HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

DEUXIÈME PARTIE. — L'ÉPOQUE DE PUISSANCE ET DE GLOIRE SOUS COLBERT ET LOUVOIS

 

CHAPITRE XVI. — Les cinq premières années du gouvernement royal et de la politique du roi avant les grandes guerres, 1661-1665.

 

 

III. Politique extérieure du roi. Les Anglais, les Hollandais, les Espagnols. Négociations et alliances contre la maison d'Autriche, avec les princes allemands contre l'empereur, avec les Hollandais et l'Angleterre contre l'Espagne. Prétentions à la prépondérance. Droit de préséance. Affaire de la garde corse à Rome. Exagération de l'importance du roi. Les Hollandais en défiance.

 

Entre les avantages remportés par Louis XIV, dans les premières années de son gouvernement personnel, on distingue, non sans complaisance, des relations avec les puissances étrangères, parce que, en dépit de ses réserves diplomatiques, il y laisse voir une impétuosité juvénile, avide de suprématie et conforme par là à ce goût de préséance qui est dans tous les temps la grande passion des Français. Il faut pourtant bien reconnaître que ce début glorieux fut aussi le commencement des fautes. Richelieu et Mazarin, par leur modération, avaient acquis à la grandeur de la France le consentement d'une partie de l'Europe ; en s'offrant comme protecteur aux faibles, ils justifiaient leurs propres accroissements par la nécessité de se garantir contre les menaces des plus forts. Louis XIV, moins patient, s'annonce en conquérant, en maitre ; il affecte ouvertement la domination ; il va effrayer au lieu de rassurer, il va rapprocher contre lui des intérêts autrefois distincts et hostiles ; et bientôt ses alliés eux-mêmes passeront dans les rangs de ses ennemis.

L'Angleterre n'était pas encore en état d'aspirer au premier rang. Tout récemment sortie de sa révolution, et pressée de se rasseoir, par ses efforts mêmes pour se reconstituer, elle ranimait les hostilités des partis. En haine de l'anarchie, les parlements[1] rendaient au roi un pouvoir presque absolu, lui assignaient un revenu, jusqu'alors inouï, de 1.200.000 livres sterling (30 millions de livres françaises), le dispensaient de l'obligation de convoquer régulièrement les Chambres, et interdisaient la publication des livres contraires à la foi chrétienne ou diffamant l'État et le gouvernement. Mais, par une habitude d'opposition plus tenace que l'amour de l'ordre, ils lui imposaient l'inflexibilité vis-à-vis des juges de son père et l'intolérance contre les dissidents. En vain Charles II attrait voulu se contenter de tenir en prison plusieurs des régicides : la Chambre des communes, par trois adresses successives, lui arrachait son consentement à leur mort. En vain, tout en rétablissant l'Église anglicane et ses évêques, il demandait à garder sa parole, donnée à Breda avant son retour, de laisser la liberté aux consciences délicates ; eu vain il représentait les services rendus par les catholiques à la cause royale, la justice de ne pas déposséder les ministres presbytériens qui avaient contribué à la Restauration. Les Chambres faisaient prévaloir le bill d'uniformité qui excluait de tout bénéfice tout ministre non anglican, et demandaient, par une proclamation, que tous les prêtres catholiques fussent obligés de sortir du royaume, sous peine de mort. En dépit des regrets manifestes du roi, tout conventicule pour motif religieux, de plus de cinq personnes, était déclaré séditieux et illégal, et puni d'amendes progressives, selon les fautes et les rechutes. C'était le commencement de cette guerre à la tolérance par le Parlement de la libre Angleterre, qui fut le point de départ des résistances à Charles II, et qui devait renverser son successeur[2].

Malgré toute sa bonne volonté pour fortifier l'autorité royale, le Parlement ne lui assurait pis davantage les moyens de se rendre considérable au dehors. On votait bien au roi 1.200.000 livres de revenu, mais il était plus facile de les accorder que de les percevoir. Pendant les quinze premiers mois du règne, toutes les ressources pour les dépenses courantes et ordinaires furent réduites à 70.000 livres sterling (1.750.000 livres françaises) ; l'évaluation anticipée des impôts fut démentie par un déficit énorme, par des retards de perception ; des 1.200.000 livres annuelles on ne toucha jamais plus de 900.000. Ensuite on laissait au roi la charge d'une lourde dette, les arrérages de la solde des armées, et l'obligation de contracter des dettes nouvelles pour réparer sans retard le dénuement complet des arsenaux. Charles II accroissait encore ses embarras par le train fastueux de sa maison, par ses libéralités aux favoris et aux maitresses. Dès le premier jour, il afficha l'impudeur par le rang et les distinctions prodigués à cette Barbara Palmer, plus tard duchesse de Cleveland, qu'il allait imposer à sa propre femme comme rivale publique et compagne assidue. Le ton général de la haute société n'était pas fait pour le ramener de cette voie ruineuse. La Restauration avait été, comme le témoigne Lingard, l'émancipation du vice contenu jusque-là par la rigidité apparente des prétendus saints de Cromwell. Cavaliers, vieux serviteurs des Stuarts, et nouveaux royalistes, déserteurs de la révolution, luttaient, autour du roi, de plaisirs et de licence, pour se dédommager des tristesses du passé ou prouver leur conversion. Milton avait dit, dans un pamphlet, aux derniers jours de la République, avec l'accent de Samuel : Un roi... sera entouré d'une cour hautaine et dissolue, il dissipera l'argent de l'État en festins, en bals et en mascarades, débauchant notre première noblesse, mâles et femelles, transformant les lords en chambellans, en écuyers, en grooms de la garde-robe[3]. Après avoir annoncé le mal, le pamphlétaire, devenu grand poète, allait bientôt en flétrir le triomphe par cette invocation célèbre à l'Amour conjugal qui n'est pas dans le sourire acheté des prostituées sans passion, ni dans les amours de cour[4].

Louis XIV s'était bien vite rendu compte de cette situation. Il comprenait qu'un roi aussi gêné dans ses affaires serait facile à gagner par de l'argent ou contenu dans l'inaction par son impuissance. Il écrivait à d'Estrades, son ambassadeur à Londres (5 août 1661) : Je suis bien aise d'apprendre que le roi d'Angleterre n'est pas en si bon état qu'on le croit, qu'il sera toujours en arrière de deux millions tous les ans, ce qui lui fera considérer davantage ses amis et lui ôtera le moyen de songer à entreprendre de grandes choses, comme il pourrait en être tenté par la possession d'une flotte de 160 vaisseaux qu'il doit à ses malheurs, puisqu'elle est l'œuvre de Cromwell[5]. Ces paroles sont comme l'arrêt de Charles II, qui sera condamné, toute sa vie, à n'être que le pensionnaire et l'allié honteux du roi de France.

La maison d'Autriche avait été décidément abattue par quarante ans de guerre et deux grands traités favorables à ses vainqueurs seuls. L'Empereur, sans autorité en Allemagne depuis la paix de Westphalie, sans alliance depuis la ligue du Rhin, avait maintenant à se défendre contre une recrudescence de l'esprit de conquête chez les Turcs. Les infidèles commençaient contre lui une campagne d'un demi-siècle, qui, pour être en partie effacée dans l'histoire par l'éclat des actions de Louis XIV, n'en fut pas moins très-menaçante pour la chrétienté, surtout parla complicité secrète de la France avide d'en profiter. Il s'y joignait la vieille antipathie des Hongrois contre l'Autriche, qui avait laissé les Turcs en possession de Rude depuis cent ans ; cette opposition de races, appui prochain de la politique française, venait d'aider le grand-vizir à s'emparer de Petervaradin (1660) ; un jour elle le ramènera devant Vienne. Si l'empereur n'inspirait plus de crainte, l'Espagne ne valait que par la dispersion de ses États qui lui conservait son prestige sur différents points de l'Europe. Ses dernières guerres l'avaient ruinée ; les Pays-Bas tout seuls lui avaient coûté 1873 millions, sans compter leurs propres revenus dépensés pour elle. L'argent y était si rare que, pour soutenir la lutte en Portugal, il fallut fabriquer une monnaie de cuivre d'un prix factice, de quatre ou cinq fois plus fort que sa valeur réelle[6]. La noblesse, sobre et sans faste, consommait ses revenus dans les plaisirs et la licence. La dépense d'un grand seigneur qui s'habille, dit un témoin oculaire[7], n'excède pas cent écus par an, et quand on s'étonne que des personnes qui ont tant de bien soient si engagées et n'aient jamais un sou, on a pour toute réponse que les femmes les ruinent et qu'une course de taureaux leur coûte des millions. Le peuple, fort sobre aussi et fort simple, content de quelques légumes pour sa nourriture, et de dari-sures de cordes, n'acceptait du travail que ce qu'il en fallait pour gagner le strict nécessaire. De nombreux émigrés avaient quitté le pays pour l'Amérique ou pour les armées des Pays-Bas, de Milan, de Naples, de Sicile ; des étrangers, des Français surtout, les avaient remplacés ; c'étaient ces Français qui travaillaient à peu près seuls, qui fauchaient les foins, coupaient les blés, faisaient les briques, aiguisaient les couteaux ; à Madrid, les savetiers et les porteurs d'eau étaient tous Français. Les Espagnols n'en étaient pas moins fiers de leur nation, la seule digne d'estime à leurs yeux. Ils gardaient des airs de soldats ; le moindre d'entre eux ne quittait jamais l'épée, même quand il consentait à travailler ; mais les grands seigneurs ne se souciaient ni du commandement des armées ni du gouvernement des provinces. On ne connaissait pas à Madrid le défenseur de Valenciennes ; on en était réduit pour généraux à don Juan d'Autriche, à Fuensaldague qui n'entendait rien à la guerre, à Caracène et à Mortara qui étaient encore plus bouchés que les deux autres[8]. Louis XIV était bien informé de cette décadence ; quelle tentation pour un jeune prince, âpre à la gloire et à la conquête, dont les frontières touchaient aux Pays-Bas et à la Franche-Comté !

Il en était bien autrement de la Hollande ; nous laissons ce nom aux Provinces-Unies pour nous conformer à l'usage[9]. Ici l'activité, stimulée par l'amour du gain, s'unissait à la simplicité de vie qui garde la richesse, et la richesse toujours prête fournissait aux entreprises nécessaires pour l'accroissement et la défense de l'État. Ce pays ne vivait que de travail et de trafic, et n'avait même que par le trafic les principaux objets de travail. Dans les quatre provinces maritimes, dit un contemporain[10], il y a plus de navires que dans tout le reste de l'Europe. Cependant le pays ne produit pas de quoi bâtir ou équiper le plus petit vaisseau. Leur filasse, leur chanvre, leur pois et leur fer, viennent du dehors aussi bien que la laine dont ils s'habillent et le blé dont ils se nourrissent. Il n'y a rien qu'on puise dire proprement de leur cru, qui soit nécessaire à leur usage ou dont ils puissent trafiquer avec leurs voisins, si ce n'est du beurre, du fromage et de la vaisselle de serre. Mais la navigation leur donnait les marchandises à vendre ou les étoffes à fabriquer. Par la pèche aux côtes d'Écosse et d'Angleterre, ils fournissaient de ces riches et nécessites commodités, les parties les phis méridionales de l'Europe ; ils rassemblaient à Middelbourg les vins de France, à Were les marchandises d'Écosse, à Dordrecht celles d'Angleterre, à Flessingue celles des Indes Occidentales. Ils bâtissaient les vaisseaux à Saardam, ils fabriquaient à Leyde totales sortes d'étoiles de soie, de poil, d'or et d'argent, à Harlem les toiles et les étoffes mêlées de fleurs, à Delft la bière et la porcelaine du pays. Mais, si c'était la contrée du monde où l'on trafiquait le plus, c'était bien celle où l'on consommait le moins. Maitres absolus des épiceries de l'Inde et des soies de la Perse, ils ne s'habillent que de laine, et ne se nourrissent que de poissons et de racines. Ils débitent en France les plus fins draps qui se fassent dans leur pays, et ils font venir d'Angleterre les plus gros pour leur usage. Ils envoient dehors le meilleur beurre qui se fasse chez eus, et font venir d'Irlande ou du nord d'Angleterre celui qu'ils peuvent avoir à bon marché pour le manger[11]. On m'a demandé, écrit Gourville[12], pourquoi les Hollandais étaient si riches. J'ai répondu que cela vient de leur commerce et encore plus de leur économie. Dans les bonnes maisons on ne mange presque pas de viande, ou tout au plus du bœuf séché à la cheminée que l'on râpe sur du beurre légèrement étendu sur du pain. Ils avaient bien un faible pour les vins et eaux-de-vie de France, leur seul contentement en leur pauvreté volontaire, mais ils n'en usaient jamais le matin avant l'expédition des affaires et le retour du change. On voyait dans les gentilshommes et les gens de guerre des formes et des modes de vêtements pareilles à celles des peuples voisins, Mais tout le corps des magistrats, marchands, riches artisans et bourgeois, n'avaient qu'une même façon d'habits, Les paysans et les matelots en avaient encore une plus simple, toujours la même, et ils ne quittaient leurs habits que quand ils étaient usés, non pas parce qu'ils n'étaient plus à la mode. La conclusion de tout cela, c'est que peu de marchandises du pays se consommant au dedans, et ce qu'on apportait du dehors ne s'y consommant pas, il fallait que le reste se convertit en argent ; de là plus d'argent chez eux que de monnaie de cuivre en Espagne et en France[13].

Cette austérité les disposait sans effort à supporter l'autorité des magistrats et les charges publiques. Non-seulement les échevins et les bourgmestres, mais le grand pensionnaire de Hollande, Jean de Witt, et la grande illustration maritime, Ruyter, vivaient comme de simples particuliers. Les plus hauts magistrats des villes n'avaient pas au delà de 500 livres par an, et ne paraissaient en public qu'avec l'équipage simple et ordinaire des autres bourgeois. Jamais Ruyter n'était mieux vêtu que le dernier capitaine de vaisseau ; on lui voyait quelquefois un valet, jamais de carrosse. De Witt lui-même n'avait que des habits graves et populaires ; sa table était servie pour sa famille et un ami ; sa suite se composait d'un valet qui marchait à pied, comme lui, ou montait derrière le carrosse quand le grand pensionnaire faisait des visites de cérémonie. Le peuple était ainsi bien convaincu que les deniers publics ne servaient pas à grossir la bourse des particuliers, à relever les familles obérées, à entretenir un luxe extravagant ; il ne leur connaissait d'autre emploi que d'assurer la grandeur et l'honneur de l'État ; et comme les magistrats payaient leur part des impositions, il les payait lui-même sans murmurer, quoiqu'elles fussent quelquefois bien lourdes[14]. Saint-Évremond, exilé, trouve un malin plaisir à se venger du roi de France par l'éloge de ce patriotisme hollandais : Pour ces contributions, dit-il[15], elles sont grandes, mais elles regardent sûrement le bien public, et laissent à chacun la consolation de ne contribuer que pour soi-même. Ainsi l'on ne doit pas s'étonner de l'amour qu'on a pour la patrie, puisque, à le bien prendre, c'est un véritable amour propre.

Ces mœurs estimables ne doivent pas cependant nous faire oublier les défauts des Hollandais. Signalons d'abord l'intolérance religieuse. Le calvinisme, religion de l'État, souffrait les juifs, les broownistes, les familistes, les arméniens, les anabaptistes ; mais il repoussait opiniâtrement les catholiques, la religion des anciens maitres, la religion du pape, c'est-à-dire d'une puissance étrangère, rivale d'influence sur les esprits, et capable de les rendre moins dociles à l'autorité temporelle. Quoique les catholiques fussent nombreux dans les campagnes et dans les villes, ils étaient exclus des charges publiques ; ils n'obtenaient que furtivement l'exercice de leur culte, par la connivence de quelques officiers des villes et à prix d'argent. Tout récemment les États avaient sollicité Mazarin de renoncer à l'article du traité de Compiègne, imposé par Richelieu, qui assurait aux troupes françaises, engagées au service des Provinces-Unies, des aumôniers catholiques[16]. Leur probité dans les affaires n'était pas scrupuleusement exacte. De l'aveu de l'un de leurs admirateurs, les marchands et artisans n'étaient les plus francs et les meilleurs négociants du monde qu'avec des gens de leur force et de leur portée ; ailleurs ils se servaient d'artifice et d'adresse vis-à-vis de ceux eu qui ils trouvaient de l'ignorance et de la simplicité[17]. On les accusait encore de sacrifier à propos la religion à l'intérêt. En 1633, ils avaient gagné l'amitié du taïcoun du Japon en l'aidant à exterminer les restes de l'Église indigène fondée par saint François Xavier. En retour de cette complicité, ils furent établis à la place de la factorerie portugaise expulsée, dans l'îlot de Decima à Nangasaki[18]. Leurs propres écrivains confessent que dans cet empire où les plus cruels supplices furent dès lors réservés aux chrétiens, il suffisait de se dire Hollandais pour être en sûreté ; en approchant de ces côtes païennes, leur premier soin était de cacher jusqu'aux monnaies où la croix était empreinte[19]. L'intégrité des mœurs publiques n'était pas universelle ni permanente. Damage, leur historien non suspect, raconte les troubles suscités en Frise et à Groningue (1661, 1662) par la vénalité des charges, ou par l'introduction d'une oligarchie égoïste dans le gouvernement. D'un côté le peuple se plaignait qu'on ne pût arriver aux emplois que pour de l'argent ; de l'autre que les charges fussent réservées à un petit nombre de familles qui se les distribuaient à l'amiable. On avait vu un fils siéger dans le conseil avec son père, et les petits emplois confiés à des valets pu à des étrangers, préférablement aux bourgeois dont la pauvreté eût trouvé son compte à les remplir.

Depuis 1650 et l'abolition du stathoudérat, l'importance extérieure de la hollande avait évidemment décru. Deux partis la divisaient : d'un côté, les républicains, ennemis de la maison d'Orange, avaient à leur tête Jean de Witt élu en 1663 grand pensionnaire, c'est-à-dire premier magistrat ou ministre de la province de Hollande ; de l'autre, les amis du jeune Guillaume III de Nassau, la noblesse, des officiers mécontents, des fils de bourgeois riches qui rapportaient des voyages à l'étranger le goût du Faste, et le désir de briller dans une cour mieux appropriée à leur humeur que les coutumes d'un gouvernement populaire[20]. Le roi d'Angleterre, récemment remis sur son trône, travaillait à rétablir Guillaume III, son neveu, et sollicitait, mais en vain, dans ce but l'assistance de Louis XIV[21]. Le seul lien de la confédération, en l'absence d'un chef commun, était désormais dans l'assemblée des états généraux, où de Witt exerçait une grande influence ; mais ce lien manquait de force dans un pays où chaque province était souveraine sur son territoire, où les députés de chaque province ne pouvaient donner un vote dans les états généraux sans l'ordre ou l'aveu de leurs commettants. Chacun voulait s'en faire accroire dans le maniement des affaires, chaque ville ne pensait qu'à son intérêt, chaque province ne cherchait que son avantage propre, chaque particulier n'avait en vue que l'agrandissement de sa famille aux dépens du public[22]. Dans l'espérance de mieux contenir les partisans du prince d'Orange, de Witt avait ajouté à cette division intestine une autre cause d'affaiblissement. Depuis la paix de Munster, l'application au négoce avait détourné les Hollandais du métier des armes et des dépenses militaires. Le parti de Witt, profitant de cette tendance, avait désorganisé l'armée de terre. On éloigna les officiers suspects d'attachement au stathoudérat, on les remplaça, pour flatter la bourgeoisie, par des fils ou parents de bourgmestres, de magistrats, de députés, sans expérience de ces fonctions ; on fit des compagnies de cavalerie composées de bourgeois qui ne sortaient jamais de chez eux ; on laissa, par faute de surveillance, les capitaines dispenser pour de l'argent les sous-officiers du service[23]. On s'assura ainsi que la maison d'Orange ne trouverait pas de troupes à sa disposition pour essayer une seconde fois le coup d'État qui n'avait pas réussi à Guillaume II ; mais on exposait en même temps le pays à rester sans défense contre les attaques du continent.

Quand Louis XIV refusait de seconder le roi d'Angleterre au profit de Guillaume III, afin de ne pas désobliger les États de Hollande, il espérait peut-être que la Hollande, gagnée par la perspective de l'alliance française, ne s'opposerait pas à ses desseins sur les Pays-Bas espagnols. Il ne tarda pas à savoir que ce petit État, si récemment formé, et par la protection de ses prédécesseurs, était son plus dangereux adversaire, et le point de jonction de toutes les résistances à sa politique.

Il y a, dans la politique extérieure de Louis XIV, un trait peu remarqué, qu'il convient cependant de mettre en vue dès l'origine conformément aux dates. Le roi très-chrétien se fait, en Europe, auprès des États protestants, le défenseur des catholiques ; fidèle au système de Richelieu, il réclame la tolérance en donnant la France pour modèle. Il commence (août 1661) par le Danemark et par le Sénat de Hambourg : Il n'a chose plus à cœur que celle-là, et c'est le moyen d'obtenir les meilleures marques de sa bienveillance royale[24]. Au lieu que les Hollandais redemandent le droit de ne pas laisser d'aumôniers aux troupes françaises qui peuvent être engagées à leur service, il insiste pour que la religion catholique s'exerce publiquement Amsterdam ; et l'ayant obtenu, malgré les émeutes populaires, par la fermeté des magistrats, il les en remercie chaleureusement, et promet de leur en faire paraître sa reconnaissance en général et eu particulier selon les occasions[25]. A peu près à la même époque (novembre 1662), il fait, de la tolérance réciproque pour les sujets des deux nations, une clause spéciale de son traité de commerce avec le Danemark. Quand le Parlement d'Angleterre s'emporte en exigences et en sévérités extrêmes contre les dissidents (1663), il intervient auprès de Charles II, fait appel à sa justice et à son amitié, et lui recommande en particulier les catholiques qui ont, en tout temps, lui dit-il, signalé leur zèle et leur fidélité pour le service du feu roi et pour le vôtre. On a toute raison de croire que, quand il parlait de sa modération et de sa douceur pour ses sujets protestants, il ne disait rien que de sincère. Des faits, que nous exposerons ailleurs, prouvent que, tout en désirant, en favorisant chez lui la conversion des réformés, il n'entendait pas qu'on les traitât moins favorablement que ses autres sujets s'ils n'étaient pas moins fidèles à son autorité. Plus tard, convaincu par de nombreuses expériences, que les gouvernements et les peuples protestants ne voulaient de liberté que pour eux seuls, il se laissa aller à n'être pas plus tolérant que ces défenseurs de la tolérance.

Dans l'ordre temporel, ses vues étaient moins désintéressées. Il aspirait à amoindrir encore l'Espagne, à retenir l'Empereur dans son isolement, et à paraître lui-même le plus grand souverain de la chrétienté. Pour cela, il importait de fortifier les rivaux de l'Espagne, de lui ravir ses alliés, à occuper ses provinces des Pays-Bas et de Bourgogne. Il fallut, contre l'Empereur, encourager la bonne volonté des princes allemands pour la France, et enchaîner à ses intérêts par le sentiment de leurs intérêts propres, avoir leurs États et leurs troupes à sa disposition pour l'accomplissement de ses destins. L'amour-propre du jeune roi croyait y parvenir d'autant plus sûrement que, par la fierté du langage et l'étalage de sa puissance, il ferait reconnaitre en lui un adversaire redoutable ou un protecteur nécessaire.

L'Espagne lui donna la première une belle occasion. Elle avait déjà quelquefois disputé la préséance à la France dans les cérémonies où se rencontraient les représentants des souverains. Le baron de Vattelle, son ambassadeur à Londres, renouvela cette prétention à propos de l'arrivée d'un ambassadeur de Suède ; il la soutint et s'imagina l'avoir fait triompher par une violence condamnable (10 octobre 1661). Escorté de nombreux domestiques, et de deux mille ouvriers et bateliers de Londres, il attaqua les carrosses du comte d'Estrades, lui tua deux cochers, coupa les jarrets des chevaux, et prit dans la marche un rang que le représentant de la France ne pouvait plus lui disputer pour le moment. A cette nouvelle, Louis XIV s'indigna ; il chassa de France l'ambassadeur d'Espagne, et refusa d'en recevoir un nouveau ; il rappela dei frontières les commissaires chargés de faire la délimitation de territoires prescrite par le traité des Pyrénées, et réclama, par son ambassadeur à Madrid, une réparation proportionnée à la gravité de l'offense sous peine d'une déclaration de guerre.

Cette querelle se compliqua bien vite d'une autre menace de rupture. Le roi d'Angleterre souleva tout à coup vis-à-vis de la France la question du pavillon. Les Anglais prétendaient, dans leurs mers, comme ils disaient, forcer toutes les marines à saluer leurs vaisseaux. Les Hollandais, moins soucieux de leur dignité que des profits du commerce, avaient subi cette obligation de déférence pour éviter des conflits d'intérêts. Louis XIV repoussa énergiquement la demande de l'orgueil anglais. Le roi mon frère, écrivait-il à d'Estrades[26] (25 janvier 1662), et ceux dont il prend conseil, ne me connaissent pas bien quand ils prennent avec moi des voies de hauteur et d'une certaine fermeté qui sent la menace. Je ne connais personne sous le ciel qui soit capable de me faire avancer un pas par un chemin de cette sorte, et il me peut bien arriver du mal, mais non pas une impression de crainte. Cependant il n'était pas sans danger d'avoir à la fois sur les bras le roi d'Espagne et le roi d'Angleterre. Charles II, pressé par Louis XIV de s'allier ait Portugal par un mariage, pouvait rompre cette négociation, et détruire tous les avantages que la France en attendait pour la maison de Bragance. Le roi calcula cette chance, mais il n'en fut pas ébranlé. Tout cela ne m'est rien à l'égal d'un point d'honneur où je croirais la réputation de ma couronne tant soit peu blessée ; bien loin de me soucier des États d'autrui, comme du Portugal, je serai toujours prêt de hasarder les miens propres plutôt que de ternir la gloire où je vise en toutes choses. Il ajoutait qu'il avait donné l'ordre de mettre sa flotte en état de ne rien craindre, quelque autre flotte qu'elle pût rencontrer.

Il osa plus ; car il fit alors (février 1662), avec le duc de Lorraine, un traité qui avait pour objet de réunir ce duché à la France. Quoique cet arrangement fût inexécutable — il a été supprimé l'année suivante —, il contenait une menace pour l'Europe, qui pouvait irriter encore les deux princes en querelle avec Louis XIV. Il n'en fut rien. Cette fermeté dit jeune roi l'emporta. L'Angleterre laissa tomber la question du pavillon qui ne fut jamais résolue, et Charles II conclut le mariage portugais. Le roi d'Espagne, avec l'apparence de bonhomie d'un beau-père qui voulait être le plus sage de la famille, se résigna aux excuses exigées. Son ambassadeur extraordinaire, marquis de La Fuente, fut revu (30 mars 1662) en audience publique, en présence des princes du sang, d'un grand nombre de ducs et pairs, et de trente ministres de différents États, Hollande et Venise, ducs d'Italie, Allemands de la ligue du Rhin. Il déclara tout haut que son maitre était fâché de l'événement de Londres, qu'il avait destitué le baron de Vatteville, et défendu à ses ambassadeurs, dans toutes les cours, de concourir avec les ambassadeurs de France. Le roi répondit qu'il était satisfait de cette déclaration d'autant qu'elle l'obligerait à bien vivre avec le roi d'Espagne ; puis l'ambassadeur s'étant retiré, il dit au nonce et aux autres ministres : Vous avez entendu la déclaration que le roi d'Espagne a faite, je vous prie de l'écrire à vos maîtres, afin qu'ils sachent que le Roi Catholique a donné ordre à ses ambassadeurs de céder le pas aux miens en toute occasion. Le compte rendu de la séance fut immédiatement rédigé et signé des quatre secrétaires d'État[27]. Une médaille fut frappée avec cette légende : Jus prœcedendi Gallo assertum, et cette exergue : Excusatio Hispanorum coram XXX legatis principum[28].

L'honneur du roi était satisfait ; ses intérêts ne l'étaient pas moins. Il énumère avec joie les conséquences de son succès. Le mariage du roi d'Angleterre entraina l'accommodement de l'Angleterre avec la Hollande, l'accommodement de la Hollande avec le Portugal, et l'union plus étroite de tous ces potentats avec moi qui étais comme le lien de la leur[29].

Il ne suffisait pas en effet d'avoir humilié le roi d'Espagne, et de se donner dans le roi anglais un agent de secours pour le Portugal. Il importait d'entourer la puissance espagnole d'ennemis ou de neutralités sur tous les points. Un mois après l'ambassade de La Fuente (27 avril 1662), Louis XIV concluait avec la Hollande un traité d'alliance offensive et défensive, longtemps retardé par les défiances mutuelles, mais accepté enfin par les deux contractants comme une sûreté réciproque. Louis XIV ne pardonnait pas aux Hollandais leur défection au congrès de Westphalie, il comptait peu sur leur coopération à ses projets. Les Hollandais n'aimaient pas non plus le voisinage du roi de France ; ils sentaient une menace pour leur indépendance dans tout agrandissement qui le rapprocherait de leur territoire. Mais après tout, le roi trouvait un avantage à empêcher l'alliance de la Hollande avec l'Espagne contre lui, les Hollandais à obtenir des concessions pour leur commerce, des garanties contre leurs voisins d'Angleterre ou d'Allemagne. On traita sur le pied d'une parfaite égalité engagement de s'entr'aider et de se défendre ; si l'un des deux était attaqué, l'autre était tenu d'intervenir par des négociations auprès de l'agresseur, et, faute d'avoir obtenu au bout de quatre mois un accommodement stable, de prendre les armes pour son allié, et de ne plus traiter sans lui ; liberté égale de commerce, droit réciproque d'entrer dans tous les ports l'un de l'autre, d'y trafiquer et déposer "des marchandises, de s'y réfugier contre les tempêtes, de faire construire ou de fréter en tout temps, dans le pays l'un de l'autre, le nombre de navires de guerre ou de commerce qu'on jugerait à propos, et d'acheter des munitions de guerre. Le roi ne négligea rien de cc qui pouvait prendre les marchands par leur faible : abolition réciproque du droit d'épaves, mais suppression par la France du droit d'aubaine, en vertu duquel les successions des étrangers qui mouraient sans enfants étaient adjugées au roi, et surtout adoucissement spécial, au profit des Hollandais, du droit de fret imposé en France aux navires étrangers : ce droit d'un écu par tonneau, à l'entrée et a la sortie, ne serait payé qu'une fois, à la sortie, par les Hollandais, et même réduit de moitié pour les vaisseaux chargés de sel. En retour, le roi se faisait garantir par la Hollande plusieurs traités antérieurs favorables à sa politique : Quérasque, Munster, Pyrénées, Copenhague, Oliva, ligue du Rhin. La bonne entente semblait complète. Dans le préambule du traité, le roi parlait de son affection pour les Provinces, et croyait à la passion des états généraux pour la grandeur de la France, à leur reconnaissance pour les avantages considérables qu'ils en avaient reçus. Après la conclusion, les négociateurs des États, Van Beuningen à leur tête, rendirent hommage au roi dans l'assemblée ; ils avaient admiré les qualités héroïques de ce prince, sa pénétration dans les affaires les plus épineuses, sa promptitude à répondre aux ambassadeurs, son assiduité dans les conseils, ses plaisirs mêmes qui avaient quelque chose de guerrier[30].

Ils ne furent pas moins satisfaits du service que Louis XIV leur rendit en leur ménageant un accommodement avec l'Angleterre. Battus par Cromwell, inquiets des progrès de la marine anglaise, ils se heurtaient souvent dans les colonies contre ces rivaux, et subissaient, dans les mers d'Europe, une piraterie active dont eux-mêmes, il est vrai, ne s'abstenaient pas. La France contribua à leur faire obtenir un traité de bonne intelligence qui leur garantissait la sécurité (14 septembre 1662). Ils restituèrent aux Anglais l'île de Pularon[31], et acceptèrent l'obligation du salut maritime dans les mers Britanniques ; par un article séparé, ils promirent de livrer à Charles II les meurtriers de son père, s'il s'en trouvait dans leurs États, et de lui restituer les tapis, tentures, tableaux, pierres précieuses, bijoux, bracelets, perles, et tous autres biens mobiliers, qui pourraient être aux mains de leurs sujets. Mais ils avaient la liberté d'entrer dans tous les ports anglais pour affaires de commerce, dans les termes de l'acte de navigation ; les deux contractants s'engageaient à ne pas exercer l'un contre l'autre la piraterie, à ne plus favoriser les pirates ni la vente des prises, à ne pas accueillir sur le territoire de Inn les révoltés contre l'autorité de l'autre, ou à les forcer d'en sortir sous peine de mort. Ce traité rétablit parfaitement la confiance et la tranquillité dans la République. On frappa une médaille en souvenir d'un résultat si heureux. D'un côté, la Paix, élevée sur un trophée d'armes, avait devant elle les écussons de France, d'Angleterre et de Hollande avec ce vers de Virgile : Deus nobis hæc otia fecit. On lisait sur le revers : La Paix, couronnée d'olivier, unit la Hollande avec la France et la Grande-Bretagne, et cette union rendra l'État florissant[32].

Il était juste que la Hollande fit à son tour quelque chose pour la France. Louis XIV ne manqua pas de réclamer et de tourner cette reconnaissance au profit de sa politique antiespagnole. Le Portugal, à qui il voulait tant de bien, avait depuis longtemps les Hollandais pour ennemis. Le Brésil en était la première cause. En se soulevant contre l'Espagne, les Portugais avaient prétendu reprendre cette colonie ; les Hollandais également rebelles à l'Espagne, mais marchands avant tout, l'avaient disputée inutilement aux Portugais, et cet échec n'avait pas peu contribué à les rapprocher des Espagnols dans les négociations de Westphalie. Depuis lors, ils continuaient à combattre le Portugal en Amérique et dans l'Inde ; cette lutte, multipliant les embarras de la maison de Bragance, retardait son affranchissement complet. Cependant la France n'avait cessé de négocier, sous Mazarin et depuis sa mort, pour dégager l'adversaire de l'Espagne de ce surcroît d'hostilités. On avait même réussi à convenir d'une paix raisonnable en août 1661. Mais les Hollandais hésitaient à ratifier ; l'Espagne leur promettait de leur abandonner le Brésil dès que le Portugal serait rentré dans sa dépendance ; ils remportaient d'ailleurs dans l'Inde assez de succès pour croire qu'ils gagneraient plus par la force que par un arrangement. Ces hésitations cessèrent après le traité avec l'Angleterre. Ils ratifièrent (24 nov. 1662) la paix de Portugal. Moyennant la liberté de trafiquer à Lisbonne, au Brésil, sur les côtes d'Afrique, aux mêmes conditions que les Anglais, moyennant la restitution de leur artillerie prise au Brésil, et une somme de huit millions en argent et en marchandises, ils cessèrent d'inquiéter le protégé de la France. Le triomphe du Portugal fut ainsi assuré. Les secours de l'Angleterre, les subsides secrets de la France, désormais sans contrepoids, allaient aboutir aux victoires de Valence et de Montes-Claros.

lin même temps que les Hollandais, le roi d'Angleterre entra pour une bonne part dans les projets de Louis XIV contre l'Espagne. Le roi de France voyait avec peine Dunkerque et Mardick aux mains des Anglais. C'était pour lui un double regret d'avoir livré une population catholique à une nation protestante[33], et aliéné un poste important pour la conquête des Pays-Bas. La pénurie de Charles II lui offrit à point l'occasion désirée de le reprendre. Toujours à court d'argent, l'Anglais s'en plaignait à son chancelier, Hyde de Clarendon, à qui il attribuait la parcimonie du Parlement. Le chancelier, pour conserver la faveur du roi en lui créant quelque ressource, lui conseilla de vendre Dunkerque à la France, quoiqu'il eût tout récemment exalté les avantages que l'Angleterre retirerait de cette possession[34]. Charles approuva l'expédient d'autant plus volontiers qu'il se croyait en droit de faire cette vente tout seul, sans consulter les Chambres, la réunion de Dunkerque au royaume n'ayant pas encore été prononcée par acte du Parlement[35]. Louis XIV, dans cette négociation, se montra aussi habile marchand que politique réservé. Il fit discuter le prix avec une ténacité qui dura cinq semaines. Clarendon demandait douze millions, d'Estrades en offrit deux ; puis successivement Clarendon descendit à sept, d'Estrades monta à cinq. On convint de cinq millions. L'Anglais voulait au moins être payé comptant ; le Français alléguait qu'il n'avait que deux millions disponibles, et offrait le reste en billets à différents termes, négociables comme tous les effets de commerce. Charles II était si pressé qu'il accepta encore. On fit (12 octobre 1662) le traité de cession. Charles II livrait à la France : Dunkerque avec le fort de Mardick, le fort de bois, et le petit fort entre Dunkerque et Saint-Vinox, toute la brique, tous les matériaux destinés aux fortifications, toute l'artillerie et les munitions de guerre : Il garantissait la possession pour deux ans ; si la ville était attaquée par le roi d'Espagne ou par tout autre, le roi d'Angleterre la défendrait ; si elle était prise, il contribuerait à la reprendre[36]. Les conditions furent exécutées sans délai. Les villes et les forts livrés, Louis XIV donna les deux millions et les billets. Impatient de réaliser la somme entière, Charles II accepta les offres d'un banquier qui demanda et reçut un escompte de seize pour cent. Il ne savait pas que ce banquier était un agent de Louis XIV, qui fit le payement avec les deniers royaux, et laissa la remise à son maitre. Le grand roi ne se cache pas de cette bonne affaire : Je gagnai, dit-il, sur ce marché, cinq cent mille livres, sans que les Anglais s'en aperçussent[37]. Le pavement intégral des cinq millions n'eût pourtant pas été trop fort pour la valeur de l'acquisition, si l'on en juge par les plaintes et les rancunes des Anglais. Ils sentirent bien qu'ils venaient de perdre une seconde fois Calais, leur porte sur le continent, et que cette porte était ouverte à la France sur les Pays-Bas. Ils s'en prirent au libertinage de Charles II, à la corruption de Clarendon ; ils amusèrent le chancelier d'avoir reçu une somme énorme du roi de France ; ils infligèrent à son hôtel le nom de Dunkerque-bouse. Dunkerque, une fois sortie de leurs mains, ne leur fut plus qu'odieuse. Ils ne cessèrent de la poursuivre de leurs menaces de destruction ; et soit par les bombardements, soit par les traités, depuis Utrecht (1713) jusqu'à Versailles exclusivement (1783), ils n'ont rien négligé pour l'anéantir ou tout au moins pour l'annuler.

Cette série de bonheurs :

... Dompter ses rivaux, servir ses alliés,

Voir même dans la Paix des rois humiliés[38],

c'était pour un souverain de vingt-quatre ans, une forte tentation de se croire supérieur à tous les souverains, de réclamer partout l'obéissance comme l'hommage dû à sa suzeraineté. Il s'y laissa aller dans une querelle avec le pape Alexandre VII, où, plus sûr de sa puissance que de son droit, il se montra intraitable dans ses prétentions, et, par cet abus de la force, discrédita lui-même, contrairement à son espoir, un succès trop facile.

Il existait plusieurs ferments de brouille entre Alexandre VII et Louis XIV[39]. Le roi ne pardonnait pas au pape ses réserves dans l'affaire de Retz. Le pape résistait aux réclamations du roi en faveur des ducs de Parme et de Modène, pour les duchés de Castro et de Ronciglione et les vallées de Comacchio, incamérés par le gouvernement pontifical. Le droit de franchise des ambassadeurs avait été l'occasion d'un premier démêlé à la suite duquel le représentant de la France à Rome, embarrassé de sa conduite, se démit de ses fonctions. Le duc de Créqui, son successeur, débuta par un procédé offensant pour Alexandre VII ; sous prétexte de sa dignité de duc et pair, il refusa de faire visite le premier aux parents du pape. Il avait à sa suite, et sous sa protection spéciale, un spadassin qui ne pouvait vivre sans tirer l'épée ; cet homme s'amusa à provoquer sans sujet plusieurs soldats de la garde corse et suscita une violente inimitié entre cette garde et les Français. Le 20 août 1662, quelques domestiques de Créqui prirent querelle avec des Corses et les battirent assez rudement. Ceux-ci donnèrent aussitôt l'alarme à leur corps de garde ; quatre cents hommes en sortirent et repoussèrent les vainqueurs jusqu'au palais de l'ambassade. A ce moment, Créqui, paraissant au balcon, un coup de mousquet fut dirigé de ce côté, sans atteindre personne, mais, sur un autre point de la ville, les Corses tirèrent sur le carrosse de l'ambassadrice, tuèrent un page et blessèrent deux domestiques.

Ce conflit regrettable avait pour premiers auteurs les Français. Don Mario Chigi, frère du pape, expédia aussitôt un gentilhomme au duc de Créqui pour désavouer la conduite des Corses. Le cardinal Imperiali, gouverneur de Rome, fit ranger les sbires autour du palais Farnèse pour protéger l'ambassadeur. Mais Créqui accusa la famille du pape d'avoir voulu se venger du refus de visite ; il prétendit que les sbires avaient été envoyés auprès de sa maison pour appuyer les Corses, non pour le protéger lui-même. La plupart des coupables s'étant sauvés pendant la nuit, il imputa celte évasion à la connivence du gouverneur et y vit une preuve de complicité.

Louis XIV prit la chose avec une hauteur qui étonna toute l'Europe[40]. Il ordonna à Créqui de sortir de l'État ecclésiastique, et chargea l'abbé de Bourlemont, auditeur de rote, de savoir si Sa Sainteté pouvait avoir approuvé les actes de la soldatesque. Sa lettre au pape (30 août 1662) est un rare monument de fierté et de dédain. Il y qualifie l'attentat des Corses de forfait sans exemple chez les Barbares mêmes. Il attend une satisfaction proportionnée à la grandeur d'une offense qui a renversé le droit des gens. Mais il ne demande rien, tant le pape a l'habitude de lui refuser toute chose, et d'aversion pour sa personne et sa couronne. Ses résolutions se régleront sur celles du pape ; il souhaite seulement que les résolutions de Sa Sainteté soient telles qu'elles l'obligent à prier Dieu de conserver Sa Sainteté au régime de l'Église universelle. Cependant il refusait d'écouter les explications offertes par le nonce qui résidait près de lui. Il ordonna même à cet ambassadeur de se retirer à Suresnes ; bientôt il le lit conduire aux frontières de Savoie, sans lui laisser la liberté de communiquer avec personne. Il ordonna de saisir Avignon ; le peuple de la ville ayant favorisé ce dessein, il prit hautement ce peuple sous sa protection contre les vengeances de Rome. Il consentait bien à laisser le vice-légat d'Avignon en liberté, mais si cet officier du Saint-Siège voulait sortir du Comtat et se retirer par la Provence, le gouverneur avait l'ordre de l'arrêter[41].

Le pape nomma une congrégation pour aviser aux meilleurs moyens d'accommodement. Aucune de ses propositions ni de ses mesures ne fut agréée par le roi. Le pape supprima la garde corse ; Créqui répondit que ce licenciement ne suffisait pas, car on avait renvoyé ces criminels tambour battant et enseignes déployées, il aurait fallu les chasser la corde au cou. Le pape fit sortir de Rome le cardinal Imperiali et le relégua au gouvernement de la Marche ; Créqui riposta que cette disgrâce n'était qu'un avancement déguisé et ne suffisait pas au châtiment. La congrégation, ayant saisi un Corse et un sbire, les fit pendre ; Créqui trouva encore cette réparation insuffisante, parce que le nombre des coupables la rendait dérisoire.

Pendant dix-huit mois (du 30 août 1662 à février 1664), Louis XIV ne cessa de poursuivre le pontife de ses efforts pour l'isoler, le déconsidérer dans l'opinion publique, le forcer à s'humilier devant lui. Il en écrivit à la reine Christine, au roi d'Espagne, à l'Empereur, au roi de Pologne. Il obtint de l'Empereur la disgrâce d'un ministre qui s'était montré favorable au pape, du roi d'Espagne la promesse de n'avoir plus d'ambassadeur à Rome, de ne jamais recevoir sous sa protection la maison Chigi, de laisser passer par ses États d'Italie les troupes destinées à mettre le pape à la raison[42]. En France, on échauffait les esprits par des libelles. Corneille composait la Plainte de la France à Rome, élégie guerrière et moqueuse, où il accusait Rome de troubler la paix, et insultait à sa faiblesse présente par le souvenir de ses Scipions, de ses Jules et de ses Pompées, ne s'apercevant pas qu'il y attrait peu le gloire pour un monarque tout-puissant à écraser un adversaire désarmé. La Gazette regorgeait d'accu-lattions contre le gouvernement pontifical, contre la famille d'Alexandre VII. Il n'y était question que des Chigi, qui cherchaient à s'engraisser du sang du peuple romain, de don Mario trafiquant à son gré des blés de Sicile et affamant toute l'Italie ; on y affirmait sans réserve qu'un dominicain avant dénoncé, dans un sermon, le mauvais maniement des deniers de la Camera, avait été emprisonné malgré sa dignité de maître du sacré-palais[43]. La justice souveraine elle-même fut appelée à donner raison au roi par une sentence solennelle. Le parlement d'Aix, chargé d'examiner la question du Comtat-Venaissin, prononça gravement (26 juillet 1663), que cette province ne pouvait appartenir au pape, attendu qu'elle était partie intégrante du comté de Provence, et que par des actes de 1125, 1288 et 1334, Raymond-Bérenger, Philippe le Bel et Robert de Naples avaient déclaré qu'aucune aliénation n'était permise d'aucune partie du comté de Provence ; Jeanne Ire n'avait donc pas été en droit de céder et de vendre le Comtat-Venaissin à Clément VI. En conséquence, le roi était remis et établi en la possession et jouissance de ladite ville, droits et appartenances. L'arrêt finissait par ces mots : Et seront les armes de N. S. le pape ôtées avec respect et décence, des lieux où elles se trouveront, et à leur place remises celles du roi[44]. On voit que les spoliateurs du dix-septième siècle avaient de plus belles manières et un langage plus décent que ceux du dix-neuvième, mais ils n'étaient pas moins rapaces. A peine l'arrêt fut-il rendu, que Colbert écrivit au roi pour savoir s'il ne fallait pas établir, à Avignon, un receveur des domaines et revenus qui appartenaient au pape. Le roi répondit qu'il était bon d'eu établir un[45].

Aucun arrangement n'étant encore intervenu vers la lin de 1663, le roi voulut faire voir que ses menaces n'étaient pas vaines et qu'il fallait compter sur leur exécution. Il envoya quatre mille fantassins et deux mille chevaux dans les États de Parme et de Modène, ses protégés, pour y passer l'hiver et commencer les hostilités vers les premiers jours de mars. Devant cette intimidation décisive, le roi d'Espagne et le grand-duc de Toscane, effrayés de la présence et d'un établissement possible des Français en Italie, pressèrent très-vivement le pape d'en finir en cédant à la force. Leurs instances aboutirent au traité de Pise (février 1664) par lequel fut consommée l'humiliation d'Alexandre VII. Car il ne s'agissait pas ici pour Louis XIV d'accroissement de territoire, d'alliance politique ou de projet de conquête ultérieure. Sauf deux mots favorables aux intérêts temporels des ducs de Parme et.de Modène, toutes les conditions n'avaient pour objet que de venger la dignité du roi en mettant sous ses pieds les offenseurs. Les deux plus graves de ces exigences, l'envoi d'excuses par ambassade spéciale, et l'érection d'une pyramide commémorative, lui avaient été suggérées par le cardinal de Retz[46], devenu le plus empressé des courtisans après avoir été le plus dangereux des agitateurs. Le duc de Parme recouvrait, moyennant payement, Castro et Ronciglione ; le duc de Modène, en échange des vallées de Comacchio, avait à choisir entre une somme d'argent et des palais dans Rome. Le roi rendait Avignon, et déchirait l'arrêt du parlement d'Aix avec ses considérants bien entendu. Mais il ne remettait la nécessité de demander pardon à aucun de ceux qui pouvaient avoir été coupables d'irrévérence envers lui : Obligation au neveu du pape de venir en France, et de réciter au roi les paroles fixées par le traité et exprimant les regrets du souverain pontife et les sentiments de servitude de la maison Chigi à la royale personne et maison de Sa Majesté[47]. Obligation au cardinal Imperiali d'aller porter à Sa Majesté ses très-humbles justifications ; au seigneur don Mario, de déclarer, foi de cavalier, par écrit, qu'il n'a eu aucune part à l'attentat ; au seigneur don Augustin, d'aller au-devant de l'ambassadeur français à Saint-Quirin, Civita-Vecchia ou à Narni, selon que l'ambassadeur viendra par la Toscane, par mer ou par la Romagne ; à la princesse Farnèse, d'aller au-devant de l'ambassadrice jusqu'à Ponte-Molle, et de lui témoigner sou extrême déplaisir de l'attentat et sa joie du retour de Son Excellence. Après tant d'amendes honorables, il semble que toutes les formes de réparation soient épuisées. Il y a pourtant une oppression plus sensible encore dans la flétrissure permanente imposée au souverain pontife chez lui ; on l'oblige à déclarer la garde corse incapable de servir à Rome et partout l'État ecclésiastique, et à élever une pyramide commémorative de l'offense et du châtiment, vis-à-vis de l'ancien corps de garde des Corses, avec une inscription dans les termes concertés. Voici enfin le comble de l'infatuation. Le roi prétend que ces violences n'affaiblissent pas chez le pontife les sentiments d'estime et d'amitié pour lui, et le fils arrache son éloge au père qu'il écrase : Sa Sainteté, dit un article spécial[48], ordonnera, d'une manière précise et efficace, à ses ministres de porter à l'ambassadeur de Sa Majesté le respect qui est dû à celui qui représente la personne d'un si grand roi, fils aîné de l'Église, tant aimé et estimé de Sa Sainteté.

Tout le monde ne jugea pas comme Louis XIV ; Mme de Motteville, à travers une grande discrétion, reconnaît que la conduite du fils aîné de l'Église n'était pas très-filiale. La cour de Rome en garda une défiance légitime, à laquelle, par la suite, d'autres excès donnèrent encore plus de raison. Dans l'ordre politique, l'exemple du pape humilié était, pour les petits princes, un avertissement de craindre même la protection d'une puissance si arrogante. Aussi bien les menées du roi en Allemagne, et ses airs de hauteur quoique tempérés par une apparence de dévouement à ses alliés, pouvaient déjà être suspects aux moins clairvoyants.

L'Empereur, gêné par la ligue du Rhin, avait eu le projet de former une contre-ligue avec les électeurs de Bavière, de Saxe et de Brandebourg, et d'opposer ainsi la moitié de l'Allemagne à l'autre[49]. Pour déconcerter cette manœuvre, Louis XIV avait besoin d'affermir ses alliances, d'enlever à l'Empereur celles qu'il espérait, de se créer des ressources au cœur même de l'Allemagne, et d'entourer l'Autriche d'agents de la France. Sa diplomatie s'y montra attentive et infatigable. D'abord, par des traités de commerce avec la Suède et le Danemark (oct. et nov. 1662), il commença à rallier ces deux nations à sa politique ; un article secret du traité avec la Suède stipulait que cette puissance appuierait l'élection du duc d'Enghien à la couronne de Pologne par une armée de 12.000 hommes dont la France payerait l'entretien[50]. Dès le mois de janvier 1663, et dix-huit mois à l'avance, il fit renouveler par tous les contractants la ligue du Rhin, pour trois autres années, c'est-à-dire jusqu'au 15 août 1667. Il travailla à la fortifier par de nouvelles adhésions, et mit au moins dans ses intérêts ceux qui hésitaient devant l'alliance commune. Le comte de Nassau-Sarrebruck s'étant rangé sous sa protection spéciale, il plaça une garnison de Français naturels et non d'une autre nation, dans la forteresse de Hombourg qui appartenait à ce prince (5 mars 1663). Par un second traité avec le roi de Danemark (3 août 1663), il l'engagea à s'unir à la ligue du Rhin, comme duc de Holstein, et immédiatement il lui fit promettre de seconder la France et la Suède toutes les fois qu'elles entreraient ensemble en Allemagne pour réparer les infractions de la paix de Westphalie. Bientôt il résolut la question de Lorraine (août 1663), en rendant au duc la propriété de ses États, mais en retenant pour lui la ville de Marsal. Comme le duc tardait à s'exécuter, le roi occupa la place par la force. Il renouvela les capitulations avec la Suisse, cette vieille ennemie de l'Autriche, et en retour de ses contingents militaires, il lui promit, si elle était attaquée, des secours d'hommes, d'artillerie et d'argent (septembre 1663). Il se chargea de garantir le duc de Mecklenbourg contre les violences de ses voisins, et de disposer les alliés du Rhin à le recevoir parmi eux (décembre 1663, mars 1664). Enfin, il conclut une alliance offensive et défensive avec l'électeur de Saxe (avril 1664) pour tenir lieu à ce prince de l'alliance du Rhin, tant qu'il n'y serait pas entré. Par un article secret, l'électeur s'engageait à régler toujours son suffrage, dans le collège électoral ou dans la diète, sur la volonté de son allié : il lui était promis en retour une gratification annuelle de 20.000 écus[51]. Le roi pressa dans le même sens l'électeur de Brandebourg, s'engagea à lui faire trouver dans la ligue la sûreté dont jouissaient les autres confédérés, et tira de lui la parole d'y accéder bientôt (27 avril, 25 mars 1664). Si l'on excepte la Bavière, il n'avait pas de prince allemand un peu considérable, qu'il ne parût avoir enlevé aux projets de l'Empereur.

A l'en croire, il n'avait d'autre mobile que son dévouement à ses alliés, d'autre but que le maintien de la paix de Munster. On lit dans le préambule du traité avec le comte de Nassau-Sarrebruck : Quand le roi a pris part aux affaires de ses voisins, le principal objet qu'il s'est proposé a été de les maintenir dans la jouissance de leurs droits et d'empêcher l'oppression de ceux qui étaient troublés contre raison et justice. On lit ailleurs : Le roi a toujours montré un zèle extrême pour la manutention de la liberté germanique comme aussi pour l'observation desdits traités. Il se répète le même éloge dans le traité avec l'électeur de Saxe : Les desseins de Sa Majesté dans l'Allemagne ont pour but le bien et le repos de l'empire, la conservation des droits et libertés qui appartiennent aux électeurs et l'exacte observation du traité de Munster.

Cependant le maître se faisait sentir sous le bon ami. En France, à cette époque même, on savait bien les vues personnelles du roi sur la couronne impériale, et ce n'était pas lui déplaire que de lui promettre, comme la Pigeonne de Sapho, l'aigle de l'empire. En Allemagne, on pouvait les soupçonner à la complaisance avec laquelle il parlait de sa puissance, aux conditions qu'il faisait à chacun de ses alliés. Nassau-Sarrebruck, recevant une garnison française à Hombourg, n'était plus, chez lui, que capitaine et gouverneur pour le roi, avec lettres patentes de Sa Majesté, et la même autorité que les autres gouverneurs des places de France. Mecklenbourg se laissait dire que des garanties générales étaient souvent inefficaces à cause des intérêts et des affections diverses des confédérés, et qu'il était bien plus raisonnable de recourir au roi de France, le principat et le plus solide appui. Ce n'était pas non plus gratuitement qu'il exerçait sa protection. Il voulait avoir le droit de lever des troupes allemandes pour son service ; les princes, ses alliés, et même l'électeur de Saxe, devaient laisser faire, et donner dans leurs États passage et retraite à ces troupes, et des vivres au prix courant. Si, pour le moment, il ne menaçait l'Allemagne d'aucune conquête, il n'avait pas cependant renoncé aux acquisitions lointaines. Dans son traité avec les Suisses, il prenait les titres de duc de Milan, comte d'Ast et seigneur de Gênes, comme son grand-oncle François Ier ; et en cas qu'il recouvrât ces pays, il réclamait la garantie des cantons, sinon pour la conquête, au moins pour la défense et la conservation[52].

Il y avait matière à réflexion dans ces faits si transparents. Louis XIV lui-même semblait y pressentir quelque danger pour ses desseins, puisque, dans cette année 1664, en donnant le secours d'une armée à l'Allemagne contre les Turcs, il affecta, vis-à-vis des princes et même de l'Empereur, une modération, on pourrait dire une modestie, d'autant plus remarquable que son assistance était plus opportune et plus avantageuse à l'Empire (voir ci-dessous, paragraphe IV). Mais le naturel l'emportera sur les calculs de la prudence. En reprenant les airs et les allures de dominateur, il s'aliénera bientôt, et pour toujours, les alliés qu'il devait à la finesse plus humble de Mazarin.

Les Hollandais furent les premiers qui le comprirent et lui barrèrent le chemin. Ces marchands n'avaient de fidélité qu'à eux-mêmes, et ne consentaient à faire pour autrui que ce qui pouvait leur profiter. Le roi de France leur paraissait plus redoutable que tous les autres souverains ; dans ce sentiment, ils s'attachèrent à deux points principaux : ne pas irriter un grand roi allié de la république, mais ne pas s'engager pour lui contre les autres puissances ; tirer parti de son alliance, mais se bien garder d'accroître ses forces. Toute la politique de Jean de Witt est dans ce calcul vraiment hollandais. Dunkerque fut l'occasion de la première difficulté. Pour donner de la vie, du commerce, des habitants à cette ville, le roi l'avait déclarée port franc ; les Hollandais s'alarmèrent aussitôt d'une concurrence qui menaçait leurs ports, et en particulier ceux de Zélande[53] : en conséquence ils refusèrent de garantir la possession de Dunkerque contre l'Espagne, quoique le roi le leur demandât comme un complément de son dernier traité avec eux. Il s'ingénia vainement à leur prouver, contre sa propre pensée, que les Français n'avaient pas d'aptitude au commerce, que le port de Dunkerque était mauvais, que la présence nécessaire d'une garnison nombreuse en éloignerait les marchands[54]. Les Hollandais en crurent plutôt ce qu'ils voyaient : des marchands hollandais disposés à émigrer à Dunkerque et s'y disant déjà précéder de leurs facteurs. Le roi ne put obtenir une signature, il dut se contenter de la parole que lui donnait l'ambassadeur des États.

Ils lui déplurent davantage encore par leur opposition à ses desseins sur les Pays-Bas. Ses prétentions sur cette partie de la monarchie espagnole perçant à travers toutes ses réserves, on s'en préoccupait même en Flandre. Dans la prévision de la mort prochaine de Philippe IV, et de l'impuissance de son héritier unique, quelques Flamands proposaient de constituer les Pays-Bas d'Espagne en république indépendante. Les Hollandais trouvaient en cela l'avantage de se conserver un boulevard contre la France ; Louis XIV ne dédaigna pas d'examiner un projet qui donnait au moins l'espoir d'enlever à l'Espagne une de ses provinces. Il fut question d'abord de proposer cet arrangement aux habitants des Pays-Bas, et, en cas de refus de leur part, de les conquérir et de les partager. Une ligne partant d'Ostende jusqu'à Maëstricht ferait la séparation entre les Hollandais au nord et les Français au midi. Mais les gens d'Amsterdam s'aperçurent que, par suite, Anvers serait rendue au commerce ; et ils ne voulaient à aucun prix que cette ville redevînt commerçante, quand même elle leur appartiendrait. Il fallut donc négocier sur de nouvelles bases. De Witt offrit alors d'établir, au besoin par la force, la république des Pays-Bas espagnols, en laissant au roi de France Cambrai, Saint-Omer, Aire, Nieuport, Furnes et Linck, en réservant aux Hollandais Ostende, Bruges, Warneton, Guersberg, la Gueldre espagnole et les quartiers d'outre-Meuse. Le grand-pensionnaire, croyant empêcher le roi de tout prendre en lui faisant sa part, insistait sur la nouvelle proposition avec tant de chaleur, que le roi la qualifiait de projet du sieur de Witt. Mais Louis XIV ne se contentait pas de cette portion congrue, et tout en paraissant l'accepter, il prétendait faire reconnaître par les Hollandais les droits de la reine sur les Pays-Bas. Il commençait à parler de ce droit de dévolution dont il a fait depuis un si audacieux usage, il demandait qu'on le mentionnât dans le traité, et qu'on insinuât ainsi que, si les Pays-Bas espagnols continuaient à exister, si les hollandais acquéraient de nouveaux territoires, les uns et les autres le devaient à son désintéressement volontaire[55]. De Witt ne donna pas dans ce piège ; il présenta ses objections, il gagna du temps. En vain Louis XIV le travailla par des éloges et des offres de faveurs. Curieux épisode de la diplomatie du XVIIe siècle ! le roi de France, courtisant le bourgeois de La Haye, vante sa capacité, son élévation providentielle aux affaires, le proclame un instrument de Dieu pour la gloire de la France et la sûreté des Provinces-Unies, et ne demande qu'à lui donner des marques effectives de son estime et de son affection ! Mais de Witt fut incorruptible : Si le roi a vraiment de l'estime pour moi, disait-il, qu'il me permette de la mériter toujours. Les États, loin de favoriser l'ambition française, se montrèrent disposés à écouter plutôt des propositions d'alliance avec l'Espagne. Alors il fut bien évident à Louis XIV que les États généraux ne redoutaient rien tant que ses progrès dans la Flandre, et le voisinage des armées de France. Il se dit qu'il ne fallait pas compter sur la reconnaissance des républiques et en particulier de celle-ci ; il se rappela aigrement le tour que les Hollandais lui avaient joué à Munster ; il se promit de leur rendre la pareille, de ne plus faire pour eux que ce qui serait conforme à ses intérêts ; et il rompit les négociations[56]. Tel est le secret de la conduite qu'il tiendra envers eux pendant leur lutte contre l'Angleterre, et la rancune d'où sortira la guerre de 1672.

 

 

 



[1] Il y eut deux parlements dans les premiers temps du règne de Charles II, le parlement-convention qui l'avait rappelé, et auquel certains opposants contestaient l'existence légale, et un autre parlement convoqué par Charles II au commencement de 1661. L'un et l'autre, mais surtout le second, montrèrent une grande ardeur contre la révolution et contre les dissidents.

[2] Lingard, Histoire d'Angleterre, tome XII, chap. I et II.

[3] Milton, Moyen prompt et facile d'établir une société libre.

La ressemblance est frappante avec le discours de Samuel aux Juifs demandant un roi, hoc erit jus regis... filios vestros tollet et ponet in curribus suis, facietque sibi equites et præcursores quadrigarum suarum... filias quoque vestras faciet sibi unguentarias, et focarias et panificas... sed et segetes vestras, et vinearum reditus addecimabit, ut det eunuchis et famulis suis... Reg., lib. I, cap. VIII, vers. XI-XV.

[4] Milton, Paradis perdu, livre IV. Tout en admirant cette flétrissure du vice impudent, nous faisons nos réserves sur l'ensemble de la tirade qui contient contre le célibat volontaire une de ces satires à vue courte, dont le moindre tort est de ne pas comprendre les conseils évangéliques et de croire que la perfection méprise la régularité.

[5] Œuvres de Louis XIV, tome V.

[6] Mémoires de Gourville.

[7] Mémoires du maréchal de Grammont.

[8] Mémoires de Grammont et de Gourville. J'ai fait un ensemble des témoignages conformes de ces deux observateurs.

[9] La Hollande n'était qu'une des sept Provinces-Unies. Mais elle était la plus considérable. C'était chez elle que se tenaient les états généraux de la confédération ; c'était, par cette raison, à La Haye que résidaient les ambassadeurs étrangers ; c'était là que se traitaient lies affaires intérieures de l'Union, et que se faisaient les négociations avec les puissances extérieures. Enfin, la Hollande contribuait aux dépenses communes autant que la moitié des provinces. Elle avait trois des cinq collèges de l'Amirauté ; Amsterdam seul fournissait le tiers des armements. De là l'habitude, bien vite contractée en France, de désigner le tout du nom de la partie qui en était le centre.

[10] Chevalier Temple, Remarques sur l'état des Provinces-Unies.

[11] Temple, Remarques sur l'état des Provinces-Unies.

[12] Mémoires de Gourville.

[13] Temple, Remarques sur l'état des Provinces-Unies.

[14] Temple, Remarques sur l'état des Provinces-Unies.

[15] Saint-Évremond, Lettre à Créqui, 1663.

[16] Basnage, Annales des Provinces-Unies.

[17] Temple, Remarques sur l'état des Provinces-Unies.

[18] Voyage au Japon, par Humbert, ministre de Suisse au Japon.

[19] Racine, Fragments historiques.

[20] Temple, Remarques sur l'état des Provinces-Unies.

[21] Louis XIV refusa expressément d'accroître l'autorité du roi d'Angleterre en Hollande, et de favoriser le prince d'Orange dont il n'attendait pas de reconnaissance. Lettres à d'Estrades, 5 août 1661.

[22] Journal du voyage de deux Hollandais en France, en 1667 et 1658.

[23] Temple et Gourville.

[24] Œuvres de Louis XIV, Lettres, tome V.

[25] Basnage, Annales des Provinces-Unies.

[26] Œuvres de Louis XIV, tome V.

[27] Mémoires de Motteville et de Choisy. Dumont, Corps diplomatique, tome VI, page 408.

[28] Droit de préséance reconnu aux Français. — Les Espagnols font leurs excuses en présence de trente envoyés des princes.

[29] Mémoires de Louis XIV, copie de Pellisson.

[30] Dumont, Corps diplomatique, texte du traité. — Basnage, Annales des Provinces-Unies.

[31] Comment faut-il écrire ce nom ? Le Traité dit Pularon, Lingard Pulo-Ron, Louis XIV Poleron.

[32] Basnage, Annales des Provinces-Unies.

[33] Colbert, Mémoire pour servir à l'histoire, 1663.

[34] Lingard, Histoire d'Angleterre, tome XII.

[35] Basnage, Annales des Provinces-Unies.

[36] Dumont, Corps diplomatique, tome VI.

[37] Mémoires de Louis XIV, copie de Pellisson.

[38] Corneille, Élégie, Plainte de la France à Rome.

[39] Voir, sur l'Affaire des Corses, l'excellent travail publié par M. Gérin dans la Revue des questions historiques, juillet 1871.

[40] Mémoires de Choisy.

[41] Œuvres de Louis XIV, Lettres au pape et au duc de Mercœur (12 octobre 1662).

[42] Louis XIV, Œuvres, tome V, Lettres à d'Estrades, 9 février 1663.

[43] Rapin, Mémoires, tome III, livre XVI, page 194.

[44] Dumont, Corps diplomatique, tome VI ; texte de l'arrêt du parlement d'Aix.

[45] Œuvres de Louis XIV, tome V : Lettres de Colbert, Collection Clément, volume des finances.

[46] Guy Joly, Mémoires.

[47] Voici ces curieuses paroles, uniques dans la diplomatie : Sire, Sa Sainteté a ressenti avec une très-grande douleur les malheureux événements qui sont arrivés : et les sujets du mécontentement, que V. M... en a eus, lui ont causé le plus sensible déplaisir qu'elle pût recevoir, l'assurant que ça n'a jamais été sa pensée ni l'intention de Sa Sainteté que V. M... fût offensée, ni le duc de Créqui son ambassadeur, Sa dite Sainteté désirant qu'à l'avenir, il y ait de part et d'autre la bonne et sincère correspondance qui y a toujours été. En mon particulier, j'atteste à V. M..., avec le plus profond respect qui m'est possible, la joie que j'ai de me voir cette entrée ouverte pour faire connaître à Votre Majesté, par les plus soumises et tee plus sincères actions de mon obéissance, quelle est la vénération que j'ai, et toute ma maison aussi, pour le glorieux nom de Votre Majesté, avec quelle fidélité et zèle je professe toutes les plus véritables lois de servitude à la royale personne et maison de Votre Majesté : combien les accidents arrivés à Rome ont été éloignés de mes sentiments, et avec quelle amère douleur j'ai appris que moi et ma maison ayons été en cela chargés d'imputations sinistres et bien éloignée de cette révérence et dévotion quo nous professons, et que nous aurons toujours un particulier désir et ambition de professer envers V. M.... Au contraire, si moi et notre maison avions eu la moindre part dans l'attentat du 'e août, nous nous jugerions nous-mêmes indignes du pardon que nous aurions voulu et dû demander à Votre Majesté, la suppliant cependant de croire que ces paroles et ces sentiments sont exprimés par un cœur très-sincère et porté, aussi bien que tous ceux de ma maison, à avoir à jamais une vénération singulière et parfaite dévotion pour Sa Majesté.

[48] Dumont, Corps diplomatique, texte du traité de Pise.

[49] Mémoires de Louis XIV, année 1662, copie de Pellisson.

[50] Mémoires du marquis de Pomponne et de Choisy, livre IV.

[51] Mignet, Négociations relatives à la succession d'Espagne, tome Ier.

[52] Voir dans Dumont, Corps diplomatique, le texte de ces traités dont l'ensemble compose un tableau parlant de la fierté diplomatique du roi.

[53] Basnage, Annales des Provinces-Unies.

[54] Œuvres de Louis XIV, Lettres à d'Estrades, janvier 1663.

[55] Voir Mignet, Négociations relatives à la succession d'Espagne, tome Ier.

[56] Œuvres de Louis XIV, Lettres à d'Estrades en 1663, 1664, 1665 ; Il se voit que Dieu l'a fait naître (de Witt) pour de grandes choses, puisque, à son âge, il a déjà mérité, depuis plusieurs années, d'être la plus considérable personne de son État, et je crois aussi qu'ayant acquis un aussi bon ami en lui, ce n'a pas été un simple effet du hasard, mais de la Providence divine qui dispose de bonne heure les instruments dont elle veut se servir pour la gloire de cette couronne et pour l'avantage et la sûreté des Provinces-Unies.

De tous ces sentiments qui me sont fort naturels et très-sincères, le sieur.de Witt peut tirer la conséquence quelle sorte de haute protection il peut attendre de moi en tous ses intérêts, si jamais l'occasion s'en offre. La seule plainte que je fais de lui, c'est qu'ayant autant d'estime et d'affection que j'en ai pour sa personne, il ne veuille pas me laisser le moyen de lui en donner quelques marques effectives, ce que je ferais avec une très-grande joie, et si vous pouvez le disposer à les recevoir, vous me rendrez un service très-agréable.