I. — Derniers jours de la vie de Mazarin. - Établissement de ses nièces. - Sa fortune ; son testament. - Sa mort. - Appréciation de son gouvernement et de son caractère. - Comment peut s'expliquer la persistance de sa faveur. Mazarin dépérissait visiblement. Sa mort était désormais la meilleure espérance de ses ennemis. On les trouve aux aguets de tout symptôme, de toute nouvelle, inquiets ou rassurés selon que l'heure tant attendue se rapproche ou recule. Son apothicaire, écrivait un des espions de Retz, a dit qu'il peut vivre jusqu'au printemps, mais il ne faut pas faire fond sur ce jugement... Comme je voulais cacheter, on m'a envoyé un billet pour m'apprendre qu'il a eu une très-mauvaise nuit. La grosse pierre qu'il a dans les reins le tourmente furieusement el[1]. En effet, avant soixante ans, après tant de peurs et de luttes, d'affronts, de travaux et de succès, Mazarin succombait prématurément à cette vie d'émotions meurtrières qui avait tué Richelieu encore plus jeune, et qui devait foudroyer Louvois[2]. Six mois ! Voilà tout le temps qui lui fut accordé pour jouir de ses victoires au dedans et au dehors ; encore la jouissance n'en fut-elle pas sans mélange, puisqu'il avait toujours devant les yeux le fantôme du cardinal de Retz, et la crainte d'être chassé par ce rival une troisième fois[3]. S'il fit deux parts de ce répit, il en consacra au moins la meilleure à son œuvre personnelle qui avait été un des principaux griefs de ses adversaires ; sans négliger entièrement les intérêts publics, il se hâta de compléter l'établissement et la fortune de sa famille, par où il espérait perpétuer son importance dans celle que les siens tiendraient de lui. Il avait déjà marié quatre de ses nièces : rainée des Mancini au duc de Mercœur, c'est la mère du grand Vendôme ; la seconde, Olympe, au comte de Soissons, c'est la mère du prince Eugène ; rainée des Martinozzi au prince de Conti, c'était une introduction des Mazarins dans la famille royale ; la seconde au duc de Modène, prince souverain ; elle aura pour fille une reine d'Angleterre — la seconde femme de Jacques II. Après la paix il pourvut non moins convenablement les trois dernières Mancini. A la vérité il ne parvint pas à élever une d'elles sur le trône de Charles II, parce que l'Anglais, quand il sentit moins vivement le besoin des écus du cardinal, laissa tomber les propositions qu'il avait faites à l'instigation de sa mère[4]. Mazarin refusa de lui-même d'en accorder une au duc de Savoie, parce que la condition de cette alliance aurait été la restitution de Pignerol, et lui aurait fait encourir le déshonneur d'une trahison au lieu de la gloire qu'il cherchait dans l'élévation de ses nièces[5]. Mais aucune d'elles n'eut à se plaindre de la position qu'il leur fit. Marie Mancini, celle qui n'avait pu épouser Louis XIV, revenue à la cour après le mariage espagnol, fut fiancée au duc de Tagliacozzo, Laurent Colonna, connétable du royaume de Naples ; elle eut pour dot cent mille livres de rentes, et la belle maison de son oncle à Rome. Hortense fut mariée à Charles de La Porte, grand'maître de l'artillerie, fils du maréchal de La Meilleraye, cet ancien surintendant, l'ami et le compagnon d'infortunes du premier ministre au temps des barricades. La dot s'éleva à vingt-huit millions au moins, d'après plusieurs témoignages sérieux, énormité qui donnait des scrupules à La Meilleraye et l'empêcha pendant quelque temps de consentir à ce mariage[6]. Les honneurs s'ajoutèrent à l'argent. Le cardinal légua son nom à La Porte ; le mari d'Hortense devint ainsi ce duc de Mazarin si célèbre plus tard par ses extravagances et la vie errante de sa femme ; mais il eut dans les commencements l'amitié, la confiance du roi, les entrées des premiers gentilshommes, et toutes les distinctions les plus enviées en considération de celui dont il était l'héritier. Restait la plus jeune, la petite Marie-Anne, à peine nubile, dont on ne pouvait guè.re régler l'établissement que par avance ; le bon oncle ne l'oublia pas ; il lui destina deux cent mille écus, et obtint la promesse du gouvernement de l'Auvergne pour celui qui l'épouserait. Après la mort de Mazarin, Marie-Anne épousa le neveu de Turenne ; elle est la duchesse de Bouillon également connue pour avoir protégé La Fontaine et cabalé contre Racine. Ces bienveillances pour les cadettes ne lui firent pas oublier les aînées. Il fit passer à la princesse de Conti et à la comtesse de Soissons des places d'honneur qui les mettaient à la tète des dames de la cour ; à la première la surintendance de la maison de la reine-mère, à la seconde la surintendance de la maison de la jeune reine. Il ne négligea pas non plus Philippe Mancini, le dernier survivant de ses trois neveux. Quoiqu'il ait paru le déshériter, en ne lui laissant pas son nom, et en lui substituant un neveu postiche, selon le mot du mécontent lui-même[7], il en fit le duc de Nevers qui continua longtemps à la cour le parti des Mazarins, osa tenir tête au Grand Condé, et opposa ses vers et son goût littéraire à la domination de Racine et de Boileau. Il lui assura en France le duché de Nevers à la place des Gonzague, le duché de Ferretti en Italie, le gouvernement de 'la Rochelle et du pays d'Aunis, et il lui laissa la moitié de sa maison de Paris. Louis XIV compléta le personnage en le recevant chevalier des ordres à vingt ans, en lui donnant la charge de capitaine des mousquetaires, et le régiment d'infanterie du roi. La fortune de Mazarin dont ces magnificences dénoncent suffisamment l'immensité, provenait, comme nous l'avons déjà dit, des revenus de ses gouvernements, des bénéfices réalisés sur les affaires publiques, peut-être de la piraterie que d'autres après tout ont exercée plus tard, sans exciter le même scandale[8], et encore des biens ecclésiastiques accaparés sans pudeur entre ses mains. Il possédait vingt-deux abbayes et les meilleures bien entendu : Saint-Denys en France dont les fermes ne rapportaient pas moins de 40.000 écus, Cluny, la Chaise-Dieu, Saint-Pierre de Corbie, Cercamp, le Gard, Saint-Médard de Soissons, Saint-Lucien de Beauvais, Saint-Martin de Laon, Saint-Mansuet de Toul, Saint-Clément et Saint-Vincent de Metz, Saint-Bénigne de Dijon, Saint-Seyne, Saint-Germain d'Auxerre, Saint-Victor de Marseille, Saint-Honorat de Lérins, Notre-Dame de Grand-Selve, Saint-Pierre de Moissac, Saint-Michel en l'Herme, Saint-Étienne de Caen, Saint-Pierre de Préaux. Cette longue énumération parle assez haut d'elle-même contre le déplorable système des commendes, imposé à l'Église par l'autorité temporelle et ruine de l'ordre monastique en France par la faute des séculiers. Une réflexion de ce genre eut-elle quelque part dans les scrupules qu'inspira, dit-on, à Mazarin mourant la considération de ses trésors ? Quel qu'en ait été le motif, il parait avoir eu de doutes, suc la légitimité de sa richesse, et senti, à rapproche du jugement, le besoin de rassurer sa conscience. Il recourut à l'autorité royale pour consacrer sa possession. Il fit dire au roi que, comme il tenait tout de lui, il se croyait obligé à tout lui rendre ; il lui envoya en conséquence une donation universelle de ce qu'il possédait. Le roi, non moins désintéressé, la lui fit reporter le lendemain. Après ce don formel, et cette responsabilité acceptée par le souverain, Mazarin n'hésita plus à disposer en maitre de ce que personne n'avait plus le droit de lui disputer ; ajoutons qu'il en disposa en prince magnifique, et en ministre encore sensible à la gloire de l'État après sa mort. Son testament assigne des legs considérables au roi, aux deux reines, à ses nièces, à Condé, à Turenne, aux Espagnols éminents que la diplomatie avait mis en rapport avec lui. Au roi, dix-huit gros diamants, des plus beaux qu'il y eût en Europe, et qui ont conservé son nom : les Mazarins ; à la reine-mère l'anneau du grand diamant, appelé la rose d'Angleterre, an diamant brut de 14 carats, et l'anneau de rubis Cabochon ; à ta jeune reine un bouquet de 50 diamants appointé de tous côtés ; à Monsieur, frère du roi, trente et une émeraudes ; au connétable Colonne une épée à garde de diamants ; à son neveu Mancini, cent vingt mille livres de pierreries ; à chacune de ses nièces, quarante mille livres, et autant à ses exécuteurs testamentaires ; à don Louis de Haro, la Flore de Titien, un tableau qui n'a pas de prix ; au comte de Fuensaldague, une pendule à botte d'or, etc., etc. Tels étaient les accessoires et comme le clinquant de cette fortune si solide d'ailleurs en argent comptant et en, biens-fonds ; et l'on serait tenté de demander si tant de souffrances publiques, d'exactions insupportables, de guerres lentes et ruineuses, n'avaient dû aboutir qu'à remplir les coffres d'un étranger avide, et à couvrir de brillants sa famille jusque-là obscure et pauvre. Heureusement quelques autres dispositions révèlent chez Mazarin des pensées moins personnelles. Après divers legs aux églises et aux couvents, comme une réparation de ce qu'il avait tiré de ses bénéfices, il déclare un projet, déjà ancien, d'employer en œuvres die charité et de piété les grands biens qu'il avait reçus de Dieu et du prince. Contraint d'en suspendre l'exécution par la nécessité de tenir en réserve de bonnes sommes pour le service du roi, il le reprenait après la conclusion de la paix qui lui rendait la libre disposition de son argent. Il laisse donc les fonds nécessaires, huit cent mille écus, pour établir un collège et une académie où seront élevés les enfants des domaines réunis à la couronne par les traités de Westphalie et des Pyrénées : Alsace, Artois, Roussillon, Piémont (Pignerol). Il donne à cette maison sa bibliothèque, le plus honorable de ses trésors, qui en effet conserve encore aujourd'hui à son nom l'estime publique, et il veut que cette collection soit mise à la disposition des littérateurs. Ce legs est l'origine du collège des Quatre-Nations, dont les bâtiments sont occupés de nos jours par l'Institut et la Bibliothèque Mazarine. Quant aux intérêts publics, Mazarin ne négligea pas d'y
pourvoir en se préparant un successeur dans le jeune roi. Son testament
politique n'est écrit dans aucun acte formel, mais il est épars dans
plusieurs traditions dont raccord fait l'authenticité ; ce sont des conseils
donnés à Louis XIV pour la continuation de la politique qu'il avait fait triompher,
et le maintien de l'autorité royale à la hauteur où elle s'était élevée
depuis Richelieu. Il l'invita à n'avoir pas de premier ministre, expliquant
sans détour, par le mal qu'il aurait pu faire lui-même, tous les dangers
d'une pareille puissance[9]. Il lui
recommanda Colbert, son propre intendant, mais grand travailleur, grand
administrateur, financier de premier ordre, qui, de la domesticité du
ministre, était digne de monter aux plus hauts emplois de l'État. Il le jugea
d'un seul mot qui, dans sa bouche, valait tous les éloges : Je crois m'acquitter de tout ce que je dois à Votre
Majesté, en lui laissant Colbert[10]. Avec ce
roturier, encore plus nouveau que les autres, il recommandait implicitement
ceux qu'il avait lui-même conservés, malgré tant de résistances, dans les
premières fonctions, et il assurait l'éloignement de l'ancienne noblesse et
des princes. Il ne craignit pas d'appeler l'attention du monarque sur le
gouvernement des finances, où il avait pourtant plus d'un reproche à se faire
à lui-même ; il lui dénonça la dissipation des ressources publiques, et
prépara ainsi le procès de Fouquet dont Colbert devait être le promoteur le
plus actif. Enfin, dans ce zèle de réparations et de blâme de sa propre
conduite, il aurait prié le roi d'avoir dans la distribution des bénéfices
une attention exacte au mérite, à quoi il avoua
qu'il avait lui-même bien manqué, et qu'il en demandait pardon à Dieu[11]. D'autre part,
il disposait l'opinion publique à estimer, à bien accueillir le nouveau
maitre. Il le louait assez haut pour étonner les jeunes courtisans qui ne
voyaient dans le prince qu'un chef ou un compagnon de plaisirs : Vous ne le connaissez pas, disait-il, il y a en lui de l'étoffe pour faire quatre rois et un
honnête homme[12]. Déjà un incendie au Louvre, dans l'appartement qu'il occupait au-dessus du roi, l'avait forcé à se transporter au château de Vincennes. Le peuple avait vu dans cet accident un signe de la Providence, qui fixait son éloignement des affaires et sa mort prochaine. A la fin de février 1661, le mal étant décidément sans remède, de l'aveu des médecins, Mazarin voulut finir de bonne grâce, avec grandeur et indifférence. II parut se plaire à assister à sa mort et à la faire voir aux autres. Il reçut en visite toute la cour, la reine-mère, le roi ; il fit défiler dans la ruelle de son lit ceux qui avaient été ses amis ou ses serviteurs, et leur donna le spectacle d'une fermeté d'âme qui parut à plusieurs mêlée d'orgueil. Cette ostentation perça jusque dans l'accomplissement des derniers devoirs religieux, par une exactitude et un empressement de piété qui n'avaient jamais été dans ses habitudes. Il avait reçu les sacrements de la main du supérieur des Théatins, sans rien omettre des cérémonies et des convenances prescrites en cette extrémité. Néanmoins le dimanche avant sa mort, comme pour publier dans le peuple de Paris ses sentiments chrétiens, il manda à la hâte le curé de Saint-Nicolas des Champs au milieu d'un sermon du matin, auquel assistait un grand auditoire attiré comme toujours par la renommée de ce prédicateur. Le curé interrompit son discours pour courir à Vincennes, et cependant il ne fut admis auprès du malade qu'à cinq heures du soir. J'ai reçu mes sacrements, dit Mazarin, et je ne vous ai envoyé querir que pour parler de Dieu. Ces entretiens se succédèrent jusqu'au mercredi matin. A deux heures après minuit (9 mars 1661) le curé, qui se promenait dans une galerie voisine, fut averti que le cardinal allait mourir. Il rentra, s'approcha du fauteuil de l'agonisant, et lui dit : Monseigneur, l'heure est venue. — L'heure de miséricorde, répondit Mazarin avec calme, hora misericordiæ. Ce fut son dernier mot[13]. Mazarin a droit à une place distinguée parmi les ministres qui ont utilement servi la France. Dépositaire de l'œuvre de Richelieu, s'il n'a pas l'honneur du plan primitif et de la première entreprise, il a le mérite assez rare d'avoir franchement assumé la politique d'autrui, et d'en avoir assuré le triomphe en secondant incessamment la diplomatie par les armes et les armes par la diplomatie, depuis Fribourg — si on ne peut pas lui rapporter Rocroi — jusqu'à la paix de Munster, et depuis Rethel où il fut le vrai vainqueur jusqu'à la paix des Pyrénées. L'Espagne abaissée pour toujours, l'Autriche dépouillée de la prépondérance en Europe, la France élevée au premier rang par l'éclat de ses victoires, le nombre de ses alliés, la conquête de ses frontières naturelles et tant d'espérances légitimes, c'était ce que Richelieu avait préparé, et ce que Mazarin laissait accompli. Il a prouvé par ces services, comme il le disait quelquefois, que son cœur était français, si son origine ne l'était pas. Quoique étranger, et souvent odieux à ce titre, il n'a jamais pactisé avec l'étranger contre sa nouvelle patrie ; le besoin même de sa défense personnelle n'a pu l'entraîner à une trahison qui a longuement déshonoré Condé, et voilé un moment la vertu de Turenne. Au dedans, il n'a pas moins- contribué à affermir l'autorité monarchique, qui, par l'unité de la France, préparait l'égalité. Parmi ces soulèvements de nobles et de princes dont il est le prétexte, il n'a pas le ton hardi, les allures victorieuses de Richelieu. Ses revers, ses affronts, donnent à douter tantôt de son aptitude, tantôt de sa fermeté. Cependant comme il n'abandonne jamais la volonté de vaincre, il est vainqueur à la fin. Par sa constance à revenir au combat, à reprendre ce qu'il n'a abandonné que pour un temps, par son habileté à diviser ses adversaires, par les fautes énormes auxquelles il les réduit, il les dépouille peu à peu de leurs forces, de leur prestige, de l'intérêt public. Richelieu, en les brisant, en les domptant par l'épouvante, leur laissait encore l'apparence de persécutés et une ressource dans l'opinion. Mazarin, moins fièrement, par une marche plus couverte, les use et les ruine par la patience et par le ridicule ; et il les laisse épuisés et isolés aux pieds du monarque qui doit tout dominer pour tout unir et tout égaler. L'humiliation Cie Condé n'a pas moins consolidé la suprématie royale que le supplice de Montmorency. Mais l'éloge doit s'arrêter là. Les succès du politique ne peuvent couvrir les insuffisances, les fautes et les défauts de l'administrateur et de l'homme. Son gouvernement a été stérile en institutions profitables au présent et à l'avenir. Soit dédain personnel, soit égoïsme ou difficulté des temps, on ne trouve sous Mazarin ni marine, ni colonies, ni industrie, ni commerce, ni même d'organisation militaire, rien de ces fondations qui font dans la postérité la grandeur principale de Louis XIV. Il est tout aussi impossible de justifier ses immenses trésors, et cette gestion des finances qui constitue en état flagrant d'infidélité domestique un ministre si fidèle ailleurs aux intérêts de l'État. Sa timidité, ses hésitations dans les crises, ses manèges maladroits au milieu des obsessions des partis, l'ont déshonoré aux yeux de ses rivaux qui, comme la cabale de Retz, ne l'appelaient que le Pantalon. Sa duplicité italienne, ses promesses prodiguées et méconnues, ont soulevé contre sa mémoire le témoignage même de ses amis. S'il en est un qui se vante de lui avoir conservé une amitié fidèle en retour de la sienne[14], d'autres l'accusent de les avoir délaissés pour ménager tout le monde ou favoriser de préférence ceux qu'il avait besoin de gagner et d'attacher à sa cause[15]. Il n'avait jamais été populaire ; sa mort ne le releva pas dans l'opinion, si l'on en juge par les petits vers qui coururent contre lui[16] ; mais, outre que ces blessures sont bien légères après toutes les fureurs des Mazarinades, c'est le sort des hommes publics, même des plus véritablement grands, d'avoir quelque insulteur à leurs funérailles. Une chose plus triste, c'est l'ingratitude de la famille élevée, engraissée, anoblie par lui, au détriment du royaume. Ses nièces, soit par quelque rancune intime, soit par bassesse de cœur et enivrement d'une grande position, se montrèrent peu sensibles à sa perte. Un Italien, leur domestique, témoin indigné de tant d'impudeur, leur disait un jour : Ah ! mesdemoiselles, vous vengez les Français de la dureté que le cardinal votre oncle a eue pour eux, par celle que vous avez pour lui[17]. On s'est demandé — tant la malignité française est curieuse —, si Louis XIV avait regretté le tuteur de sa jeunesse et de sa puissance. A le voir si prompt et si bien préparé à prendre en main le pouvoir dès que son ministre disparaît, on soupçonne qu'il éprouva quelque délivrance à ne plus sentir d'intermédiaire entre lui et la nation, entre son importance et ceux qui ne devaient la reconnaître qu'au roi. On peut même s'étonner qu'il ait attendu jusque-là pour rappeler à lui tout l'exercice et tout l'honneur du gouvernement. Cette patience s'expliquerait-elle par une déférence filiale pour le choix de sa mère, ou par cette fierté de souverain qui refuse de donner raison aux clameurs en y cédant trop tôt[18] ? D'autres y supposent un respect résigné pour les liens secrets qui unissaient Anne d'Autriche à Mazarin. Mazarin était-il donc, par un de ces mariages de conscience assez fréquents à cette époque, le beau-père de Louis XIV ? Nous nous sommes déjà refusé à résoudre cette question ; mais nous ne pouvons méconnaître que des découvertes récentes poussent à l'affirmative. La correspondance intime de la reine-mère et de son ministre révèle entre eux des relations auxquelles le mariage peut seul donner une interprétation honnête. Quoique l'amitié y soit seule nommée, un sentiment bien plus vif perce, sous ce nom innocent, dans la chaleur du langage, des impatiences, des protestations, et surtout dans certains signes mystérieux surgissant à la place où l'on attend le mot décisif[19]. N'est-il pas en outre permis d'induire, du silence absolu de madame de Motteville sur ce point, un consentement et une affirmation tacite ? La confidente, si empressée ailleurs à justifier les mœurs de sa bienfaitrice d'accusations très-retentissantes, ne réfute aucun des bruits divers que suscita la faveur persistante de Mazarin, sans doute parce qu'elle y connaît une réponse péremptoire, et que si les convenances lui interdisent de la produire encore, elle attend de la découverte, plus ou moins tardive de la vérité, une réparation suffisante à l'honneur de l'accusée[20]. Ce mariage aurait été connu de Louis XIV ; les mêmes lettres qui le rendent si vraisemblable désignent le roi sous le nom de confident, chargent Mazarin d'embrasser le fils pour la mère, et sont quelquefois pour tous deux[21]. En possession d'un pareil secret de famille, on conçoit quels ménagements devait s'imposer un prince né avec un sens si élevé de la dignité et des convenances. Et comme cette intimité ne perd rien de son ardeur, pas plus après le retour de Saint-Jean de Luz qu'après le retour de Sedan, le ministre a pu garder jusqu'au dernier soupir, avec l'affection tant de fois jurée, la puissance qu'il en tenait, et, même au sein de la maladie, montrer à l'Europe que tout devenait faible contre sa faveur, jusqu'à une mort prochaine et lente[22]. Madame de Motteville dit et répète que Louis XIV pleura beaucoup son ministre ; elle dit presque en même temps qu'il exprima son regret de la dépendance à laquelle son enfance l'avait accoutumé. Ces deux sentiments ne sont pas exclusifs l'un de l'autre ; l'émotion sincère du cœur devant la mort n'empêche pas la raison de reconnaître et de réclamer ses droits légitimes. Quoi qu'il en soit, il n'attendit pas longtemps pour prouver que, sous cette longue tutelle, il avait appris à s'en passer. |
[1] Lettre à Retz, par un agent qui ne signe pas, 29 août 1660. Voir le complément des Mémoires de Retz.
[2] Richelieu mourut à 57 ans, Louvois à 50.
[3] Dans une lettre adressée à Retz, le 4 septembre 1660, on trouve la relation d'un conseil où assistaient la reine-mère et Mazarin, et dans lequel ou débattit la question de se débarrasser du récalcitrant. La reine proposa de lui donner de l'argent et de le confiner à Rome. A la suite de ce conseil, la reine, voyant Mazarin fort en colère, lui dit : Pourquoi vous mettez-vous en colère, vous me ferez mourir. A quoi Mazarin répliqua : Et le cardinal de Retz ? Vous voulez qu'il me chasse une troisième fois. C'est lui qui nous a troublés, et vous voulu qu'il revienne pour me chasser. Je ne veux pas son retour. C'est lui en donner le moyen que de lui bailler son revenu et ses bénéfices, et lui donner du pouvoir à Rome ; il me ruinerait et ma famille. Voilà, ajoute le correspondant, ce que j'ai appris de la femme de la reine-mère, vendredi, le e jour de septembre, vous écrivant le quatrième... Complément des Mémoires de Retz.
[4] Motteville.
[5] Motteville.
[6] L'ancien texte de madame de Motteville porte la dot d'Hortense à 1.500.000 livres de rentes, en duchés, gouvernements, maisons, etc. Saint-Simon dit que le procès intenté par le duc de Mazarin à son fils après la mort de sa femme, révéla qu'Hortense lui avait apporté vingt-huit millions.
[7] Vers du duc de Nevers.
Un ministre fameux, pour soutenir son nom,
Va pour neveu postiche adopter un Orgon
Qui de ses grands trésors, pieuse frénésie,
Des Tartuffes du temps nourrit l'hypocrisie.....
[8] Madame de Montespan, Seignelay, ministre de la marine.
[9] Motteville.
[10] Mémoires de Choisy, liv. II. — Si cette phrase n'a pas été dite textuellement, en voici au moins l'équivalent dans ce passage du testament du cardinal : A Colbert, la maison où il demeure, sans être obligé de rendre aucun compte, sous peine d'être déshérités pour ceux qui le demanderont, et prie le roi de se servir de lui étant fort fidèle.
[11] René Rapin, Mémoires.
[12] Mémoires de Choisy, liv. II.
[13] Mémoires de René Rapin, t. III, liv. XV.
[14] Mémoires du maréchal de Grammont : Il y avait entre eux (Mazarin et Grammont) une conformité de mœurs gaillardes et pleines d'agrément qui concilient bientôt l'amitié : il aima tendrement le cardinal, et le cardinal lui rendit la réciproque à un point qu'il ne pouvait se passer de lui.
[15] Mémoires du maréchal Du Plessis : Par une politique qui dégoûta fort ses véritables amis, il éleva et fit du bien à tous ceux qui l'avaient desservi, laissant pour une autre fois la récompense que ceux qui l'avaient soutenu devaient espérer, au moins ceux de qui il était le plus assuré, et qu'il pensait si intéressés en sa perte qu'eux-mêmes y perdraient autant que lui. Le maréchal Du Plessis fut le principal d'entre ces derniers, et qui en ressentit le plus fortement les effets.
Mémoires de Gourville : Il savait qu'on le blâmait beaucoup de promettre et de ne rien tenir ; mais il s'en excusait sur la nécessité de ménager tout le monde, à cause de la facilité qu'on avait dans ce temps-là à se séparer des intérêts du roi ; et il se pourrait faire que s'il n'avait promis qu'à ceux à qui il avait cru pouvoir tenir parole, cela eût censé un plus grand bouleversement dans l'État. Ce n'est pas que je veuille croire que ce soit la raison ni son habileté qui l'aient porté à cette conduites plutôt que son penchant naturel.
[16] Mazarin sortit de Mazare,
Aussi pauvre que le Lazare
Réduit A la nécessité.
Mais par les soins d'Anne d'Autriche,
Ce Lazare ressuscité
Est devenu le mauvais riche.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je n'ai jamais pu voir Jules sain ni malade,
J'ai reçu mainte rebuffade
Dans sa cour et sur le degré.
Mais enfin je l'ai vu dans son lit de parade,
Et je l'ai vu fort à mon gré.
[17] Motteville.
[18] Louis XIV donne lui-même ou fait donner, dans ses Mémoires, une explication de sa patience : Il faut se représenter l'état des choses : des agitations terribles par tout le royaume avant et après ma majorité... un ministre rétabli malgré tant de factions, très-habile, très-adroit, qui m'aimait et que j'aimais, qui m'avait rendu de très-grands services, mais dont les pensées et les manières étaient naturellement très-différentes des miennes, que je ne pouvais toutefois contredire ni discréditer sans exciter peut-être de nouveau contre lui, par cette image quoique fausse de disgrâce, les mêmes orages qu'on avait en tant de peine à calmer... Mémoires de Louis XIV pour 1661.
[19] Ces lettres autographes se trouvent à la Bibliothèque nationale. On peut en lire plusieurs et des plus expressives dans l'ouvrage de Chéruel : Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV.
[20] Madame de Motteville, dans sa première partie, a essayé de répondre aux médisances provoquées contre Anne d'Autriche par les hommages de Montmorency, de Bellegarde et de Buckingham ; elle conclut sur tous ces points que la vertu de la reine est restée irréprochable. Au temps de Mazarin, elle fait connaître plus que personne la confiance, la prédilection singulière que la reine accordait au ministre. Elle montre les courtisans empressés autour du favori, et la reine délaissée se réjouissant des hommages rendus, à son détriment, à celui qu'elle a choisi. Elle n'a pu ignorer les propos que ces imprudences soulevaient : elle n'a pas pu ne pas entendre ce que tout le monde entendait, les outrages des pamphlets, les imputations de concubinage ou de mariage secret. Cela valait bien une réfutation autant que l'histoire de Buckingham. Pourquoi donc n'en dit-elle rien ? Ce n'est pas parce qu'elle ne pouvait justifier sans mentir ; c'est bien plutôt parce que la vérité, qui eût rendu la position régulière, tenait captive la langue des intimes qui avaient le secret. La conscience une fois rassurée, la fidèle amie s'inquiétait moins du mauvais effet extérieur que le temps finirait par dissiper.
[21] Voir en particulier la lettre de la Fère, du 13 août 1655.
[22] Oraison funèbre du chancelier Letellier.