I. — Organisation des troupes de terre, cavalerie el infanterie. - Création des troupes d'artillerie, corps spéciaux. - Armement, le fusil. - Commencement de l'uniforme. - Formation des officiers, les cadets. - Exercices, discipline, inspecteurs. - Soin des soldats : solde, magasins de vivres ; création des Invalides. La paix d'Aix-la-Chapelle n'avait été faite que pour mieux préparer la guerre et assurer de plus grands succès. Les étrangers eux-mêmes croyaient peu à la durée de cette suspension d'armes, et un des plus habiles souhaitait que Louis XIV se laissât aller à la mollesse ou à la négligence des affaires comme les Espagnols, mais n'osait pas l'espérer, à voir les qualités d'un roi qui savait saisir tontes les occasions[1]. La menace était encore plus transparente dans lés préparatifs de Louvois et de Colbert, dans les réformes militaires, dans les créations maritimes, qui allaient bientôt offrir à l'Europe le modèle d'une véritable armée, et égaler les forces navales de la France à celles des plus anciens dominateurs de la mer. Déjà le roi avait pourvu à l'exactitude du recrutement, proposé comme exemple aux troupes ses gardes du corps et son régiment d'infanterie, annoncé et fait sentir la discipline nouvelle qui devait rendre l'armée redoutable aux ennemis, supportable aux populations du royaume (voir ch. XVI, § IV). La guerre de Flandre et le repos qui la suivit lui donnèrent l'occasion et le temps de développer ces principes et d'en tirer toutes les conséquences. Louvois, rapidement instruit, dans la compagnie de son père, de tous les détails de l'administration, s'émancipait de plus en plus de cette tutelle par la connivence même de Le Tellier, qui, pour fortifier l'importance de son fils, tenait à le laisser agir seul. Il apporta à cette organisation, avec une liberté conforme à ses instincts de commandement, les qualités précieuses qui ont fait de lui un fondateur activité et vigilance, amour du progrès véritable, flexibilité à profiter des conseils et des expériences, inflexibilité à maintenir les règles éprouvées, confiance dans la capacité reconnue de ses auxiliaires, et fermeté à tout vérifier par lui-même et à maintenir ses subordonnés dans le devoir par la crainte de son coup d'œil. La précision, la régularité, qualité essentielle de Louvois, se montre tout d'abord dans les règles établies pour la composition des corps de l'armée. Comme il avait assuré la sincérité de l'effectif par le châtiment des passe-volants, il fixa, contre l'arbitraire ou le caprice, la durée des engagements militaires qui ne put être de moins de quatre ans (1666) ; en deçà de ce terme, le soldat n'était pas libre de se retirer, au delà le capitaine n'avait pas le droit de le retenir. La cavalerie offrait beaucoup d'irrégularité, des différences de solde et d'effectif d'un corps à l'autre. Une réforme totale rétablit l'uniformité (1668) ; chaque compagnie dut se composer de cinquante hommes, chaque escadron de quatre compagnies, chaque régiment de trois ou deux escadrons, selon qu'il était régiment royal ou régiment de gentilshommes. Les régiments d'infanterie comprenaient plus ou moins de soldats, selon qu'ils étaient étrangers ou français ; ils n'avaient pas le même nombre de bataillons ; désormais chaque bataillon dut comprendre douze et plus tard quinze compagnies (1670). Les brigades formées de la réunion de plusieurs corps avaient pour chefs des brigadiers dont le commandement n'était que temporaire : en 1667, le roi créa des brigadiers de cavalerie à titre d'office, en 1668 des brigadiers d'infanterie. Ce titre supérieur à celui de colonel ouvrait la série des officiers généraux ; il échappait à la vénalité ; les officiers de fortune y trouvèrent leur compte. Les corps spéciaux, préparés par des aptitudes spéciales aux besoins si variés de la guerre, manquaient à peu près à l'armée française. Louvois essaya d'abord des grenadiers (1667). Il paraissait bon d'avoir des soldats formés à lancer des grenades, soit pour mettre en désordre une troupe de cavalerie en rase campagne, soit pour disperser les défenseurs d'une ville groupés sur le rempart. On commença par choisir pour cet usage quatre hommes par compagnie dans le régiment du roi ; en 1670, l'essai ayant réussi, on les rassembla en une seule compagnie qui fut la première du régiment ; on créa successivement une compagnie semblable dans chaque régiment d'infanterie. Nous avons vu qu'il n'y avait pas de troupes d'artillerie ; les officiers de cette arme, au commencement de la guerre, empruntaient aux capitaines d'infanterie des soldats pour le service du canon. Louvois combla cette lacune. Il forma une compagnie de canonniers (1671) pour servir le canon et deux compagnies de fusiliers pour le défendre. Dès l'année suivante, ce corps s'était accru jusqu'à vingt-six compagnies. Ce fut le régiment des fusiliers qui eut pour colonel le grand maitre de l'artillerie. Il existait deux régiments de mousquetaires à cheval, appelés dragons, qui tenaient à la cavalerie par leur monture, à l'infanterie par l'armement ; ils escortaient les convois, ils éclairaient les marches. On en faisait peu de cas ; Louvois comprit qu'il y avait là les éléments de la cavalerie légère et des tirailleurs. Tantôt à pour se porter rapidement sur les différents points dû combat ou échapper à des forces supérieures, tantôt à pied pour user plus librement de leurs armes, escarmoucher et inquiéter les mouvements de l'ennemi, ils pourraient tour à tour engager la bataille et couvrir la retraite. En 1669 un édit du roi créa un état-major général pour les dragons ; le nombre de leurs régiments augmenta dans la suite jusqu'à quatorze ; ils formèrent des brigades spéciales sous des brigadiers de leur nom. La question de l'armement offrait de grandes difficultés par la résistance de la routine et l'incertitude des avantages de la réforme proposée. Louvois eut le mérite, tout en ménageant l'une, de ne pas s'opposer aux exigences de l'autre. L'infanterie était alors armée de mousquets pour faire feu, de la pique pour recevoir la charge de la cavalerie ennemie quand le feu ne l'arrêtait pas. Les deux armes n'étaient pas réunies dans la même main ; les deux tiers de chaque compagnie étaient mousquetaires, les autres piquiers ; il s'ensuivait un défaut d'ensemble dans l'attaque et dans la défense : quand les uns agissaient, les autres restaient inactifs, impuissants ou inutiles. Cependant une invention nouvelle, le fusil, ou pierre à feu — fuccile —, d'un tir plus sûr, plus rapide, moins dangereux surtout que le mousquet à mèche, cherchait à se faire accepter et comptait déjà des partisans. Mais, parce que le fusil n'était encore qu'offensif, comme le mousquet, et ne remplaçait pas la pique défensive, on dédaignait le progrès pour n'être pas double quoique réel. Le mousquet parut même obtenir une satisfaction triomphante quand une ordonnance de 1665 prescrivit de briser tous les fusils qui se trouveraient dans l'infanterie et de les remplacer par des mousquets aux dépens des capitaines. Néanmoins, l'esprit pratique de Louvois ranima la discussion et permit au fusil de faire reconnaitre ses titres. Il ne se dissimulait pas les défauts du mousquet ; pour les corriger, il ne refusa pas d'expérimenter un système bizarre[2] où il ne trouva qu'un embarras de plus. Il sentait bien les avantages du fusil ; pour les éprouver, il lui accorda, comme par tolérance, une part dans l'armement. Une ordonnance de 1670 permit de donner des fusils à quatre soldats par compagnie, aux plus adroits, bien entendu. On en donna également aux grenadiers dans chaque régiment, aux dragons, et à ce régiment de troupes d'artillerie qui en a tiré et gardé le nom de fusiliers. L'arme nouvelle démontra ainsi sa supériorité. Elle devait triompher tout à fait, mais seulement après la mort de Louvois, lorsque, par l'invention de la baïonnette à douille, l'arme à feu et l'arme défensive, réunies en un même instrument dans la même main, firent tomber toutes les objections des partisans du mousquet et des partisans de la pique. On attribue généralement à Louvois l'établissement de l'uniforme. Il convient, après son dernier historien, de réduire à des proportions plus modestes son mérite en cette matière. Ce fut une œuvre d'habileté bien plus que d'autorité. L'uniforme allait certainement à l'esprit de régularité et de discipline du ministre comme il flattait les goûts fastueux de Louis XIV. Nous avons vu (chap. XVI, § IV) que, de bonne heure, le roi avait paré sa maison militaire de beaux habits avec une prodigalité qui lui attira les représentations de Colbert. Louvois, de son côté, comprenait fort bien que des soldats vêtus de la même manière se ralliaient plus facilement dans les batailles, ou avaient plus de peine à se cacher quand ils désertaient, ou enfin prenaient, par le soin de leurs vêtements, des habitudes de bonne tenue qui profitaient à tous les besoins du service. Mais il fallait, pour rendre l'uniforme général dans l'armée, plus d'argent qu'il n'en avait à sa disposition. Il ne pouvait imposer directement à l'État la charge de cette dépense. Ensuite, comme c'était aux capitaines et aux colonels d'habiller leurs soldats et de les armer, sur la solde fournie par le roi, et dont l'élévation n'égalait pas la régularité, il aurait eu une véritable rigueur à leur imposer tout d'un coup des frais supérieurs à leurs ressources. Lou vois eut donc la sagesse d'encourager l'uniforme, non de le prescrire, et d'attendre que l'habitude formât la règle. Les régiments d'étrangers au service de la France, officiers et soldats, recevaient une solde beaucoup plus forte que les Français, l'appât d'un bénéfice étant le meilleur gage d'une fidélité à laquelle manquait le sentiment de la patrie. Ce fut de ce côté que commença l'uniformité de la parure. Les colonels et les capitaines étrangers, pourvus d'assez d'argent et contents de cette occasion de paraitre, se montrèrent assez faciles à accepter l'innovation quoique un peu onéreuse ; plusieurs en tirent même l'objet d'engagements formels. On ne tarda pas à voir le régiment de Roussillon étranger (1668), les régiments des Allemands de Fürstenberg et des Allemands d'Alsace (1669) vêtus d'une même façon. Pour les régiments français, Louvois n'exigeait que des vêtements solides, des culottes de drap au lieu de culottes de toile, des bas en bon état et des souliers propres aux longues marches. Mais peu à peu l'aspect brillant des étrangers et l'approbation publique piquèrent d'amour-propre les colonels et les capitaines français ; ils ne voulurent pas rester dans une infériorité évidente, et trouvèrent d'eux-mêmes le moyen de faire ce que désiraient le roi, le ministre et l'opinion. Le recrutement des officiers n'importait pas moins que celui des soldats ; car du bon commandement dépend, non-seulement la régularité, mais même la valeur des troupes. En pratique, Louis XIV fonda les droits des officiers sur le mérite bien plus que sur la naissance, et leur mérite fut d'avoir appris et exécuté ce qu'ils devaient prescrire aux autres, d'avoir obéi avant de commander. Tous les candidats, jeunes gens de la noblesse et de la bonne bourgeoisie, eurent à faire leur apprentissage comme simples soldats et sous le nom de cadets, dans les gardes du corps ou dans les mousquetaires du roi, dans son régiment d'infanterie ou dans les compagnies des autres régiments. Au bout de deux ans, ils en sortaient pour acheter une compagnie ou occuper leur premier grade, celui de lieutenant en temps de paix, celui de sous-lieutenant ou cornette en temps de guerre. Louis XIV se félicite lui-même de voir les jeunes gens de la plus haute naissance porter docilement le mousquet parmi ses gardes, pour parvenir un jour au commandement des armées[3]. Les déblatérations de Saint-Simon contre cet usage, grotesques rancunes de caste[4], n'en font que mieux ressortir la sagesse. Elles prouvent de plus que les grades militaires n'étaient pas le privilège des nobles. Nous avons dit pourquoi les charges de capitaine et de colonel restèrent vénales ; si elles demeurèrent le privilège de l'argent, elles étaient au moins accessibles aux bourgeois riches comme aux nobles riches. Quant aux autres grades, ils ne dépendaient que du choix du roi, et ce choix portait sur les cadets bourgeois comme sur les cadets nobles. Il y a, en outre, des exemples de simples sergents, étrangers à la catégorie des cadets, déclarés officiers et pourvus d'une lieutenance par ordonnance royale[5]. L'avancement lui-même n'était pas entravé par la vénalité. Le lieutenant qui n'avait pas d'argent pour acheter une compagnie pouvait être fait major ou lieutenant-colonel. Le lieutenant-colonel qui n'avait pas d'argent pour acheter un régiment pouvait être fait brigadier, qu'il fût noble ou non. Il fut établi, dit Saint-Simon, que quel qu'on pût être, tout ce qui servait demeurait, quant au service et aux grades, dans une égalité parfaite... De là tous les seigneurs dans la foule de tous les officiers de toute espèce, de là cet oubli de toute différence personnelle et d'origine, pour ne plus exister que dans cet état de service militaire devenu populaire, tout entier sous la main du roi, beaucoup plus sous celle de son ministre et même de ses commis. Le dépit qui grince dans ces diatribes n'est pas, en vérité, le jugement d'un historien ; de telles colères louent ce qu'elles prétendent rabaisser, et l'originalité de l'expression ne peut leur rendre ce qui leur manque d'exactitude ou de sincérité. A leur tour, les soldats furent astreints à des exercices réguliers, seuls moyens d'une instruction rapide et complète, et préservatifs contre l'oisiveté de la paix. Les prescriptions de Louvois à cet égard sont d'autant plus eu rieuses qu'elles émanent d'un homme qui se montre consommé dans le métier des armes sans l'avoir pratiqué lui-même. Il enjoint à tous les gouverneurs de place (circulaire de juillet 1668) de faire faire l'exercice à leur garnison tous les dimanches et de faire tirer trois coups de mousquet à chaque soldat. Tout officier de cavalerie doit, chaque semaine, exercer ses hommes dans son quartier ; deux fois par mois tous les cavaliers d'une garnison se réuniront en masse pour exécuter des évolutions générales et des salves propres à accoutumer les chevaux au feu. Un peu plus tard (20 décembre 1668), il veut que chaque jour, sous les yeux d'officiers désignés tout exprès, la garde montante, avant de défiler, fasse l'exercice du mousquet et des mouvements à droite, à gauche et en avant, pour leur apprendre en détail à bien marcher. Cela, ajoute-t-il, joint à l'exercice du dimanche dans toutes les garnisons, fera qu'assurément ils seront adroits en peu de temps. Les plus sages et les plus strictes ordonnances ne sont
efficaces que si l'autorité elle-même en surveille l'exécution, en se faisant
voir ou au moins sentir fréquemment de ceux qui lui doivent obéissance. A
distance du maître, et dans la dispersion des troupes par tout le royaume,
des chefs secondaires auraient bien vite négligé leur devoir, si on leur
avait laissé l'espérance de n'être ni vus ni dénoncés. Un service
d'inspection inflexible était indispensable. Il existait, par départements,
des commissaires des guerres, à qui
chaque capitaine avait à présenter sa compagnie après l'avoir formée, et à la
laisser visiter tous les deux mois. Le commissaire avait pour attribution de
constater si la compagnie était au complet, s'il ne s'y glissait pas de passe-volants,
de vérifier l'état des armes et de l'habillement, de ne délivrer la solde que
si toutes les règles étaient observées, et, au besoin, d'interdire les
officiers coupables. Ils ne pouvaient prétendre aucun commandement sur les
troupes. En outre, ils n'avaient pas toujours la fidélité requise, ils
s'entendaient avec les capitaines pour tolérer les abus et partager le
bénéfice de la fraude. Louvois, sans leur ôter leurs fonctions, les soumit au
même contrôle que les officiers. Il créa des inspecteurs
d'infanterie d'abord (1668), puis de
cavalerie, qui eurent à la fois le droit de surveillance et le droit de
commandement, supérieurs aux commissaires et aux chefs de troupes. Martinet
en fut le premier exemple (1668). Il
fut envoyé pour visiter toutes les garnisons des. places récemment conquises
et de l'Artois, s'informer de l'état des troupes, examiner si elles faisaient
bien ou mal l'exercice, indiquer aux officiers d'infanterie les changements à
introduire dans le personnel des soldats, les réparations nécessaires dans
les armes et les habits, prescrire ce qu'il jugerait utile, et rendre compte
de la manière dont ses ordres seraient exécutés. Il devait de plus mettre
dans chacune des places un officier du régiment du roi, pour surveiller
l'état des compagnies et l'instruction des soldats, et assister chaque jour
aux exercices ; il devait enfin changer fréquemment ces sous-inspecteurs
d'une place à l'autre, dans la crainte que trop d'habitude ne les rendît
complaisants pour ceux qu'ils étaient chargés de retenir dans le devoir.
Voilà encore qui exaspère Saint-Simon. Il ne voit là que l'insolence du
ministre impatient d'être plus maitre,
et d'anéantir l'autorité des colonels[6]. Louvois, qui
n'aurait pas eu peur de Saint-Simon, s'il avait vécu assez pour l'entendre,
ne recula pas davantage devant les murmures de ses contemporains. Il se
faisait parfois inspecteur lui-même. Il paraissait rapidement sur tous les
points où il croyait sa présence nécessaire pour vérifier une expérience,
découvrir un abus, ou encourager un progrès. On le trouve ainsi (1669), passant à son tour par où Martinet a
passé, et constatant par ses yeux que les compagnies sont en bon état et
qu'elles manœuvrent à merveille, ou, à la poursuite d'un commissaire infidèle
(1671), recueillant tous les
témoignages de Philippeville à Tournay et à Dunkerque, et instruisant le
procès du coupable. Une des attributions des inspecteurs, comme aussi un des meilleurs gages de la solidité de l'armée, c'était l'établissement et le maintien d'une discipline qui contînt le soldat dans la pratique du service, l'officier dans l'obéissance. A en juger par l'esprit encore arrogant de la noblesse, et par ses impatiences d'ambition, la dépendance vis-à-vis des supérieurs était un poids bien lourd surtout quand il s'agissait d'obéir à un homme d'origine moins distinguée, les retards d'avancement bien insupportables aux gens infatués de leur mérite, comme on verra plus tard Saint-Simon. Telle fut pour Louvois une des plus grandes résistances qu'il rencontra, qu'il ne dompta qu'à force de ténacité, un de ses titres à la haine des égoïsmes réprimés et à la réputation de brutalité qu'ils sont parvenus à lui faire jusque dans les âges suivants. Il n'en a pas moins eu le dernier sur ce point comme sur tant d'autres. L'intention du roi, écrivait-il à Martinet (1669), est que les chefs de corps rétablissent l'obéissance sans réplique à l'égard des officiers qui leur sont subalternes, et que, pour cet effet, le premier à qui il arrivera de désobéir soit cassé. Un capitaine méconnaît-il l'autorité du commissaire des guerres, sa cassation est annoncée avec un éclat qui avertit ses semblables de ne pas l'imiter ; et il ne rentre en grâce qu'après avoir fait au commissaire toutes les satisfactions possibles, et avec l'humiliation d'une réprimande qui servira d'exemple (1669). Le plus méchant moyen, dit encore Louvois, pour réduire les officiers d'infanterie, c'est d'avoir de la patience envers eux. Le roi désire que vous fassiez mettre en prison ou au cachot le premier qui ne vous obéira pas, ou qui vous fera la moindre difficulté. L'indocilité, le dépit ne pourra pas même se satisfaire par la retraite volontaire, et se venger des ennuis du service en l'abandonnant ; le roi ne compose pas avec les gens chagrins et impatients ; ce sera le chemin de la Bastille que de parler de démission. Quant aux soldats, leurs délits ou leurs crimes étaient jugés sommairement et punis sans délai quelquefois d'un châtiment terrible ; la désertion par exemple emportait la peine de mort par la potence. Ceux qui, arrivés au grade de sergent, étaient déclarés officiers, avaient, en cas de désertion, un compte encore plus sévère à rendre. Ils étaient non pas pendus mais roués, parce que l'officier est plus coupable que le soldat, même à faute égale et semblable : le brevet d'officier oblige et aggrave. En retour des sacrifices imposés par ces règles, il était juste autant qu'habile d'assurer le bien-être du soldat, d'encourager l'exactitude de l'officier par quelques bénéfices d'intérêt. Une des réformes saillantes de Louvois est l'établissement d'appointements fixes, et d'une solde uniforme, invariable et régulièrement payée. Les appointements des officiers étaient augmentés d'une moitié en campagne ; un capitaine d'infanterie recevait par mois 75 livres en garnison, 112 livres pendant la guerre ; un lieutenant 30 ou 45 livres. La solde du soldat, cinq sous pour un fantassin — les fameux cinq sous —, et quinze sous pour un cavalier monté, était remise au capitaine qui prélevait dessus la somme nécessaire à l'entretien des habits, des armes, de la nourriture ; elle baissait naturellement quand le roi fournissait en dehors des capitaines le pain ou le fourrage. Il y avait en outre des gratifications éventuelles dont une part revenait indirectement au soldat. Quand une compagnie était au grand complet, le capitaine recevait trois ou cinq soldes de soldat en sus de l'effectif, à la fois comme récompense de sa bonne tenue, et comme encouragement à bien entretenir ses hommes. Dans les quartiers d'hiver, les habitants des communautés fournissaient, sous le nom d'ustensile, une contribution quotidienne de 5 livres pour une compagnie d'infanterie, de 20 livres pour une compagnie de cavalerie ; les neuf dixièmes appartenaient au capitaine polir le rétablissement de sa compagnie, le reste aux officiers subalternes. En temps de guerre, le roi consentait à prendre sur lui une part de la fourniture des armes et des habits, une paire de souliers, ou un justaucorps ou un mousquet par homme ; le capitaine était ainsi soulagé, et le soldat mieux pourvu. La question du pain dominait toutes les autres par le renouvellement quotidien du besoin, et la difficulté d'y pourvoir. Il ne suffit pas d'avoir l'argent nécessaire pour acheter, il faut encore que la denrée soit à portée de l'acheteur. Des milliers d'hommes arrivant subitement, pour un passage ou un séjour, dans une localité qui n'y est pas préparée, où trouveront-ils à leur disposition les subsistances nécessaires ? La souffrance d'un côté, la maraude de l'autre, et l'indiscipline dans les deux cas, telle était antérieurement, pour les soldats, pour les populations et l'autorité, la conséquence du défaut d'organisation. Louis XIV avait compris la gravité de ce mal et travaillé de bonne heure à le guérir. En prévision de la guerre de dévolution (voir plus haut) il avait fait établir des magasins de vivres sur les côtes de la Manche et dans le voisinage de la Flandre, afin de pourvoir lui-même à l'approvisionnement des troupes. Il traite cette question dans ses Mémoires avec une insistance intelligente, où quelques traits d'égoïsme royal, conformes aux idées du siècle, ne lui ôtent pas le mérite de reconnaître et d'accepter pour lui un devoir rigoureux. C'est d'abord, dit-il, un acte d'habileté, un calcul prudent, une réponse aux critiques en cas de malheur : Dans les autres désastres qui peuvent ruiner une armée, on peut presque toujours accuser la lâcheté des soldats et la malignité de la fortune. Mais dans le manquement de vivres, la prévoyance du général est la seule à qui l'on s'en prend. C'est ensuite une œuvre de justice : Comme le soldat doit à celui qui commande l'obéissance et la soumission, le commandant doit à ses troupes le soin de leur subsistance ; c'est même une espèce d'inhumanité de mettre des honnêtes gens dans un danger dont leur valeur ne peut les garantir, et où ils ne peuvent se consoler de leur mort par l'espérance d'aucune gloire. Enfin il y va de l'intérêt du prince d'être attentif aux besoins de ses serviteurs. Outre ces considérations qui sont communes à tous les généraux, le prince qui commande en personne en doit avoir de toutes particulières. Comme la vie de ses sujets est son propre bien, il doit avoir bien plus de soin de les conserver, et comme il sait qu'ils ne s'exposent que pour son service, il doit pourvoir avec bien plus de tendresse à tous leurs besoins[7]. Louvois fit une utile et large application de la pensée de Louis XIV. Il créa des magasins, il organisa un service de transport des vivres. Des munitionnaires à l'entreprise furent chargés d'entretenir les magasins de vivres et de fourrages ; dans toutes les places, approvisionnements de grains pour six mois, de farines pour deux, à l'usage des soldats en garnison ; dans les places frontières, approvisionnements généraux pour les besoins des armées en campagne. Les vivres se mettaient en marche avec les troupes, et les accompagnaient par toutes leurs expéditions. Les fourrages secs affranchissaient la cavalerie de la dépendance des saisons, et permettaient d'ouvrir en tout temps les hostilités[8]. Ce fut, dès la guerre de Hollande, un avantage que proclame, non sans dépit, un ennemi de la France. Les Français, dit le
chevalier Temple[9],
à force d'argent et par le bon ordre qu'ils
faisaient observer, avaient toujours leurs magasins pleins en hiver, de sorte
qu'ils pouvaient se mettre en campagne, dans le printemps, d'aussi bonne heure
qu'ils voulaient, sans craindre la rigueur du temps pour leur infanterie, ni
être obligés d'attendre l'herbe pour leur cavalerie. Les Espagnols au
contraire, faute d'argent et de bon ordre, laissaient leurs troupes en
Flandre dans un si pitoyable état qu'elles étaient incapables d'agir pour
quelque entreprise soudaine, et ils ne pouvaient non plus fournir des
provisions aux Allemands et aux Hollandais qui pouvaient venir à leur secours. Lia guerre de Flandre avait mis en vue un autre mal, l'insuffisance meurtrière du service des malades et des blessés. Louvois en traçait, dans sa correspondance avec Turenne, un tableau douloureux : A Lille, sur un régiment de mille hommes, quatre cents malades étaient condamnés à ne boire que de méchante eau et à ne manger que du pain. A Charleroi, huit cents hommes d'infanterie, mis hors d'état de servir par la maladie, n'avaient pour demeures que des baraques envahies par l'eau. Les malades aimaient encore mieux ce séjour que l'hôpital, parce que l'hôpital, exploité par les entrepreneurs, ne leur donnait pas les soins nécessaires. Les transporter en d'autres villes était impossible faute d'argent, et l'argent manquait parce qu'il dépendait du contrôleur général, et que celui-ci, ne pouvant connaitre toute l'étendue des besoins, s'appliquait avant tout à éviter les dépenses[10]. Ces plaintes du ministre spécial aboutirent à lui faire confier le soin des hôpitaux, le droit de traiter avec les entrepreneurs, de régler seul les dépenses militaires. Alors commença une organisation bien meilleure. Il y eut un hôpital permanent dans chaque place, des hôpitaux ambulants à la suite des armées. Une allocation supérieure à la solde, huit sous par jour, fut affectée à chaque malade ou blessé ; les officiers d'hôpital eurent un traitement personnel de 45 à 60 livres par mois, supérieur aux appointements des lieutenants en campagne. Malheureusement, par la force de la routine, le service des hôpitaux fut toujours à l'entreprise, et, à moins d'une surveillance incessante, on ne pouvait interdire à l'industrie des entrepreneurs des bénéfices illicites sur la part des malades. Restait à régler le sort des soldats invalides, des estropiés ou mutilés que la guerre renvoyait incapables de suffire désormais à leur propre existence. Une ancienne coutume imposait aux bénéfices ecclésiastiques la charge d'y pourvoir au moins en partie. Les bénéfices, selon leur importance, avaient à recevoir un ou plusieurs soldats mutilés, sous le nom de religieux lais ou oblats. C'était là une de ces contributions pour les services publics que l'État prélevait sur les biens de l'Église, et qu'on oublie trop quand on répète par habitude que ces biens ne payaient pas d'impôts. Mais, ou les soldats ne se plaisaient pas à la vie du monastère, ou les religieux n'avaient pas à se louer d'une société par monastique, et il arrivait souvent que, par une composition amiable, et moyennant une somme une fois donnée, l'oblat rentrait dans le monde, où, dissipant vite son argent, il retombait dans la misère. Henri IV et Richelieu avaient annoncé l'intention d'attribuer un asile fixe et commun aux soldats, dans lequel leur entretien et leur bien-être ne dépendissent plus des convenances de leurs hôtes ou de leurs défauts personnels. Louvois eut à cœur d'exécuter ce projet ; Louis XIV le porta par ces sentiments de justice et d'intérêt qui se rencontrent si fréquemment chez lui. Il était juste, dit un édit remarquable, qu'après avoir exposé librement sa vie et prodigué son sang pour la défense de la monarchie, et forcé l'ennemi à demander la paix, le soldat jouit du repos assuré par lui aux autres sujets, et passât le reste de ses jours en tranquillité. Il était prudent, pour encourager la profession des armes, de montrer à ceux qui l'embrassaient, que leur vieillesse ou leurs mutilations ne les réduiraient pas à la misère, parce que le roi prenait soin de leur subsistance. C'est aussi la pensée, la confiance qu'exprimait ce soldat amputé sous Namur par un boulet de canon, quand il disait en montrant aux autres son bras perdu : Je ne puis plus travailler, c'est maintenant au roi de me nourrir. L'Église fit encore les premiers fonds pour cette entreprise. On dressa d'abord (1668) la liste des abbayes et prieurés qui étaient astreints par l'usage à l'entretien des religieux lais. Des arrêts successifs (1669-1672) établirent que tout abbé ou prieur, pourvu par nomination royale d'un bénéfice de mille livres de revenu, serait taxé chaque année à une contribution de 150 livres, c'est-à-dire à plus du sixième de ce revenu. Plus tard, on joignit à cette rente un prélèvement de deux deniers par livre, puis de trois, puis de quatre, sur les payements de toute nature faits par le département de la guerre. L'argent étant ainsi trouvé, un édit royal (février 1670) ordonna l'établissement d'un hôtel royal où seraient entretenus les soldats blessés et estropiés à la guerre ou vieillis dans le service. Le ministre de la guerre en fut nommé à perpétuité directeur et administrateur général. Immédiatement (1670) les bâtiments furent commencés dans la plaine de Grenelle par l'architecte Libéral Bruant ; et comme une pareille construction demandait plusieurs années de travail, pour donner aux ayants-droit autre chose que des promesses, les soldats déjà reconnus invalides furent sans délai recueillis dans une maison du quartier Saint-Germain, près de la Croix-Rouge. Le bienfait atteignit la noblesse pauvre comme le simple soldat sorti du village. L'historien de Louvois termine par là l'exposé des institutions militaires de cette première époque : Beaucoup d'officiers nobles répugnaient à se faire admettre à l'hôtel des Invalides. Louvois trouva moyen de secourir, sans la froisser, leur misère hautaine. Il y avait deux anciens ordres militaires dont on ne parlait plus, les ordres de Saint-Lazare et de Notre-Dame du Mont-Carmel. Louvois les fit revivre, les réunit en un seul, par lettres royales du 4 février 1672, et s'en fit nommer chef sous le titre modeste de grand vicaire. Il compulsa leurs archives, rechercha les domaines qui leur avaient appartenu, les reprit à ceux qui s'en étaient emparés, et les distribuant en prieurés et commanderies, il en fit des récompenses avidement recherchées par les officiers nobles[11]. |
[1] William Temple, Lettre au ministre Arlington, mai 1668.
[2] Ce système consistait à appliquer au même canon deux platines : l'une de mousquet, l'autre de fusil, et à permettre à volonté l'usage du serpentin à mèche et du chien à pierre. Ce n'était qu'une complication fâcheuse de l'arme et de la manœuvre.
[3] Mémoires de Louis XIV pour 1662. — Nous avons déjà cité ce passage à propos de l'avancement dans l'Église. Voir ch. XVIII, § I.
[4] Mémoires de Saint-Simon : Sous prétexte que tout service militaire est honorable, et qu'il est raisonnable d'apprendre à obéir avant que de commander, il assujettit tout, sans autre exception que les seuls princes du sang, à débuter par être cadets dans ses gardes du corps et à faire tous le même service des simples gardes du corps, dans les salles des gardes et dehors, hiver et été, et à l'armée. Prétendue école où il n'y avait, dans la vérité, rien du tout à apprendre qu'à se gâter et à perdre son temps ; mais aussi on s'y ployait à être confondu avec toutes sortes de gens et de toutes les espèces, et c'était à ce que le roi prétendait, en effet, de ce noviciat où il fallait demeurer une année entière dans la plus exacte régularité de tout cet inutile et pédantesque service.
[5] Voir, dans Rousset, l'Histoire du sergent Lafleur.
[6] Mémoires de Saint-Simon, 1691.
[7] Louis XIV, Mémoires pour 1667.
[8] Rousset, Histoire de Louvois.
[9] Temple, Mémoires de ce qui s'est passé dans la chrétienté.
[10] Rousset, Histoire de Louvois.
[11] Rousset, ch. III. Nous citons d'autant plus volontiers M. Roussel que nous lui avons fait de nombreux emprunts. Était-il possible d'ajouter rien de bien important à son travail, quand il a eu entre les mains tant de documents précieux et nouveaux ? Nous ne l'avons pas pensé, et, sauf quelques modifications dans l'ordre des matières et quelques traits de détails, nous l'avons suivi souvent pas à pas et abrégé conformément à notre plan.