III. — Le luxe, les plaisirs, les dettes, les mésalliances, le libertinage. - Importante des maîtresses et des bâtards du roi. Au nombre des prospérités de cette époque, Boileau a placé le luxe des palais et les plaisirs renaissants en foule. C'était, en effet, une des vanités les plus sensibles du roi et l'éblouissement des contemporains, l'émulation des grands, et l'exemple que se proposèrent dès lors les souverains étrangers dans leur ambition d'égaler la splendeur de Louis XIV. Il est pourtant vrai que c'était aussi le commencement d'un grand mal ; sous cette magnificence se cachait une cause de ruine pour les finances publiques et privées, pour les mœurs et l'esprit de famille, dont il était aisé de démêler déjà les symptômes et les progrès. En créant la chambre de justice contre les financiers (nov. 1661), Louis XIV avait prétendu bannir le luxe du royaume ; l'expression est formelle dans l'édit (voir ch. XVI, § 2). Mais il entendait par là le luxe des particuliers et non le sien, car on le voit s'appliquer à lui-même le meilleur de la dépouille de Fouquet, et choisir, entre les meubles du surintendant, ceux qui sont le plus à sa convenance ; l'ordre écrit de sa main est formel aussi[1]. Bientôt la nécessité de bannir la fainéantise et d'honorer le talent lui avait inspiré la pensée d'orner et d'embellir ses maisons royales de tout ce que les beaux-arts peuvent produire de plus achevé : nous l'avons lu encore dans l'édit qui renouvelle les privilèges des ouvriers logés au Louvre (voir dans ce chapitre, § Ier). Telle était l'excuse spécieuse de ces ameublements sans pareil, dont le premier commis des bâtiments nous donne cet échantillon : Il avait des tables d'une sculpture et d'une ciselure si admirables, que la matière, toute d'argent et toute pesante qu'elle était, faisait à peine la dixième partie de leur valeur. C'étaient des torchères ou de grands guéridons, de huit à neuf pieds de hauteur, pour porter des flambeaux ou des girandoles, de grands vases pour mettre des orangers, et de grands brancards pour les porter où on aurait voulu, des cuvettes, des chandeliers, des miroirs, tous ouvrages dont la magnificence, l'élégance et le bon goût étaient peut-être une des choses du royaume qui donnaient une plus juste idée de la grandeur du prince qui les avait fait faire[2]. Avant que d'arriver aux pieds du trône, dit un autre historien[3], on passait par une galerie si remplie de vases d'argent massif, qu'on eût dit qu'on avait rassemblé tout ce qui s'en trouve aux Indes. Quand le roi montait sur ce trône pour recevoir les ambassadeurs, il portait un habit d'un prix inestimable, dont les diamants valaient plus de seize millions. La table, pour la délicatesse et l'abondance, était proportionnée à la magnificence des appartements et des meubles ; il en était de même des livrées. Joignez à cela, dans les jardins, les plantations de grands arbres, les arbrisseaux verts, les plantes rares, les fleurs extraordinaires apportées de l'Amérique, les eaux réunies en canaux, en bassins, ou descendant de hauts réservoirs pour s'élancer comme d'elles-mêmes, dans les airs, par mille jets et sous mille formes. Déjà, sur le canal de Versailles, on admirait une navigation de plaisance, des chaloupes venues du Havre, des yachts d'Angleterre, manœuvrés par d'habiles marins, et dont Colbert semblait avoir à cœur de faire une école de marine pour le roi[4]. Nous ne reviendrons sur la description des fêtes royales que pour dire qu'elles se succédaient à de courts intervalles, et se transportaient de Saint-Germain à Versailles, de Versailles à Chambord ou au château de Blois, à grands frais et avec grande affluence. Tout concourait à leur éclat : la conception grandiose et la prodigalité du maître, l'activité du talent dans ses serviteurs, la variété, la surprise dans les divertissements. Pellisson raconte, comme tin songe, ces festins incroyables sous des palais de verdure à arcades de fleurs et de fruits, ces jets d'eau de senteur, et ces illuminations au bord de l'eau[5]. Pour servir le roi à point, Molière, Corneille, Quinault, Lulli, combinaient ensemble l'intrigue, les vers et la musique de Psyché (1670), et le roi complétait l'œuvre par la dépense des machines et des décors, qui faisait oublier les défauts de la pièce. Tantôt c'étaient des ballets où toute la cour figurait sous des noms d'emprunt, et où le roi faisait lui-même le personnage le plus important : Jupiter, Mars ou le Soleil, jusqu'à ce que pourtant les vers de Racine vinssent l'avertir de ne plus se donner en spectacle à ses sujets[6]. Ailleurs c'était la comédie-ballet, comme le Sicilien (1667) ou les Amants magnifiques (1670), pour réunir en un seul divertissement tous ceux que le théâtre peut fournir[7]. Aucun sujet, dit un commentateur, n'était mieux combiné que le Sicilien pour offrir, avec le mélange des nations, la variété des costumes et des caractères, les scènes de nuit, les voiles, les sérénades galantes, les charmes de la musique, le mouvement des danses, et donner à chacun le plaisir d'être tour à tour acteur et spectateur, de contribuer et de participer aux réjouissances communes. On sortait de là étourdi, enivré, mais peu fortifié pour le travail et la vertu. Avec l'autorité d'un tel exemple et par une nouvelle forme de flatterie, l'émulation des hautes classes suivait le souverain en gardant toutefois la distance des rangs. La passion des bâtiments, des jardins, des eaux jaillissantes était chez eux comme une maladie épidémique. A Chantilly, le Grand Condé, au milieu des embarras inextricables de sa fortune, réservait un fonds annuel pour son canal qui l'amusait beaucoup ; là aussi les jets d'eau ne se taisaient ni le jour ni la nuit. Son agent Gourville, à qui il avait cédé la jouissance viagère de Saint-Maur, achevait la construction du château, et changeait de vieilles carrières en terrasses et en jardins ; il se vante surtout d'un grand moulin à élever les eaux, qui donnait les plus gros jets qu'on eût encore vus, et qui alimentait huit fontaines[8]. La vieille Madame — veuve de Gaston d'Orléans — est morte, disait Sévigné ; voilà le palais du Luxembourg à Mademoiselle... Ce beau jardin était devenu ridicule ; la Providence y a pourvu : Mademoiselle pourra y mettre Lenôtre pour y faire comme aux Tuileries[9]. Bientôt les ministres eux-mêmes, Louvois à Meudon, Colbert à Sceaux, demanderont au jardinier en chef du roi de donner à leurs châteaux ce dernier complément. Pour juger de l'excès dans les fêtes, il suffirait de celle que le Grand Condé donna au roi à Chantilly (avril 1671). On n'en connaît plus guère aujourd'hui que le suicide fanatique de Vatel, mais les contemporains en répétaient avec malice ou admiration les détails merveilleux. On en avait parlé à l'avance : Jamais, disait-on, il ne s'est fait tant de dépense au triomphe des empereurs qu'il y en aura là : rien ne coûte, on reçoit toutes les belles imaginations sans regarder à l'argent. Il ne fallait pas moins que loger, que nourrir la France entière. On meubla pour les courtisans de petits endroits qui ne servaient qu'à mettre des arrosoirs, on tint prêtes vingt-cinq tables à cinq services chacune ; on mit en réquisition tous- les ports de mer pour la marée, on tapissa, on parfuma de jonquilles les allées et les salles de festin ; il y avait pour mille écus de jonquilles ; jugez à proportion, dit la spirituelle conteuse[10]. A l'arrivée, la chasse au clair de la lune et des lanternes, le souper du roi, un feu d'artifice qui coûtait 16.000 francs, tout cela fut à souhait. Le lendemain 1a marée faillit manquer et tout à coup on apprit que Vatel s'était tué de désespoir. Mais la, première émotion passée, et quelques blâmes ou éloges donnés à ce singulier courage, Gourville répara la perte de Vatel : on dîna très-bien, on fit collation, on soupa, on se promena, on joua, on fut à la chasse, tout était enchanté ; on fit de même le samedi, sauf que le roi partit le soir pour Liancourt, où il avait commandé media noche. Les deux jours avaient absorbé 180.000 livres[11]. Le roi lui-même en exprima le regret, et jura qu'il ne souffrirait plus que Monsieur le Prince en usât ainsi. Quelques semaines auparavant (février 1671), la duchesse de Guise, la dernière du nom[12], avait donné sa fête au roi et à la reine : toutes les cours de son hôtel illuminées de deux mille lanternes ; un souper magnifique dans un appartement fort éclairé, fort paré, le bal dans l'appartement supérieur où le roi honora l'assemblée de trois ou quatre courantes. Mme de Sévigné, qui nous a laissé ces détails, nous transporte ensuite (août 1671) aux États de Bretagne, et nous fait voir que les gouverneurs et les nobles de province ne restaient pas en arrière de ce faste. Chez le duc de Chaulnes, la bonne chère est excessive, on remporte les plats de rôti tout entiers, et pour les pyramides de fruits, il faut faire hausser les portes. On y danse des passe-pieds merveilleux et des menuets, d'un air que les courtisans n'ont pas à beaucoup près. La maison de M. d'Harouis va devenir le Louvre des États ; c'est un jeu, une chère, une liberté, jour et nuit, qui attirent tout le monde. En résumé une infinité de présents, des pensions, des réparations de chemins et de villes, quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande braverie (magnificence des habits), les Bas-Bretons dorés jusqu'aux yeux, voilà les États sans compter trois ou quatre cents pipes de vin qu'on y boit. Elle-même, tout en souriant de ce fracas, ne refuse pas de tenir sa place parmi les magnifiques. Quand elle n'est pas en pleins États, les États sont en pleins Rochers. Elle voit sans embarras entrer dans sa cour des carrosses à six chevaux, des gardes et des pages à cheval, tout ce que la Bretagne a de plus illustre, gouverneur et sous-gouverneur, grands seigneurs et évêques ; elle les promène, et fait sortir, comme par un coup de baguette, d'un des bouts de son mail, une collation très-bonne et très-galante, et surtout du vin de Bourgogne qui passe comme de l'eau de Forges. Elle reçoit toute la Bretagne à sa tour de Sévigné, elle leur donne la comédie, le souper et le bal[13]. Seulement, comme elle sait compter, et qu'elle préfère même un compte de fermier à un conte de La Fontaine, elle ne va pas au delà de ses forces, et tâche à retenir les siens dans la juste mesure. Elle voit avec inquiétude que son gendre à l'autre bout du royaume, en Provence, fait le vice-roi au risque de se ruiner, que sa fille joue gros jeu au profit des fripons. Elle leur signale des brèches sur d'autres brèches, des abîmes sur des abîmes, et les renvoie aux conseils d'amis sûrs, d'un grand sens, d'un grand esprit, capables de leur épargner une chute qui ne serait pas médiocre[14]. Ces conseils venaient fort à propos ; car les conséquences déplorables de ces profusions étaient déjà évidentes. Bossuet les avait annoncées dans ses véhémentes apostrophes au luxe et à la passion du jeu. Pourquoi, avait-il dit dans ses sermons, tant de folles dépenses ? que sert ce luxe énorme dans vos maisons, tant d'or et tant d'argent dans vos meubles ?... Jeu cruel et sanglant où l'on consume des trésors immenses, où l'on engloutit les maisons et les héritages, où les pères et les mères se jouent de la vie de leurs enfants, dont on ne peut soutenir les profusions que par des rapines véritables... On ne craint pas de faire languir des marchands et des ouvriers qui seuls soutiennent depuis longtemps cet éclat doublement trompeur et doublement emprunté... On néglige les vieilles dettes, on ruine impitoyablement les anciens amis. Ô droit ! ô bonne foi ! ô sainte équité ![15] Aucun des traits de ce tableau ne pouvait désormais paraître trop chargé. Non-seulement on jouait avec frénésie, mais on trichait au jeu. Le roi venait de chasser le comte de Sessac pour avoir gagné 500.000 écus avec des cartes ajustées. On parlait des voleries de l'hôtel de La Vieuville[16]. On ne payait pas ses dettes, si ce n'est peut-être celles de jeu ; ou l'on réduisait les créanciers, à force de fatigues, à des arrangements déraisonnables. Le roi lui-même était par moments au nombre des
embarrassés. Colbert lui reprochait un jour, dans un mémoire fameux[17], d'avoir dépensé
200.000 livres d'argent comptant pour un voyage de Versailles, 13.000
pistoles pour son jeu et celui de la reine, et 50.000 livres en repas
extraordinaires ; par là Sa Majesté s'était ravi le moyen d'augmenter son
armée navale de six vaisseaux. Mais la misère la plus frappante de l'époque
était le Grand Condé. Le héros avait huit millions de dettes, y compris
celles qu'il avait contractées avant sa disgrâce. Un tailleur d'habits
réclamait 300.000 livres. Une partie de ses domestiques n'avaient reçu aucuns
gages depuis cinq ou six ans, son premier gentilhomme depuis neuf ans. Ses
fermiers à leur tour ne le payaient pas à cause des saisies dont ses biens
étaient grevés. Il ne pouvait traverser son antichambre sans la trouver
encombrée de créanciers qui redemandaient leur dû, et, la goutte le forçant à
marcher lentement, il s'appuyait sur deux personnes pour échapper à ces
plaintes en passant plus vite. Il finit par recourir à son ancien complice
Gourville ; il obtint du roi pour ce condamné non réhabilité la permission de
rentrer en France, et il lui confia ses affaires (1668).
Gourville négocia de son mieux avec les divers créanciers ; il obtint des uns
des réductions assez fortes en retour d'argent comptant, il prit des termes
avec les autres et leur rendit la patience. Il débarrassa ainsi le prince
d'obsessions qui lui étaient odieuses, mais il ne le corrigea pas de son luxe
; il dut même se réserver les moyens d'y pourvoir comme le prouvent la fête
de Chantilly, et l'entretien du canal et des eaux dont les frais annuels
finirent par monter à 200.000 livres[18]. On voit aussi
quelques courtisans, çà et là, trouver une ressource inattendue dans la
générosité du roi ; le maréchal de Bellefonds par exemple dont Louis XIV
voulut bien payer les dettes parce qu'il était le premier maître de son hôtel
(1671). Mais combien d'autres n'avaient
pas ce bonheur ! Les pauvres courtisans,
écrit encore Mme de Sévigné, sont désolés ; ils
n'ont pas un sou. Brancas me demanda hier de bonne foi si je ne voudrais
point prêter sur gages, et m'assura qu'il n'en parlerait pas, et qu'il
aimerait mieux avoir affaire à moi qu'à un autre. La Trousse me prie de lui
apprendre quelques-uns des secrets de Pomenars pour subsister honorablement ;
enfin ils sont abimés[19]. Dans de pareilles conditions, la noblesse allait subir de
plus en plus un abaissement considérable d'importance. Ceux qui acceptaient
les dons du roi acceptaient par cela même l'obligation de servir docilement un si bon maitre, et leur indépendance eu était
bien compromise. Quand le prince de Marsillac, d'abord pourvu bénévolement
d'une pension de 12.000 livres en attendant mieux,
recevait ensuite le gouvernement du Berri et gardait la pension par-dessus,
on sentait à sa joie, à celle de son père et de ses amis, qu'il n'y avait
plus de Fronde possible pour les La Rochefoucauld. D'autres, qui cherchaient
à vivre d'industrie comme le Dorante
du Bourgeois gentilhomme, quoique reçus encore dans la haute société,
ne faisaient plus d'illusions qu'à quelques Jourdains,
et discréditaient leurs titres et le corps auquel ils appartenaient, auprès
de la bourgeoisie qui les avait pénétrés. On en peut croire la colère de ces
courtisans qui, s'étant reconnus dans le portrait, s'efforçaient de faire un
grief à Molière du rôle de Dorante. Il y avait même un expédient désormais
accepté des nobles, qui les abaissait d'autant plus qu'il élevait à côté
d'eux une autre classe fort empressée de prendre leur place. Ces appauvris ne
répugnaient pas à épouser des filles de bourgeois, à réparer leur fortune par
celle d'anciens marchands ou financiers ; ils appelaient cela fumer leurs terres ; les bourgeois, de leur
côté, fort avides de distinctions, échangeaient volontiers leur argent contre
des titres. On en riait à la comédie, sans doute ; on trouvait bien plaisants
Georges Dandin et Monsieur Jourdain. Mais les bourgeois n'étaient pas
seulement riches : ils étaient laborieux, intelligents, capables
d'administrer les provinces et l'État ; les plus éminents étaient au
ministère. La noblesse, après avoir accepté leur alliance personnelle pour
leurs écus, n'avait plus le droit de leur contester l'égalité politique avec
elle. Louis XIV venait de le leur faire sentir en mariant la fille aînée de
Colbert avec le duc de Chevreuse (1669).
La leçon était ferme et expresse : J'ai conclu,
écrit le roi au duc de Chaulnes, le mariage du sieur
de Chevreuse avec la fille aînée du sieur Colbert, et, comme j'attache par ce
moyen le chef et le seul héritier mâle de votre maison à celle d'un homme qui
me sert dans mes plus importantes affaires avec le zèle et le succès que fait
ledit sieur Colbert, j'ai bien voulu vous donner moi-même avis de cette
alliance, et je m'assure que vous prendrez part à la satisfaction que les
deux familles en témoignent[20]. La Bruyère, un
peu plus tard, a nettement résumé les causes et l'étendue de cette révolution
sociale : Pendant que les grands négligent de rien
connaître, je ne dis pas seulement aux intérêts des princes et aux affaires
publiques, mais à leurs propres affaires ; qu'ils ignorent l'économie et la
science d'un père de famille, qu'ils se laissent appauvrir par leurs
intendants ; qu'ils se contentent d'être gourmets ou coteaux, d'aller chez
Thaïs ou chez Phryné ; des citoyens s'instruisent du dedans et du dehors du
royaume, étudient le gouvernement, songent à se mieux
placer, se placent, s'élèvent, deviennent puissants, soulagent le prince
d'une partie des soins publics. Les grands, qui les dédaignaient, les
révèrent : heureux s'ils deviennent leurs gendres[21]. Nous avons dit que le luxe et les plaisirs, outre la perte des fortunes, étaient encore la perte des mœurs. Comment en douter lorsqu'on examine dans leur ensemble et leurs détails ces fêtes enivrantes, dont le récit, sur un froid papier, émeut encore aujourd'hui l'imagination ? Il n'en était pas une seule qui ne fût une excitation à l'amour, une leçon de volupté. Les carrousels, sous l'apparence d'un jeu d'adresse, étaient un hommage allégorique aux passions du prince et des courtisans, une forme de concours auprès des dames, un aveu délicat, à la fois discret et clair, de liaisons coupables. On n'entendait, dans les vers des ballets, que l'éloge de la beauté et de ses séductions, ou la critique de la vertu fidèle. On faisait honneur à l'une de ses œillades meurtrières et de sa complaisance, à l'autre un reproche de sa froideur comme d'un courage inhumain[22]. Non-seulement les madrigaux de Benserade, mais les intermèdes et les danses finales des comédies-ballets de Molière, sont remplis de ces appels aux doux sentiments, aux plaisirs furtifs. Apollon, c'est-à-dire le roi-soleil, disait dans Psyché : Le Dieu qui nous engage A lui faire sa cour Défend qu'on soit trop sage. Les plaisirs ont leur tour..... Deux musiciens, dans le Bourgeois gentilhomme, chantaient : Vois-tu, ma Climène, Vois-ta sous ce chêne S'entre-baiser ces oiseaux amoureux ? De leurs doux feux Leur âme est pleine. Nous pouvons, si tu veux, Être comme eux. Comment, à la fin d'une soirée brûlante, au milieu des parures, des flots de danseurs, des sons énervants de la musique, résister à l'entraînement de ces conseils, et de ces exemples ? Ah ! l'on sent ici ce hennissement des cœurs lascifs que Bossuet foudroyait du haut de la chaire[23], et cette transformation de la morale et du langage qu'il poursuivait de cette énergique révélation : L'impudicité même, c'est-à-dire la honte même, que l'on appelle brutalité quand elle court ouvertement à la débauche, si peu qu'elle s'étudie à se couvrir de belles couleurs de fidélité, de discrétion, de douceur, de persévérance, ne va-t-elle pas la tête levée, ne semble-t-elle pas cligne des héros ? Ne perd-elle pas son nom d'impudicité pour prendre celui de galanterie, et n'avons-nous pas vu le monde poli traiter de sauvages et de rustiques cent qui n'avaient pas de telles attaches ?[24] Galanterie donc, puisqu'ils le veulent, mais galanterie effrontée pour tout dire. Une société, où circulait sans embarras Ninon de Lenclos, perdait assurément le respect d'elle-même. Elle était pourtant bien dangereuse, cette Ninon : car elle avait rompu le dernier frein, elle dogmatisait sur la religion à faire peur, son zèle pour pervertir les jeunes gens était horrible. Par delà la cinquantaine, elle avait des amants à choisir, et quelquefois le fils après le père, à vingt ans de distance. On ne l'en trouve pas moins dans les salons avec les grandes dames, La Sablière, Montsoreau, Fiesque, La Fayette, distribuant les compliments ou les railleries, se faisant craindre par ses bons mots et ne craignant personne[25]. Mais qui avait le droit de se montrer difficile quand le roi renversait ouvertement les lois de la famille, et érigeait le concubinage en service public, et la bâtardise royale en honneur[26] ? Il convient de rendre à chacun selon ses œuvres, selon ses contradictions même. Louis XIV n'avait pas perdu le sentiment des devoirs de la famille. Il n'oubliait pas toujours ce qu'il devait à la reine ; il n'aimait pas qu'une maîtresse occupât publiquement la place de sa femme. Comment, avant la reine ! dit-il un jour à La Vallière dont l'empressement à se porter à sa rencontre lui paraissait inconvenant. Quoiqu'on fit courir sur Marie-Thérèse des bruits de naturel pesant, de langage incorrect, de conversation insipide, comme autant d'excuses à l'infidélité du mari, il lui gardait son rang et sa dignité, et quand il partait pour l'armée, il lui confiait la régence ; il n'était pas indifférent à la vertu et à la résignation dont elle répondait à ses offenses, et il l'a fait voir par la louange dont il l'honora à sa mort. Il était, il fut toujours bon père. On en trouve le témoignage dans ses lettres à la maréchale de Lamothe, gouvernante de ses enfants légitimes. Une légère maladie du dauphin, de sa fille, du duc d'Anjou, son autre fils, l'occupe, l'inquiète au milieu de ses guerres de Flandre et de Franche-Comté, ou de ses fêtes de Chambord et de Dunkerque. Il presse l'arrivée des détails, il ne permet pas qu'on lui cache aucune particularité. Le désir de revoir l'enfant malade le ramène à Saint-Germain plus tôt qu'il ne l'avait d'abord fixé ; les soins de la gouvernante lui inspirent l'expression d'une reconnaissance bien sentie[27]. Comment donc en vint-il à introduire dans le vestibule de la famille, et par la porte basse, la maîtresse à la suite de l'épouse, les enfants de la passion à côté des enfants de la promesse et du devoir ? C'est que l'orgueil dominait chez lui tout autre sentiment. Infatué par la louange et par le succès, il s'enhardit contre sa propre conscience et contre l'opinion jusqu'à croire que toute contrainte était un amoindrissement de sa puissance, et qu'il suffisait de sa grandeur pour transformer le vice aux yeux des peuples. Au commencement, tout en bravant les résistances de sa mère, il s'était encore imposé quelque pudeur ; en offrant à l'adoration des courtisans l'objet de son amour, il avait caché les preuves les plus convaincantes de ses désordres. Les deux premiers accouchements de La Vallière (1663, 1665) furent tenus dans un secret si étroit, que c'est à peine si l'histoire a connu l'existence de ces deux enfants, qui d'ailleurs moururent tout jeunes. Colbert l'avait servi dans ces deux crises avec la même fidélité, la même exactitude que dans les affaires publiques[28]. Après la mort d'Anne d'Autriche il ne dissimula plus. Un troisième enfant était né de La Vallière, une fille, qui fut plus tard la princesse de Conti ; un quatrième — qui devait être le comte de Vermandois — était attendu. A la veille de la guerre de Flandre et des périls qu'il pouvait y courir, le roi voulut assurer à ces enfants l'honneur de leur naissance, et donner à la mère un établissement convenable à l'affection qu'il avait pour elle depuis six ans ; c'est lui qui parle ainsi. Il envoya d'abord un édit au parlement (mars 1667) pour reconnaître sa fille naturelle Marie-Anne de Bourbon et les enfants qui naitraient, par la suite, de La Vallière ; non content du mal accompli, il prétendait légitimer par avance les désordres à venir. Ce dernier point fut, il est vrai, retranché sur les représentations officieuses du procureur général Achille de Harlay[29] ; mais la fille déjà née fut déclarée capable de tous honneurs et effets civils, sans qu'on voie que le parlement, si prompt naguère encore aux remontrances, ait apporté aucune opposition. Deux mois après (mai 1667), la part faite à la mère consomma la rupture avec les principes de l'honnêteté. Une nouvelle ordonnance, également enregistrée au parlement, donnait à sa chère et bien-aimée et très-féale Louise-Françoise de La Vallière, les terres de Saint-Christophe et Vaux-Jours, en Touraine et Anjou, les érigeait en duché-pairie, et la créait elle-même duchesse de La Vallière avec réversibilité sur sa fille. Par les considérants, il était fait savoir au public que, les bienfaits des rois étant la marque extérieure du mérite de ceux qui les reçoivent, et le plus glorieux éloge des sujets qui en sont honorés.... une affection très-singulière, l'estime et la justice ne permettaient plus au roi de différer les témoignages de sa reconnaissance pour un mérite qui lui était si connu, ni de refuser plus longtemps à la nature les effets de sa tendresse pour Marie-Anne, sa fille naturelle, dans la personne de sa mère. Par la conclusion, les âmes difficiles qu'une telle hardiesse pouvait étonner, étaient averties que ces faveurs avaient été délibérées comme une affaire d'État ; le tout communiqué à aucuns princes de notre sang, et plus notables personnages de notre Conseil, avait été décrété de leur avis[30] ; il n'y avait donc plus à s'embarrasser de scrupules devant l'autorité de si hauts et si imposants approbateurs. La Vallière elle-même céda à cette tentation d'effronterie. La timide pécheresse, bien plus occupée jusque-là de son amour que de son importance, se laissa aller à prendre tant d'honneurs pour légitimes et innocents. Un mois après, dans un voyage où Louis XIV voulait montrer à sa cour ses nouvelles conquêtes de Flandre, elle osa narguer la reine, se présenter insolemment dans sa société, et prendre les devants pour arriver la première auprès du roi[31]. Toutes les dames en manifestaient leur indignation ou leur jalousie. Qui eût pensé qu'un amour si résolu ne dût pas acre
durable ? Mais il est de la justice de Dieu que l'iniquité se mente à
elle-même et que l'homme infidèle à ses devoirs ne soit pas fidèle à ses
passions. Au bout de quelques semaines, ces engagements si solennels étaient
rompus par un autre entraînement. Dans ce même voyage où La Vallière se
confiait si témérairement à son triomphe, elle était déjà supplantée par une
rivale secrète qui s'était insinuée dans sa familiarité pour mieux se
rapprocher du roi. C'est à Avesnes (juillet
1667) que commencèrent les amours de Louis XIV et de la marquise de
Montespan. Les apparences en furent si frappantes, que le doute n'était pas
possible pour les témoins oculaires. Mme de
Montespan, dit Mademoiselle, s'en allait
demeurer dans une chambre de l'appartement de Mme de Montausier : qui était proche de la chambre du roi, et l'on remarqua
qu'à un degré qui était entre deux, où l'on avait mis une sentinelle à la
porte qui donnait à l'appartement du roi, on la vint ôter, et elle fut
toujours en bas. Le roi demeurait souvent seul en sa chambre, et Mme de
Montespan ne suivait pas la reine[32]. Quelques jours
après, à Compiègne, Mme de Montespan fut logée au-dessus du roi ; le roi la
voyait souvent seul dans sa chambre, et la reine se plaignait qu'il ne rentrât
chez lui, pour se coucher, qu'à quatre heures du matin. Bientôt on avertit la
reine, par lettre anonyme, que le roi n'aimait plus La Vallière, qu'il était
amoureux de Mme de Montespan, et que c'était Mme de Montausier qui menait
cette affaire. Mis en demeure de s'expliquer, le roi dissimula d'abord ; il
exila l'auteur supposé de la lettre comme coupable de calomnie (commencement de 1668). Mais cette rigueur ne
fit pas cesser les imputations qui pesaient sur Mme de Montausier ; un orage
inattendu leur donna encore plus de retentissement. Le marquis de Montespan, un malhonnête homme ou un fou, avait calculé les
avantages d'une pareille occasion pour son intérêt et sa fortune[33] ; quand il vit
que sa tolérance ne lui profitait pas, il éclata, il assaillit de gros
reproches, et en public, Mme de Montausier. La conduite du roi, dans cette
circonstance, ne servit qu'à confirmer le
soupçon de son nouvel amour ; en même temps qu'il ordonnait d'arrêter
Montespan qui échappa (septembre 1668),
il nommait le duc de Montausier gouverneur du Dauphin, soit comme prix des
bons offices de sa femme, soit comme dédommagement de l'outrage qu'elle avait
reçu, le plus humiliant de tous pour une vieille dame d'honneur[34]. On ne manqua
pas de gloser sur ce choix, et d'en établir les raisons,
et de remarquer que le roi s'excitait tous les jours
à faire quelque grâce à cette maison[35]. La faveur de la
nouvelle maitresse s'affirma de plus en plus par ses honneurs, ses grossesses
et son arrogance. Le roi voulut même s'en assurer la possession exclusive par
autorité de justice. En 1670, trois mois après la naissance d'un enfant qui
devait être le duc du Maine, il envoya au Châtelet un
acte pour séparer de corps et de biens M. et Mme de Montespan[36]. Cependant La Vallière languissait dans le délaissement. Son dernier enfant, né au retour d'Avenues (oct. 1667), avait été légitimé (fév. 1669), créé comte de Vermandois, et, après la mort du duc de Beaufort, nommé amiral de France à l'âge de deux ans (nov. 1669). Ces avantages, capables de rassurer la mère, étaient loin de satisfaire l'amante dédaignée. Toujours éprise de l'inconstant, elle ne pouvait se consoler d'avoir perdu l'honneur de ses bonnes grâces, ni renoncer à l'espoir de regagner ce cœur volage par sa fidélité. Un sentiment de repentir chrétien se mêlait en vain à ces crises de la passion ; il ne devait triompher qu'après une expiation plus longue et plus digne. Elle souffrait donc de ses affronts et de sa patience, de l'indifférence du roi, des fiertés de sa rivale, et de la faiblesse de sa propre volonté. Un jour enfin (fév. 1671) elle se retira brusquement au couvent de Sainte-Marie de Chaillot. Mais elle avait annoncé son départ au roi, comme pour le lui faire mieux sentir — et se cupit ante videri —, et du cloître même, elle lui jeta, comme un dernier charme, une déclaration de tendresse inextinguible[37]. Louis XIV, dit rudement Mademoiselle, eût été fort aise de s'en défaire dès ce temps-là. Cependant, soit qu'il fût vraiment touché de tant d'amour, soit qu'il se crût assez habile pour tout concilier, il répondit par un rappel. Colbert, qui avait tous leurs secrets, et dont la femme élevait leurs enfants, alla chercher la fugitive et la ramena à Versailles. Sa réception étonna tout le monde. Le roi causa une heure avec elle et pleura fort.... Mme de Montespan alla au-devant d'elle les bras ouverts et les larmes aux yeux. Au bout de huit jours La Vallière était toute rétablie à la cour, et beaucoup mieux qu'elle n'y avait jamais été. — Tout cela ne se comprend pas, ajoute Mme de Sévigné. Il y eut en effet pendant quelque temps une sorte de compromis qui fut pour les honnêtes gens un renfort de scandale. On vit, en face de la reine, les deux maîtresses du roi, également bien traitées par lui extérieurement, et gardant l'une avec l'autre les formes de la bonne intelligence. Il les emmenait ensemble à la chasse, assis entre elles sur le même siège[38]. Il les emmenait dans ses voyages d'apparat, et le ministre de la guerre avait à régler leurs logements et à leur faciliter les moyens de se voir[39]. Au voyage de Flandre (1671), les populations, voyant passer ensemble ou à la file Marie-Thérèse, La Vallière et Montespan, au milieu d'honneurs semblables, les appelaient les trois reines, et le mot est resté l'expression la plus exacte de ce pêle-mêle adultère. Comme les trois reines, il veut bientôt ostensiblement les trois lignées du roi, les enfants de Marie-Thérèse sous la maréchale de Lamothe, les enfants de La Vallière sous Mme Colbert, les enfants de Montespan sous Mme Scarron. A une si singulière composition de la famille royale
correspondait naturellement le désordre dans les familles les plus hautes. Le
ménage de Monsieur, frère du roi, n'était que brouilles, rivalités, odieux
soupçons. Les galanteries de Madame n'avaient pas cessé malgré les plus sérieux
avertissements. Le goût de Monsieur n'était pas tout
à fait tourné du côté des femmes. Un chevalier de Lorraine, fait comme on peint les anges, se donna à Monsieur, et
devint bientôt le favori, le maitre, disposant des grâces, et plus absolu
chez Monsieur qu'il n'est permis de l'être quand on ne veut pas passer pour
le maître ou la maîtresse de la maison[40]. La duchesse
révoltée dénonça au roi cette infamie. Le chevalier de Rohan, pour soutenir
Madame, querella le chevalier de Lorraine. Bientôt Monsieur se plaignit à son
tour de la bienveillance de sa femme pour le duc de Monmouth, bâtard de
Charles II d'Angleterre, qu'elle affectait de traiter comme son neveu. La
maison, maîtres et domestiques, était partagée en deux camps hostiles. Le
roi, pour en finir, fit arrêter le chevalier de Lorraine et l'exila en
Italie, invita Monmouth à retourner en Angleterre, et laissa la duchesse
libre de quitter son mari (1670).
Philippe de France, sensible à la disgrâce, tenta d'humiliants efforts pour
s'en relever. Il recourut à Colbert, lui ouvrit son cœur, le prit à témoin de
l'injustice de son malheur, et lui demanda sa protection ; il terminait sa
lettre par se dire le bien bon ami du ministre[41]. Il n'obtint pas
encore ce qu'il désirait le plus, et continua à garder rancune à sa femme de
l'exil de son favori[42]. Au mois de juin
suivant, la duchesse lit ce voyage d'Angleterre resté célèbre par le traité
de Douvres entre Louis XIV et Charles II. A peine revenue de cette mission,
elle fut prise subitement d'un mal violent et
irrésistible, et succomba en quelques heures. Elle mourut dans des sentiments
de piété que de récents entretiens avec Bossuet lui avaient inspirés[43], prouvant ainsi
qu'au milieu de beaucoup de fautes d'ignorance ou de légèreté elle n'avait
pas perdu la foi. Dans la première épouvante d'une attaque si brusque, elle avait
exprimé le soupçon d'être empoisonnée ait moins per méprise. Des témoins
oculaires, entre autres Mme de La Fayette et Bossuet, ont suffisamment établi
qu'elle se trompait[44]. Mais l'opinion
publique, toujours prête, dans les événements imprévus, à accepter une cause
extraordinaire, répéta le soupçon non pas tant, il est vrai, contre le mari
que contre le chevalier de Lorraine intéressé à se débarrasser ou à se venger
d'une ennemie. Ce préjugé s'aigrit encore par la contradiction lorsque, au
bout de dix-huit mois, le roi, pour se réconcilier tout à fait avec son
frère, lui rendit le chevalier de Lorraine, et créa cet homme flétri maréchal
de camp (février 1672). L'Anglais
Montagu, ambassadeur eu France, en exprime un étonnement auquel il associe
toute sa nation : Si Madame a été empoisonnée,
écrit-il, comme la plus grande partie du monde le
croit, toute la France le regarde comme l'empoisonneur, et s'étonne avec
raison que le roi de France ait si peu de considération pour le roi notre
maitre que de le laisser revenir à la cour, vu la manière insolente dont il
en a toujours usé avec cette princesse durant sa vie[45]. Comment le roi
ne comprenait-il pas que, si l'inculpé était innocent du poison, il ne
l'était pas de ses vices, et que sa promotion, sans autre titre que le bon
plaisir de Monsieur, était un outrage aux mœurs[46] ? A la même époque, le Grand Condé se séparait ouvertement de sa femme. Lequel des deux avait le droit de jeter la pierre à l'autre ? Les désordres que Les pamphlets de la Fronde avaient imputés à la princesse, étaient-ils moins dignes de rémission que les dévergondages notoires du prince ? Lui en voulait-il encore de son mariage forcé, ou pensait-il, comme son propre fils, qu'elle faisait trop de dépenses ? Depuis longtemps il la tenait dans la solitude ; tout à coup il l'envoya en prison (février 1671). Un de ses valets de pied, pour qui elle avait pris de l'affection, fut jaloux de la bonne volonté qu'elle témoignait à un page. Ces deux hommes en vinrent à tirer l'épée devant elle ; en se jetant entre eux pour les séparer, elle fut blessée à la gorge. C'en fut assez pour un juge qui ne demandait qu'à condamner. Le valet fut arrêté, le page s'enfuit, et la princesse fut reléguée à Châteauroux, ad multos annos[47], sous une garde étroite qui ne lui permettait pas même la promenade dans une cour. Dans une des lettres où Mme de Sévigné raconte cette aventure, elle parle encore d'une autre brouillerie conjugale qui n'était pas faite davantage pour édifier le monde. Le mariage d'Hortense Mancini avec Charles de la Meilleraye n'avait pas été heureux. Bien mal acquis ne profite pas, et les millions entassés par Mazarin sur sa nièce avaient eu pour contrepoids insupportable les extravagances du mari. Si le duc de Mazarin se fût borné à tenir sa femme éloignée du roi, et à menacer l'amant de La Vallière de la justice de Dieu, on aurait pu avoir quelques raisons de ne pas le prendre pour un fou. Mais il avait la dévotion de travers dans la tête ; il brisait à coups de marteau, par horreur des nudités, les plus belles statues de ses galeries, et il respectait, comme monuments de famille, des tapisseries tout aussi luxurieuses. Il s'habillait comme un gueux par esprit de pauvreté ; plus tard, par horreur de la coquetterie, il voulait faire arracher les dents de devant à ses filles[48]. Hortense, que son éducation n'avait guère préparée à de semblables épreuves, ne le supporta pas plus de cinq ans. Elle s'enfuit, sans souci de son honneur et de ses enfants, et se déroba aux poursuites jusqu'à ce que le roi intervînt dans la querelle. Mme de Mazarin arrive ce soir à Paris, écrivait Mme de Sévigné (23 janvier 1671), le roi s'est déclaré son protecteur, et l'a envoyé querir au Lis avec un exempt et huit gardes, et un carrosse bien attelé. Le souverain croyait trancher la question. Il décida que Mme de Mazarin irait à Rome, que le mari lui donnerait 12.000 livres pour les frais du voyage, et une pension annuelle de 24.000 livres. Le due protesta sans succès que nul n'avait le droit de soustraire une femme à la domination de son mari, ni d'imposer à l'offensé les frais d'une séparation et d'un voyage qu'il n'acceptait pas. Sa Majesté l'écouta, mais tout étant réglé et le voyage résolu, il n'en fut autre chose. L'insuffisance de cet expédient ne tarda pas il se déclarer. Dès l'année suivante (juin 1672), la duchesse de Mazarin quittait Home sous prétexte d'accompagner sa sœur, la connétable Colonne, qui moulait aussi fuir son mari, et, après diverses avanies, elle allait attendre en Savoie l'occasion de passer en Angleterre, et d'y faire un bruit qui n'a pas été de la gloire. N'est-ce pas encore un trait digne de la galanterie
d'alors que l'équipée amoureuse de Mme de Montpensier, demeurée plus illustre
que sa compagne d'Orléans ? Un pareil oubli des convenances ne s'explique
bien que par l'affaiblissement général de la notion du devoir. Elle était
déjà bien célèbre par ses entreprises et ses déconvenues matrimoniales, par
ses ambitions et ses dédains. Louis XIV, Monsieur, un prince de Savoie,
l'Empereur, le roi de Portugal, le roi d'Angleterre, avaient été
successivement désirés ou repoussés par elle[49]. A
quarante-quatre ans (décembre 1670),
elle se sentit pressée de prendre un mari ; elle se jeta dans le caprice le
plus imprévu, le plus singulier, dont il n'y avait
qu'un exemple, et encore un exemple qui n'était pas juste. Mademoiselle,
petite-fille de Henri IV, Mlle d'Eu, Mme de Dombes, Mme de Montpensier,
Mademoiselle cousine-germaine du roi, Mademoiselle destinée au trône[50], fut tout aise et tout heureuse de rencontrer.....
un Lauzun, un vaurien élégant, un avide d'argent et d'honneurs, tout prêt à
se mettre à ses genoux pour recevoir sa fortune, et à la battre si elle
s'avisait de restreindre ses dons. Elle ne voulut rien entendre ; sacrifiant
à sa passion ses anciennes amitiés, elle bannit de chez elle Segrais, son
secrétaire, son vieux panégyriste, parce qu'il prétendait lui parler raison.
Un moment elle obtint le consentement du roi et les compliments de toute la France, et déjà, pour
couvrir la mésalliance, elle faisait Lauzun comte d'Eu, duc de Montpensier,
duc de Saint-Fargeau, due de Châtellerault ; elle lui transportait vingt-deux
millions, elle redisait et se faisait redire ses bonnes qualités et l'honneur
de sa maison, quand au bout de trois jours, le roi retira son consentement,
et culbuta tous ces projets de bonheur pour l'une et d'élévation pour
l'autre. Alors ce furent des larmes, des plaintes, des regrets encore plus
violents que la joie et pourtant capables d'exciter la pitié après le rire.
Le roi tint ferme ; il avait reconnu que cette affaire pouvait nuire à sa
réputation. Il offrit cependant à Lauzun des dédommagements considérables[51]. Celui-ci refusa
des honneurs qu'il aurait eu trop de peine à justifier ; mais bientôt, ne
pouvant plus contenir sa colère, il se vengea sur Mme de Montespan en lui
disant son vrai nom. Le roi le fit enfermer à Pignerol à côté de Fouquet (déc. 1671) : l'affaire de la mésalliance
semblait ainsi terminée. La suite a prouvé que cette captivité était pour
Louis XIV et pour sa maitresse une occasion d'exploiter la folle passion et
la naïveté de Mademoiselle par des promesses frauduleuses, et de lui soutirer
son héritage au profit de leurs bâtards. Voilà en effet jusqu'où s'abaissait cette société si brillante et si fière : la connivence avec les passions pour les exploiter, des complaisances ou des hommages au vice puissant ou riche dans l'espoir d'un bénéfice matériel. Ce n'était pas assez d'honorer les amours du roi, on ne méprisait pas ceux des ministres. Au-dessous de Mme de Montespan, on commençait à courtiser Mme Dufresnoy, la maitresse de Louvois. Des mécontents pouvaient bien murmurer qu'elle n'était que la femme d'un commis et la fille d'un apothicaire ; telle était la prostitution du siècle, que tout ce qu'il y avait de plus grand de l'un et de l'autre sexe était appliqué à faire la cour à cette femme[52]. La diplomatie elle-même ne dédaignait pas ces moyens de succès : tout récemment Louis XIV venait de regagner Charles II par une manœuvre de cette espèce. Une belle femme, dressée à exciter la convoitise, et présentée à point, avait été l'instrument de la nouvelle alliance avec l'Angleterre. |
[1] Œuvres de Louis XIV, tome V : Ordre du roi : Du Met, intendant des meubles de la couronne, se transportera incessamment à Paris, dans la maison de Catelan, pour examiner, entre les meubles du sieur Fouquet, ceux qui seront propres pour mon service, savoir leur estimation et m'en venir rendre compte sans délai : 7 mai 1668.
[2] Charles Perrault, Hommes illustres, article de Claude Ballin, orfèvre.
[3] Bruzen de La Martinière, La Haye, 1740.
[4] Lettres de Colbert à Dumas, commissaire de marine au Havre, 1669 ; à son frère, ambassadeur en Angleterre, 1672.
[5] Lettres de Pellisson à Mlle de Scudéry, sur les fêtes de Chambord. Id., Relation de la fête d'Erbaud, citée par Marcou.
[6] Sur cette réforme du roi par le poète, voir Deltour, Ennemis de Racine, ch. de Britannicus.
[7] Molière, Avant-propos des Amants magnifiques.
[8] Mémoires de Gourville.
[9] Sévigné, Lettres, 6 avril 1672.
[10] Sévigné, 17, 22, 24, 26 avril 1672.
[11] Mémoires de Gourville.
[12] Seconde fille du second mariage de Gaston d'Orléans ; son second fils unique mourut à cinq ans : en lui s'éteignit la race des Guise. C'est cette princesse qui fut en communication continuelle de pensées pieuses avec l'abbé de Rancé. Voir notre Histoire de la Trappe, tome Ier.
[13] Voir toutes ses lettres des 5, 9, 12 et 19 août 1671.
[14] Lettres, octobre 1671, mars 1672.
[15] Bossuet, Sermon sur l'Aumône, prêché à l'Hôpital général, et Sermon sur la Justice, prêché devant le roi. Ces deux sermons, surtout le premier, sont du nombre de ceux qui ne sont pas achevés et qui se composent de notes, de pensées, de textes indiqués, de matériaux à mettre en œuvre. Ils n'en sont pas moins précieux par l'éloquence et pour l'histoire.
[16] Sévigné, mars 1671, mars 1672.
[17] Colbert, Mémoire au roi, 22 juillet 1666.
[18] Mémoires de Gourville.
[19] Lettres, 23 décembre 1671.
[20] Œuvres de Louis XIV, tome V.
[21] La Bruyère, Caractères, ch. IX : Des Grands.
[22] Dans les Plaisirs de l'île enchantée, au défilé des Quatre-Saisons, l'Hiver, tout blanc de neige et de glace, expliquait sa présence comme un tempérament nécessaire dans ce lieu,
Où mille objets charmants,
Par leurs œillades meurtrières,
Font naître tant d'embrasements. (PERIONY.)
Benserade, dans un madrigal en l'honneur de Mme de Sévigné, lui reprochait d'imiter les rigueurs de sa mère :
Elle verrait mourir le plus fidèle amant,
Faute de l'assister d'un regard seulement ;
Injuste procédé, sotte façon de faire,
Que la pucelle tient de madame sa mère,
Et que la bonne dame, au courage inhumain.
Se lassant aussi peu d'être belle que sage,
Encore tous les jours applique à son usage.
Au détriment du genre humain.
[23] Bossuet, Sermon sur la résurrection dernière. Encore un sermon où beaucoup de phrases ne sont pas achevées.
[24] Bossuet, Sermon sur l'honneur.
[25] Sévigné, Lettres, 1671 ; et, en particulier, une lettre de son fils du 6 mars 1671.
[26] Sévigné, Lettres, 1671.
[27] Voir ces lettres. On en trouve un choix suffisant dans l'édition des Mémoires de Louis XIV, par Charles Dreyss, et dans la réfutation de Saint-Simon (Saint-Simon considéré comme historien), par Chéruel, ch. II de la deuxième partie.
[28] Voir les rapports secrets de Colbert, dans Pierre Clément : Étude biographique sur La Vallière.
[29] Voir Ch. Dreyss, Mémoires de Louis XIV.
[30] Texte de l'Ordonnance : Archives nationales, Ordonnances T T T, X, 8654.
[31] Mémoires de Mlle de Montpensier, t. IV.
[32] Mémoires de Mlle de Montpensier.
[33] Souvenirs de Mme de Caylus.
[34] Du témoignage de Mlle de Montpensier il résulte que le titre de gouverneur du Dauphin fut la consolation de l'algarade de Montespan. D'une lettre de Mme de Longueville, il semble résulter, au contraire, que l'algarade a été la vengeance de la nomination : Que dites-vous du gouvernement de M. le Dauphin et que dites-vous de la mortification qui est venue troubler cette joie, j'entends l'affaire de M. de Montespan ? Avez-vous fait des compliments là-dessus à Mme de Montausier ? Quelqu'un a dit là-dessus une chose que je trouve bien, que c'était lui avoir mis de la cendre sur la tête. En effet, c'est les faire souvenir bien durement qu'ils sont hommes. De toutes les aventures qui peuvent arriver à une vieille dame d'honneur, voilà la plus humiliante de toutes.
[35] Sévigné, Lettres, 4 septembre 1668. M. de Montausier vient d'être fait gouverneur de M. le Dauphin : Je t'ai comblé de biens, je t'en veux accabler. Bussy lui répond : Il est vrai que le roi s'excite tous les jours à faire des grâces à cette maison.
[36] Guy Patin, Lettre du 11 juin 1670. Si le témoignage de ce médisant grognon était seul, on pourrait en douter ; mais Mme de Caylus (Souvenirs) rapporte qu'elle a trouvé la preuve de cette séparation dans une lettre de Mme de Maintenon à l'abbé Gobelin, à propos d'une fondation à faire aux Hospitalières.
[37] La duchesse de La Vallière manda au roi, par le maréchal de Bellefonds, outre cette lettre qu'on n'a pas vue, qu'elle aurait plus tôt quitté la Cour, après avoir perdu l'honneur de ses bonnes grâces, si elle avait pu obtenir d'elle de ne plus le voir ; que cette faiblesse avait été si forte en elle, qu'à peine était-elle capable, présentement, d'en faire un sacrifice à Dieu ; qu'elle voulait pourtant que le reste de la passion qu'elle a eue pour lui, servit à sa pénitence, et qu'après lui avoir donné sa jeunesse, ce n'était pas trop encore du reste de sa vie pour le soin de son salut.... Le roi pleura fort et envoya M. Colbert à Chaillot. (Sévigné, Lettres, 12 févr. 1671.)
[38] Voir une lettre de Maucroix citée par P. Clément.
[39] Lettre de Louvois à l'intendant de Dunkerque, 7 mars 1671 : Il faut accommoder la chambre V pour Mme de Montespan, y faire percer une porte à l'endroit marqué 1 et faire une galerie pour qu'elle puisse entrer dans la chambre marquée 2, qui lui servira de garde robe. Mme la duchesse de La Vallière logera dans la chambre marquée Y, à laquelle il faut faire une porte, dans l'endroit marqué 3, pour qu'elle puisse aller à couvert dans la chambre de Mme de Montespan, et une autre en celui marqué 4, qui lui servira de garde-robe. Voir Rousset, Histoire de Louvois, ch. IV.
[40] Mémoires de Choisy, liv. VIII. Nous profitons du bonheur d'expressions de l'auteur, et nous lui en laissons tout le mérite.
[41] Œuvres de Louis XIV, t. V. Lettre de Philippe d'Orléans à Colbert, 2 févr. 1670.
[42] Mme de La Fayette, Histoire de Madame Henriette d'Angleterre, IVe partie. — Mémoires de Choisy.
[43] Beausset, Histoire de Bossuet, t. I, cite les Mémoires de l'abbé Ledieu.
[44] Mme de La Fayette (Histoire de Madame Henriette, IVe partie) avait bu un verre de la même eau de chicorée en même temps que la duchesse. Elle ajoute qu'elle croyait le duc incapable d'un pareil crime ; que, néanmoins, elle l'observa avec attention quand la duchesse parla de poison. Il ne fut ni ému ni embarrassé de l'opinion de Madame. Il dit qu'il fallait donner de cette eau b un chien : il opina, comme Madame, qu'on allât querir de l'huile et du contrepoison. D'après une lettre de Bossuet, retrouvée par Floquet, l'autopsie prouva que l'estomac et le cœur, c'est-à-dire les premières parties attaquées ordinairement par le poison, étaient intacts, tandis que le reste du corps était gâté : Monsieur acheva le reste de la bouteille et pour rassurer Madame, ce qui fut cause que son esprit se remit aussitôt et qu'elle ne parla plus de poison que pour dire qu'elle avait cru d'abord dire empoisonnée par méprise. Ce sont les propres mots qu'elle a dits au maréchal de Grammont. Ces mots, rapporté par Bossuet, et surtout le d'abord, sont aussi transcrits textuellement par Mme de La Fayette, qui ne s'était pas entendue avec Bossuet.
[45] Voir, à la suite de l'Histoire de Madame Henriette, par Mme de La Fayette, les Lettres des ministres et ambassadeurs anglais sur le sujet de la mort de la duchesse d'Orléans.
[46] Sévigné, 12 février 1672. Après avoir raconté la scène de tendresse entre le roi et son frère, à propos du rétablissement du chevalier de Lorraine, elle conclut : Tout ce détail est de très-bon lieue et rien n'est plus vrai. Vous pouvez là-dessus faire vos réflexions, tirer vos conséquences et redoubler vos belles passions pour le service du Roi, votre maitre.
[47] Mémoires de Mlle de Montpensier, 1671 ; — Lettres de Sévigné, 13 janvier, 6 février, 6 mars 1671.
[48] Mémoires de Choisy, livre II ; Saint-Simon, Mémoires, tome X ; Saint-Évremond, Oraison funèbre de Mme de Mazarin.
[49] Voir ses Mémoires, passim.
[50] Sévigné, 15 décembre 1670. Il n'y a rien de mieux à faire ici que de citer et de relire cette incomparable lettre qui peint si bien la singularité de la situation et l'ébahissement du public.
[51] Mme de Sévigné atteste que Lauzun refusa le bâton de maréchal de France.
D'après les Mémoires de Choisy, Louis XIV aurait dit à Lauzun ; Je vous ferai si grand que vous n'aurez pas sujet de regretter la fortune que je vous ôte ; je vous fais, en attendant, duc et pair et maréchal de France. Lauzun aurait répondu : Sire, vous avez fait tant de ducs qu'on n'est plus honoré de l'être, et, pour le béton de maréchal de France, Votre Majesté pourra me le donner quand je l'aurai mérité par mes services.
[52] Mémoires de Lafare. On sent, dans les paroles que nous citons, le mécontent qui ne pardonne pas à Louvois sa disgrâce ; mais le fond de l'histoire est suffisamment attesté par des témoins plus ma1tres d'eux-mêmes. Voir Sévigné, 29 janvier 1672, et Coulanges à Sévigné, 26 décembre 1672 : Je soupe ce soir chez Mme de Richelieu avec Mme Dufresnoy ; il y a grande presse de cette dernière à la cour ; il ne se fait rien de considérable dans l'État où elle n'ait part.