien valet de chambre, qui avait pris l'habit monastique avec lui, et qui, de son serviteur selon le monde, était devenu son frère en religion. Deux mois après (18 septembre) Joseph Bernier, un des anciens de la Trappe, un de ceux qui avaient si odieusement repoussé la réforme, touché de repentir, et impatient de faire pénitence, vint renouveler ses vœux entre les mains du réformateur pour édifier le monastère qu'il avait jadis désolé. Toutefois, cette conversion si touchante sembla rester sans effet au dehors ; elle n'eut pas d'imitateurs, et il se passa trois années entières avant qu'un seul postulant se présentât.
Onze religieux ! Voilà donc toutes les ressources du
présent et toute l'espérance de l'avenir. Mais si le Dieu qui consola saint
Étienne veille sur l'enfance de la Trappe nouvelle, quel obstacle pourra en
arrêter les développements ? Le Sauveur n'a-t-il pas dit à ses Apôtres : Ne craignez rien, petit troupeau, parce qu'il a plu au
Père céleste de vous donner le royaume. Encore un peu de temps, et
cette petite fami4 sera un peuple ; Dieu va faire de sa grandeur la
récompense de sa vertu. La Trappe, en effet, ne tarde pas à devenir le modèle
de la vertu monastique. C'est elle qui donne à la réforme de Cîteaux ses
défenseurs les plus éloquents en paroles et en œuvres. Régénérée par
l'Étroite Observance, elle dépasse vite cette réforme si digne de louanges,
mais incomplète ; elle reprend, dans toute leur rigueur, la plupart des
austérités primitives, et, tandis que l'abbé élève la voix contre le
relâchement auprès du Saint-Siège, des supérieurs-majeurs et du conseil du
roi, ses religieux, formés à son imitation, démontrent, par une pratique
infatigable, que la ferveur du moyen-âge convient à tous les siècles. Cette
régularité brillant comme l'étoile du matin au
milieu des nuages, la Trappe attire dès lors à elle les yeux et
les cœurs des vrais amis de la pénitence. Les monastères de l'ordre qui
veulent rentrer dans la règle lui demandent des leçons et des réformateurs.
Les particuliers que la grâce appelle à la perfection, moines de Cîteaux ou
des autres instituts, clercs séculiers ou laïques, grands pécheurs ou grands
saints, viennent y chercher un refuge contre l'affaiblissement de la
discipline ou les dangers du monde. En un mot, dans un temps de mitigation et
d'ignorance des règles monastiques, la Trappe, quoiqu'elle n'atteigne pas
encore à l'exactitude de la vie cistercienne primitive, apparaît à la
multitude comme un ordre nouveau sans égal dans le passé, comme le dernier
terme possible des rigueurs religieuses, et acquiert par là cette célébrité, imposante
dont elle jouit depuis deux siècles. La fondation de Cîteaux avait été une réaction contre le relâchement des moines bénédictins au XIe siècle ; parce que la licence avait abondé ; les Cisterciens firent surabonder la pénitence. Les mêmes sentiments dirigèrent l'abbé de Rancé. Il lui sembla que les dérèglements extrêmes des moines de son temps ne pouvaient être efficacement combattus que par une régularité inflexible. L'Étroite Observance, toute redoutée qu'elle était des prévaricateurs, lui parut insuffisante ; il entreprit une réformation plus austère et plus conforme à l'esprit de saint Bernard. Il y procéda par degrés, à mesure qu'il comprit mieux, à la résistance toujours croissante des relâchés, la profondeur du mal et la nécessité de l'expiation. Plus il vit d'obstination dans les conservateurs du désordre, plus il mit de persévérance dans le rétablissement de la loi outragée. Cette pensée devint la pensée commune de ses religieux : le maître eut le bonheur de rencontrer dans le cœur de ses disciples une généreuse correspondance : toutes les volontés unies conspirèrent aux résultats que nous allons admirer. Disons-le, en effet, dès le commencement, comme une réponse péremptoire aux calomnies dont l'abbé de Rancé sera l'objet : il n'impose jamais aucune austérité à ses frères ; il propose, il conseille, il persuade, 'nais c'est l'adhésion de la communauté qui décide ; quelquefois même, au lieu d'exalter leur zèle, il en modère les élans : Docet esurire et invenit discipulos. A peine installé dans son monastère, il commença de prêcher une pénitence plus rigoureuse que celle des autres réformés. Par ses conseils, la communauté s'interdit l'usage du poisson, afin d'entrer, comme les premiers Cisterciens, dans l'esprit de saint Benoît. Si le législateur se tait sur cet article, son silence ne pouvait être interprété d'une manière favorable à la sensualité ; l'abbé de Rancé le démontre clairement dans un de ses écrits[1]. On supprima également l'usage du vin, selon le vœu de saint Benoît et des fondateurs de Cîteaux ; et d'ailleurs, par une nécessité que la règle a prévue ; le pays où la Trappe est située ne produit pas de vin ; en acheter, c'était une dépense considérable. Ces fervents religieux embrassèrent la privation recommandée en pareil cas dans un esprit de paix et de bénédiction, et louèrent Dieu, qui dispose toutes choses par l'ordre de sa providence. On s'occupa ensuite de régulariser le travail. Il n'y a pas d'exercice de pénitence qui ait été ni plus pratiqué ni plus recommandé parmi les moines que le travail des mains. Cependant il se trouvait aboli d'une manière tellement générale, qu'à peine en trouvait-on quelques vestiges dans les observances les plus exactes. L'abbé de la Trappe songeait à en rétablir l'usage, non pas comme un mémorial inoffensif de la pénitence des premiers siècles ; mais comme une mortification sensible. Il n'avait pas lu en vain les constitutions anciennes et l'histoire de son ordre. Les ouvrages qu'il composa plus tard pour l'instruction de ses religieux font voir quelles leçons il avait retirées de cette vaste étude, et quelle importance il mettait en particulier au travail. Il reconnaît dans cette pratique l'imitation de Jésus-Christ des Apôtres et des solitaires incomparables des premiers siècles[2]. Il assure que le travail, bien mieux que la lecture, chasse la malice de l'oisiveté ; que pour quatre religieux qui liront avec fruit, il y en aura quatre cents qui le feront sans utilité, disons même à leur dommage et à leur perte, et des milliers qui, étant incapables de toute application, se laisseront aller à l'inutilité, à l'assoupissement, à la paresse[3]. Comme il répond énergiquement par les paroles des Pères, de saint Augustin et de saint Bernard à ceux qui prétendent que l'abandon du travail des mains rend la vie monastique plus spirituelle, ceux qui rejettent les emplois de Marthe, ajoute-t-il, ne se trouvent pas pour cela dans les occupations de Marie. Il sait la durée du travail fixée par saint Benoît pour toutes les saisons ; il en compte avec une exactitude scrupuleuse toutes les heures : sept dans l'été et dans le carême, six pendant l'hiver[4]. Il établit que toutes les règles antiques ont prescrit des travaux rudes : la maçonnerie, la menuiserie, la charpenterie, l'agriculture[5] ; et, trouvant dans saint Benoît que, pour être véritable moine, le solitaire doit faire la moisson et vivre du travail de ses mains, il s'écrie[6] : Si les moines, lorsqu'ils travailleront de leurs mains pour vivre, seront véritablement moines, c'est-à-dire conformes aux ordres de Dieu et au dessein qu'il a sur leurs personnes, y a-t-il rien qu'ils doivent aimer, ni à quoi ils doivent s'appliquer davantage qu'au travail, puisqu'il leur attire un bonheur qui est toute la gloire et la bénédiction de leur état. Les Trappistes, encouragés par les exhortations de leur abbé, crurent qu'ils ne pouvaient pas consacrer au travail moins de trois heures par jour. Après ce qu'on vient de lire, on s'étonnera peut-être qu'ils soient restés ainsi en arrière des prescriptions de saint Benoît et des us de Cîteaux. Mais dans un siècle malheureux d'oisiveté, où ces soins vulgaires étaient abandonnés aux convers seuls ou aux mercenaires du dehors, trois heures de travail par jour, c'était pour des religieux de chœur un end extraordinaire, une véritable révolution dans les coutumes ; c'était au moins un commencement bien hardi, au milieu de relâchés qui criaient à l'intolérance dès qu'on leur montrait la règle de saint Benoît et la carte de charité de saint Étienne. Du reste, s'il faut reconnaître que les Trappistes, sous l'abbé de Rancé, n'égalaient pas les anciens solitaires dans l'assiduité et dans la longueur de leurs travaux, ils essayèrent au moins de les imiter dans l'esprit et dans l'affection avec laquelle ces grands saints s'y appliquaient. Aucun genre de travail ne les rebuta. Préparer la nourriture de la communauté, faire les lessives de leurs propres mains, curer les étables, porter le fumier, bêcher la terre, cultiver leurs jardins afin d'en tirer leur subsistance principale, faire de la toile, des vitres, des cuillers, des paniers, des souliers, ils embrassèrent avec joie tous ces offices, si méprisables qu'ils fussent aux yeux des moines mondains[7]. Ils voulaient même s'engager à cette pratique par un vœu particulier : l'abbé leur représenta qu'un pareil vœu serait une nouveauté inutile. Les choses en étaient là lorsque l'abbé de la Trappe fut mandé à Paris par le vicaire-général de l'Etroite Observance. Une assemblée des Pères de la réforme devait se tenir au collège des Bernardins, le 1er septembre 1664. Les circonstances étaient graves. Alexandre VII, trompé par l'abbé de Cîteaux, avait cassé les règlements de La Rochefoucauld et de Richelieu, et se chargeait lui-même de faire la réforme de l'ordre. Ces choses ont été racontées dans le chapitre précédent. Claude Vaussin, enhardi par ce premier succès, allait maintenant proposer au pape une réformation apparente, pour éluder la véritable, vieille ruse des chapitres généraux, trop bien connue en France depuis cinquante ans. Dès-lors il serait aisé de faire passer l'Étroite Observance pour inutile, et d'en réclamer l'abolition sous prétexte d'uniformité et de charité. Convenait-il à l'Étroite Observance de se taire dans un si grand danger, et de laisser le champ libre aux manœuvres de ses ennemis ? Telle était la question de vie ou de mort que le Vicaire-général voulait soumettre à ses confrères. L'assemblée comprit que le silence serait une trahison : elle décida qu'il fallait envoyer à Rome des députés et des mémoires pour combattre l'intrigue par la vérité, pour faire connaître au saint Père les désordres trop réels des monastères relâchés, et la nécessité d'un remède prompt et efficace. On devait donc solliciter d'abord une réforme sérieuse, obligatoire pour tout l'ordre ; mais, s'il était impossible de l'obtenir, on s'efforcerait du moins de conserver aux monastères réformés l'existence et l'organisation qu'ils devaient aux deux cardinaux. Laissant les ténèbres aux aveugles endurcis, les hommes de bonne volonté réclameraient le droit et la liberté de faire leur salut. Lorsqu'il fut question du choix des députés, toutes les voix se réunirent d'abord sur l'abbé de la Trappe. Sa science théologique, Son éloquence depuis longtemps célèbre, s'oh habitude des affaires, et surtout l'importance de son nom et de sa conversion étonnante, le désignaient pour cette ambassade, où il fallait unir la diplomatie à la sainteté, la résistance au respect et à la soumission. Vainement il représenta que, tout nouveau dans l'ordre, il en connaissait peu les intérêts, et n'était capable que de les compromettre par son ignorance : l'assemblée le désigna pour premier député, et le chargea de porter la parole en son nom, dans toutes les occasions difficiles, auprès des personnages influons. On lui adjoignit, pour second et pour conseil, l'abbé du Val-Richer, religieux d'une grande vertu, qui, de commendataire, s'était fait moine, et, après une vie édifiante dans le clergé, avait embrassé, par surcroît de zèle, la pénitence du désert. Voilà donc l'abbé de la Trappe constitué officiellement le défenseur de l'Étro.ite Observance, et détourné subitement de ses projets de solitude et de réforme intérieure. L'honneur inattendu qu'il n'avait pu décliner l'enlevait à sa communauté pour quelque temps, pour plusieurs années peut-être. La séparation, toujours si pénible aux moines réguliers, devait l'être bien davantage dans les premiers temps d'une conversion, où les néophytes, encore incertains de leurs forces et de leur zèle, ont besoin des regards et de la parole du maître, pour affermir leurs pas et soutenir leur volonté. C'était le plus grand sacrifice que la Trappe pût faire au bien général de l'ordre ; mais c'était aussi le commencement de son importance extérieure. Ce résultat, que l'abbé et ses religieux ne prévoyaient ni ne recherchaient, fut, en effet, la récompense de la privation mutuelle qu'ils s'imposèrent. L'homme qui avait été choisi pour défendre auprès du Saint-Siège les intérêts de la pénitence, fut désigné dès-lors comme le docteur de la vie monastique, et l'énergie qu'il déploya contre ses adversaires, jusque sur les marches du trône pontifical, lui donna le droit de les combattre hautement, soit dans leur définitoire et leurs monastères, soit en face des courtisans et des princes leurs protecteurs. Le voyage de Rome commença favorablement. Épuisée par un long procès de cinquante années, l'Étroite Observance ne pouvait, sans une gêne considérable, défrayer les deux représentants qu'elle députait auprès du Saint-Siège. L'abbé de Rancé fut prié par le vicaire-général de faire cette dépense. On ne savait pas encore qu'il était pauvre simplement et absolument comme ses religieux ; qu'après avoir donné tous ses biens sans restriction, il ne possédait plus que sa part des revenus communs et modiques de son monastère. Il s'engagea néanmoins au sacrifice d'argent qui lui était proposé, espérant de la Providence les moyens d'exécution. Revenu à la Trappe, afin d'en régler le gouvernement pour le temps de son absence, il se montrait à la tête de la communauté dans tous les exercices réguliers. A la préoccupation des intérêts généraux dont il était maintenant chargé, il joignait sans effort tous les soins domestiques du père de famille ; il prêchait la persévérance par ses œuvres. Un jour qu'il conduisait ses frères au travail, le prieur voulut lui représenter que la pluie ne permettait pas de sortir ; mais l'abbé, le regardant d'un œil sévère : Toutes ces délicatesses, dit-il, ne conviennent pas à des pénitents ; allons donc ! et, la bêche à la main, il les mena dans une terre en friche. Au premier coup qu'il donna, il sentit de la résistance ; il soulève la terre avec force, regarde, et aperçoit des pièces d'or ; il creuse plus profondément, et en découvre soixante autres : c'étaient des écus d'Angleterre d'un métal très pur, reste sans doute des guerres du XIVe siècle ; la valeur totale s'élevait bien à cinq cents livres. Jamais hasard ne fut plus providentiel : Dieu avait voulu contribuer le premier aux frais du voyage ; la Trappe fournit le reste. Le soir même, le cellérier rapporta une somme pareille qu'il avait recueillie des différents fermiers de la maison. Il n'y avait pas alors d'autre argent dans le monastère ; on n'en réserva rien. La confiance en Dieu n'exclut pas la prudence, que Dieu lui-même recommande à ses serviteurs dans les entreprises qu'ils font pour sa gloire. L'abbé de la Trappe sollicita et obtint des lettres de recommandation de la reine-mère, de la duchesse d'Orléans, du prince de Conti, de mademoiselle de Montpensier. Ces lettres, adressées au pape, aux cardinaux ou au grand-duc de Toscane, contenaient le témoignage de l'opinion publique en faveur de l'Étroite Observance, et en réclamaient le maintien au nom de tous les honnêtes gens. Les Feuillants écrivirent pour lui au père Bona, premier assistant de leur général, saint religieux, fort aimé du pape pour sa piété et son savoir, qui lui méritèrent plus tard le chapeau, et toujours consulté sur les affaires graves. L'abbé visita encore le cardinal de Retz, son vieil ami, revenu comme lui des égarements de la jeunesse : il le trouva tout prêt à user de son crédit auprès du Saint-Siège en faveur de la réforme. Il en reçut de bons conseils sur là conduite qu'il devait tenir dans une négociation aussi délicate, et pour adieu ces paroles encourageantes : Allez, monsieur ; et, si votre affaire traîne en longueur, comptez que j'irai moi-même la solliciter en personne. Sur toute leur route, l'abbé de la Trappe et son collègue firent de vains efforts pour se cacher. A Lyon, à Turin, leur piété édifiante les tira de l'obscurité où ils auraient Voulu se tenir. Les grands honneurs qu'on leur rendit se rapportaient, non-seulement à leur mérite personnel, mais encore à la justice de la cause qu'ils allaient défendre. L'ambassadeur de France en Savoie les conduisit dans Son carrosse à l'audience du souverain, qu'il avait prévenu de leur arrivée. A Florence, le grand-duc les traita comme les ambassadeurs des rois : il ne voulut pas permettre qu'ils restassent découverts devant lui ; il mit à leur disposition un carrosse, dont ils n'usèrent que rarement ; il leur envoya des vins et des rafraîchissements, qu'ils distribuèrent à l'hôpital. Les princes de la famille ducale ne se montrèrent pas moins empressés que leur chef. La grande-duchesse invita l'abbé de Rancé à dire la messe dans sa chapelle ; mais il s'en excusa sur l'obligation d'un prompt départ. Enfin, le 16 novembre 1664, après un voyage de six semaines, les deux députés arrivèrent à Rome. Alors apparurent toutes les difficultés de leur mission. L'abbé de Cîteaux, arrivé le premier, leur avait cherché des adversaires, et s'était fait à lui-même des partisans et des amis. Déjà, en France, il avait gagné le cardinal Chigi patron de l'Ordre, et neveu du pape, lorsque ce prélat fut envoyé par son oncle pour faire amende honorable au roi : On sait que pour une querelle privée de la garde corse et des laquais de l'ambassadeur français, le roi très-chrétien avait exigé du souverain Pontife une satisfaction qu'un prince temporel plus puissant n'aurait jamais accordée. Dans cette affaire pénible Claude Vaussin aperçut et saisit l'occasion de s'assurer un protecteur. Il prodigua les honneurs et les témoignages de déférence au légat humilié par la dignité hautaine du jeune monarque : il le reçut à Dijon et à Cîteaux avec une magnificence royale mais respectueuse ; il lui fit même présent d'un attelage de six chevaux semblables à ceux qui traînaient le carrosse de Louis XIV. Le jeune cardinal, ami du faste, exprima hautement sa reconnaissance, et promit avec serment de n'oublier jamais les gracieusetés de l'abbé de Cîteaux. Il tint parole. A Rome, Claude Vaussin n'omettait rien pour faire de sa cause la cause de la vérité, de l'Église, de la cour pontificale. Tous les moyens lui étaient bons pour décrier ses adversaires. A l'entendre, l'Etroite Observance était une grave atteinte à la charité ; depuis cinquante ans, les réformés condamnaient publiquement le reste de l'Ordre par leurs plaintes calomnieuses, par la singularité pharisaïque de leurs œuvres : une grave atteinte à l'unité ; les réformés s'étaient fait donner par le cardinal de La Rochefoucauld un vicaire-général, des assemblées particulières, une indépendance schismatique. Il avançait les raisons les plus opposées avec une assurance qui en dissimulait la contradiction. Tantôt l'Étroite Observance était une réforme impossible, une exagération impraticable au XVIIe siècle, pour laquelle les corps monastiques n'étaient plus faits ; que n'adopteraient jamais les religieux étrangers à la France, et il produisait les protestations des Cisterciens allemands et suisses ; tantôt c'était une réforme illusoire et inutile qui avait eu plus de renommée que de bons effets : elle ne différait des autres monastères, d'ailleurs assez réguliers, que par l'abstinence de viande si peu importante dans la cause, si indifférente à la gloire de Dieu, qui exige surtout la mortification du cœur, misérable résultat d'une querelle si longue et si animée ! La duplicité de cet homme excellait principalement à faire intervenir dans le débat le nom de la puissance temporelle, afin d'irriter tour-à-tour et d'effrayer le Saint-Siège. La cour de Rome ne pouvait être en ce moment bien favorable au roi de France, dont elle venait de subir les prétentions superbes. Exploitant habilement cette défiance légitime, Claude Vaussin représentait les réformés, soutenus par l'arrêt du parlement, comme les amis de l'autorité séculière qui avait humilié le chef de l'Église. Cet appel comme d'abus qu'il avait interjeté lui-même devant les juges royaux, il osait l'attribuer à ses adversaires ; il les accusait d'avoir soustrait leur cause à la juridiction apostolique. La réforme était donc en état flagrant de rébellion au Saint-Siège, et de complicité avec les hommes du roi. Mais, si on lui objectait que la réforme avait en France de puissants protecteurs, qu'on ne pouvait la détruire sans exciter une véhémente opposition, alors, retournant ses arguments avec la même audace, il affirmait que ces protecteurs étaient peu redoutables et peu nombreux. La réforme n'avait plus pour appui que la reine-mère ; après la mort de cette princesse, le roi et son conseil la détruiraient : le Saint-Siège ne pouvait donc la maintenir sans un conflit dangereux avec la volonté royale. Ainsi, dans tous les cas, l'Étroite Observance devait périr, tantôt parce que le roi la protégeait, tantôt parce que le roi ne la protégerait plus. Tous ces discours, adroitement répandus par la ville, prévenaient contre la réforme un grand nombre de personnages Blue leur position appelait à influer sur la détermination du pape. Le cardinal Chigi appuyait de son autorité l'abbé de Cîteaux, son magnifique complice, auprès des cardinaux et des prélats, mais il ne pouvait engager son oncle dans sa fausse voie. Le pape, défenseur incorruptible de la vérité et de la vertu, aimait l'Étroite Observance, et le disait hautement. Il signifia à Claude Vaussin qu'il voulait entendre ses adversaires avant de rien décider. Malheureusement sa santé dépérissait de jour en jour, et le forçait de remettre à ses conseillers l'examen et la conduite des affaires longues et difficiles. L'abbé de la Trappe et son confrère, aussitôt après leur arrivée, furent avertis par le Père Bona des dispositions diverses des esprits. Ils acquirent ensuite par eux-mêmes la triste certitude que la cabale de l'abbé de Cîteaux était trop puissante pour être vaincue. Ils firent leurs visites officielles aux cardinaux et aux autres prélats de la cour romaine. Au milieu des politesses italiennes qu'on rendait à leurs personnes, ils reconnurent facilement une opposition formelle à la cause dont ils étaient les représentants. On admirait les belles manières, la capacité évidente de l'abbé de la Trappe, mais on blâmait son zèle excessif, on tournait en dérision ses austérités. On lui disait : Dieu ne demande que le cœur ; il ne veut pas la destruction des corps ; manger de la viande ou n'en pas manger est une chose fort indifférente ; et comme si déjà le Saint-Siège eût prononcé contre lui, on lui recommandait par-dessus tout la soumission au Saint-Siège. A ce langage trop significatif, l'abbé de la Trappe
comprit que les relâchés étaient sûrs d'échapper à une réforme exacte et
sérieuse. Désespérant de sauver ces opiniâtres malgré eux, il crut qu'il
devait consacrer désormais tous ses efforts à sauver au moins l'Étroite
Observance. Il vint trouver l'abbé de Cîteaux malgré la répugnance qu'il
ressentait pour cet ennemi du bien, et lui offrit une transaction ; Qu'on nous conserve, disait-il, notre vicaire-général, nos assemblées particulières, et
nous ne parlerons plus d'introduire la réforme dans le reste de l'ordre, que
vous gouvernerez selon votre bon plaisir. Cette proposition aurait pu
satisfaire un relâché moins orgueilleux, puisqu'elle lui laissait le droit de
vivre à son 'gré avec ses dignes partisans. Mais Claude Vaussin, jaloux d'une
supériorité qui lui avait coûté tant d'intrigues, s'écria : Vous voulez donc faire un schisme et vous soustraire à mon
obéissance. — Il n'y a pas de schisme,
répliqua l'abbé de la Trappe, là où il n'y a qu'un chef
quoique les membres ne mènent pas une vie uniforme ; autrement il faudrait
dire que toute l'Eglise est dans le schisme, puisque les particuliers qui la
composent ne mènent pas tous la même vie. Nous vous reconnaîtrons pour le
général de l'ordre, nous recevrons de vous la confirmation de nos vicaires, et
nous assisterons à vos chapitres généraux. C'est ainsi que se gouvernent les
ordres de saint Dominique et de saint François, où il y a des réformés ainsi
que dans le nôtre. L'abbé de Cîteaux remit sa réponse à un autre jour,
afin d'avoir le temps de consulter ses protecteurs ; puis quand le cardinal
neveu lui eut promis l'abolition de l'Etroite Observance, il vint déclarer à
l'abbé de la Trappe qu'il ne pouvait accepter l'accommodement proposé. Les deux députés, repoussés de toutes parts, virent qu'ils
n'avaient plus de ressources que dans la bonne volonté du pape. Le Père Bona,
qui en quinze jours leur avait déjà donné toutes les preuves d'une affection
dévouée, leur ménagea encore une audience du Saint-Père. Ils s'y rendirent le
2 décembre. L'abbé de la Trappe porta la parole en latin. Il exposa l'objet
de sa mission, le désir qu'avaient l'Etroite Observance, les princes et les
gens de bien, de voir s'introduire la réforme dans l'ordre de Cîteaux, et la
confiance que leur inspirait la piété, l'esprit, la science du Pontife. Le mal est invétéré et opiniâtre, disait-il, mais depuis que Votre Sainteté a déclaré qu'elle voulait
ordonner elle-même le rétablissement de la règle, l'Eglise a banni sa
tristesse, les saints ont essuyé leurs larmes. La grande réputation de Votre
Sainteté attire sur elle les yeux et l'attention de tout le monde, et ne
permet pas de douter du succès d'une si grande entreprise. Nous n'attendons
pas moins d'Alexandre VII que de Grégoire-le-Grand, dont l'amour et la
tendresse pour l'ordre de saint Benoît sont connu de toute la terre. Il
finit en priant le pape d'établir une congrégation de cardinaux pour l'examen
du procès, et il lui remit les lettres que la reine-mère et les princes lui
avaient confiées, et toutes favorables à la réforme. Le pape répondit avec un air de bonté, que non-seulement
leur arrivée lui était agréable, niais qu'il l'avait attendue avec
impatience, qu'il estimait l'Étroite Observance et s'était réjoui de ses
progrès, qu'il aurait bien voulu voir tous les monastères de l'ordre rentrer
ainsi d'eux-mêmes dans la bonne voie, et qu'il l'avait déclaré à l'abbé de
Cîteaux : Enfin, ajouta-t-il, assurez la réforme que je l'aime et que je lui accorderai
toujours ma protection. L'abbé de la Trappe, encouragé par cet accueil
paternel, reprit aussitôt la parole, afin de disculper ses mandataires de
l'appel au parlement qu'on osait leur imputer : c'était, en effet,
l'accusation la plus accablante, et l'offense la plus sensible à la cour
romaine : On a voulu nous desservir auprès de Votre
Sainteté, dit-il, en s'efforçant de lui
persuader que, nous avions tiré nos affaires de la juridiction ecclésiastique
pour les porter aux tribunaux séculiers ; cependant voici la vérité pure : ce
sont nos parties, qui nous ont traduits malgré nous au parlement de Paris, en
y appelant comme d'abus des sentences apostoliques, nous n'avons fait que
nous défendre, et le parlement n'a fait que déclarer qu'il n'y avait pas
d'abus. Le pape prit alors un air sérieux, et manifestant son
indignation contre ceux qui avaient essayé de le surprendre : J'ai deux oreilles, dit-il, et je n'accorde jamais la bonne à ceux qui veulent me tromper.
Puis il promit à l'abbé de la Trappe de le recevoir aussi souvent que cela
serait nécessaire, et il leur donna sa bénédiction. Les deux députés emportèrent de cette entrevue une grande espérance. Ils avaient touché le siège de Pierre, qui ne fut jamais l'organe de l'erreur, et ils avaient vu de leurs yeux que les passions humaines peuvent bien s'agiter autour de ce trône de la vérité, mais qu'elles expirent à ses pieds. Leur joie augmenta lorsqu'ils apprirent au bout de trois jours que la congrégation était déjà nommée pour l'examen de leur affaire. On les félicitait d'avoir obtenu en une semaine ce que d'autres auraient sollicité pendant un an ; l'abbé de Cîteaux commençait à redouter l'activité de leur crédit. Malheureusement le cardinal-neveu avait choisi les juges, et il n'avait choisi que des partisans des mitigations, à l'exception d'un seul, par lequel on connut toutes les intrigues les plus secrètes du complot contre la réforme. Les difficultés qu'on croyait aplanies se redressèrent donc tout-à-coup, et les députés de l'Étroite Observance durent se préparer à de nouveaux combats. Les membres de la congrégation ne dissimulaient pas leurs mauvais desseins. Un d'eux entendant l'abbé de la Trappe réclamer le rétablissement de la vie cistercienne primitive, osa lui répondre : Vous êtes animé de l'esprit des hérétiques. — La réforme, disait un autre, il n'en faut plus parler, le pape l'a cassée par ses brefs ; ainsi cet homme ne savait pas même qu'il était chargé de faire la réformation de l'ordre. Un troisième répétait dédaigneusement, que ce grand démêlé qui durait depuis un demi-siècle, était une affaire à terminer en un quart d'heure, que l'abstinence de viande, une fois supprimée, on aurait bientôt réuni sous les mêmes lois et dans une même régularité l'Étroite et la commune Observance. La réplique officielle de l'abbé de la Trappe et de son confrère troubla cependant l'assurance de ces juges prévenus. Le pape était malade ; le bruit courut subitement que sa santé ne se rétablirait jamais, que sa mort même était prochaine. A cette nouvelle, l'abbé de Cîteaux s'alarma ; il ne pouvait espérer d'avoir à sa disposition le neveu d'un autre pape ; un changement de pontificat ruinait son entreprise. Il avait donc hâte d'obtenir la conclusion, avant que son protecteur déchût de son importance. Il fit à son tour proposer aux députés de l'Étroite Observance un accommodement à l'amiable qui simplifiât la procédure. Ceux-ci ne se laissèrent pas prendre ; ils démêlèrent trop bien sa véritable pensée, mais ils reconnurent avec lui la nécessité d'en finir promptement. En conséquence, ils rédigèrent avec une grande activité un mémoire sur la réforme universelle de l'ordre, pour le présenter à la congrégation. Ils y demandaient que l'ordre de Cîteaux fût ramené à la pratique de sa règle primitive, c'est-à-dire à la pratique littérale de la règle de saint Benoît, pour laquelle il avait été fondé. Ils rappelaient les statuts des fondateurs, les recommandations formelles des souverains pontifes, les définitions des anciens chapitres généraux, témoignages imposants par le nombre, qui tous s'accordaient, malgré la distance des temps et des lieux, à proscrire les dispenses et les mitigations. C'était prouver par l'histoire que l'ordre de Cîteaux cessait d'être lui-même dès qu'il cessait d'observer la pénitence de saint Benoît. Venant ensuite à la question particulière de l'abstinence, ils détruisaient toutes les allégations de leurs adversaires. Était-ce donc là une chose indifférente à la gloire de Dieu, comme le répétaient les relâchés : mais toutes les lois monastiques condamnent une pareille proposition ; le vœu du religieux l'engage aux pratiques spéciales de son institut, comme le baptême enchaîne le chrétien à l'Evangile. Aussi bien pourquoi les abbés de Cîteaux se donnaient-ils tant de mouvement pour faire légitimer cette infraction à la loi : auraient-ils pris tant de peine pour une chose indifférente ? On produisait, comme une excuse sérieuse, la pauvreté de l'ordre ; mais, en vérité, à qui persuadera-t-on que des racines, des légumes et du laitage, entraînent plus de dépenses que des viandes et des mets recherchés ? Enfin cette violation de l'abstinence, cet attachement des relâchés à leur sens propre, est-ce autre chose que sensualité et orgueil, et n'a-t-on pas appris, par une triste expérience, que, de ce premier désordre, tous les autres sortent comme une conséquence irrésistible ? Ces raisons déduites avec une grande force de logique, une éloquence ferme et touchante, ne pouvaient manquer de faire une impression profonde. Les commissaires eux-mêmes en parurent convaincus. Investis de la confiance du souverain pontife, ils n'osaient pas la trahir en présence de la vérité connue ; ils reculaient devant une prévarication prouvée d'avance ; et quoi que l'abbé de Cîteaux pût craindre de la maladie d'Alexandre VII, ses partisans hésitaient à donner tort à ses adversaires. Sur ces entrefaites il survint à Paris un petit événement qui aurait passé inaperçu dans une autre circonstance, mais qui, dans celle-ci, commenté par la haine, devint l'argument le plus triomphant de l'abbé de Cîteaux. Un religieux de l'Etroite Observance soutint une thèse en Sorbonne, où il nia l'infaillibilité du pape d'après les décrets du concile de Constance et du conciliabule de Bâle. Ce religieux fit une faute : mais que fallait-il en conclure ? Cette erreur était l'opinion personnelle d'un homme. Que prouvait cette thèse dans l'affaire de la réforme de Cîteaux ? Elle prouvait, contre les relâchés, que celui qui sort de la voie s'égare, et que les religieux de cet ordre, destinés au travail des mains par le législateur, ne devaient pas s'occuper d'études. Les ennemis de la réforme ne raisonnèrent pas ainsi. Ils imputèrent l'opinion du religieux bachelier à tons ses confrères, afin de perdre tout le corps pour la faute d'un de ses membres. Le vicaire-général assistait à la discussion de la thèse ; il n'avait pas imposé silence au soutenant : ou en conclut qu'il était complice. Il représenta pour se justifier que ce religieux appartenant à l'abbaye de Perseigne, de la filiation immédiate de Liteaux, c'était à l'abbé de Cîteaux de le punir ; que dans la situation présente, à la veille d'un jugement, la moindre entreprise sur les droits de cet abbé pourrait compromettre ses adversaires. On réclama donc de l'abbé de Cîteaux la punition du coupable. Claude Vaussin s'empressa de tirer parti de cet incident. Il écrivit en France qu'il désapprouvait la conduite du religieux et le silence du vicaire-général ; à Rome il allait partout racontant ce qui s'était passé, accusant l'Étroite Observance de vouloir détruire l'autorité du pape tandis qu'il apparaissait lui-même comme le défenseur des droits et des prérogatives du Saint-Siège. Cette nouvelle perfidie rétablit ses affaires, et rendit le courage à ses juges. Vainement les abbés de la Trappe et de Val-Bicher rejetèrent sur un individu une faute individuelle ; vainement ils protestaient, par leurs actes autant que par leurs paroles, du respect et de la soumission des réformés pour le Saint-Siège. On méprisait leur justification ; et comme si l'erreur d'un réformé rendait la réforme moins nécessaire, on ne parlait plus, dans la congrégation, que de la nécessité d'abolir l'Étroite Observance. L'éloquent mémoire des deux députés ne troublait plus les consciences ; les irrésolutions avaient cessé. Dès le 20 janvier 1665 on rédigea le bref qui devait donner raison à Claude Vaussin, et punir ses adversaires. L'abbé de la Trappe, averti de ce danger imminent, sollicita sans succès une nouvelle audience du saint père. Le cardinal-neveu intercepta la demande, et fit répondre que la santé du pontife pouvait être compromise par une visite. Toutefois, l'exécution n'était pas aussi facile que le mauvais vouloir était impatient. Le pape, sentant sa langueur et se défiant de sa vigilance, n'adoptait aucune proposition sans la renvoyer à l'examen et au contrôle d'un autre juge. Quoiqu'il eût établi une congrégation pour l'affaire de la réforme, il ne lui accordait pas une confiance aveugle. Il soumit le projet de bref au père Bona. Cet honnête conseiller y fit des modifications qui contrariaient le plan des rédacteurs, et ralentirent leur marche. Il survint ensuite des lettres de la mère de Louis XIV, qui réclamait d'un ton significatif, et peut-être même trop impérieux, la conservation de l'Étroite Observance : Si l'on nous refuse justice à Rome, disait-elle, nous saurons bien nous faire justice nous-mêmes. Les commissaires comprirent alors que tant que la reine-mère vivrait, son influence sur l'esprit de son fils empêcherait leur bref d'être reçu comme loi du royaume. Ils ne renoncèrent pas à leurs desseins ; mais ils résolurent de temporiser et d'attendre la mort de cette princesse, qui ne pouvait plus vivre longtemps. Cependant le pape, qu'ils espéraient gagner par son neveu, pouvait mourir le premier ; et, avec la faveur du jeune cardinal, périssaient toutes leurs pensées ; ils se résignèrent néanmoins à ce retard dangereux, niais inévitable. Triste condition des artisans d'iniquité ! ils étaient réduits à spéculer sur l'opportunité de deux morts ; à désirer l'une, à craindre l'autre ; à supputer avec inquiétude les jours de vie qui restaient à deux malades. La vérité et la justice ne composent pas ainsi avec la peur ou l'espoir, et n'attendent pas, pour agir, la complicité de la mort. Le plan des ennemis de l'Étroite Observance était de se taire désormais absolument, de ne rien laisser connaître de leur projet d'attaque, afin de prévenir toute défense, et d'écraser inopinément, au jour favorable, leurs adversaires surpris et désarmés. Il se fit donc un grand silence sur la question de la réforme. Aux menaces succéda une réserve polie ; toutes les fois que les deux députés visitaient leurs juges, ils les trouvaient très aimables et très discrets. Ils ne pouvaient obtenir une parole sérieuse touchant leur cause : on répondait à leurs questions par des civilités sur d'autres sujets. Ce calme leur fit soupçonner quelque tempête, et, bientôt ils connurent par leurs amis toute la gravité de la situation. La découverte les contrista : dans le premier moment ils se crurent perdus, et déjà ils adoraient la main de Dieu prête à les frapper. Mais, se défiant de leurs propres émotions, ils prirent conseil de ceux qui avaient jusque-là soutenu leur courage ; ils demandèrent si tout était désespéré, et quelle ressource pouvait leur rester encore. Après une délibération vraiment grave, on convint que l'abbé de la Trappe quitterait Rome et reviendrait en France. Dès que cette résolution fut arrêtée, l'abbé de la Trappe l'annonça par lettres au vicaire-général, à ses amis et à sa famille, et partit sans prendre congé de personne (4 février 1665). Pourquoi fuyait-il si précipitamment ? Était-ce le dépit de l'amour-propre humilié qui l'emportait loin de ses contradicteurs ? Était-ce plutôt l'amour de la solitude, de la pénitence, et de ses enfants en Jésus-Christ, qui le ramenait à son monastère ? Car il n'était venu à Rome que malgré lui, par obéissance, et il disait avec saint Bernard : Mon âme est triste jusqu'au retour. Était-ce enfin la conviction de son insuffisance ? Il semblait donner lui-même cette raison dans sa lettre au vicaire-général : Mes péchés sont un obstacle invincible au succès de la réforme ; jamais elle ne réussira tant que ses affaires seront en de si mauvaises mains que les miennes. Il faut ici des gens qui sachent plier et se transformer en mille manières, pour s'accommoder au goût des personnes de qui nous dépendons ; la vérité leur est odieuse, et cependant je n'ai pu gagner sur moi, jusqu'à présent, de la dissimuler... Vous voyez donc, mon révérend père, que je ne suis nullement propre pour cette négociation. A la nouvelle imprévue de ce brusque départ, il y eut étonnement
d'abord, puis explosion de jugements téméraires à Rome et en France : C'est
là, disaient les Italiens, la furie française
; c'est de la colère et du désespoir. Les plus modérés se contentaient de
reprocher au fugitif son intégrité inflexible ; trop d'attachement à son
propre sens : on avait espéré de lui plus de patience et de modération ; à
force de vouloir pousser les choses trop loin, on ne vient à bout de rien.
Attitré à Lyon, l'abbé de la Trappe trouva un grand nombre de lettres du
vicaire-général, lettres de ses amis, lettrés de sa famille. Tous semblaient
s'être entendus centre lui ; c'était un concert de blâme, de sarcasmes, et
m'ente d'imprécations : un homme d'esprit comme lui avait-il pu commettre une
pareille faute ; ignorait-il donc qu'il faut de la patience et de l'adresse
dans les affaires ; il avait ruiné sa réputation par trop d'empressement. Tous mes proches, écrivait-il lui-même, commencent à être d'un même avis sur mon sujet, et je
reçus hier une lettre de M. B..., qui vous surprendrait si vous l'aviez vue.
Pour peu qu'ils continuent, je ne doute pas que l'excès ne passe jusqu'à avoir
horreur de ma personne Dieu est bon de m'ouvrir les voies qui ont sanctifié
ses élus. La lettre du vicaire-général était plus modérée ; mais, sous
des termes obligeants, elle réfutait toutes ses raisons, et le conjurait,
avec autorité, de retourner sur ses pas. C'était là précisément ce que les conseillers de l'abbé de la Trappe à Rome avaient voulu. Ils avaient espéré saisir fortement tous les esprits par un coup de tête éclatant, éveiller l'attention générale sur le procès, ranimer les tièdes, et inquiéter l'ennemi : Qui sait, avaient-ils dit, si vos juges et vos parties, voyant un départ si prompt, n'y soupçonneront pas du mystère ? Ils croiront que vous allez les dénoncer en France ; ils laisseront l'affaire en suspens, et ce retard sera du temps gagné contre eux ; ou bien, pour démentir les alarmes que cette révolution va répandre, ils modifieront leur projet de bref, et il n'est pas de changement qui ne doive vous être favorable. L'abbé avait compris ce conseil, qui ne venait pas de lui, et, sans humeur ni passion, il avait déféré au sentiment des autres. Ces prévisions se réalisèrent[8]. Claude Vaussin apprit avec effroi le départ de l'abbé de la Trappe. Il s'imagina que son adversaire allait soulever la cour de Louis XIV contre lui ; et, pour parer les coups qu'il redoutait, il sortit promptement de Rome. Son éloignement rendit l'espoir aux partisans de la réforme. Les juges, affranchis de l'influence qui les avait longtemps dominés, devinrent plus abordables ; leur partialité, jusque-là scandaleuse, fléchit devant les représentations ; de meilleurs desseins, ouvertement manifestés, annoncèrent que l'Étroite Observance ne périrait pas. Ainsi, tandis que l'opinion, toujours légère, jugeait l'abbé de la Trappe sur l'apparence, et le condamnait par des clameurs, se trouva que sa désertion n'était qu'une habile tactique ; il avait fui pour mieux combattre ; en reculant jusqu'à l'entrée de la France, il avait tiré son ennemi de la position avantageuse qu'il occupait depuis six mois, et qu'il ne recouvra plus. Au moment de reprendre la route de Rome, l'abbé de. Rancé rencontrait un nouvel embarras : il n'avait pas d'argent. Mais la Providence, qui avait pourvu aux frais de sort premier voyage ; pourvut au second en lui adressant un inconnu qui lui remit une bourse pleine d'or. Avant d'accepter, il voulait connaître le nom du bienfaiteur, afin de se réserver le droit et le pouvoir de rendre. Toutes ses instances étant inutiles, il se résigna à recevoir l'aumône, et prit quatorze louis, qui paraissaient une somme suffisante. Puis, ranimé par cette nouvelle marque de la protection divine, il se mit en marche, malgré les rigueurs de la saison et l'affaiblissement de sa santé. Tourmenté de la fièvre, il avait à traverser des routes couvertes de neige ; il ne s'arrêta pas à ce misérable obstacle, et il reparut à Rome le 1er avril 1665. Les cardinaux et les prélats témoignèrent une joie sincère de son retour ; ceux mêmes qui s'étaient montrés peu favorables à sa cause ne pouvaient s'empêcher de l'estimer. Il leur remit les lettres des évêques de France en faveur de la réforme, que le vicaire-général lui avait envoyées, et il reçut pour réponse l'assurance qu'on ne prendrait aucune résolution avant de l'avoir entendu. Cet encouragement le porta à formuler aussitôt quatre demandes : 1° Que l'abstinence de viande fût rendue obligatoire pour tout l'ordre ; 2° Qu'il fût permis à l'Etroite Observance d'avoir un chef particulier sous le nom de vicaire-général, sans préjudice de la supériorité majeure de l'abbé de Cîteaux ; 3° Qu'il fût permis aux abbés réformés de tenir des assemblées entre eux pour le bien et la régularité de leurs monastères ; 4° Qu'on laissât à ces mêmes abbés le droit de mettre la réforme dans les Maisons de la commune observance sous de certaines conditions. Cette requête était sage ; elle sauvait l'Étroite Observance, et préparait la réforme générale pour l'avenir, en ménageant le présent. Plusieurs circonstances augmentèrent les espérances de l'abbé de la Trappe d'abord l'indiscrétion de l'abbé de Cîteaux. Revenu en France, Claude Vaussin s'était un peu remis de sa frayeur ; il commençait à parler beaucoup de ce qu'il avait fait à Rome ; il se vantait arrogamment d'avoir obtenu un jugement décisif contre les réformés : il en citait les principaux articles, et montrait les copies que son secrétaire en avait faites. Cette nouvelle arriva aux députés de l'Etroite Observance à Rome, qui allèrent immédiatement se plaindre au cardinal président de la congrégation. Puisqu'on leur avait donné parole de ne rien prononcer sans les en avertir, comment en France pouvait-on montrer copie d'un jugement définitif qui ne leur avait pas été communiqué ? Le prélat s'emporta contre l'abbé de Cîteaux, le traita de fourbe et d'imposteur, et protesta qu'il n'y avait pas de jugement rendu. Le bref n'était, en effet, qu'un projet, et on le modifia pour démentir la jactance compromettante de Claude Vaussin ; et mentita est iniquitas sibi. En second lieu, le cardinal de Retz, conformément à sa
promesse, vint à Rome pour soutenir ses amis Il avait dans cette ville un
grand crédit, une considération très puissante, qui balançait au moins celle
du cardinal-neveu. C'était lui qui avait décidé l'élection d'Alexandre VII ;
le pape l'avait reconnu, en lui disant à la cérémonie de l'adoration : Seigneur cardinal, voilà votre ouvrage ! Aussi
quand il demanda une audience du Saint-Père, les intrigues qui avaient
prévalu contre l'abbé de la Trappe ne purent lui fermer les portes. Cette
audience fut très favorable. En présentant au Pontife de nouvelles lettres de
la reine-mère, il ajouta en son propre nom les raisons les plus fortes et les
plus convaincantes. Le pape lui répondit : Assurez
la reine, dont j'ai toujours estimé la piété, que je n'ai pas d'autres
intentions qu'elle ; que j'aime l'Etroite Observance de Cîteaux, et que je la
maintiendrai. Et comme le cardinal insistait en disant : Vous me permettrez donc, Saint Père, lorsque j'irai rendre
visite aux cardinaux de la congrégation, de leur dire quelles sont vos intentions.
Le pape répondit : Vous pouvez leur expliquer les
intentions de la reine ; pour les miennes, ils en sont assez informés. S'il fallait encore aux commissaires une autre recommandation, celle que les deux députés de l'Étroite Observance se donnaient eux-mêmes par leur vie édifiante était bien faite pour émouvoir et détruire les préventions les plus rebelles. Loin de leurs monastères, livrés à des fatigues inaccoutumées, ils ne relâchèrent rién de leur régularité ; ils ne se permirent pas même le soulagement régulier des moines en voyage. Le réformateur de la Trappe surpassa encore la piété de son confrère : il vivait, comme au milieu de sa communauté, de légumes et de riz. Le cardinal de Retz put bien lui faire accepter une demeure dans son palais, mais non lui imposer quelques adoucissements, quoiqu'il parlât au nom de l'obéissance, en vertu des pouvoirs que le vicaire-général lui avait transmis. Tout le temps qui n'était pas absorbé par les négociations fut donné à la retraite et à la prière. De toutes les merveilles de Rome ancienne et moderne, ils ne virent que les églises, pour y prier sur les tombeaux des saints, et ils les trouvaient moins admirables par la majesté de leur architecture que par la vertu secrète de ce nombre infini de martyrs dont les cops y attendent la résurrection universelle. Les vaines curiosités n'attiraient pas ces voyageurs ; mais ils sortirent de la ville pour visiter Sublac : ils voulurent s'animer à la pénitence au berceau même de leur ordre, dans cette grotte sauvage où saint Benoît commença une vie qui a fait l'admiration du monde. Tant de mortifications au milieu de leurs grands travaux, tant de recueillement dans le tumulte des affaires, frappaient tous les yeux et tous les cœurs. S'ils excitèrent quelques censures, ils emportèrent à leur insu l'admiration générale. Les abbés allemands, que Claude Vaussin avait appelés à Rome, ne pouvaient les voir sans dire : Isti abbates sunt veri abbates. Ces abbés-là sont de véritables abbés. Et c'était le sentiment public. Cependant la conclusion si impatiemment désirée se faisait attendre indéfiniment. L'abbé de la Trappe en éprouvait d'autant plus d'ennui, qu'il lui était survenu quelques inquiétudes sur l'état de son monastère. Séparé trop tôt des siens, avant d'avoir pu affermir leur vertu, il avait toujours craint que son absence ne laissât les faibles sans appui. Il déplorait son exil comme saint Bernard : Les petits enfants ont été retirés de la mamelle avant le temps ; ceux que j'ai engendrés par l'Évangile, il ne m'est pas permis de les élever moi-même[9]. Il apprit bientôt que le prieur établi par lui avait porté le trouble dans la communauté, en voulant introduire du poisson au réfectoire, que le sous-prieur et les autres religieux s'y étaient opposés. Cette brouille retentit au dehors ; l'abbé de Prières crut devoir intervenir, et donnant tort au supérieur qui avait changé de lui-même la discipline de la maison, il le fit passer dans un autre monastère. Le révérend Père apprit tout à-la-fois le mal et la réparation. Il voulut néanmoins, en félicitant les religieux de leur fidélité, les animer plus que jamais à ces pratiques exactes, à cette conduite étroite dont il avait essayé de leur faire connaître les avantages, et prévenir le retour du désordre en combattant le principe. Il leur écrivit donc[10] pour leur recommander la charité autant que la pénitence, et l'intelligence spirituelle de la règle autant que la pratique extérieure : Que vous gardiez le silence, leur disait-il, autant avec vous-mêmes qu'avec les autres ; que votre solitude soit autant dans l'esprit et dans le cœur que dans la retraite extérieure de vos personnes ; que vos veilles soient spirituelles, et que lorsque vos corps sortent de leurs lits comme de leurs tombeaux, vos âmes ne demeurent pas ensevelies dans la langueur du sommeil ; que vos jeûnes ne soient pas seulement l'effet d'une obéissance régulière, mais encore d'une juste conviction que vos péchés vous rendent indignes, non-seulement des viandes dont la règle nous défend l'usage, mais même de celles dont elle vous le permet. Enfin, mes chers confrères, si vous allez au travail, sanctifiez-le par vos réflexions, et par des intentions expresses d'imiter, au moins pour quelques instants, la vie laborieuse que Jésus-Christ n'a jamais interrompue pendant qu'il a été sur la terre ; et lorsqu'on vous applique aux exercices les plus abjects du monastère, que vous devez être contents.... Il terminait par l'espérance de les revoir bientôt : Je m'assure que dans peu de temps Dieu nous accordera la consolation que nous lui demandons incessamment dans nos prières, qui est celle de vous revoir et de finir avec vous et ma vie et ma pénitence : Tristis est anima mea usque dum redeam, et non vult consolari usque ad vos. Je ne saurais mieux finir cette lettre, que je vous écris le jour de saint Bernard, que par les paroles de ce grand saint, puisque Dieu permet que j'aie pour vous des dispositions et des sentiments qui ressemblent à ceux que ce bienheureux père avait pour ses enfants... Qu'on juge par ces adieux de la peine qu'il dut ressentir lorsqu'il apprit que de nouvelles difficultés allaient encore reculer ce retour, que l'Etroite Observance était toujours menacée, et que, malgré les modifications réelles introduites dans le projet de bref, l'abbé de Cîteaux aurait satisfaction sur les points principaux. Le cardinal-neveu n'oubliait pas son ami absent, et semblait réussir enfin à incliner vers ce parti l'esprit de son oncle. Comme il avait soin d'éloigner les contradicteurs, il parvenait à persuader. A force de répéter que la conservation d'un vicaire-général de l'Etroite Observance créait un ordre particulier dans l'ordre, il faisait craindre au pape une division schismatique capable de soustraire à l'autorité du Saint-Siège un grand nombre de monastères. A force d'assurer que la reine-mère protégeait seule l'Etroite Observance, il démontrait l'inutilité d'une réforme qui, après la mort de cette princesse, serait exposée aux attaques du pouvoir royal ; telles du moins parurent être les inquiétudes du Saint-Père dans la seconde audience qu'il accorda au cardinal de Retz (6 décembre 1665). Et quoiqu'il dît encore qu'il aimait l'Etroite Observance, on put conclure de ses dernières paroles que fatigué d'une contestation si longue, il s'en remettait absolument à la congrégation qu'il avait établie. Des nouvelles précises arrivées de France, qui ne permettaient plus de douter de la mort prochaine de la reine-mère, augmentèrent les craintes des députés et confirmèrent les ennemis de la réforme dans leurs desseins. Le moment d'agir étant venu enfin, le cardinal-neveu apporta à la congrégation un bref tout rédigé selon les vues de Claude Vaussin, et les commissaires eurent la faiblesse de le signer aveuglément : dès le 14 décembre le jugement fut rendu. Ce bref contenait une réforme générale qui ne réformait rien d'importent ; mais qui régularisait les mitigations introduites depuis trois siècles. Les différents titres étaient mis en regard des chapitres de la règle qu'ils adoucissent ou dénaturent, comme pour mieux attester la décadence et l'obstination des relâchés. Voici les articles les plus saillants. Abolition de l'abstinence de viande. L'usage de la viande est permis trois fois par semaine, excepté pendant l'avent et la septuagésime (Bref d'Alexandre VII, art. XXIV, circa caput XXIX Regulæ). Abolition du silence. Tous observeront la louable coutume de garder le silence depuis les complies jusqu'au temps du chapitre du jour suivant, en tous lieux ; et toujours dans les lieux réguliers, avec pouvoir néanmoins de demander à voix basse les choses nécessaires, sans scrupule de conscience. N'est-ce pas détruire la pratique du silence perpétuel ordonné par saint Benoît, et autoriser les conversations pendant le jour, partout hors des lieux réguliers ; cependant cet article XVI est mis en regard du chapitre VI de la Règle. Abolition du travail des mains. Les supérieurs prendront soin que les jeunes religieux qu'ils trouveront n'avoir pas assez d'inclination pour les études, apprennent quelque honnête métier, par l'exercice duquel ils puissent éviter l'oisiveté et l'ennui de la solitude. (Art. XXX, circa. Caput LVII Regulæ). Les articles mêmes qui prescrivent quelque réforme, qui répriment des abus odieux, sont encore un adoucissement de la règle, et sont exprimés en termes vagues qui permettent de les éluder. Ainsi les jeûnes d'ordre sont rétablis, mais la collation permise, et les supérieurs autorisés à dispenser quelquefois des jeûnes de la règle, en considération des personnes, des lieux, des pays et des saisons de l'année (Art. XXV, circa caput XLI Regulæ). L'office de la nuit est rétabli, et le commencement en est fixé à deux heures après minuit, mais seulement pour les fêtes solennelles ; on se lèvera plus tard les autres jours, et le soin d'en fixer l'heure est remis au chapitre général. Or, une expérience de plusieurs siècles nous a fait comprendre ce que vaut une interprétation du chapitre général (art. XIX, circa caput. VIII usque ad XX Regulæ). Tout en prescrivant à tous les religieux sans exception de coucher dans le dortoir commun, on laisse subsister l'usage des cellules : Les lits seront disposés dans ces cellules selon la règle, et l'ameublement sera tel qu'il convienne à l'état de pauvreté que les religieux ont professé ; il n'y aura rien de superflu, comme aussi rien n'y manquera des choses nécessaires (art. XX, circa caput XXII). Le vice de la propriété particulière est retranché ; mais le vice de la possession privée se ménage une grande liberté par l'article VII : On ne fera aucun partage des biens, des fruits, des rentes, et des revenus des monastères entre les abbés réguliers et les communautés ou les officiers ; mais le tout sera employé à leurs usages communs, suivant la constitution du pape Benoît XII, si ce n'est que le chapitre général ou l'assemblée intermédiaire en jugeât autrement, pour un meilleur gouvernement, et pour la plus grande utilité de certains monastères, afin d'empêcher les dilapidations. L'article XL, en termes non moins vagues, charge le chapitre général de compléter cette réformation : Afin qu'à l'avenir on vive partout d'une même règle, d'une même charité et de mœurs uniformes, on fera une brève et claire compilation et réduction de toutes les constitutions apostoliques et des statuts qui n'ont pas été abrogés par un usage contraire, ou par quelque autre raison, lesquels seront distribués en certains chapitres qui seront approuvés et publiés par le chapitre général, et mis à la suite de la règle de saint Benoît, afin que dans chaque monastère on en lise successivement quelques-uns après la lecture de la règle. Quant à l'Étroite Observance, le bref du cardinal Chigi n'en faisait mention que pour la soumettre immédiatement aux supérieurs de la commune, et la diviser en deux provinces, à chacune desquelles le chapitre général donnerait un visiteur réformé. Le vicaire-général, les assemblées particulières, le droit de mettre des prieurs dans les maisons tenues en commende, étaient passés sous silence et abolis de fait. Tel était le témoignage de reconnaissance que le cardinal-neveu réservait à Claude Vaussin, tel le présent qu'il se proposait de lui rendre. Ses protégés, grâce à lui, sauvaient d'un même coup leur corruption de la pénitence et leur réputation de la censure publique. Le même jugement leur servirait à éluder la réforme, et à prouver qu'ils l'avaient désirée. Leur orgueil n'y trouvait pas moins d'avantages que leur mollesse : ils n'auraient plus à craindre d'être mis sous la tutelle des réformés et de recevoir de leurs inférieurs l'exemple et la direction. Ce digne patron s'applaudissait d'avoir si heureusement vengé leur cause ; malgré le secret imposé à la congrégation, il avait peine à ne pas se vanter de son triste succès. Lorsque enfin on apprit la mort de la reine-mère (20 janvier 1666), la joie des ennemis de la réforme éclata : ils commencèrent à parler, à faire pressentir les dispositions du bref les plus défavorables à l'Etroite Observance. Les deux députés tombèrent dans la consternation, comprenant bien que les monastères réformés, livrés sans recours à l'autorité de leurs ennemis, ne conserveraient pas longtemps leur régularité. Ils frémirent pour leur propre salut. L'abbé de la Trappe n'hésita pas à manifester hautement ces prévisions, et il sollicita un bref qui lui permît de se retirer chez les Chartreux dans le cas où la tyrannie des supérieurs relâchés ne lui permettrait pas de pratiquer la pénitence dans son monastère. Tout semblait perdu ; mais les deux députés ignoraient encore une partie du résultat ; on leur laissait entrevoir le danger, on leur cachait l'espérance. On ne faisait connaître que le jugement de la congrégation ; s'ils eussent connu la décision souveraine du pape, ils auraient compris que leurs plaintes avaient été entendues malgré les cris de leurs adversaires. C'est bien ici le lieu d'admirer la vigilance du vicaire de Jésus-Christ. Le cardinal Chigi n'avait pu abuser par tant d'intrigues de la confiance de son oncle. Cette longue conspiration d'un ministre infidèle contre la religion d'un vieillard malade n'avait pu arracher une faute au chef de l'Église. Lorsque le bref fut présenté à l'approbation d'Alexandre VII, le souverain pontife avec cette prudence de la vérité, qui est la politique romaine, considéra que l'ordre de Cîteaux dégradé et tombé si bas n'était pas capable de supporter une réforme plus rigoureuse. Tant de résistance qu'il avait vue dans les relâchés et dans leurs défenseurs, le convainquit avec raison qu'il serait déjà fort difficile de leur imposer un peu de régularité ; la suppression des plus graves dérèglements, le rétablissement d'un genre de vie au moins honnête et uniforme, était un progrès notable, et certainement une première expérience par laquelle on jugerait de l'avenir. Il approuva donc les articles de réformation, quoiqu'ils fussent bien plutôt un adoucissement qu'une réparation de la règle. Mais tout en ménageant les faibles ou les lâches, il ne prétendit pas trahir la vertu courageuse. Il signifia que le bref ne remplissait pas ses intentions à l'égard de l'Etroite Observance, qu'il avait promis davantage, et qu'il voulait tenir sa parole. Par ses ordres, et sur le conseil du père Bona, on ajouta que l'Étroite Observance aurait le droit de recevoir des novices indépendamment des supérieurs de la commune, on déclara bons tous les actes et contrats passés jusqu'à ce jour par les réformés, afin que personne ne pût leur disputer la possession des abbayes qui avaient abandonné le relâchement. En vertu de l'article XLII, l'abbé de Cîteaux devait convoquer le chapitre général au mois de mai de l'année suivante ; il fut réglé qu'au chapitre, sur les vingt définiteurs choisis par les premiers abbés, il y en aurait dix de l'Étroite Observance ; ce qui réduisait en quelque sorte les relâchés à l'impuissance de rien décider sans le consentement des réformés, puisque aucune décision ne pouvait être prise qu'à la majorité des deux tiers. Enfin le pape déclara ouvertement sa pensée dans ce dernier article : Nous voulons que ladite Étroite Observance demeure en sa force et vigueur, comme si ces lettres n'avaient jamais été données : notre intention est de maintenir ladite Étroite Observance dans sa louable façon de vivre, et d'employer gracieusement et favorablement, pour la conserver et pour l'accroître, les devoirs de notre charge pastorale. C'est pourquoi nous avertissons et exhortons sérieusement l'abbé de Cîteaux, et les quatre premiers abbés, et nous leur commandons et ordonnons étroitement, en vertu de la sainte obéissance, de s'étudier de tout leur pouvoir, non-seulement à protéger et à chérir par un zèle de charité ladite Etroite Observance, mais aussi à l'étendre et à la dilater, afin que par la bénédiction du Seigneur elle porte de jour en jour des fruits plus abondants en l'Église militante. Les abbés de la Trappe et de Val-Richer ne surent rien de ce jugement définitif, tenu secret par ordre du pape ; croyant leur présence inutile à Rome ; ils avaient fait demander à l'abbé de Prières la permission de rentrer en France. Convaincus de la ruine prochaine de l'Étroite Observance, ils étaient impatients de revenir à leurs monastères pour les préserver d'un si grand malheur. L'abbé de Rancé particulièrement se sentait animé du désir de faire revivre toutes les austérités antiques, afin de prouver par des actes la possibilité d'une pénitence déclarée impossible. Dès que la permission demandée leur fut parvenue, ils ne songèrent plus qu'à prendre congé de leurs amis, des cardinaux et du pape. L'audience d'adieu que le pape leur accorda, aurait pu leur rendre quelque confiance ; Sa Sainteté, tout en gardant le silence sur les affaires de la réforme, leur témoigna sa haute estime et une véritable tendresse, se recommanda à leurs prières, et leur donna sa bénédiction pour eux et pour les moines qu'elle avait mis sous leur conduite : le lendemain elle leur envoya des reliques précieuses et considérables. Les autres visites se passèrent en politesses insignifiantes, excepté pourtant celle qu'ils rendirent au cardinal neveu. L'abbé de la Trappe, se voyant en présence du plus redoutable adversaire de la réforme, ne put contenir son zèle ; il osa lui reprocher le bref dont il était seul l'auteur, l'honneur du Saint-Siège sacrifié aux intérêts personnels de Claude Vaussin, et cette nouvelle joie donnée aux hérétiques. Le cardinal s'offensa de cette noble hardiesse, et se levant de son siège : Vous perdez le respect, dit-il ; mais l'abbé de la Trappe ne se déconcerta pas ; il répliqua sans colère qu'il parlait comme saint Bernard aux prélats de son temps, que les véritables amis du Saint-Siège n'étaient pas ceux qui lui dissimulaient la vérité. Le cardinal resta interdit et passa du mécontentement à l'estime. Il disait quelques heures après : Je ne puis m'empêcher d'admirer la fermeté de cet abbé de la Trappe, et ce don inimitable qu'il a reçu de dire la vérité en présence des grands, quoiqu'elle doive leur déplaire. Ce fut le 25 mars 1666, que les deux députés quittèrent Rome. Ils évitèrent autant qu'il leur fut possible les honneurs qu'on voulait leur rendre sur la route. Rentrés en France, ils visitèrent Clairvaux. L'abbé de la Trappe pleura dans cette maison au souvenir de saint Bernard, surtout quand on le conduisit à l'Etable de Bethléem, à ce monastère pauvre, maintenant délaissé, où ce grand saint avait vécu. Il s'agenouilla et resta en prières jusqu'à la nuit. Le lendemain il sollicita, mais en vain, de l'abbé de Clairvaux, la permission de rétablir à ses frais ce réduit vénérable qu'on appelait le petit Saint-Bernard ; il aurait voulu y vivre et mourir au milieu de quelques pénitents fidèles. Après avoir rendu compte de leur mission à l'abbé de Prières et aux autres supérieurs de la réforme réunis à Paris, les deux voyageurs se séparèrent. L'abbé de la Trappe arriva le 10 mai à son monastère, et malgré les tristes préoccupations qu'il y rapportait, ce dut être pour son cœur une joie sensible de retrouver ses enfants et de rentrer dans le repos de la solitude après vingt mois d'absence et d'agitations. |
[1] Rancé, De la Sainteté et des Devoirs de la vie monastique, chap. XVIII, quest. 4 : Il est aisé de répliquer que saint Benoit n'a jamais entendu que ses disciples mangeassent de ces monstres (turbots, saumons, soles), ni qu'on leur servit des poissons qui engagent à la dépense, quoiqu'il n'ait pas absolument défendu l'usage du poisson ; mais son intention était qu'ils mangeassent des légumes, des herbes, de la bouillie, ou tout au plus des poissons petits et communs, pisciculos, c'est le terme qu'on voit dans quelques règles anciennes, et il n'aurait pas manqué de condamner cet excès et cette superfluité comme étant contraires à la pauvreté, à la simplicité, à la pénitence dont il voulait qu'ils fissent profession, ainsi que saint Bernard l'a fait depuis en parlant du luxe et de la bonne chère des moines de Cluny.
[2] Rancé, Vie monastique, chap. XIX, quest. 1.
[3] Rancé, Explication de la Règle de saint Benoît, chap. XLVIII, § 1.
[4] Rancé, Explication, chap. XLVIII, § 3, 4, 7, 8.
[5] Rancé, Vie monastique, chap. XIX, quest. 11.
[6] Rancé, Explication, chap. XLVIII, § 5.
[7] Rancé, Vie monastique. chap. XIX, quest. 11. Tout ce passage est emprunté presque littéralement à cette savante dissertation.
[8] Rancé, lettres : Ce que j'ai fait quand je suis sorti de Rome ayant pu recevoir différentes explications, ceux qui n'étaient pas de nos amis y en ont donné de désavantageuses... Cependant le bien de notre cause, et la disposition des choses qui nous étaient en ce temps-là très peu favorables, m'y obligea. Je ne le fis ni par humeur ni par passion ; l'avis n'en vint pas de moi : je déférai en cette rencontre-là au Sentiment des autres, et véritablement mon départ fit quitter Rome à M. de Cîteaux, qui nous était un très grand obstacle, lequel croyant me devoir suivre en France, sursit dans l'esprit de nos juges les desseins qu'ils avaient formés sur noire affaire, et leur fit faire des réflexions qu'ils n'avaient pas encore faites.
[9] Saint Bernard, lett. 144 : Parvuli ablactali sunt ante tempus ; ipsos quos per Evangelium genui, mihi non licet educare.
[10] Rancé, lett., 20 août 1665.