I. — Caractère général de la littérature pendant les Frondes. - Cercles littéraires qui succèdent à l'hôtel de Rambouillet. - Importance accordée à Christine de Suède. - Tendance des lettres à l'opposition contre le gouvernement français. - Fin de Balzac. - Dernière période brillante de Corneille. - Publication des poèmes épiques : le Moise, l'Alaric, la Pucelle, etc., etc. Les héros de romans les plus admirés au mue siècles ont pour signe distinctif d'être toujours et partout amoureux et beaux-esprits. Ni le danger ou les soucis de la guerre, ni les souffrances mêmes de leur amour, ne leur ravissent le temps et la volonté de se montrer aimables aux Dames, d'écouter les sages, de rédiger des codes de tendresse, de perfectionner leur intelligence par la méditation. Quoique Rome fût bloquée par Porsenna, on ne laissait pas de voir des gens qui se divertissaient : la guerre et l'amour ont une telle sympathie, qu'ils naissent quelquefois l'un par l'autre. On ne laissait donc pas de voir bonne compagnie chez Domitia, chez Bérélise, et en plusieurs autres maisons de qualité, et tous les amants, quelque braves qu'ils fussent, trouvaient lieu d'aller faire quelques visites à leurs maîtresses[1]. De même Cyrus, dans le feu de ses préparatifs de guerre, écoute l'histoire d'Aglatidas et d'Amestris, trouve, entre deux assauts, le loisir de compatir aux malheurs de Timante et de Parthénie, et, tout en se précipitant al, délivrance de Mandane, profite de la rencontre d'Anacharsis et des Grecs ses compagnons, pour se faire raconter le banquet des sept sages[2]. Ce tableau n'est certes pas l'histoire véritable d'Horatius Coclès ou du fondateur de la Perse ; mais il convient exactement à la société du temps de la Fronde dont il est l'allégorie. En France non plus, la guerre civile ou étrangère, les emportements des ambitieux, ni les transes des calamités publiques, n'ont pas changé le goût ni dérangé les habitudes du bon ton. Il est bien plutôt vrai que ce goût et ces habitudes, exaltés par les lettres, ont animé la lutte par l'emphase des théories qui prétendaient la justifier, par l'exemple des modèles héroïques proposés à l'imitation. C'est la vertu romaine de Balzac, ou la fierté castillane de Corneille, qui parfois réclame dans les discours du Parlement et dans les pamphlets ; c'est la galanterie du théâtre et des romans qui pousse aux aventures les Montbazon et les Beaufort, les Longueville et les Nemours, les d'Hocquincourt et les Châtillon. Ainsi les Frondes n'ont pas interrompu le mouvement littéraire, commencé sous Richelieu, soutenu avec non moins d'éclat sous la Régence. Elles ne font que le modifier par le changement des personnes que la mort emporte et remplace, par le caractère d'op position au pouvoir qu'elles impriment à certains écrivains, et par le développement malheureux des guerres ridicules dont cet excès même détermine la chute. Voiture meurt en 1648, Vaugelas en 1649, Descartes en 1650 ; Balzac mourra en 1654 ; la première génération des fondateurs parait sérieusement entamée. Mais Mézeray succède, dans l'Académie, au siège de Voiture, aux fonctions de Vaugelas. Cet écrivain, qui vient de fonder son importance par la publication d'un grand corps d'histoire nationale, ne laissera pas dépérir les travaux du Dictionnaire. En même temps, Ménage qui se ferme les portes de l'Académie par ses petits vers contre les rédacteurs du Dictionnaire, n'en travaille pas moins du dehors à l'œuvre commune[3]. Cet érudit, ce correspondant préféré de la jeune marquise de Sévigné, publie en 1650 les Origines de la langue française, où, tout en paraissant combattre les académiciens, il leur apporte des matériaux et des arguments favorables à l'enrichissement de la langue par la conservation de ce qui lui appartient déjà[4]. La mission de l'Académie française se poursuit au travers des obstacles qui embarrassent à chaque pas la politique. L'hôtel de Rambouillet avait dû céder à la loi inévitable de la durée, et, comme toute vie qui se prolonge, ressentir d'abord quelques affaiblissements, signes de la vieillesse et préludes de la fin. Julie, partie en 1645, à la suite de Montausier son mari, emportait la moitié des charmes de la maison. Son frère, tué à la bataille de Nordlingen, suspendit, par un deuil légitime, le ton joyeux et l'assiduité des réunions. Au temps des barricades, la marquise effrayée alla se cantonner dans sa terre. En 1649, le temple des Muses, de l'honneur et de la vertu, avait rouvert ses portes, et la même déesse y présidait. En 1652, la mort du marquis et l'âge de la marquise (64 ans) décidèrent la dispersion. Dès lors ce n'est plus que dans la fidélité du souvenir, dans l'habitude de retourner les yeux vers le passé, que l'hôtel de Rambouillet continua de vivre, comme aussi dans les vers pastoraux de Segrais[5], dans les Précieux du Cyrus[6] ou dans les hommages de Pellisson[7]. Mais, ce cercle supprimé, d'autres le remplacèrent, dont quelques-uns existaient même déjà, et commencèrent à briller dès que son éclat ne les offusqua plus. Moins vantés parce qu'ils n'étaient qu'une imitation, ils eurent pourtant leur affluence empressée, leur bruit, leur action extérieure et leur fécondité. Il y eut d'abord le Samedi de mademoiselle de Scudéry. Collaborateur de son frère, prosateur presque aussi abondant, et poète un peu moins plat, Madeleine de Scudéry avait fini par s'acquérir une telle renommée, que Balzac en venait à l'appeler une fille incomparable, le perpétuel objet de son admiration[8]. Elle n'eut pas de peine à grouper autour d'elle les beaux esprits qu'elle avait rencontrés à l'hôtel de Rambouillet, Conrart, Chapelain, Sarazin, bientôt Pellisson, puis les dames de Sablé, de Montbazon, de Sévigné, puis les admirateurs qu'elle avait acquis au Havre ou à Marseille lorsqu'elle habitait cette ville avec le gouverneur de Notre-Dame de la Garde, puis les amis de ses amis. Elle devint le pendant d'Arthénice par le nom de Sapho, plus prétentieux qu'un simple anagramme, qu'elle prit ou qu'on lui donna pour signifier son génie par une allusion savante. Sa société également s'empressa de renchérir sur celle de Rambouillet. Chez Arthénice, on avait affecté de ne s'occuper de littérature, comme de toute autre chose, que par occasion ; on dédaignait de tenir école ouverte. Chez Sapho, on se donna la forme officielle d'un corps tout littéraire. Il y eut un appareil régulier, des séances périodiques, un ordre du jour, des actes, une chronique, une gazette, un secrétaire qui fut Pellisson, un gardien des archives de la société qui fut Conrart. Était-ce vraiment un progrès ? La suite a prouvé que c'était le commencement de la décadence et du ridicule du genre. Il y eut le cercle de madame de Sablé à Port-Royal, pour lequel on croit que Pascal composa quelques-unes de ses Pensées[9], et où La Rochefoucauld élabora longtemps les siennes. Madame Duplessis-Guénégaud, à l'hôtel de Nevers, réunit une société littéraire qui fut en partie aux gages de Fouquet ; c'est cette société qui seconda si activement la publication des Provinciales. Le Luxembourg s'ouvrit à son tour, quand Mademoiselle de Montpensier revint de l'exil ; là se rapprochèrent La Rochefoucauld, madame de Maure, mademoiselle de Montbazon, la duchesse de Schomberg (d'Hautefort), madame de Sévigné que tous les salons s'enviaient, madame de La Fayette ; on peut y ajouter madame de Motteville qui fut au moins pendant deux ans la correspondante de Mademoiselle. Segrais, secrétaire des commandements de la princesse, et poète lui-même, en fut comme l'agent général, et publia, après révision, les œuvres les plus célèbres qui en sont sorties. Nommons encore, afin de n'oublier aucun genre, le salon de Scarron. C'est là que le burlesque, le gros esprit a son centre ; c'est surtout un cercle d'hommes, de jeunes gens, de mangeurs. La femme de Scarron, la jeune, la belle, la vertueuse Françoise d'Aubigné, fourvoyée par la misère au milieu de ce monde (1655), y fait respecter sa personne. Elle commande à table la discrétion à cette jeunesse turbulente et libertine ; mais elle se retire aussitôt après dans sa chambre, tant elle craint d'encourager la licence par trop de familiarité[10]. Aussi on aime bien mieux se réunir, en l'absence de madame Scarron, autour d'un pot de thé, ou d'un pâté envoyé par le duc d'Elbeuf. Les commensaux sont Elbeuf lui-même, Matha, Vivonne, Elbéne, Châtillon, Persan[11]. Ces grands seigneurs viennent volontiers chez le cul-de jatte, parce que sa maison, comme il s'en vante impudemment, est toujours celle où il se dit le plus de grosses plaisanteries[12] ; ils sont les premiers admirateurs de ces farces en vers ou en prose, où l'esprit s'unit au cynisme, et la platitude à la verve. De si actives impulsions assuraient les lettres contre l'oubli ou l'abandon. Joignons-y les exemples individuels et les encouragements pécuniaires des particuliers aux écrivains les plus vantés. Dans le grand monde chacun voulait avoir l'apparence d'un lettré. Abel Servien, de l'Académie française, mais diplomate et financier avant tout, ne se content ait pas de reconstruire et d'amplifier Meudon, il tenait encore à étaler son goût pour les livres. Que penserait-on de moi, disait-il à Ménage, si l'on ne trouvait pas de bibliothèque à mettre dans mon inventaire ? Je vous prie de m'en trouver une et de l'acheter pour moi[13]. Le marché manqua, mais l'intention représente bien le goût du temps. Si les embarras des finances[14], ou quelque rancune assez légitime ne permettait plus au pouvoir de pensionner régulièrement les écrivains, les grands seigneurs ou les financiers le remplaçaient. On sait que le duc de Longueville stipendiait les efforts opiniâtres et lents de Chapelain ; la malignité prétendait même que, si la Pucelle ne paraissait pas, c'était parce que l'auteur craignait que la pension ne cessât avec l'attente et les illusions du public et du protecteur[15]. Scarron, accusé d'avoir commis, en 1650, la Mazarinade, avait perdu sa pension de malade de la reine ; tous ses efforts étaient vains pour rentrer en grâce ; ni ses supplications ni ses appels à la clémence du ministre ne lui profitaient. Ce que Mazarin s'obstina toujours à ne pas lui rendre, il l'obtenait de Fouquet. Le métier de solliciteur n'humiliait pas ce rieur de mauvais goût. Il y a tant de personnes riches et de la plus grande distinction, disait-il au surintendant, qui vous demandent avec moins de retenue que je ne fais, et qui ont moins à prétendre en vos bienfaits qu'un malheureux comme je suis ! Inépuisable à inventer des moyens de recevoir, tantôt il touchait de l'argent comptant, tantôt il s'assurait une part dans quelque traité de finances. Il contribua vivement à faire ériger en ferme la compagnie des Déchargeurs, au grand avantage des marchands selon lui, et à son propre bénéfice, comme il en convient dans son remercîment[16]. Scarron n'était pas le seul en qui la libéralité du surintendant entretint l'ardeur et la liberté d'écrire ; on le verra bien en particulier à la reconnaissance de mademoiselle de Scudéry ; et il est juste d'ajouter que l'éloge de Fouquet en vers et en prose n'a pas été le seul produit de sa bienveillance, puisque c'est cette bienveillance qui a ramené Corneille au théâtre après un long découragement. Ce besoin de protection avait mis les lettres aux pieds de Richelieu et même d'Anne d'Autriche, quand l'autorité royale était forte et assez riche pour payer ses louanges. Pendant les Frondes, le pouvoir incertain et pauvre n'inspirant plus la même confiance, les hommages se portent volontiers ailleurs, à l'étranger, et sur les rivaux de Mazarin ; les hommes de lettres passent pour quelques années au parti de l'opposition. Il y a une reine vers laquelle montent encore les panégyriques ; mais au lieu de la reine de France, c'est Christine de Suède. Descartes, retiré auprès d'elle et mort à Stockholm, avait mis à la mode le nom et l'admiration de la fille de Gustave-Adolphe. On la savait érudite et philosophe, lisant Tacite en latin, Thucydide en grec, parlant avec les ambassadeurs toutes les langues de l'Europe. Elle avait aussi une renommée de munificence qui ne pouvait nuire au respect qu'inspiraient ses talents. Après la paix de Munster, elle devient le juge souverain des sciences et des arts : C'est elle qui met le prix aux ouvrages de l'esprit. Ménage, Balzac, Scudéry, chantent à l'envi cette royauté. Ménage, lui dédiant les petits poèmes latins de Balzac dont il s'est fait l'éditeur, la déclare supérieure à son père parce qu'elle a étendu non-seulement les limites de son royaume mais encore les limites de l'esprit[17]. Balzac lui destine Aristippe et le Socrate chrétien (1652), et veut qu'on la loue, qu'on la bénisse pour les bons exemples qu'elle donne à un mauvais siècle, pour avoir achevé la guerre et pour avoir fait la paix, pour savoir régner et n'ignorer rien de ce qui doit être su. C'est Christine qui s'est opposée à la barbarie qui revenait, et qui a retenu les muses qui s'enfuyaient[18]. Scudéry a une place pour elle dans le Cyrus, où, sous le nom de Cléobuline, elle donne tôt, elle donne beaucoup, elle donne de bonne grâce, et mérite d'être appelée la reine des Muses aussi bien que la reine de Corinthe[19]. Il lui dédie Alaric, heureux de présenter à la plus grande reine du monde les glorieuses dépouilles de la reine de l'Univers. Le ton de cette dédicace a tout l'air d'une bravade au gouvernement français : Depuis la mort du grand cardinal de Richelieu, mon maitre, j'ai loué fort peu de choses, parce que j'ai trouvé fort peu de choses louables ; mais il n'y a pas moyen de se taire d'une main royale qui daigne souvent quitter le sceptre pour prendre nos livres, et qui ramène ces heureux temps où l'on a dit que les philosophes régnaient et que les rois philosophaient. De son côté, Christine entretenait habilement la bonne volonté des adorateurs. S'il était vrai qu'on visitât la Suède pour écouter les leçons de cette souveraine savante[20], la souveraine venait à son tour au-devant des compliments français. Elle avait envoyé son portrait à académie française, dans l'espoir d'en obtenir un nouveau panégyrique sous forme de remercîments. Après son abdication (1654), elle répondit au remercîment par la demande d'être aimée dans sa solitude comme elle l'avait été sur le trône. Elle s'engageait à faire de la langue française la principale de son désert, et à goûter à loisir les ouvrages des académiciens si dignes de leur réputation[21]. Malheureusement elle se montra à Paris. Ses allures, qui n'étaient ni de l'homme, ni de la femme, commencèrent à dérouter l'enthousiasme. Un peu plus tard le meurtre de son écuyer Monaldeschi la rendit au moins suspecte, sinon odieuse. Elle voulut assister à une séance de l'Académie ; on l'y reçut avec honneur, mais on s'assit devant elle. Elle voulut prendre connaissance des travaux du Dictionnaire ; le secrétaire ouvrit son portefeuille, et en tira l'article jeu, où se trouvait cette phrase : jeux de princes, qui ne plaisent qu'à ceux qui les font, pour signifier des jeux qui vont à fâcher ou à blesser quelqu'un. Était-ce involontairement que le secrétaire était tombé sur une allusion aussi directe ? Christine en fut évidemment embarrassée, et elle s'en vengea au dehors. Comme on lui demandait son avis sur ces esprits célèbres, elle répondit que l'Académie était un beau lustre de cristal qui imitait les rayons du soleil et le brillant du diamant, mais den avait ni la force ni la solidité, qu'elle voyait parmi ces Messieurs l'apparence et l'écorce du savoir sans y rien remarquer de la moelle et du vrai suc ; pour achever sa comparaison, elle citait des vers de Juvénal de vitreo Priapo. Grande fut la colère des académiciens quand on leur rapporta ces outrages. Chacun, dit un contemporain[22], voudrait passer l'éponge sur ce qu'il a dit en sa faveur, et demander pardon à la postérité et aux lettres d'avoir abusé de la crédulité de l'une et de l'excellence des autres, pour la reine des folles et la folle des rois. Christine n'était pas le seul nom, la seule supériorité que la malignité littéraire trouvât bon d'opposer au pouvoir de Mazarin. Il y avait en Condé, en sa sœur Longueville, une abondante matière à exploiter. Scudéry eut le principal honneur de la mise en œuvre. Tout le Cyrus, au moins dans l'ensemble, n'est, à le bien comprendre, qu'une protestation en faveur des héros et des femmes emprisonnés, vaincus ou chassés de France par le ministre. Il est hautement dédié à madame de Longueville ; et l'héroïne Mandane est si bien madame de Longueville, que les traits de beauté de l'une dans le roman sont mot à mot les traits de l'autre dans la dédicace. Cette Mandane, si convoitée, si souvent enlevée, pour qui les rois se battent en duel, qu'est-ce autre chose que la belle aventurière des Frondes, pour qui Coligny, La Rochefoucauld, Nemours, Turenne lui-même, exposent leur sang, leur fortune et leur honneur ? Ce qui est moins ressemblant, c'est la pureté intacte de Mandane, son inflexibilité sur le point d'honneur de la femme, où l'histoire sérieuse ne reclouera jamais l'amante facile de tant de chevaliers errants. Quant à Cyrus, il n'est rien, il ne fait rien, qui ne soit le caractère, l'air de visage, la fougue, les exploits du grand Condé. C'est Condé dans Artamène injustement emprisonné par un caprice de Cyaxare ; c'est la garde bourgeoise de Paris dans les habitants de Sinope répandus sur le port ou rassemblés par compagnies pour presser la délivrance du captif ; c'est le gouvernement royal dans ces rois ingrats auxquels Cyrus donne une leçon de reconnaissance[23]. C'est Condé dans l'appareil martial de Cyrus, tranquille lui-même au milieu de l'agitation héroïque qui porte la terreur autour de lui, dans ce quelque chose de si divin et de si terrible qu'il lui suffit de paraître avec son bâton de général pour faire trembler ses amis autant que ses ennemis[24]. C'est Condé qui lit la Calprenède au milieu des sièges, dans ce Cyrus bien élevé et précieux qui passe ses nuits à écouter l'histoire des malheureux illustres ou à décider des questions d'amour[25]. C'est toujours Condé, le conquérant de Dunkerque, dans le siège de Cumes devant un port et un canal, au milieu de dunes et de nuages de sables qui aveuglent les soldats[26]. C'est enfin et surtout Condé, le vainqueur de Rocroi, dans la bataille de Cyrus contre Thomyris, gardée pour la fin comme la plus merveilleuse. Rien ne manque au héros perse des traits du héros français : ni les colonnes de la redoutable infanterie scythe, ni le vieux Terez porté dans un chariot, ni la triple attaque sur ces masses jusqu'alors impénétrables, ni la grâce offerte aux vaincus et méconnue par erreur, ni la vie sauvée aux furieux qui refusent de se rendre, ni le vainqueur fléchissant le genou pour remercier le ciel d'avoir éclairé sa victoire[27]. Peut-on douter de l'intention de l'auteur, et toutes ses allusions ne sont-elles pas un manifeste de parti ? Aussi bien Scudéry en tire franchement vanité. En tête du dixième volume, il lance une nouvelle dédicace à madame de Longueville, à l'époque où la paix de Bordeaux la force de se tenir tranquille à Montreuil-Bellay (1654). Cyrus, dit-il, a toujours porté vos chiffres, votre nom, vos livrées ; il n'a pas craint la rupture entre les couronnes... il a passé au travers des armées royales pour s'acquitter de ce qu'il vous devait. Il n'a garde d'être moins exact en un temps où on ne peut l'arrêter sans violer le droit des gens et l'amnistie. Comme je l'ai engagé dans vos intérêts, je n'ai garde de condamner ce que je ferais moi-même, et si vous honorer et être libre étaient choses incompatibles, ce serait de la Bastille que je vous dirais que je suis et que je veux être, de Votre Altesse Royale, le très-humble serviteur[28]. Il y a moins d'apparat dans l'hostilité de Scarron ; celui-ci n'a pas le ton des batailles rangées ; il attaque en dessous par des lettres, de petits vers, plutôt que par des livres. On sent même qu'il est tout prêt à poser les armes si le pouvoir voulait lui rendre ses bonnes grâces. Mais, la rigueur continuant, il a besoin de se venger et de se faire payer son opposition par ceux qu'elle flatte et encourage. Il a assez d'amis et de lecteurs intimes, pour que ses petites pièces ne demeurent pas sans influence. En 1651, il gratifie d'un sonnet Châteauneuf, l'ennemi de Mazarin, rentré au ministère, en se recommandant à sa libéralité. En 1652, il loue fort dans une lettre à la comtesse de Fiesque l'expédition de Mademoiselle à Orléans. Il ne peut manquer de tendre la main à Condé et de quêter par là un soulagement à son infortune. Ses lettres vont aux Pays-Bas chercher l'ami des Espagnols, il tâche à le divertir, il l'invite à jurer, à renier Dieu, comme il fait lui-même, pour apaiser sa goutte. Il lui adresse ses épîtres, son Roman comique ; il est heureux de la gaieté que ses lettres excitent à Bruxelles. Sa joie a été reçue de tout le monde, depuis qu'il a appris que Son Altesse s'était divertie en le lisant, et décidément puisque Mazarin ne lui répond pas, et qu'au contraire le grand Condé sait qu'il est au monde[29], la reconnaissance efface en lui tout sentiment français : Ces diables de héros, écrit-il à Marigny, vaudraient beaucoup trop d'argent s'ils étaient capables d'aimer les pauvres mortels qui les aiment beaucoup. Pour le vôtre, il me semble qu'il s'est héroïfié au centuple depuis qu'il prend quelquefois la peine de chausser les éperons à nos invincibles troupes, et l'on peut dire de lui que, s'il fut grand prophète en son pays, il le fut encore plus dans un pays étranger. Voilà donc les lettres qui passent à l'ennemi, par égoïsme, avec autant d'impudeur que les importants et les princes. Avec cette disposition des esprits, il semble que le goût,
et même le succès de la polémique, aient dû produire, pendant les Frondes, un
genre nouveau d'autant plus original, qu'il serait sorti spontanément des nécessités
et des sentiments de la situation. II y eut en effet, comme nous l'avons vu,
un débordement infini d'écrits de toutes sortes, pamphlets, affiches, sonnets
et triolets ; mais il est vrai aussi que ces productions éphémères
n'appartiennent pas à la littérature, et n'ont pas laissé de traces ni
d'exemple durables. Le cardinal de Retz, un des plus vifs metteurs en train
de cette guerre par la plume, juge peu favorablement ces combats, où le
triomphe pourtant ne lui a pas manqué : Sarasin,
dit-il, fit contre moi la Lettre du maquiller
au curé, qui est une fort belle pièce. Patru, bel esprit et fort poli, y
répondit par la Lettre du curé au marguiller, qui est très-ingénieuse. Je
composai ensuite le Vrai et le faux du prince de Condé et du cardinal de Retz,
le Vraisemblable, le Solitaire.... ; puis il ajoute : Il y a plus de soixante volumes de pièces composées dans
le cours de la guerre civile. Je crois pouvoir dire, avec vérité, qu'il n'y a
pas cent feuillets qui méritent que l'on les lise[30]. Appuyé sur ce
jugement d'un connaisseur irrécusable, nous ne donnerons ici aucune attention
à des écrits inspirés par la gaieté, la haine, la rage, la convoitise,
ingénieux çà et là, mais trop souvent gros d'injures triviales, d'obscénités,
de fautes de langage, qui appartiennent à toutes les époques comme les
passions ou l'esprit français dont ils procèdent, et qui n'ont pas fait
école. Il nous suffit de renvoyer simplement aux extraits que nous en donnons
dans le cours du récit, toutes les fois que les pamphlets deviennent des
faits (voir les chap. VI et VII). Nous
en venons, sans plus de délai, à montrer la suite, la fin de l'histoire des
genres déjà célèbres, l'apparition de quelques formes nouvelles, et surtout
celle des régulateurs souverains du grand siècle. Balzac, qui était à lui seul un système, s'éteint et disparaît. Ses deux dernières publications sont Aristippe ou De la cour, et le Socrate chrétien. Le premier, approuvé jadis par Richelieu (1642), est enfin, dix ans après, déposé aux pieds de Christine. C'est une mercuriale aux ministres, aux confidents des princes ; il blâme les conseillers spéculatifs, les timides, les obstinés, qui ne savent pas abandonner une cause une fois embrassée. L'indignation lui inspire un ferme langage contre les valets insupportables qui vengent leurs moindres querelles avec les bras et les armes de leurs maîtres, ces lâches courtisans qui sont les triomphateurs et n'ont pas été les victorieux. Aristippe a encore la touche et la vigueur de l'âge mûr. Le Socrate chrétien est le plus fidèle emblème de la vieillesse de l'auteur. On y sent l'homme qui a plus d'expérience et moins de force ; l'âge lui apporte de plus grandes lumières sur la vraie fin de l'humanité, une plus sûre vision des vérités divines et humaines, mais il lui retire en partie l'art de les faire resplendir par la fermeté de la méthode et par l'ampleur des développements. Ces lambeaux cousus à la suite, mais non rattachés les uns aux autres, ces restes épars d'un beau style, témoignent à la fois du talent passé et de la décadence présente. Il meurt en 165i ; avec lui s'en va cette solennité hors nature, qu'il avait habitué ses contemporains à admirer en lui sans les former à une imitation durable. Mais il ne meurt pas sans héritage. Dégagée de ses excès, sa manière avait un fond excellent de régularité, de clarté, de construction et d'harmonie, qui s'imposait à tous les écrivains. C'est là ce qui en reste et se perpétue dans ceux mêmes qui doivent bientôt oublier ou blâmer leur maitre ; et la gloire de Balzac n'est pas médiocre, d'avoir laissé au monde cette langue universelle qui s'appelle la prose française. Le théâtre se maintient à la hauteur où Corneille l'a élevé, mais toujours par Corneille tout seul. Il y a dans ce génie une abondance, une variété, qui renouvelle à chaque pas l'admiration. Sans cesse il cherche. il trouve la nouveauté, qui est, comme il le l'appelle après Horace, l'attrait et le charme du spectateur, et particulièrement du Français : Illecebris erat et grata novitate morandus spectator. Peut-être, selon la remarque de Voltaire, doit-il cette fécondité à l'étude assidue du théâtre espagnol[31] ; il a au moins le mérite d'introduire en France ces théories inconnues sous une forme d'exécution qui lui appartient. Il accepte l'opéra mis à la mode par Mazarin, comme le moyen de réunir tout ce qu'ont de plus beau la France et l'Italie[32] ; il élève à la dignité tragique les malheurs des particuliers[33] ; il laisse de côté la tendresse et les passions pour donner leur place à la grandeur du courage[34] ; il entreprend de peindre les temps primitifs de la société moderne, et remonte jusqu'à la férocité des Lombards. D'Andromède à Pertharite, il essaye ainsi des espèces nouvelles dans le genre dramatique. Il faut l'entendre lui-même expliquer sa pensée. A propos d'Andromède (1650), il trace les règles de l'opéra. Il consent à satisfaire les yeux des spectateurs par les décorations changeantes, leurs oreilles par un concert de musique. Mais je me suis bien gardé de faire rien chanter qui fût nécessaire à l'intelligence de la pièce, parce que communément les paroles qui se chantent, étant mal entendues des auditeurs, elles auraient fait une grande obscurité dans le corps de l'ouvrage. Combien l'opéra eût gagné à suivre toujours cc modèle ! Il aurait réuni l'invention des accords à la force de la composition littéraire, les sensations de l'harmonie à l'éloquence de la parole, le ponte, le vrai poète au musicien, tandis qu'il est descendu à n'être qu'un concert sans péripétie et sans style. Dans l'épître dédicatoire de Don Sanche (1651), Corneille réclame les droits de la comédie héroïque, ou du drame, selon notre expression, et prouve qu'on peut faire une comédie entre des personnes illustres, connue une tragédie entre des personnes médiocres. Si la tragédie doit exciter la pitié et la crainte, si ce dernier sentiment ne s'excite que par la vue des souffrances de nos semblables, n'est-il pas vrai qu'il y pourrait être excité plus fortement par la vue des malheurs arrivés aux personnes de notre condition, à qui nous ressemblons tout à fait, que par l'image de ceux qui font trébucher de leurs trônes les plus grands monarques, avec qui nous n'avons aucun rapport. Don Sanche, malgré ses défauts, justifie cette doctrine par de nobles scènes et de belles situations. Voltaire lui-même, qui y blâme des longueurs et de froides amours, n'en avoue pas moins que la grandeur héroïque de cet homme, qui se croit fils d'un pêcheur, était une beauté inconnue en France, et que c'est un très-beau sujet qu'un soldat de fortune qui rétablit sur le trône sa maîtresse et sa mère sans les connaître. Une entreprise plus hardie était sans doute Nicomède (1652). Au milieu de la domination des Précieuses, des guerres suscitées ou entretenues par l'amour, retrancher de la tragédie la tendresse et les passions, n'était-ce pas supprimer la tragédie elle-même ? Corneille passe outre ; il ne fait régner dans sa pièce que la grandeur du courage combattue par la politique, qu'une prudence généreuse qui marche à visage découvert contre les artifices de l'ennemi. Ce héros de sa façon ne cherche pas même à faire pitié par l'excès de ses malheurs, et ne veut d'autre appui que celui de la vertu et de l'amour qu'elle imprime dans le cœur de tous les peuples. Voltaire aura beau dire que l'admiration n'émeut guère l'Aine et ne la trouble pas, que c'est de tous les sentiments celui qui se refroidit le plus tôt ; Corneille a répondu d'avance, en s'appuyant sur le succès de Nicomède, que l'admiration dans l'âme du spectateur est quelquefois aussi agréable que la compassion. Ses contemporains, même les moins sérieux, reprenaient de la gravité pour confirmer ce jugement. Scarron, au milieu des bouffonneries de son Roman comique, écrivait du Nicomède de l'inimitable M. de Corneille : Cette comédie est admirable à mon jugement, et celle de cet illustre poile de théâtre à laquelle il a le plus mis du sien, et a plus fait paraître la fécondité et la grandeur de son génie, donnant à tous les acteurs des caractères fiers, tout différents les uns des autres[35]. En 1653, Corneille échoua avec Pertharite, qui, en vérité,
ne méritait pas le même succès que ses aînés ; on n'y trouve d'original que
les noms Lombards ; les acteurs, les rivalités d'amour, le langage amoureux,
sont de tous les temps ou de tous les personnages d'alors. Blessé de cet accueil,
il le prit pour un congé que le publie lui donnait, et il se retira du
théâtre. Mais cet échec partiel n'ébranla ni sa renommée ni sa primauté. En
France, hors de France, il reste toujours le grand poile dramatique. Son
passé fournit assez de quoi suppléer aux défaillances ou au silence du
présent : la comparaison inévitable avec ses rivaux a toujours pour dernier
mot de le proclamer incomparable. Des étrangers, qui visitent la France
pendant ces années, donnent à Corneille, dans leur journal, autant de place
qu'aux autres grandeurs contemporaines. A Bruges, ils ont vu représenter la Mort
de Pompée. A Paris, ils assistent au Menteur, la première pièce
bouffonne du sieur Corneille, ce renommé poète.
Ils voient la belle et longtemps promise
pièce de Boisrobert intitulée Théodore, reine de Hongrie : ils en
jugent les pensées assez relevées, mais ils ajoutent : On voit pourtant bien qu'elle n'est pas composée par Corneille
; car cette expression naïve et naturelle, forte et vigoureuse, lui est si
particulière qu'il n'a point d'auteur qui l'égale[36]. Sa retraite le
faisait plutôt regretter qu'oublier, et au bout de six ans (1659) les encouragements de Fouquet le
ramenèrent à la scène, un peu tard peut-être, alors que véritablement
affaibli, il allait se trouver en face d'un adversaire plus jeune, plus
français, plus égal à lui-même, mieux fait pour le goût plus régulier de l'époque
nouvelle qui s'ouvrait. Jusque-là, sauf une première apparition de Thomas Corneille[37], le frère et le protégé de la gloire du grand homme, la scène est tenue par Boisrobert, Scarron, Lambert[38], etc., qui travaillent la comédie bien plus que la tragédie, mais sans augmenter le domaine de l'art, et sans espoir d'immortalité. Leur comédie a de grands défauts. D'abord elle n'est presque jamais répétition monotone de la comédie espagnole : imbroglios compliqués, surprises, tours d'adresse. Ce sont là les originaux que Scarron cherche de préférence, et qu'il réclame de la complaisance de ses amis. Il importe Jodelet, valet ou maitre, tantôt acteur principal, tantôt épisode à peine lié au sujet. Mais c'est déjà le type usé du Matamore qui menace par derrière et tremble en face de son ennemi, ou du valet substitué à son maître pour lui gagner un cœur ou rendre un rival odieux[39]. Boisrobert, dans ses préfaces, n'a pas de meilleurs répondants à présenter au public que les grands Espagnols qu'il se glorifie de reproduire et çà et là de perfectionner. Il trouve de si belles choses chez les Espagnols, qu'il s'étonne que les illustres Corneille et leurs inférieurs n'aient pas découvert de si précieuses inventions[40]. Or, ces grandes inventions sont Cassandre, comtesse de Barcelone, qui passe tantôt pour la fille du prince souverain, tantôt pour la fille d'un seigneur dont elle aime le fils, qui se croit trahie par des lettres changées d'adresses, et épouse à la fin son amant, parce qu'elle n'est pas sa sœur mais la vraie princesse. Ou bien, c'est la comtesse de Pembroke, Arthénice ou Sapho, qui fait deviner des énigmes aux mignons d'Apollon, qui composent son cercle, provoque entre eux des paris sur la chose que chacun tient pour la plus impossible, et offre au valet Philipin l'occasion de faire gagner par son maitre son pari et sa maîtresse tout ensemble. On reconnaît pourtant, dans la Belle Plaideuse de Boisrobert (1655), quelques traits dont Molière a fait son bien : un fils prodigue qui cherche un usurier et se trouve en présence de son père, un prêteur qui ne peut donner que mille écus comptant et offre le reste en guenons, perroquets empaillés et canons moitié cuivre et moitié bronze ; un père avare, à moitié amoureux de la maîtresse de son fils, qui se laisse voler pour elle et paye son voleur. Dans la Dame intéressée de Scarron, Jodelet, par son audace, ses poses, la fatuité de son langage, a l'air d'être le précurseur de Mascarille chez les Précieuses. L'ensemble même de la pièce, les exigences de la dame et le nombre de refus qu'elle reçoit, sont comme un essai de la comédie de caractère. Mais le plus souvent Scarron ne cherche le rire que dans le burlesque et dans le langage ordurier. Son burlesque, assez tolérable quand il n'est que la parodie des Précieuses (voir plus bas), tombe bien vite si bas qu'il n'est pas même possible de le transcrire. Don Japhet d'Arménie est l'original de Pourceaugnac par les honneurs dérisoires qu'il subit, par les mauvais tours qu'on lui joue, mais il a bien d'autres impatiences amoureuses que le gentilhomme limousin, et des libertés de langage dans l'expression de ses feux à faire rougir les plus libertins. Jodelet, en tête à tète avec la Dame intéressée, épuise toutes les formes des pensées lascives, mots propres et périphrases, pour déclarer ses goûts et l'emportement de ses désirs. Au milieu d'une pareille lecture, l'esprit dégoûté en vient à trouver la trivialité supportable, quand elle n'est que la trivialité, comme dans cette scène où un autre Jodelet raconte la mauvaise nuit qu'il a passée : La punaise M'a pourtant empêché de dormir à mon aise. Les cousins m'ont piqué ; les rats et les souris M'ont p...sé sur le nez et j'ai vu des esprits. Au reste, nous avons vu que, depuis la Régence, le burlesque avait pris place entre les genres. Pellisson, dans son histoire de l'Académie (1652), s'en plaint amèrement : Chacun des deux sexes s'en croyait capable, depuis les dames et les seigneurs de la cour jusqu'aux femmes de chambre et aux valets[41]. C'était là ce qui conservait une grande vogue aux farces des Italiens, aux types perpétuels de Trivelin, de Scaramouche et du Capitan, à leurs postures et gestes, capables de faire éclater le monde[42], quoiqu'on n'entendit pas leur langue. Veut-on une preuve plus décisive encore de cette erreur du goût ? Molière, alors acteur de province, débutait par le burlesque. On a retrouvé et publié récemment deux des premiers essais de ce génie qui fut aussi sans égal : la Jalousie du Barbouillé et le Médecin volant. Qu'y trouve-t-on de plus saillant ? Des calembours, des grossièretés, des obscénités. D'où vient bonnet ? de bonum est, parce que le bonnet garantit des catarrhes et des fluxions. Un personnage cite Cicéron ; le barbouillé répond : Si se rompt, si se casse, ou si se brise, je ne m'en mets guère en peine. Dans le Médecin volant, original du Médecin malgré lui, Sganarelle visite les urines de l'égrotante ; il en boit pour mieux discerner la cause et la suite de la maladie, mais il y en a trop peu, il demande qu'on lui en serve davantage. Nous nous abstenons de citer textuellement les questions d'un docteur à une femme docteur sur la conjonction, les genres, la déclinaison et la syntaxe. De si ignobles inventions ne sont pas de l'esprit ; elles ne seraient avouées aujourd'hui par aucun auditoire. Mais à cette époque de transition qu'on appelle les Frondes, elles réussissaient parce qu'elles répondaient à deux besoins. D'une part le burlesque donnait aux pamphlets des modèles de caricatures ; l'alliance était si intime, qu'on attribuait à Scarron, qui s'en plaint[43], tout ce qui s'imprimait de bon et de mauvais. De l'autre, le gros rire détendait les manières trop guindées du beau monde et le délassait de sa solennité. Comme le jansénisme, par ses excès de vertu, poussait à l'indifférence en matière de religion, ainsi le bon ton, par ses rigueurs de pensées et de langage, poussait à la licence dans les choses de l'esprit. La poésie épique garde mieux sa dignité que le théâtre, et, si elle va se heurter à un immense éclat de rire, ce n'est pas au moins de son plein gré. Comme elle prétend à l'admiration, nuis à la gaieté bruyante des les tours, elle ne peut descendre au burlesque que par la parodie, et ce n'est pas elle-même qui dessine sa charge. L'Énéide travestie, commencée avec la Fronde, continuée ou modifiée selon les moments, dans le cours de la guerre civile[44], n'avait pas découragé ces poètes tant promis, tant désirés. Ils paraissent donc, ces poèmes épiques, les uns sur les autres, l'un après l'autre, chacun annonçant celui qui doit suivre, et louant celui qui a précédé : le Moïse sauvé, par Saint-Amant (1653), le Saint-Louis, par le P. Lemoyne (1653), Alaric, par Scudéry (1654), la Pharsale, par Brebeuf (1655), la Pucelle, par Chapelain (1656), Clovis, par Desmarets (1657). Contentons-nous de ces éclosions. Chaque poète, excepté pourtant le P. Lemoyne, a de lui-même au moins aussi bonne opinion que de ses émules. Marc-Antoine de Gérard, sieur de Saint-Amant, écuyer, gentilhomme de la reine de Pologne, et de la caste nobiliaire des Calprenède et des Scudéry, déclare qu'il n'est jamais mieux dans son élément que lorsqu'il s'enfonce dans les sujets les plus graves et les plus sublimes. Si pourtant il s'est plu à décrire de petites choses, c'est parce que la nature est plus ingénieuse dans la construction d'une mouche qu'en celle d'un éléphant. Scudéry — cela ne peut nous surprendre — avoue qu'il s'est un peu pressé, mais il espère que sa gloire n'en souffrira pas. J'ai tant de facilité à faire des vers et à inventer, qu'un poème beaucoup plus long ne m'aurait pas coûté davantage. Le lecteur aurait deviné tout seul que de pareils vers ne doivent en effet rien coûter à personne. Mais j'avais tant d'impatience de faire voir à la grande reine, pour qui j'ai composé cet ouvrage, la profonde vénération que j'ai pour une si haute vertu, que je n'ai pu retenir mon zèle, me flattant de l'espérance qu'à l'ongle elle reconnaîtrait le lion, pour user de l'ancien proverbe. Brébeuf se glorifie d'avoir l'approbation des plus délicats et des plus intelligents de la cour. Chapelain conseille la prudence et la circonspection à ceux qui prétendront le juger ; ils feront bien de s'examiner les premiers, et de se demander s'ils possèdent les lumières nécessaires pour prononcer sur son invention, sur sa disposition et sur son élocution. Desmarets défie ses ennemis de rien produire d'égal à ses œuvres : On verra si l'envie qui s'enfle à propos de l'excellence d'un poème produira contre lui quelque enfant qui soit assez fort pour le combattre... ou si ne pouvant l'enfanter, on se moquera du ridicule espoir de ceux qui prétendent bâtir de sa ruine les fondements de leur statue[45]. Chacun représente un système littéraire, et le justifie,
sans pourtant rien retirer de son admiration aux amis dont les systèmes sont
différents ou contraires. Saint-Amant a pris son sujet dans l'Histoire sainte
; il s'insurge contre l'imitation exclusive des anciens ; il ne veut pas
qu'on s'attache servilement à ne dire que ce qu'ils ont dit, comme si l'esprit humain n'avait pas la liberté de rien
produire de nouveau. Scudéry veut que
le poème épique soit tiré de l'histoire pour garder la vraisemblance, et de
l'histoire chrétienne parce que le paganisme n'est plus vraisemblable, mais
non de l'histoire sainte dont il importe de ne pas altérer la vérité, toute
réserve faite d'ailleurs en faveur du Moïse, qui est une exception. Il
réclame en outre pour le poile le droit de traiter des sciences et des arts ;
pour être un véritable ponte, il faudrait ne rien ignorer. Brébeuf a pour
objet de révéler les anciens à ceux qui n'entendent pas la langue de Lucain,
mais aussi de les améliorer, de les émonder au besoin. S'il désespère
d'égaler son modèle dans les endroits où il s'est le plus élevé, il tâche de
le rehausser dans ceux qui tombent. Il y a aussi des matières si choquantes,
qu'elles sont ordinairement le supplice de l'imagination ; il les retranche,
comme les sales inclinations de la
magicienne Érichtho, qui n'ont pu être approuvées que dans leur temps, et il
leur substitue l'histoire toute précieuse, et à la mode moderne, de Burrhus
et d'Octavie dont il n'y a rien dans l'original.
Chapelain entend établir par la Pucelle que les femmes peuvent, aussi
bien que les hommes, être le sujet de poèmes héroïques. Scudéry avait déjà
annoncé qu'à Chapelain surtout appartenait le soin de défendre le principe en
défendant sa généreuse bergère. La faiblesse de la femme n'exclut pas
l'héroïsme de la volonté, et l'usage de ne pas porter les armes ne prouve pas
que les femmes soient incapables de les porter. Chapelain cite à l'appui les
daines passionnées pour la chasse, que le soleil le plus ardent, les courses
les plus longues, ni les forêts les plus impénétrables, n'affaiblissent, ne
lassent, ni n'arrêtent jamais. Son poème est le panégyrique des héroïnes de
la Fronde. Enfin Desmarets se pose ouvertement en ennemi des anciens. Ce
n'est pas seulement une place à côté d'eux qu'il réclame ; il vise à les
détrôner. Comme la beauté de la langue française est au-dessus de toutes les
autres langues, ainsi les sujets modernes sont au-dessus des souvenirs de
l'antiquité. Homère est entièrement défectueux ; on ne peut souffrir ses
fictions entassées les unes sur les autres, ses dieux introduits partout, ses
narrations si longues, ses discours hors de propos. Virgile a peu
d'invention. Ses fautes sont graves, surtout dans la longue et ennuyeuse narration
d'Énée. L'ancien le plus raisonnable est Horace, parce qu'il a défendu les
droits des modernes contre les anciens. Deux de ces poètes, Scudéry et Chapelain, ont encore une bien plus haute prétention. Par delà le triomphe de leurs théories littéraires, ils cherchent pour l'épopée la gloire de servir de docteur à l'humanité. Ils l'érigent en enseignement moral, qui, sous l'attrait brillant des formes poétiques, sous le nom d'hommes grands ou terribles, dans le récit d'événements considérables, n'a pour but que de faire voir les combats de la vertu et du vice, les origines de nos biens et de nos maux, et le triomphe de la vertu. Chacun de leurs personnages est une allégorie dont un lecteur intelligent, à l'aide de la préface, doit lever le voile et recueillir la moralité. Alaric, aux prises avec les séductions d'Amalasunthe, représente la puissante tentation de la volupté ; le magicien qui le persécute est l'obstacle que les démons mettent toujours aux bons desseins ; l'invincible résistance du héros signifie la liberté du franc-arbitre ; la prise de Rome, la couronne immortelle que Dieu donne enfin à la vertu. Dans Chapelain, tout est allégorie. La France, déchirée par la guerre, représente l'âme de l'homme au milieu des tourments, Charles VII la volonté, Amaury et Agnès, l'un favori, l'autre maîtresse, les différents mouvements de l'appétit concupiscible, Dunois la vertu, et Tannegui, le chef du conseil, l'entendement. Mais, pardessus tout, la Pucelle, qui vient assister le monarque contre le Bourguignon et l'Anglais, qui le délivre d'Agnès et d'Amaury, figure la grâce divine, qui raffermit la volonté, soutient l'entendement, se joint à la vertu, et, par un effort victorieux, assujettit les appétits irascible et. concupiscible. La grâce divine et son effort victorieux, ne serait-ce pas un hommage à Port-Royal et à la grâce efficace de la secte ? On a déjà vu que Chapelain ne fut pas étranger à la première diffusion des Provinciales. Dans la Pucelle, la grâce est souvent en scène pour anéantir le mérite de l'homme, non-seulement dans les combats de l'âme ou dans les interventions miraculeuses de l'assistance divine, mais encore dans les actes de courage et les victoires des belligérants. L'homme n'a pas même le mérite d'avoir bien combattu, il n'a que l'honneur d'avoir été élu pour vaincre[46]. En dépit de cette confiance et de ces intentions, le succès, à aucune époque, n'a répondu à l'attente des auteurs : l'exception de leur cabale, dont on retrouve quelques échos dans la période suivante[47], les contemporains les accueillirent par la stupéfaction et le silence. On s'étonna du peu qu'ils donnaient après avoir fait espérer tant de merveilles, et au bout de quelques mois on n'en disait plus rien[48]. Vint ensuite la critique directe, enjouée, impitoyable, de l'école de Boileau, qui a passé en chose jugée, puis la postérité, qui répète encore le jugement sans prendre la peine de le vérifier. L'épopée du XVIIe siècle était faite pour mourir en naissant ; elle n'avait rien des qualités qui dominent l'opinion même rebelle et traversent les âges. Qu'elle fût morale, honnête, qu'elle flétrit le vice élégant, les passions coupables, loin de lui contester ce mérite, nous applaudissons volontiers à la juste rigueur de Chapelain contre Agnès Sorel, protestation d'homme de bien contre ces complaisances et ces complicités dont plus d'une concubine royale a trop profité dans l'histoire. Mais un bon sentiment ne fait pas un poème, s'il ne s'y joint le charme de l'art, l'imprévu de l'invention, la richesse du langage, c'est-à-dire ce qui ne se trouve ni dans Chapelain, ni dans les autres. Tout d'abord on reconnaît en eux la copie, non l'inspiration, la copie des épopées anciennes, et même modernes, copie dans la disposition comme dans l'invention. Parce que Virgile prend Énée à la fin de ses voyages et lui en fait ensuite raconter le commencement, il faut que des bergers, à côté du berceau de Moïse, racontent l'histoire de Jacob ou les origines du peuple hébreu ; Joinville, à Damiette, raconte le règne de saint Louis avant la croisade ; un enchanteur fait voir à Clovis la prise de Troie, et, dans la dispersion des Troyens, le commencement de la race franque, et ses faits et gestes avant l'invasion dans la Gaule. Au sixième livre de l'Énéide, Anchise avait prédit toute l'histoire romaine jusqu'à Auguste. Conformément ce modèle, la Sibylle prédit à Alaric toute l'histoire de Suède depuis Biorne, contemporain de Charlemagne, jusqu'aux hommages rendus à Christine par les beaux esprits ; un ange fait connaître à Dunois toute sa postérité jusqu'au duc de Longueville, le patron du poète, à sa femme aux blonds cheveux, et aux deux Phénix, leurs fils ; saint Louis, ravi au ciel, entrevoit toute sa postérité, jusqu'aux victoires de Turenne sur la Lys et la Meuse ; sainte Geneviève annonce à Clotilde les rois chrétiens, François Ier et Richelieu ; la mère de Moïse, dans un songe à la fois rapide et fidèle jusqu'à la minutie, apprend les destinées de son fils, son arrivée à la cour, les plaies d'Égypte, et le passage de la mer Rouge dans ses plus petits détails. L'originalité manque au fond aussi bien qu'à la forme. A
chaque pas se pressent des emprunts qui dénoncent la stérilité de
l'invention. Dans la Pucelle, entre ces comparaisons dont toute page
est infestée, s'étale la description virgilienne de la nation des fourmis ;
un guerrier meurt consolé, comme Lausus, de tomber sous de si nobles coups ;
deux autres, nés sous le même sort,
meurent tous deux d'une semblable mort ; la blessure de la Pucelle est
guérie, comme celle d'Énée, par le suc d'une plante pressée de la main d'un
ange. Dans Alaric, l'Armide et le Renaud du Tasse sont reproduits par les
enchantements où le héros se laisse prendre, et par sa délivrance
merveilleuse. L'Énéide se retrouve à son tour dans la description de
l'enfer, avec un genre de damnés de plus, les partisans, fort détestés au XVIIe
siècle. Marie, après une tempête, cherche ses vaisseaux comme Énée ; un Goth
bat le briquet comme Achaïe. Ce pillage se remarque encore plus dans Clovis,
parce que le contraste y est plus choquant avec les intentions connues de
l'auteur. Le poème s'ouvre par des imprécations du démon contre le triomphe
du christianisme ; ce sont les imprécations de Junon contre les Troyens. Les
guerriers défilent sous les yeux du lecteur comme dans l'Iliade et l'Énéide.
L'enchanteur présente à Clovis tous les détails de la prise de Troie : c'est
le second livre de l'Énéide défiguré par le style. Jésus-Christ parle,
tout l'univers frémit : c'est le nutu tremefecit Olympum.
Deux martyrs ont péri ensemble, mais ils vivront par les vers du poète :
c'est Nisus et Euryale et le si quid mea carmina
possunt. Quand on rapproche de ces imitations serviles les
attaques dirigées, soutenues si opiniâtrement par Desmarets contre les
anciens, on croit y sentir la colère intéressée du mauvais débiteur contre
son créancier ; on est tenté de lui crier en un sens plus radouci : Ah ! doit-on hériter de ceux qu'on assassine ! Ils ont pourtant leur originalité ; mais les idées qu'ils tirent de leur propre invention ou de l'esprit de leur société, ne sont pas de nature à surprendre, à saisir, à attacher, comme il appartient à la grande poésie, ni à durer au delà de la mode qui les inspire. Ici, dans un sujet biblique, par besoin de variété, Saint-Amant introduit l'églogue puérile des oiseaux pris au filet ou à la glu, petits mauvais qui se défendent en égratignant, et celle du repas des bergers composé de poisson tant soit peu grillé, et du vin de palmier qui n'a pas d'autre tonne, que celle qu'en naissant la nature lui donne. Là, le Père Lemoyne accumule les aventures fantastiques, pour mieux exalter l'héroïsme de saint Louis et la protection de la Providence, jusqu'à ce que la couronne d'épines, découverte à la fin, vienne se placer d'elle-même et sans raison sur la tète du héros. Scudéry se croit neuf ou curieux, quand il entreprend de peindre les arts ou d'expliquer les sciences. Mais l'inspiration se réduit à une énumération des outils de charpentier, et des provisions dont on charge un vaisseau pour la guerre[49] ; ou encore a une liste sèche de tous les termes d'architecture[50] ; ou enfin à un catalogue de bibliothèque qui aligne sous leur nom tout court les humanistes, les logiciens, les orateurs, les maitres de l'optique et de la perspective, et les cosmographes rimant avec les géographes. C'est bien d'un pareil inventeur que Boileau a voulu dire : un froid historien d'une fable insipide. Il ne ranime pas même son récit les tirades d'amour précieux qu'il fait débiter au roi des Goths ; monologues, dialogues, tout y est ennuyeux comme l'effort maladroit, comme la passion ajustant ses phrases et faisant rire à force de se pâmer[51]. Chapelain ne reste pas en arrière de Scudéry. Ce grand champion de l'amour (v. plus bas) en prête à tous les guerriers pour Jeanne d'Arc, et, afin de le justifier, l'ange met un nouvel amas de saints enchantements dans tout l'aspect et tous les mouvements de la fille. N'est-ce pas là en vérité un beau signe de la mission de la noble et chaste bergère ? Mais c'est un amour pur, sans désir. Dunois, qui en est atteint plus que les autres, trouve sa gloire à s'en laisser convertir en cendres, et à en mourir martyr. Comme on reconnaît ici l'idéal de ce soudard féroce et jaloux qui se vantait d'avoir tué de sa main dix mille Bourguignons, et qui, pour perdre Jeanne d'Arc, voulut faire échouer la première attaque sur le camp anglais ! L'héroïsme de la Pucelle n'est pas mieux compris. A force de grandir son sujet, le poile en bannit la simplicité et la vraie grandeur. La lettre aux Anglais, ce manifeste de l'envoyé d'en haut à l'étranger surpris et confondu, disparaît dans une emphase sans éloquence ni poésie. Au lieu de cet enthousiasme qui montrait à l'épée des autres l'œuvre à faire, qui commandait sans frapper, comme l'esprit anime et dirige la matière, on ne voit plus dans l'héroïne qu'une force vulgaire, une énergie brutale, un bras plus pesant que celui de ses compagnons. Jeanne devient un assommeur à la du Guesclin, qui tue, massacre, amoncelle les cadavres sous ses coups, elle qui disait si bien : Je portais moi-même mon étendard quand j'attaquais l'ennemi pour éviter de tuer quelqu'un ; je n'ai jamais tué personne. Voilà ce qu'ont fait d'un chef-d'œuvre de Dieu vingt-cinq ans de méditations pédantes, et voilà ce que Balzac appelait le dernier effort des muses françaises. Restait au moins l'élocution, ce vêtement de la pensée,
qui cache tant de défauts, qui fait si bien valoir les moindres avantages.
Hélas ! l'élocution est précisément l'écueil suprême d'oïl ces téméraires ne
se sont jamais relevés. Brébeuf est assurément le moins mauvais. Bien que
convaincu par Boileau d'enflure et de fatras, il sait pourtant la facture du
vers, les lois de la construction ; il ne veut pas que ses idées se succèdent
sans liaison, ni que sa phrase tombe sans mesure. Mais il paraphrase plutôt
qu'il ne traduit, et tantôt il ôte leur force aux grands traits de Lucain,
tantôt il amplifie ses défauts. Il n'est pas de taille à conserver la
concision et l'énergie du fecunda virorum
Paupertas, ou du multis utile bellum,
mais il est riche en développements des redondances de l'original. Le mal est
plus grave quand il veut jeter la terreur par de grands mots, par des phrases
sonores comme celles dont est hérissé le début du Pompée de Corneille.
Des blés mangés en herbe par les chevaux sont à la fois le crime et la peine
des ravageurs ; la pâture détruite, les champs
sont vengés : les chevaux réduits de nouveau à le faim, ne laissent à la mort que la moitié d'eux-mêmes,
et bientôt les vapeurs de leurs membres pourris vont
au cœur des soldats altérer leurs esprits. Un guerrier a l'œil percé
d'une flèche. Il y porte sa main officieuse
et fière — officieuse parce qu'elle
donne un secours spontané, fière parce qu'elle ne tremble pas —. Il arrache
l'œil et la flèche, et à la fois par orgueil et par mépris, il foule à ses pieds et la flèche et son œil[52]. Répétons ici,
après Boileau, qu'une Pharsale même
n'autorisait pas ces extravagances. Saint-Amant débute par une pointe. Il demande à Moïse une part du feu du buisson ardent ; et qu'en veut-il donc faire ? Fais, dit-il à Moïse, qu'en ce tableau ce feu me serve enfin à te sauver de l'eau. C'est lui surtout qui aime les basses circonstances et les banalités. Ses personnages, à leur réveil, s'habillent soudain et vont à lu fenêtre pour savoir si le jour s'apprêtait à paraître. Il n'est pas moins célèbre pour sa description du passage de la mer Rouge[53]. Scudéry nous est assez connu pour qu'il ne soit plus nécessaire de mettre en vue sa platitude, son caractère dominant. Nous ne croyons pas le calomnier en disant que, des onze mille vers d'Alaric, deux seulement ont une valeur ; le premier du pomme, qui n'est pas même exempt de blâme : Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre, et cet autre, inspiré d'ailleurs par une pensée de Juvénal : Les vices des vaincus triomphaient des vainqueurs. Aussi bien, si l'on désirait d'autres exemples de cette impuissance, nous renverrions à la description de l'embarquement des Goths, ou à celle du concert dont la mélodie réveille le roi barbare[54]. Desmarets mérite qu'on lise Clovis, mais par le désir d'y trouver des arguments contre son arrogance, et de montrer à ce contempteur des anciens que ce n'est pas d'un moderne comme lui que leur poésie redoute aucune concurrence. Voici un de ses tableaux : Là sont chevreuils, chiens, cerfs, et des nymphes les chœurs. Voici une de ses élégances : Alors son noble cœur détestant les perfides Fit verser à ses yeux mille perles liquides. Voici un de ses bonheurs d'expression que Chapelain aurait pu envier : ..... Son pressentiment qui ne peut s'alléger L'étouffe, le saisit, et s'oppose au manger. Jamais peut-être il n'y eut union plus complète entre la sottise et l'aplomb, entre la recherche et la stérilité. Il faut bien ajouter, pour n'oublier personne, que le père Lemoyne, qui avait du talent, comme le reconnaît la Harpe, mais une imagination mal réglée et bizarre, n'échappe pas au courant de mauvais goût qui entraîne ses confrères. Il lui faut, à chaque vers, des figures, et il entasse sans choix toutes celles qui s'offrent à son empressement. Les mâts d'une flotte sont des forêts qui volent dans l'air ; les voiles tendues qui donnent de l'ombre ôtent le jour à l'air ; un soldat blessé aux yeux reçoit la nuit par les portes du jour ; un autre, qui perd connaissance, a la nuit aux yeux et la mort au visage. Quant à Chapelain, reste-t-il encore quelque chose à dire de son style après Boileau ? Nous avouons qu'en lisant la Pucelle, il nous a semblé que Boileau lui-même n'avait pas tout dit. La dureté, les constructions rocailleuses, la répétition des mêmes mots sans raison et sans grâce, se heurtent à chaque page, cela est vrai, et l'on en peut ajouter bien des exemples à ceux qui sont déjà connus[55]. Mais, ce qui nous frappe encore plus dans ce labeur de trente années, c'est l'impuissance de l'effort, en dépit de la persévérance, à trouver ce qu'il cherche, et la chute, en quelque sorte fatale, de la prétention dans le burlesque. Est-il, par exemple, pour désigner Jeanne d'Arc, un nom plus malheureux que celui de la fille, et pourtant c'est le nom que le poète parait affectionner : Dieu veut que pour la fille l'ange remplisse de flammes toutes les âmes guerrières ; à mesure que chacun considère la fille, on l'estime et on la révère davantage. L'écrivain n'a donc pas l'heureux choix des mots ; il n'a pas davantage l'art de lier les idées. Au moment où la Pucelle est blessée, un chirurgien visite la blessure : Il voit en la sondant que le coup brise l'os, S'en étonne, la panse, et l'exhorte au repos. Quel est donc le rapport entre l'étonnement et le pansement ? Évidemment le maladroit n'avait pas de quoi compléter la pensée du premier vers par le second, et il soude deux idées différentes dans la même phrase. Réussira-t-il mieux à décrire dignement des détails secondaires, qu'il s'impose à lui-même et qu'il est libre d'abandonner si l'exécution ne répond pas à son désir de vaincre la difficulté ? Il veut peindre d'une façon neuve et poétique les mains d'une jeune femme, et il découvre que les mains sortent des manches, et que les doigts, quoique potelés, sont plus petits que les bras : On voit hors des deux bouts de ses deux courtes manches Sortir à découvert deux mains longues et blanches, Dont les doigts inégaux. mais tout ronds et menus, Imitent l'embonpoint des bras longs et charnus. La raison de semblables bévues se comprend d'elle-même. L'homme qui a fait de si méchants vers n'avait ni l'instinct ni la pratique de la poésie. C'est une langue étrangère qu'il entend dans les livres, mais qu'il ne sait pas parler ; c'est une région supérieure dont il croit avoir calculé l'élévation, et dont la pente trop raide repousse son pied et le fait retomber à chaque pas. Boileau a dit de Chapelain : Il se tue à rimer, que n'écrit-il en prose ? On pourrait en dire autant de ses confrères en épopée, et en particulier de Scudéry, dont la prose n'est pas toujours méprisable. C'est pour s'être trompés de vocation que des écrivains, qui n'étaient pas sans mérite, n'ont transmis à la postérité que le souvenir de leurs ridicules. |
[1] Clélie, Ve partie, liv. Ier, p. 55.
[2] Cyrus, passim, IVe partie, liv. II ; VIe partie, liv. II ; IXe partie, liv. II.
[3] Requête des Dictionnaires, 1652.
Nosseigneurs académiques,
Nosseigneurs les hypercritiques,
Souverains arbitres des mots,
Doctes faiseurs d'avant-propos,
Cardinal-historiographes,
Surintendants des orthographes,
Raffineurs de locutions,
Entrepreneurs de versions,
Peseurs de brèves et de longues
De voyelles et de diphthongues...
Ce considéré, Nosseigneurs,
Pour prévenir tous ces malheurs,
Qu'il plaise à votre courtoisie
Rendre le droit de bourgeoisie
Aux mots injustement proscrits
De ces beaux et galants écrits.
Laissez-là le vocabulaire,
Ne songez point à la grammaire,
N'innovez et ne faites rien
En la langue, et vous ferez bien.
[4] Je fais le contraire de Messieurs de l'Académie française : Ils remplissent leur dictionnaire des mots qui sont en usage, et moi, je mets avec soin dans mes étymologies ceux qui sont hors d'usage, pour empêcher qu'ils ne tombent dans l'oubli (Menagiana). Il aurait pu ajouter : pour en faire remettre plusieurs en usage.
[5] Segrais, dans Athis, poème pastoral, 1653. Il dit d'Arthénice :
Car de l'Inde... jusqu'aux
rives du Tage,
Nymphes et demi-dieux lui viendront rendre hommage,
Et de son rare esprit les charmantes douceurs
La feront invoquer comme une des neuf Sœurs.
Il dit de ses filles :
Vous, dignes du séjour des voûtes étoilées,
Aux fêtes des grands dieux dignes d'être appelées,
La célèbre Julie, et son illustre sœur
A l'esprit si bien fait, et si plein de douceur.....
[6] Cyrus, t. VII : Portrait de Cléomire, qui a bâti son palais pour elle, a des cabinets pleins de raretés, n'a pas besoin de sortir pour trouver de la compagnie ; car il n'y a personne qui n'aille chez elle. Rien n'est trouvé beau si elle ne l'approuve : on ne croit pas être du inonde si on n'est pas connu d'elle. Elle a deux filles : rainée s'appelle Philonide.
[7] Pellisson, Discours sur les œuvres de Sarazin.
[8] Balzac à Conrart, 1643 : Obligez-la à croire que je ne révère personne de son sexe plus qu'elle, et qu'il y a peu d'hommes que je lui voulusse comparer.
[9] Cousin, Vie de madame de Sablé : Nous croyons fort vraisemblable que Pascal a composé plusieurs de ses Pensées pour la Compagnie d'élite qui s'assemblait à Port-Royal, ou du moins en vue et en souvenir d'elle. Ouvrez le manuscrit autographe de Pascal, vous y rencontrerez une foule de réflexions, de pensées, de maximes, qu'avec la meilleure volonté du monde il est impossible de considérer comme des matériaux amassés par Pascal pour son grand ouvrage sur la religion.
[10] Mémoires de madame de Caylus.
[11] Lettres de Scarron à Marigny, à d'Elbeuf, à Vivonne, etc.
[12] Nous remplaçons mal le vrai mot de Scarron, mais ce n'est pas notre faute.
[13] Menagiana : Ménage fit marché avec la veuve de Rigault, au prix de 6.000 fr. Mais quand la veuve sut que c'était pour Servien, elle prétendit avoir davantage. Servien ne voulut pas subir cette exploitation, et mourut sans bibliothèque.
[14] Balzac, en 1653, rappelait à Servien 68.000 livres d'arrérages qui lui étaient dues sur sa pension. Dans une autre lettre à Conrart, il reconnaît que les embarras financiers ne permettent pas de le payer.
[15] Menagiana.
[16] Scarron, lettre au surintendant.
[17] Il y a sur cette démarche de Ménage une petite anecdote conservée par ses amis. Ménage offrait les œuvres de Balzac. Christine en reconnaissance envoya à Ménage une chaîne d'or de 1.500 livres. Balzac, de qui était l'ouvrage, n'eut rien (Menagiana).
[18] Balzac, Aristippe, Lettres.
[19] Cyrus, VIIe partie, liv. II.
[20] On a fait en deux vers latins une comparaison entre Christine et la reine de Saba, qui est, bien entendu, à l'avantage de Christine :
Illa docenda suis Salomonem invisit ab oris ;
Undique ad hanc docti, quo doceantur, eunt.
[21] Histoire de l'Académie.
[22] Voyage de deux Hollandais, mars 1658.
[23] Cyrus, IIIe partie, liv. Ier ; Ve partie, liv. Ier.
[24] Ve partie, liv. II.
[25] Passim. Dans vingt endroits du Cyrus, mais en particulier, partie III, liv. Ier : débat sur l'amant absent, l'amant non aimé, l'amant en deuil, l'amant jaloux.
[26] Cyrus, VIIe partie, liv. II.
[27] IXe partie, liv. III.
[28] Dixième volume, Dédicace.
[29] C'est dans la terne année, 1659, qu'il propose à Mazarin la gloire de la clémence, et qu'il écrit à Marigny ces éloges de Condé vainqueur des Français.
[30] Mémoires du cardinal de Retz, année 1651.
[31] Voltaire : Commentaire sur Corneille. A propos de Don Sanche : Le genre purement romanesque, qu'on appelait la comédie héroïque... ces espèces de comédies furent inventées par les Espagnols. Il y en a beaucoup dans Lope de Vega.
A propos de Nicomède : Les Espagnols sont les inventeurs de ce genre qui est une espèce de comédie héroïque. Ce n'est ni la terreur ni la pitié de la vraie tragédie ; ce sont des aventures extraordinaires, des bravades, des sentiments généreux, dont le dénouement heureux ne coûte ni de sang aux personnages, ni de larmes aux spectateurs.
[32] Prologue d'Andromède.
[33] Préface de Don Sanche.
[34] Examen de Nicomède.
[35] Roman comique, IIe parue, ch. XVIII.
[36] Journal de deux Hollandais, 15 juin 1657.
[37] Par la tragédie de Timocrate aujourd'hui bien oubliée, 1656.
[38] Nous pourrions encore nommer Quinault, qui appartient à cette époque par la date des Rivales, de l'Amant indiscret, de la Mère coquette (1653-1655) ; mais attendons l'Astrate.
[39] Scarron, Jodelet duelliste, Jodelet valet et maître, Jodelet dans la Dame intéressée.
[40] Boisrobert, Dédicace de la Folle Gageure, 1653, à propos de la Vérité menteuse.
[41] Pellisson : Histoire de l'Académie, à l'article Saint-Amant. Ménage, Menagiana. — Clélie : IVe partie, liv. II, pages 861-869.
[42] Journal de deux Hollandais.
[43] Lettre à propos des 104 vers publiés en 1651, pour se disculper d'avoir composé la Mazarinade.
[44] Ce vers à la louange d'Énée :
Point Mazarin, ort honnête homme (liv. VI).
n'est évidemment pas de l'époque oh Scarron était dans les bonnes gram de la reine et de son ministre.
Nous ne croyons pas devoir citer autre chose de cette farce plate et ordurière, qui est, à notre avis, celui de ses ouvrages où Scarron a eu le moins d'esprit et de bonheur à tourner le vers gai et leste.
[45] Il est vrai que la préface d'où nous extrayons cette bravade est postérieure à 1672, et précède une édition refaite, et augmentée des gestes de Louis XIV. Mais la suffisance de Desmarets, aussi bien que ses attaques contre les anciens que nous citons plus bas, appartiennent à toutes les éditions de son poème comme à toutes les époques de sa vie.
[46] Liv. III : Discours de la Pucelle après la victoire :
..... Ou si dans ce combat
nous pouvons rien prétendre,
C'est l'honneur d'être élus parmi tant de guerriers
Pour cueillir en son nom de si fameux lauriers ;
Cette grâce pour nous est une insigne grâce.....
[47] Par exemple dans les Mémoires de Montausier, et dans les souvenirs de Huet : Huetiana.
[48] C'est ce qu'avaient annoncé ces petits vers de Linière :
Nous attendons de Chapelain.
Ce noble et fécond écrivain,
Une incomparable Pucelle.
La cabale en dit force bien ;
Depuis vingt ans on parle d'elle.
Dans six mois on n'en dira rien. (Menagiana.)
[49] Alaric, liv. II.
Le bois change de forme, et le bruit et les coups
De maillets, de marteaux, de chevilles, de clous,
De haches, de rabots, de ciseaux et de scies,
Font bien loin retentir les forêts éclaircies.
L'un arrondit le mit, l'autre forme l'antenne ;
L'un à faire un tillac met son art et sa peine,
L'autre élève la hune au plus haut du vaisseau,
L'un fait courber la quille ou doit tournoyer l'eau.
L'autre élève la poupe et l'orne avecques pompe
Celui-ci fait la proue et cet autre la pompe,
Et malgré le sorcier et malgré le démon
L'un place le fanal et l'autre le timon.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ils ont tout ce qu'il faut aux vaisseaux de long cours :
Des armes, du biscuit, et des feux d'artifice,
Cruelle invention de l'humaine malice,
Du charbon et de l'eau. des lampes, des flambeaux,
Et tout cet attirail qu'on met dans les vaisseaux.
[50] Alaric, liv. III.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ce ne sont que festons, ce ne sont que couronnes,
Bases et chapiteaux, pilastres et colonnes,
Masques, petits amours, chiffres entrelacés
Et crânes de béliers h des cordons passés.
Les yeux trouvent partout moulures et corniches
Et figures de bronze en de superbes niches,
Frises, balcons hors-d'œuvre, et cartouches encor
Et cornes d'abondance à fruit, feuille et fleur d'or.
[51] En voici un petit échantillon. Marie dit à Amalasunthe, liv. IV :
Vous trouverez en vous une prudence extrême.
Vous trouverez en moi la fidélité mime.
Vous trouverez en voue cent attraits tout-puissants,
Vous trouverez en moi cent désirs innocents.
Vous trouverez en vous une beauté parfaite,
Vous trouverez en moi l'aise de ma défaite.
Vous trouverez en moi, vous trouverez en vous
Et le cœur le plus ferme, st l'objet le plus doux.
[52] Ferunda virerum... Paupertas fugitur :
La sainte pauvreté de ces braves guerriers
Semble être leur opprobre et ternir leurs lauriers.
Et concussa tidos, et multis utila bellum
La foi, ce nœud sacré, ce lien si précieux,
N'est plus qu'un beau fantôme, et qu'un nom spécieux,
Et des plus dissolus la richesse épuisée
Trouve dans le désordre une ressource aisée.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sub juga jam Seres, jam barbarus inset Araxes
Et gens, si qua jaret, nescenti conscia Nilo :
On verrait à tes lois l'Araxe tributaire
Et le Gange soumis aussi bien que l'Ibere.
Malgré son arrogance et malgré su fierté,
Le Scythe gémirait dons la captivité ;
Enfin tu régnerais du couchant à l'aurore
Et tiendrais dans les fers le Sarmate et le More.
[53] On n'en connaît pourtant guère qu'un seul vers. Voici l'ensemble :
Là des chameaux chargés la troupe lente et forte
Foule plus de trésors encor qu'elle n'en porte.
On y peut en passant de perles s'enrichir
Et de la pauvreté pour jamais s'affranchir.
Là le noble cheval bondit et perd haleine
Où venait de souffler une lourde haleine.
Là passent à pied sec les bœufs et les moutons
Où naguère flottaient les dauphins et les thons.
Là l'enfant éveillé, courant sous la licence
Que permet à son âge une libre innocence,
Va, revient, tourne, saute, et par maint cri joyeux,
Témoignant le plaisir que reçoivent ses yeux,
D'un étranger caillou qu'à ses pieds il rencontre
Fait au premier venu la précieuse montre,
Ramasse une coquille, et d'aise transporté
La présente à sa mère avec naïveté.
Là, quelque juste effroi qui ses pas sollicite,
S'oublie à chaque objet le fidèle exercite (armée) ;
Et là près des remparts que l'œil peut transpercer
Les poissons ébahis le regardent passer.
N'oublions pas que c'est dans une songe que la mère de Moïse voit tous ces détails, sans compter ceux qui précèdent et ceux qui suivent.
[54] Alaric, liv. III : Amalasunthe reconnaît qu'enfin Alaric va la quitter, elle entend
Crier aux matelots, à bord, à la marine :
Le bon vent est levé ; qu'on s'embarque, soldats,
A bord, embarque, à bord, et ne le perdons pas.
Elle entend les nochers, aussi triste que pâle,
Crier : Amarre, hisse, et ponde, et guinde, et cale,
Rame, attache, appareille. et divers autres mots
Qui ne sont entendus qu'à l'empire des flots.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L'un élève sa voix par des accents aigus ;
L'autre abaisse sa voix qu'on n'entend presque plus.
L'un suspend l'harmonie et puis se précipite,
Passant d'un ton fort grave h la fugue subite.
L'autre du ton subit repasse au grave ton
En variant le mode en sa docte chanson.
L'un d'un adroit défaut embellit la musique,
En s'écartant un peu par un ton chromatique.
[55] Comme, quand, oh l'Afrique est le plus solitaire,
Dans le piège dressé trébuche la panthère...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Haussant la main robuste à qui l'acier luisant
Malgré sa pesanteur ne parait pas pesant.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La peur de cette perte est si forte en son cœur
Qu'Il travers du feu même, il peut aller sans peur.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Dans l'ouverte prison de ses blanches paupières
Deux soleils animés renferment leurs lumières.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L'épouvanté bourgeois.....