HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

PREMIÈRE PARTIE. — LA FRANCE POLITIQUE, RELIGIEUSE, LITTÉRAIRE SOUS MAZARIN (suite et fin)

 

CHAPITRE X. — Le jansénisme pendant les Frondes.

 

 

IV. — Résistance des jansénistes à la bulle d'Innocent X. - Subtilité du mot à mot. - Questions du droit et du fait. - Condamnation d'Arnauld par la Sorbonne. - Pascal, les Provinciales. - Enregistrement de la bulle.

 

Les jansénistes, dit M. Sainte-Beuve, leur historien et leur panégyriste, ont toujours été dans l'usage de savoir les intentions des papes mieux que les papes eux-mêmes. C'est ainsi que, dès 1642, ils tâchaient d'infirmer l'autorité de la bulle d'Urbain VIII, en prétendant que le pontife n'aurait pas voulu nommer Jansénius dans cet acte, mais que le nom de Jansénius y avait été inséré par l'assesseur du Saint-Office. Ils n'agirent pas autrement vis-à-vis d'Innocent X. Le pape leur ayant déclaré qu'il n'entendait pas condamner la doctrine de saint Augustin, ils essayèrent d'en conclure, non pas que le pape distinguait saint Augustin de Jansénius, mais qu'ils n'étaient pas condamnés eux-mêmes, parce qu'ils avaient toujours répété que leur doctrine et saint Augustin, c'était tout un à leurs yeux. Après quelques mois de silence, ils produisirent un système de justification qui paraissait accepter la bulle, mais devait les mettre complètement hors de cause. Ils avançaient que, si les cinq propositions étaient en effet très-répréhensibles, elles n'étaient pas au moins dans Jansénius, puisqu'elles n'étaient pas formulées chez lui dans les termes où elles avaient été présentées au jugement de la cour de Rome, et que, si elles méritaient la sentence prononcée contre elles, cette sentence n'atteignait pas Jansénius ni ses disciples. Il était pourtant bien facile de leur répondre que la première était textuellement exprimée dans l'Augustinus comme dans la bulle ; il ne fallait pas non plus de longs raisonnements pour démontrer que les quatre autres étaient le résumé exact de la doctrine du livre, et qu'elles y étaient contenues comme l'effet dans la cause, comme la conséquence dans son principe, comme un titre de chapitre dans le chapitre lui-même lorsqu'il le résume fidèlement, quoique en termes différents et plus courts. En outre, si les propositions condamnées n'étaient pas la doctrine de leur maitre, pourquoi donc avaient-ils apporté tant de zèle à les soutenir pendant le procès ? Pourquoi avaient-ils essayé de montrer que, si ces propositions pouvaient avoir un sens hérétique, on pouvait aussi, en les expliquant bien, leur trouver un sens parfaitement catholique, et que ce sens catholique était celui de Jansénius[1] ? Enfin, comment se faisait-il que la condamnation seule leur eût appris tout à coup que l'objet de tant d'efforts ne les regardait pas, et qu'ils avaient combattu pour une cause étrangère ? Une découverte aussi tardive accusait une incroyable duperie, ou plutôt une insigne mauvaise foi.

Telle est pourtant la tactique qu'ils adoptèrent désormais, et qui leur a réussi auprès de tous ceux qui se contentent d'une apparence de raison pour se joindre aux opposants quelconques, pour échapper à l'obéissance vis-à-vis de l'autorité spirituelle ou temporelle. Toute la question se réduisit bientôt à savoir si les propositions étaient ou n'étaient pas mot à mot dans Jansénius ; ce fut le subterfuge des ennemis systématiques de Rome, l'argument qui suffit aux esprits superficiels. Il ne faut, disait-on en riant, qu'avoir des yeux pour décider la querelle, et comme les yeux ne pouvaient pas rencontrer le mot à mot demandé, on en concluait superbement que Rome avait condamné sans examen et sans justice. Les partisans de Jansénius étaient victimes d'une persécution arbitraire, de la jalousie des jésuites en particulier ; ils étaient de nobles représentants de la vérité méconnue, de la liberté opprimée, éternellement dignes de l'admiration et de la reconnaissance de la postérité.

La première tentative pour mettre Jansénius hors de cause tourna vite à la confusion de ses auteurs. Il circulait des écrits où l'on établissait que les propositions avaient deux sens, l'hérétique condamné par la bulle, le catholique qui était celui de Jansénius et que la sentence n'atteignait pas. Mazarin déféra ces écrits à l'assemblée du clergé, qui les condamna (mars 1654) et communiqua sa décision au pape. Innocent X, par un bref spécial du 9 septembre 1654, répéta ce qu'il avait déjà proclamé, que c'était bien la doctrine de Jansénius qu'il avait condamnée. Ce commentaire, cette confirmation de la bulle par l'autorité dont elle émanait, ne laissait plus de prise à une interprétation équivoque.

Quelques mois après (1655), Arnauld essaya d'une autre ruse qui devait ouvrir pour les jansénistes leur campagne la plus retentissante et la plus populaire. A propos du marquis de Liancourt à qui le nouveau curé de Saint-Sulpice avait refusé l'absolution pour ses relations avec les religieuses de Port-Royal, il publia une Lettre à un duc et pair, dans laquelle il se plaignait de cette sorte d'excommunication prononcée contre de saintes religieuses par un simple curé. Il déclarait cette rigueur d'autant plus injuste que Port-Royal était invariablement soumis à l'Église romaine, à la bulle d'Innocent X, à la sentence portée contre les cinq propositions. Il répétait par trois fois cette assurance, d'un ton candide, bien fait pour en attester la sincérité, et ne laissait à ses adversaires que l'odieux d'une imputation calomnieuse. Mais ses adversaires ne se laissèrent ni convaincre, ni intimider. De nombreuses et vives ripostes lui ayant contesté la réalité de cette soumission si complaisamment étalée, il se piqua à la lutte, et lança une seconde lettre toujours à un duc et pair — sous-entendez le duc de Luynes —, dans laquelle il fit un pas de plus (juillet 1655). Pour confirmer ce qu'il avait avancé de l'adhésion des jansénistes à la bulle, il dévoila comment ils entendaient cette adhésion. Le pape ayant déclaré qu'il n'avait pas eu la pensée de condamner la doctrine de saint Augustin, les jansénistes étaient d'accord avec le pape, puisqu'ils n'avaient jamais enseigné que la doctrine de ce père. Quant aux propositions mêmes, il s'agissait de savoir si elles étaient vraiment dans Jansénius, pure question de fait que le texte ne tranchait pas, discutable par conséquent, parce que, si l'Église était infaillible dans la définition du dogme, elle ne l'était pas également dans la déclaration d'existence d'un fait. Dans de pareilles conditions, la plus grande soumission était un silence respectueux dont il protestait pour lui et pour les siens. Mais la première proposition se lisant textuellement dans le livre, le subterfuge ne suffisait plus. Aussi, pour la défendre, il démontrait longuement que l'homme ne peut faire le bien sans la grâce de Dieu, ce qui est parfaitement orthodoxe, et présentait dans la chute de saint Pierre un juste à qui la grâce avait manqué, ce qui est faux. Cette dernière assertion souleva immédiatement un grand bruit.

La Sorbonne s'assembla (août 1655) et nomma des commissaires pour examiner la seconde lettre d'Arnauld. Lui-même, dans un écrit latin adressé à la faculté, en voulant se justifier, avoua enfin l'opposition des jansénistes à la bulle et les deux points où se cantonnait la résistance. Il distingua dans l'affaire deux questions, qui eurent dès lors un grand retentissement, quoique peu familières et peu agréables aux gens du monde ; la question de droit et la question de fait. Par la première il entendait la doctrine de la grâce, et il soutenait avec le témoignage falsifié de saint Chrysostome que la grâce avait manqué à saint Pierre. Par la seconde, il introduisait cette chicane du mot à mot qui allait à nier que les propositions fusent de Jansénius, puisqu'elles n'étaient pas formellement exprimées par lui dans son texte ; il les accusait d'avoir été forgées par les adversaires de saint Augustin, et repoussait pour les théologiens catholiques l'obligation d'avouer contre leur conscience qu'elles fussent de l'auteur inculpé. Par là se dissipait cette fantasmagorie de soumission dont il s'était couvert pendant quelques mois ; il soutenait contre le pape la doctrine de la première proposition, il soutenait contrairement au pape que la doctrine des quatre autres n'était pas la doctrine de Jansénius. La Sorbonne le mit aussitôt en jugement.

Le procès fut embarrassé d'obstacles suscités à chaque pas par l'accusé et par ses amis. Arnauld avait écrit au pape ; ne convenait-il pas d'attendre la réponse de Rome ? Cependant la faculté passa outre. Alors on recourut au Parlement par voie d'appel comme d'abus ; cependant le Parlement lui-même, malgré la bonne volonté du jeune avocat général Denis Talon, ordonna que la lettre d'Arnauld serait examinée en Sorbonne ; le parti dut se résoudre à laisser entamer les débats. Mais tous les docteurs de la faculté étaient convoqués pour juger leur pair, Arnauld étant docteur de Sorbonne, et avaient droit d'examen et de suffrage. Il s'en présenta un certain nombre, soixante environ, qui étaient favorables à l'accusé ; ils travaillèrent par des chicanes de détail à troubler les délibérations, ou à les traîner en une longueur interminable par la prolixité de leurs discours. La présence de plusieurs évêques envoyés par le roi, celle même du chancelier ne parvenait pas à les contenir dans les bornes d'une discussion régulière et raisonnable. A la fin, reconnaissant qu'une majorité considérable était acquise contre eux, ils signifièrent qu'ils se retiraient, et voulurent insinuer que, après leur départ, l'assemblée ne serait plus légitime. C'est une tactique familière aux minorités, dans tous les temps, de s'abstenir pour dissimuler leur faiblesse. Elles seraient, non-seulement vaincues, mais dépouillées de tout prestige, si elles se laissaient compter. Elles aiment bien mieux faire illusion sur leur nombre par une dispersion qui le grossit à certains yeux, et se recommander à l'intérêt public par une retraite qui semble convaincre leurs adversaires de violence. L'abstention des amis d'Arnauld ne le préserva pas d'une condamnation en règle. Après deux mois de délibération (du 2 décembre 1655 au 29 janvier 1656), la faculté prononça sur les deux questions qu'il avait posées lui-même, déclarant, sur le fait, son sentiment scandaleux, téméraire, outrageux au pape et au clergé de France, capable de rétablir la doctrine de Jansénius, et sur le droit son argumentation téméraire, impie, remplie de blasphèmes, censurée déjà et hérétique. Dans un sentiment de condescendance maternelle, elle l'invitait à venir reprendre sa place parmi les docteurs, à se soumettre, à abjurer son erreur. Mais lui, trop sûr de lui-même pour reculer devant l'accord du pape, du clergé de France et de la Sorbonne, ne répondit que par une protestation contre tout jugement. En conséquence, la faculté le raya du catalogue des docteurs, et régla que tous docteurs ou bacheliers qui refuseraient de souscrire à cette censure seraient privés de tous leurs droits et de toutes leurs prétentions.

Quelque infaillibilité qu'un chef de parti ose s'attribuer, quelle que soit l'opiniâtreté de ses adhérents à lui donner toujours raison, il était bien difficile qu'une condamnation tant de fois répétée n'ébranlât pas le crédit du maître et de sa doctrine, au moins auprès de ceux qui cherchaient la vérité de bonne foi, ou des spectateurs curieux et indifférents. Pour prévenir des défections aussi fâcheuses, Arnauld imagina de recourir à un genre de discussions qui réussit toujours en France, surtout au commencement. L'important, comme Voltaire l'avoue[2], n'était pas d'avoir raison, mais de gagner le public ; et le meilleur moyen de le gagner, c'était de le divertir, parce que le ridicule tranche les grandes questions plus puissamment que la justice, parce que le rire, qui abat la colère et apaise la haine, insinue la conviction par une sorte de reconnaissance de son agrément. Que de gens pourraient dire, en modifiant un vers célèbre :

J'ai ri, me voilà convaincu.

Arnauld entreprit donc de mettre les rieurs de son parti. Dès le 23 janvier, avant même le jugement définitif de la Sorbonne, parut une lettre anonyme, adressée à un provincial, où la faculté et ses procédures étaient tournées en dérision. Nous étions bien abusés, disait l'auteur ; je pensais que le sujet des disputes de Sorbonne était bien important et d'une extrême conséquence pour la religion, et voilà que tout se réduisait à une pure bagatelle ; le pape, le roi, le clergé, s'y étaient mépris bonnement ; les docteurs n'avaient pas vu une chose pourtant bien claire, que Jansénius et saint Thomas étaient d'accord ; et quant aux cinq propositions, le public commençait à se défier de leur réalité par le refus bizarre qu'on faisait de les montrer dans le livre de Jansénius. Six jours plus tard, une seconde lettre de la même main plaisantait la grâce suffisante qui suffit et ne suffit pas ; un père Jacobin, mis en scène, fort ridicule par les innocences et les simplicités qu'on lui prêtait sur cette question, donnait à un débat tout scolastique un enjouement inaccoutumé. Pour compléter l'illusion, et provoquer des approbations par d'illustres exemples, une réponse du provincial, dans laquelle intervenaient un académicien et une précieuse, applaudissait à ces attaques ; la précieuse les proclamait ingénieuses, bien écrites, pleines d'art, d'esprit, de jugement, de fine raillerie ; l'académicien sommait la Sorbonne, qui devait tant au cardinal de Richelieu, de reconnaître la juridiction de son académie, et de renoncer aux expressions burlesques, telles que le pouvoir prochain, qu'il était prêt lui-même à condamner, à bannir, à proscrire, à exterminer de tout son pouvoir[3]. Tel est le début des Provinciales. Il faut, avant d'aller plus loin, dire quel était l'auteur.

Blaise Pascal, né en 1623, à Clermont, dans la patrie des Arnauld, avait passé sa jeunesse à étudier et à perfectionner les sciences. On sait, disaient ses admirateurs quelques années après sa mort, le grand progrès qu'il fit dans toutes les sciences humaines et profanes, auxquelles il voulut s'appliquer, et particulièrement à la géométrie et aux mathématiques ; la manière étrange et surprenante dont il les apprit à l'âge d'onze ou douze ans ; les petits ouvrages qu'il faisait quelquefois et qui surpassaient toujours beaucoup la force et la portée d'une personne de son âge ; l'effort étonnant et prodigieux de son imagination et de son esprit qui parut dans sa machine arithmétique qu'il inventa, âgé seulement de dix-neuf à vingt ans ; et enfin les belles expériences du vide qu'il fit en présence des personnes les plus notables de la ville de Rouen[4], expériences que son beau-frère Périer, à son invitation, exécuta l'année suivante (1647) sur le Puy-de-Dôme, et qu'il renouvela lui-même à Paris, sur la tour de Saint-Jacques-la-Boucherie. Il n'était pas moins apte à la philosophie, à la méditation des vérités de la foi, à l'art de les exprimer et de les défendre en un langage où la forme égale souvent la majesté de la pensée. Ce fut la seconde phase de sa vie, qui commença lorsque, âgé de vingt-quatre ans, toujours souffrant et accablé du travail, il prit un dégoût profond de la science dans les livres de Saint-Cyran, dans la réformation intérieure de l'homme par Jansénius, dans les sermons de Singlin qu'il allait entendre avec sa sœur Jacqueline (1647). Dieu le toucha de telle sorte qu'il lui fit comprendre que la religion chrétienne nous oblige à ne vivre que pour lui, et à n'avoir point d'autre objet que lui[5]. Il y eut bien à ce détachement des choses du monde quelque résistance et hésitation. Il voulut empêcher Jacqueline de se faire religieuse à Port-Royal ; quand elle eut passé outre, il voulut s'opposer, à titre d'héritier, à la donation qu'elle prétendait faire d'une partie de ses biens à la communauté[6]. Mais en 1654, effrayé du danger qu'il avait couru au Pont de Neuilly, où il avait failli être précipité dans la Seine, il entra dans la compagnie des solitaires, en même temps que le duc de Roannez et Domat le jurisconsulte en devenaient les amis. Une fois engagé dans le parti, il en adopta les pratiques et les exagérations. On a de lui sur le mariage une doctrine à donner de la jalousie à Agnès Arnauld : Le mariage, dit-il dans une lettre, est la plus basse et la plus périlleuse des conditions du christianisme[7]. On a la preuve qu'il croyait se mortifier plus pieusement et édifier le prochain en négligeant tout soin personnel, en se laissant envahir par la saleté et par l'ordure. Il fallait, pour le modérer, que sa sœur le réprimandât par l'autorité de saint Bernard[8].

Voilà l'homme auquel Arnauld confia le soin d'accabler ses adversaires sous le ridicule, parce qu'il était plus jeune, d'une ardeur plus vive, d'un esprit plus mordant. Pascal était fait pour réussir par la raillerie, et il avait foi dans ce genre de combat. On m'a demandé, dit-il dans les Pensées[9], pourquoi j'ai employé un style agréable, railleur et divertissant ; je réponds que si j'avais écrit mes lettres d'un style dogmatique, il n'y aurait eu que les savants qui les auraient lues, et ceux-là n'en avaient pas besoin..... Aussi, j'ai cru qu'il fallait écrire d'une manière propre à faire lire mes lettres par les femmes et les gens du monde. Plus fin que ses maîtres, il comprit encore que, si l'on se bornait à traiter, même sous forme joyeuse, la question de la grâce et de la bulle, la vogue ne serait ni générale ni durable, peu d'esprits étant capables de se plaire à ces matières et de s'y arrêter longtemps ; il serait plus habile de substituer les personnalités aux théories, de mettre en scène des hommes à qui les ennemis ne manquaient pas, de se présenter comme l'auxiliaire de la malignité humaine et de la jalousie, et puisque c'était surtout la rigidité de la morale qui avait fait le succès des jansénistes, il importait de ramener toute la dispute à des questions de morale, et de prouver que les jansénistes avaient pour adversaires dans les affaires de la foi ceux qui introduisaient un relâchement criminel dans la règle des mœurs. Les rôles changeaient immédiatement comme le sujet de la querelle ; les accusés devenus accusateurs s'assuraient toute la fougue, toute la popularité, tous les avantages de l'attaque. Cette tactique, selon une tradition assez bien établie, lui avait été indiquée par le chevalier de Méré. Peut-être aussi une certaine loyauté, qui reparaît de temps en temps chez Pascal, trouvait plus d'aise à déplacer la lutte. Il n'aimait pas la subtilité menteuse du mot-à-mot ou des trois sens dont usaient ses confrères pour échapper à leur condamnation. Il croyait que les propositions étaient bien dans Jansénius, que ces propositions étaient la vérité, et qu'en les condamnant Rome avait condamné la vérité[10]. Il aurait voulu le dire tout haut, et défendre la doctrine des propositions contre Rome. Obligé de ne pas contredire ses amis, il se déroba le plus vite qu'il put à la nécessité de les soutenir par un subterfuge qui lui répugnait. Il est vrai que, pour être loyal jusqu'au bout, il aurait dû apporter dans l'examen des questions morales une bonne foi, une sincérité qui lui manquent presque toujours : mais les esprits passionnés, une fois lancés au combat, ont-ils la liberté d'être conséquents avec eux-mêmes ? Quoi qu'il en soit, dès la quatrième Provinciale, Pascal passant de la défense à l'agression, délaissant la grâce et la Sorbonne, dénonça les casuistes comme corrupteurs de la morale, et s'attacha à faire comprendre tous les casuistes sous le nom des Jésuites. Cela ne prouvait nullement que les propositions ne fussent pas dans Jansénius, et que les propositions ne fussent pas hérétiques. Mais cela fut si habilement tourné, que la plupart des lecteurs ne virent que l'esprit de l'écrivain qui les amusait, que l'odieux des doctrines imputées par lui à ses adversaires ; et Port-Royal parut avoir gagné sa cause.

Au talent se joignit l'autre condition de succès sans laquelle le génie lui-même risque de n'être pas toujours aperçu. Toute entreprise languit si elle n'a des prôneurs qui l'exaltent avant sa naissance, qui étouffent l'opposition sous les applaudissements. Toute comédie a besoin d'une claque de beaux esprits et de grandes dames de lettres, qui marque au public le moment où il faut se récrier et faire la brouhaha, comme dit Molière. La cabale de Port-Royal déploya au service des Provinciales une vive et multiple activité. On vendait les petites lettres à bas prix, on les distribuait gratis, on les envoyait par ballots en province. M. Arnauld, dit un confident[11], s'est avisé d'une pratique utile ; on tire à 6.000 exemplaires ; la moitié se donne, l'autre vendue aux libraires paye les frais d'impression et plus, ainsi chacun se sauve, y compris l'intérêt matériel qui y gagnait. Les dames d'Arnauld d'Andilly mettaient tout leur zèle à cette distribution. Les salons servaient de bureaux d'annonce, comme celui de la comtesse Duplessis-Guénégaud, à l'hôtel de Nevers (aujourd'hui hôtel Conti). Là se réunissaient l'abbé de Rancé, qui ne se doutait guère alors qu'il ferait un jour un beau livre sur les devoirs de la vie monastique[12], les Barillon, conseillers d'État et futurs ambassadeurs, Pellisson encore huguenot, mais en rapports intimes avec le surintendant Fouquet. La maîtresse de la maison, confidente de l'auteur, leur montrait chaque lettre avant qu'elle parût en public, et ces précurseurs de l'admiration commune, allant répandre auprès de leurs amis la renommée du prochain chef-d'œuvre, redoublaient l'impatience de le voir enfin. Il y en eut une (la septième) que Mazarin voulut connaître à cause du bruit qu'elle faisait d'avance ; il parait même s'en être diverti volontiers, comme d'une chose indifférente à son ministère. Parfois encore, on mettait le ciel de la partie ; on publiait des miracles accomplis à Port-Royal, des guérisons opérées par la sainte épine dont cette maison possédait une parcelle. On se donnait par là un nouveau titre à la confiance des âmes dévotes, on suscitait de nouveaux pèlerinages à ce sanctuaire des grâces de Dieu. Pascal s'en est servi, dans la seizième Provinciale, où il appelle ces miracles une voix sainte et terrible qui étonne la nature et console l'Église. Dans les Pensées, il les oppose aux Jésuites comme la justification de la foi de Port-Royal. On a même dit qu'il regardait le miracle de la sainte épine comme une attention de Dieu pour lui[13].

Pour gagner immédiatement son lecteur par le rire, Pascal met tout d'abord en scène les ridicules des Jésuites, et leur premier ridicule, c'est le grand contentement qu'ils ont d'eux-mêmes. Il étale les louanges que ces pères se donnent, ou plutôt l'éloge que font de leur Institut, à la fin du premier siècle de son existence (1610), quelques jésuites flamands dans un livre qui porte le titre mystique d'Imago primi sæculi ; un peu trop fiers de leur compagnie en effet, les auteurs appellent leurs confrères des noms d'anges prompts et légers prédits par Isaïe, de Phénix qui ont changé la face de la chrétienté[14]. Il s'empare de l'emphase d'Escobar, jésuite espagnol, compilateur assez peu discret de vingt-quatre théologiens de l'ordre, qui offre son travail à quatre jésuites plus éminents que les autres : Sanchez, Vasquez, Valentia, Molina. Escobar a comparé son ouvrage au livre scellé des sept sceaux dans l'Apocalypse, les vingt-quatre auteurs aux vingt-quatre vieillards qui sont devant le trône de Dieu, et les quatre jésuites de la dédicace aux quatre animaux mystérieux qui représentent les évangélistes[15]. Pascal s'approprie cette allégorie, et les vingt-quatre vieillards et les quatre animaux d'Escobar reviennent çà et là dans son dialogue avec une solennité révérencieuse qui ne fait que croître la gaieté. Il réclame ensuite la liste des théologiens modernes que ses adversaires opposent avec fierté aux anciens ; il aligne en cacophonie amusante ces noms de toutes langues, à syllabes heurtées, à terminaisons criardes, presque tous inconnus au vulgaire, et il demande avec inquiétude si tous ces gens-là sont chrétiens ; question bien naturelle assurément quand il s'agit de renverser par ces nouveaux-venus l'autorité des Pères[16]. Ce tour comique ne serait après tout qu'une malice de guerre permise, s'il ne cachait pas un dessein plus malfaisant et plus coupable. Il va imputer à ses ennemis les doctrines les plus perverses, les accuser d'avoir corrompu et souillé la morale chrétienne, en entasser les preuves les plus concluantes selon sa manière de citer. C'est donc déjà un grand argument à leur charge, que de préparer le contraste entre leurs œuvres mauvaises et la satisfaction qu'ils ont de leurs prétendus services, entre les honneurs qu'ils s'arrogent, et leur peu de titres à l'estime des autres ; c'est les rendre doublement odieux, comme le malfaiteur qui se fait gloire de ses crimes.

Après ces escarmouches d'avant-garde, la charge à fond s'exécute avec entraînement, sans quitter toutefois les allures badines. Un exposé de la politique des jésuites donne d'un seul coup le secret de leur morale. Cette politique consiste à plaire à tous, pour s'assurer la domination sur tous les esprits, et comme les esprits et les goûts étant divers réclament des satisfactions différentes, les jésuites ont une morale sévère pour ceux qui aiment à être traités durement, et une morale facile pour ceux qui ont besoin d'un christianisme commode. Voilà ce qui explique pourquoi leurs casuistes ne sont pas toujours d'accord entre eux sur les mêmes points ; seulement ils en ont peu de sévères parce qu'il y a peu de pénitents qui cherchent la rigueur ; ils en ont beaucoup de relâchés pour satisfaire à la foule de ceux qui cherchent le relâchement[17]. Dans ce désir de ne pas désespérer le monde, et d'aller au-devant de tous ceux qui ne viendraient pas d'eux-mêmes, ils ont établi des maximes si douces, sans toutefois blesser la vérité, qu'on serait de difficile composition si l'on n'en était content. Ils ont des maximes pour toutes sortes de personnes, pour les bénéficiers, pour les prêtres, pour les religieux, pour les gentilshommes, pour les domestiques, pour les riches, pour ceux qui sont dans le commerce, pour ceux qui sont mal dans leurs affaires, pour ceux qui sont dans l'indigence, pour les femmes dévotes, pour celles qui ne le sont pas, pour les gens mariés, pour les gens déréglés. Enfin rien n'a échappé à leur prévoyance[18]. Ils accommodent l'Évangile, les constitutions des papes, les décrets des conciles, aux intérêts de chacun par le moyen des opinions probables, de la direction d'intention, des restrictions mentales, de la dévotion aisée. Par l'opinion probable, c'est-à-dire par le sentiment d'un docteur adonné particulièrement à l'étude, et digne, à ce titre, de considération, on peut éluder un précepte formel ; il ne s'agit que d'y donner une saine interprétation qui s'accorde avec le désir de l'intéressé[19]. Par la direction d'intention, il suffit en faisant le mal de se proposer pour fin de ses actions un objet permis : grâce à un tel expédient les docteurs accomplissent tous leurs devoirs envers Dieu et envers les hommes ; ils contentent le monde en permettant les actions, ils satisfont à l'Évangile en purifiant les intentions[20]. Par la restriction mentale, on évite le mensonge, surtout quand on voudrait bien faire croire une chose fausse ; il est permis d'user de termes ambigus en les faisant entendre dans un autre sens qu'on ne les entend soi-même[21]. Par la dévotion aisée, il suffit, pour le salut, de quelques pratiques pieuses en l'honneur de la sainte Vierge, et de quelques fréquentations des sacrements[22].

C'est un jésuite qui explique lui-même la morale de son ordre à leur dénonciateur, avec la naïveté d'un benêt ou la facilité d'un scélérat incapable de honte. Pascal a ajouté ce stratagème à tous les autres, d'établir un dialogue entre lui qui veut tout savoir, et un bon père empressé de tout dire parce qu'il. approuve tout. Cette forme, quoique un peu monotone à la longue, a néanmoins l'effet divertissant de faire parler contre elle-même la société accusée, par la bouche d'un des siens citant et justifiant sans vergogne ses casuistes. Par ces déclarations tournées en jactances, on apprend que le libertinage est un titre à la dispense du jeûne, que les chrétiens ne sont pas obligés de fuir les occasions du péché, qu'ils ont même droit de les rechercher sous prétexte d'un bien à faire, que ceux qui tuent sans se faire payer ne sont pas des assassins, que les riches ne sont pas tenus de donner l'aumône quand ils croient n'avoir pas de superflu, qu'un religieux qui se livre à la fornication n'encourt pas les peines portées par les bulles pontificales, que l'on peut acheter un bénéfice sans simonie, qu'il est permis aux domestiques de servir d'instruments aux vices de leurs maîtres, et de voler leurs maîtres pour se payer par leurs propres mains de ce qui leur est dû. Voilà sans doute un assez bel échantillon de la morale nouvelle, et il ne semble pas qu'il soit nécessaire d'ajouter de nouveaux traits pour la faire réprouver des honnêtes gens. Mais le jésuite de Pascal est trop heureux de l'alliance que ses pères ont faite des maximes de l'Évangile avec celles du monde, pour s'arrêter en si beau train de services : il continue dans les conversations suivantes à libérer l'humanité du joug trop pesant de l'Évangile littéral, et toujours par les décisions des vieillards et des animaux d'Escobar, il autorise le meurtre par le duel, le meurtre en cachette, le meurtre par médisance, le meurtre pour la conservation d'un bien temporel, même d'un écu, le meurtre par les ecclésiastiques et les religieux pour sauver leur vie ou le bien de leur communauté. L'usure cesse d'être un crime, si on en exige le profit, non comme chose due, mais comme un effet de la reconnaissance. Les biens acquis par une voie illégitime sont légitimement acquis, soit qu'un juge ait rendu une sentence inique pour de l'argent, soit qu'une femme ait reçu ainsi le prix de l'adultère. Les banqueroutiers peuvent retenir, pour vivre convenablement, une partie des biens acquis par injustice et délit notoire. La duplicité n'existe plus quand celui qui affirme comme vraie une chose fausse, ou qui fait une promesse qu'il ne veut pas tenir, a soin de démentir tout bas ce qu'il dit tout haut, ou donne à ce qu'il dit tout haut le sens de ce qu'il dit tout bas, à la faveur de la restriction mentale. Quant à la piété, les jésuites l'ont rendue plus facile que le vice et plus aisée que la volupté. Plus de messe trop longue, car on peut entendre dans le même espace de temps le commencement d'une messe et la fin d'une autre, deux moitiés constituant un tout. Plus de honte dans la confession, grâce à plusieurs habiles manières de présenter les péchés ; plus de pénitences que celles qu'il convient au pécheur d'accepter ; point de nécessité d'aimer Dieu pour obtenir l'absolution. Il ne manque plus en vérité que de proclamer l'innocence de l'idolâtrie, et de faire expliquer par les jésuites comment ils la permettent aux Chinois toujours par l'intermédiaire de la restriction mentale. Mais Pascal ayant donné lui-même cette explication dans l'exposé de la politique de l'ordre, ne juge pas à propos d'interroger le bon père sur ce point connu et accordé.

De telles imputations étaient écrasantes, si elles étaient vraies ; et comment n'auraient-elles pas été vraies ? Avait-on seulement le loisir d'en douter sous la pression de cet interrogatoire si vif, si serré, où les questions ne succédaient aux questions que pour faire jaillir à chaque réponse un nouvel aveu, les citations aux citations que pour renforcer chaque grief d'un grief plus odieux encore ? Pouvait-il ne pas avoir raison, cet écrivain si plaisant et si sévère, si bref et si clair, si rapide et si complet, dont ses adversaires eux-mêmes ont dit qu'on n'avait encore rien vu, en notre langue, de ce caractère[23] ? Pour une multitude de gens qui se croient logiciens, le talent est un brevet d'infaillibilité. Le premier effet fut assourdissant ; il émut la cour qui demanda des explications au père Annat, confesseur du roi ; il déconcerta les jésuites eux-mêmes par l'embarras de choisir entre tant de coups à parer en même temps, et de lancer trait pour trait la riposte. Mais enfin, au bout de quelques semaines, les esprits se remettant de la surprise, la réflexion permit de reconnaître les moyens de défense, et les réfutations commencèrent[24]. L'agresseur put craindre de sérieuses contradictions. On lui représenta à priori qu'il n'avait pas le droit d'attribuer à tous les jésuites les opinions de quelques-uns d'entre eux, ni à l'ordre des jésuites tout seul des opinions soutenues avant eux par d'autres congrégations, ou par des docteurs accrédités tels que saint Thomas, et même saint Augustin ; réclamation tellement fondée, que Voltaire lui-même en reconnaît la justesse[25]. Pour le fond des choses, on lui prouva qu'il citait mal ou frauduleusement, qu'il avait falsifié onze fois Lessius sur onze citations de ce théologien, cinq fois Sanchez sur cinq citations, deux fois Layman sur deux citations ; qu'il fabriquait des textes pour en tirer des commentaires à son avantage, qu'il s'arrêtait au milieu d'un raisonnement, prenant la seconde prémisse pour la conclusion, qu'il imputait à un auteur l'opinion que cet auteur ne rapportait que pour la réfuter ; qu'il ne distinguait pas, faute d'entendre la langage théologique, la spéculation de la pratique, qu'il prenait telle décision particulière, fort raisonnable dans un cas spécial, pour une décision générale qui serait en effet très-blâmable du moment qu'on voudrait l'appliquer dans tous les cas... etc., etc.[26] Ces réfutations manquaient de talent, il faut en convenir, ou au moins de ces formes vives qui étincelaient dans les Provinciales ; elles étaient lourdes par leur bagage de preuves, et ennuyeuses comme la raison toute seule. Elles ne pouvaient guère trouver faveur auprès d'une opinion toute faite, trop contente d'elle-même pour n'en être pas sûre, trop intéressée à son sens pour consentir même à le vérifier. Cependant elles avaient cette force des faits qui tôt ou tard s'ouvre une issue, et s'impose à l'attention ; aussi Pascal lui-même comprit qu'il fallait répondre.

Il le comprit si bien qu'il changea d'adresse et de ton. Il n'écrivit plus au Provincial, mais aux pères jésuites directement, les prenant corps à corps, comme pour faire voir qu'il ne les craignait pas. Après avoir essayé de justifier, par l'exemple même de Dieu, le ton railleur qu'on lui reprochait (onzième Provinciale), il le quitta pour prendre celui de l'indignation, de la justice offensée, de l'innocence calomniée. Il revient sur les doctrines qu'il avait imputées aux jésuites touchant la simonie, l'aumône, l'homicide, pour se justifier en renforçant ses accusations. Il s'anime, il se passionne dans cette lutte personnelle ; il s'élève plus d'une fois à une éloquence que ses admirateurs ont égalée à Démosthène, à Chrysostome et à Bossuet. L'histoire impartiale ne conteste pas ces éloges à l'écrivain éminent, à la forme et à la véhémence de son style, mais elle a le droit d'affirmer que, dans les dernières Provinciales aussi bien que dans les premières, le fondement était faux, comme dit Voltaire, que les raisonnements portaient encore sur des citations tronquées, sur des sens dénaturés, sur des interprétations arbitraires[27]. Il n'y a qu'un point sur lequel il peut avoir raison, et dont il tire un avantage qui a eu un long retentissement, c'est l'article de la calomnie. Dans la chaleur du combat, les jésuites avaient répété des bruits qui circulaient sur Jansénius, Arnauld, Singlin, Saint-Cyran ; de ces faits qu'il est toujours difficile de prouver, même quand ils sont vrais, et dont il est plus conforme à la discrétion de ne pas faire usage. En particulier le P. Meynier avait lancé un livre contre Port-Royal où il accusait cette maison d'être d'accord avec Genève sur l'Eucharistie. Quoiqu'il raisonnât un peu à la manière de Pascal, sur des apparences, sur des actes ou des doctrines attribués aux principaux jansénistes, il avait trop facilement formulé l'imputation d'hérésie. Des jésuites graves le reconnaissent franchement[28]. Pascal saisit ce moyen d'écraser ses adversaires ; et sans se souvenir de toutes les calomnies qu'il a débitées contre leurs livres et leur politique, il les dénonce comme des menteurs qui trompent le monde depuis longtemps et dont il faut détruire la réputation (quinzième et seizième Provinciale). Il entasse leurs mensonges à côté des vertus de ceux qui en sont les victimes. Il oppose à leurs outrages la piété de ces innocents qui prient pour leurs persécuteurs. Il dresse contre eux les témoignages irrécusables de religieux ou de prêtres honorables ; il les somme d'apporter leurs preuves ou de courber la tète sous l'infamie, et il ne trouve qu'une réponse à faire à chacune de leurs imputations : mentiris impudentissime, formule désormais toute prête pour quiconque voudra abattre les jésuites d'un seul mot, sonore et consacré. Ici encore la charge est éblouissante, irrésistible ; on ne voit pas du premier coup par où l'ennemi pourra reformer ses rangs et reparaître avec confiance au combat.

Malheureusement pour cet impétueux vengeur de la vérité, on reconnaît, après réflexion, qu'il ne se ré-fuse pas le mensonge à lui-même, quand il en a besoin pour lui et pour ses amis. Si quelques jésuites se sont trop pressés d'affirmer ce dont ils n'étaient pas bien sûrs, Pascal ment de son côté sciemment, et de la manière la plus hideuse qu'il reproche à ses ennemis, c'est-à-dire par l'équivoque et par la restriction mentale. Dans cette seconde série de lettres, il veut tromper le public sur sa personne, ses intelligences, ses intentions ; il voudrait bien faire accroire une chose fausse ; il use donc de termes ambigus en les faisant entendre dans un autre sens qu'il ne les entend lui-même. Je suis seul, dit-il, sans force et sans aucun appui humain contre un si grand corps[29]. Et pour quoi compte-t-il donc l'hôtel de Nevers, et les distributeurs et les prôneurs des lettres, et les fournisseurs de citations ? Je ne suis pas de Port-Royal, dit-il ailleurs[30], et je n'ai jamais eu d'établissement avec eux (les pieux solitaires). Et que signifie l'ingénieuse habileté d'Arnauld à tirer si bon parti de la vente des petites lettres, et la vanité que Port-Royal a tirée plus tard d'avoir abrité l'auteur des Provinciales ? Évidemment Pascal, à force d'étudier les corrupteurs de la morale, s'est laissé corrompre par eux. Il est devenu maitre dans l'art de démentir tout bas ce qu'il prononce tout haut. Il dit tout haut : Je suis seul, et tout bas : quand je rédigé mes lettres dans mon cabinet ; tout haut : je ne suis pas de Port-Royal, et tout bas : parce que je n'habite pas sous le même toit, et que j'ai déménagé dernièrement ; tout haut : je ne suis pas Port-Royal ; et tout bas : parce que je ne tiens pas de ces gens-là le talent que je mets à leur service. Les animaux d'Escobar n'étaient pas en vérité plus subtils ; et voilà le jésuitisme entré dans les mœurs du plus impitoyable pourfendeur des jésuites. Ses amis eux-mêmes en conviennent, au moins de nos jours (Sainte-Beuve).

On pouvait donc répondre aux Provinciales, et on y a répondu à la satisfaction de tout lecteur impartial. Ce ne sont pas les jésuites qui ont introduit le relâchement dans la morale. A part quelques exceptions, comme il s'en glisse dans tous les corps, la masse de leurs théologiens est restée fidèle à la saine doctrine. Ils n'ont pas voulu rendre la religion sombre comme le faisaient les jansénistes, ni ravir à Dieu les attributs de la miséricorde pour ne lui laisser que l'appareil effrayant de la justice. Mais tout en ménageant la faiblesse humaine pour la rassurer, en la soutenant par la patience, ils ont conservé à l'Évangile ses sévérités légitimes, et au chrétien le devoir de se maintenir en dignité par la rectitude de ses œuvres. Cependant l'opinion contraire a prévalu au XVIe siècle, et prévaut encore dans un monde assez étendu. Aux jansénistes la vertu, aulx jésuites la licence. Aux premiers la gloire de réformateurs persécutés, aux seconds l'odieux du vice persécuteur. En vain le règlement des mœurs personnelles[31] des jésuites était si connu, que Pascal lui-même était obligé de le proclamer ; en vain Voltaire déclare intacts leur désintéressement, leur probité, leur sobriété, leur chasteté[32] ; il faut que leur théologie soit détestable si leur vie est pure, que ce qu'ils disent, malgré ce qu'ils font, soit la ruine de toute morale religieuse et civile. Escobar est le type, immortellement ridicule ou flétri, des casuistes complices du mal, et le jésuitisme est le nom de la duplicité et de l'intrigue. Voilà le jugement que les Provinciales imposent depuis deux siècles, et telle est la domination d'un talent supérieur. Les jésuites reconnurent dès le principe que ces lettres leur faisaient un grand tort ; car la plupart des gens qui n'avaient ni le temps ni l'esprit d'en examiner le fond, ne doutaient pas de la vérité des reproches qu'on leur faisait sur leur morale. Ce fut une plaie trop sanglante et trop profonde pour ne pas durer aussi longtemps qu'elle dura[33]. Le parti janséniste atteignit ainsi le but qu'il s'était proposé, de discréditer ses adversaires les plus actifs. Mais le principal objet de ses efforts lui manqua tout à fait, celui qu'il avouait d'autant moins qu'il le poursuivait avec plus (l'ardeur. Il s'agissait, par la diversion sur la morale, de faire oublier la question dogmatique, et d'éluder l'effet du jugement pontifical sur les cinq propositions ; ni l'autorité ecclésiastique ni l'autorité civile ne se laissèrent prendre à cette ruse.

Au milieu du bruit éclatant des Provinciales qui durait depuis un an (23 janvier - décembre 1656), l'assemblée du clergé avait à cœur avant tout de faire recevoir et exécuter la bulle et le bref d'Innocent X. Elle préparait un formulaire de foi à signer par tous les ecclésiastiques, pour assurer dans le royaume très-chrétien l'unité de la doctrine. Rome la secondait activement. Le procès d'Arnauld en Sorbonne, la distinction qu'il prétendait établir entre les cinq propositions et Jansénius, condamnant les unes et soutenant l'orthodoxie de l'autre, avait provoqué le zèle d'Alexandre VII contre cette subtilité que le texte littéral de la bulle et du bref arguait absolument de mensonge, puisque Jansénius était formellement nommé dans ces deux actes. Il publia lui-même une nouvelle bulle, le 16 septembre 1656, dans laquelle il déclara qu'ayant assisté, comme cardinal, à toutes les congrégations qui avaient eu lieu sous Innocent X, pour l'examen des cinq propositions, il attestait qu'elles étaient tirées du livre de Jansénius, et qu'elles avaient été condamnées dans le sens auquel cet auteur les avait expliquées. Il les condamnait à son tour et les imputait à Jansénius comme expression fidèle de toute sa doctrine, et menaçait des peines canoniques les récalcitrants. Pour tout chrétien soumis à l'Église, un langage aussi catégorique devait lever tous les doutes. L'assemblée du clergé expédia à tous les évêques absents un formulaire de soumission aux constitutions des papes Innocent X et Alexandre VII, et la reine insista auprès de Mazarin pour que les bulles pontificales fussent enregistrées au Parlement. La question étant ainsi ramenée à son principe, le jansénisme perdait tout le terrain qu'il croyait avoir gagné par une querelle accessoire ; les deux puissances étant d'accord contre lui, il était bien difficile que la réalité de sa condamnation ne fût évidente à tous les yeux.

Pour détourner ce coup fatal à leur orgueil, le parti mit en mouvement tous ses écrivains et toutes ses alliances. Pascal, contraint cette fois de défendre le cœur de la place et non plus ses approches, quitta la guerre aux casuistes pour reprendre la cause de la grâce. C'est le sujet de la dix-septième et de la dix-huitième Provinciale, les deux dernières (23 janvier, 21 mars 1657). Il s'acharna à démontrer que le jansénisme n'était qu'un fantôme d'hérésie : los amis de Jansénius condamnaient les cinq propositions, mais ces propositions n'étant pas dans Jansénius, il n'y avait pas d'hérésie à dire qu'elles n'y étaient pas. Sur la question de droit tous les chrétiens étaient J'accord. Sur la question de fait chacun gardait sa liberté parce que ni le pape ni l'Église n'étaient infaillibles dans les faits, comme le prouvait l'exemple des papes Hormisdas et Honorius. Sur la question de droit, il se contredisait lui-même, car il soutenait la doctrine qu'il avait combattue dans la première Provinciale, et il se réconciliait avec les Thomistes dont il s'était moqué[34]. Mais qu'importait la contradiction à un an de distance ? Sur la question de fait, il osait, en présence des deux bulles si explicites, avancer que le pape actuel n'avait pas fait examiner ce point depuis son pontificat, et que son prédécesseur Innocent X avait fait seulement examiner si les propositions étaient hérétiques, et non pas si elles étaient de Jansénius[35] : outrecuidance si flagrante que les amis de Port-Royal eux-mêmes lui appliquent le nom d'insigne mensonge infligé par Alexandre VII à une pareille assertion[36]. Mais qu'importait le mensonge quand on savait bien que le public, qui ne lit pas les réponses, le tiendrait pour vérité ?

Un autre solitaire, Lemaitre acné, reprenait pour combattre la bulle, son ancien métier et son nom d'avocat. Il lança (1er juin 1657) une lettre anonyme[37] pour faire appel à l'intérêt privé, non-seulement des ecclésiastiques, mais encore des laïques, aux partisans des libertés gallicanes, à la dignité des évêques, aux prétentions du Parlement, tous menacés par la signature du formulaire ou par l'enregistrement de la bulle. Le formulaire, à l'entendre, est tout simplement une nouvelle inquisition qui va assujettir et brider la France comme les autres peuples. Exiger la signature sous les peines portées contre les hérétiques, c'est dépouiller de leurs bénéfices tous ceux qui croiront en conscience ne pas devoir signer ; or, combien de pères verront leurs fils perdre les bénéfices qu'ils ont eu tant de peine à leur procurer ! L'inquisition une fois en train, croîtra en peu de temps : les particuliers même n'y échapperont pas ; sur une dénonciation, un soupçon, un discours un peu libre touchant les bulles nouvelles, leurs biens seront mis en compromis. Et que peuvent penser les évêques d'une bulle qui les rabaisse, en les appelant non pas frères, non pas fils, mais mineurs, car le pape, parlant de lui-même quand il n'était que cardinal et évêque, dit qu'il était alors in minoribus ? De quel droit le pape impose-t-il ses décisions personnelles, une bulle qu'il a faite tout seul, sans le concours de cardinaux, un de ces motu proprio qu'on ne reçoit pas en France où l'on ne veut pas d'infaillibilité parce qu'on ne veut pas d'esclavage. Le roi lui-même souffrira-t-il qu'on inflige les peines indiquées par la bulle ? Appartient-il au pape de menacer de peines les sujets du roi ? C'est au Parlement d'en juger, comme c'est à lui d'empêcher que, par l'enregistrement, tant de prétentions extravagantes deviennent lois de l'État. C'est même au Parlement de prononcer définitivement sur la bulle, car elle ne porte que sur un point de fait, et les parlements sont les juges légitimes et naturels des questions de fait qui se rencontrent dans les matières ecclésiastiques. On aura donc le plaisir de le voir examiner régulièrement, en pleine assemblée des chambres, si les propositions sont dans le livre de Jansénius ; on verra le jugement du pape exposé au jugement du Parlement. Cet espoir est la meilleure sûreté contre l'établissement d'une chose aussi honteuse et aussi insupportable que l'inquisition.

Ces oppositions ranimaient trop d'instincts de résistance pour demeurer tout à fait stériles. D'une part, la signature du formulaire fut ajournée par suite des intrigues de quelques prélats, amis de la secte, qui contestèrent à l'assemblée du clergé le droit de s'ériger en concile national. De l'autre, pour dissiper le fantôme de l'inquisition, pour ne pas laisser craindre au Parlement une juridiction rivale, Mazarin consentit à insérer dans la déclaration royale relative à l'enregistrement quelques clauses restrictives ; on devait dire que la bulle ne conférait aux officiers de l'inquisition aucune autorité en France, et n'accordait aux évêques du royaume aucune juridiction nouvelle. Mais l'enregistrement de la bulle était décidé. Outre le sentiment religieux qui animait la reine à cette démonstration, Mazarin était déterminé à punir, dans les jansénistes, les complices du cardinal de Retz. Cette rancune, qui se comprend facilement, ne faisait doute pour personne. Les étrangers, pour qui l'opinion est le principal moyen de connaître les affaires, en parlent comme Mademoiselle qui faisait en ce moment, avec tant d'admiration, sa visite à Port-Royal : Ce qui fait qu'on leur en veut, dit un Hollandais alors de passage dans Paris[38], c'est qu'ils sont fort amis du cardinal de Retz, et qu'on croit que c'est une faction qu'il a dans l'État ; jusque-là qu'on soupçonne que, pendant l'assemblée du clergé, ce sont eux qui ont écrit en sa faveur, qui ont fait tenir de ses lettres et quelquefois si fraîches qu'on a presque été persuadé à la cour qu'il était à Paris caché parmi eux. Le ministre commença par faire arrêter un imprimeur et un libraire, à la fois éditeurs des Provinciales, et suspects de mettre en circulation les écrits de l'incorrigible fugitif[39]. Il travailla à paralyser les volontés hostiles qui eussent été capables de remuer dans le Parlement. Le premier président Bellièvre, ami de Retz[40], étant mort, au lieu de lui donner immédiatement un successeur, il laissa indéfiniment au président Nesmond, plus commode, le soin de remplir l'intérim. Averti que plusieurs magistrats voulaient demander une assemblée des chambres, si l'on présentait la bulle pendant l'absence du roi, alors retenu en Champagne ou en Flandre, il remit l'enregistrement à la fin de la campagne, à un temps où le roi pourrait venir en personne signifier sa volonté. Il espérait bien aussi que quelques avantages obtenus sur les ennemis du dehors ne nuiraient pas au succès de la lutte contre les résistances intérieures. La prise de Montmédy et de Saint-Venant, l'occupation de Mardick et l'attitude de Turenne en Flandre lui donnèrent eu effet raison.

Le 19 décembre 1657, le roi accompagné du régiment des gardes, précédé des cent-suisses, et environné des gardes du corps, entra au Parlement suivi du duc d'Anjou, son frère, du prince de Conti, du cardinal Mazarin, des ducs et pairs, des maréchaux de France, et de tous les autres officiers de la couronne qui étaient alors à la cour, pour y tenir son lit de justice, l'action la plus célèbre et la plus auguste qui se fasse dans le royaume[41]. Le chancelier exposa les intentions du roi sur la publication, l'enregistrement et l'exécution de la bulle d'Alexandre VII, jointe à celle d'Innocent X, touchant la condamnation des cinq propositions et de la doctrine de l'évêque d'Ypres. Le président Nesmond parla ensuite contre la nouvelle opinion, dénonçant les dangers qu'elle renfermait, louant le zèle que le roi déployait contre elle. L'avocat général, Denis Talon, conclut à la soumission aux volontés du roi. 11 était pourtant suspect de jansénisme ; il lui échappa même certaines paroles sur l'autorité du pape et des conciles, dont le nonce crut avoir à se plaindre. Mais il reconnut que, dans l'état présent des choses, la convocation des conciles étant moralement impossible, il était absolument nécessaire qu'il y eût dans l'Église une autorité pour empêcher le progrès des erreurs. Il traita les jansénistes de gens dangereux dans un État par leurs cabales ; il présenta comme nécessaire la répression d'une doctrine que ses auteurs avaient enseignée dans récole et publiée dans les cercles et les assemblées les plus considérables de la ville par leurs livres et par leurs écrits. L'enregistrement passa sans contestation.

L'accord, ainsi consommé entre l'autorité spirituelle du pape et l'autorité temporelle du roi, était un coup terrible pour la secte. Dès lors que les décisions pontificales devenaient lois de l'État, le bras séculier pouvait intervenir dans les affaires de la conscience ; les censures de l'Église pouvaient être exécutées par la force du prince. Telle était la coutume de ce temps, que notre temps n'admet plus, et ce fut plus tard l'origine de rigueurs que nous apprécierons en leur lieu. Aussi, pour échapper à la puissance royale, les jansénistes se risquèrent à lui donner contre eux un nouveau grief personnel. Le cardinal de Retz semblait s'endormir depuis quelque temps dans son exil salarié par le parti. ils essayèrent de ranimer sa turbulence à leur avantage, de troubler encore une fois l'État pour une cause ecclésiastique, afin de se soustraire à la juridiction de l'État. Retz était à Rotterdam (1658). On lui dépêcha d'Asson de Saint-Gilles, le menuisier de Port-Royal, un des solitaires les plus habiles en diplomatie. Ce négociateur offrit à l'exilé tout le crédit et la bourse de leurs amis qui étaient en grand nombre et fort puissants, s'il voulait tenter quelque coup d'éclat, faire un mandement capable de jeter le trouble dans les esprits, et déconcerter le ministre, ou établir au moins quelque règlement qui eût pour effet d'arrêter les poursuites contre la secte. Saint-Gilles qui connaissait l'homme le tentait par l'espérance la plus séduisante pour lui ; il lui faisait entrevoir dans cette agitation vigoureusement appuyée par une faction considérable, un moyen de renverser Mazarin, et de s'élever lui-même au ministère[42]. A la grande surprise de ses complices, l'exilé ne se laissa pas prendre. Tant d'entreprises stériles paraissent l'avoir découragé ; l'assemblée du clergé ne l'avait pas assez bien défendu ; il en était mécontent. Les jansénistes, trop entêtés à soutenir une question d'école abstraite, semblaient ne prendre sérieusement sa cause en main que lorsque leurs intérêts particuliers les y portaient. On dit même que, dans ce temps, il avait offert à la reine de se déclarer contre eux, à la condition d'être rétabli dans son archevêché. Il ne fit donc aucune attention à leurs propositions, comme s'il eût voulu rebuter tous ceux dont il pouvait espérer quelques secours. C'est la plainte d'un confident (Guy Joly) qui ne peut lui pardonner cette inertie. Les événements de l'année 1658, la bataille des Dunes, le désarroi où fut jeté le parti des derniers frondeurs, n'étaient pas de nature à lui rendre plus d'espérance ou plus d'audace. La fin de la guerre étrangère détruisait tous les calculs des partisans de la guerre civile.

Le jansénisme était contraint de se taire comme un condamné, de se résigner à l'enregistrement de la bulle, de laisser régner l'étoile du cardinal Mazarin. Ce n'est pas que tout fût perdu pour lui. Il restait encore bien de l'espace à son action secrète ; il lui surgissait de nouveaux renforts. Le diocèse de Paris, sans archevêque, sans autorité régulière pour contrôler la doctrine, sous des grands-vicaires à institution suspecte, livrait à la morale étroite et à la prédestination un champ où les prédicateurs et les curés jansénistes ont abondamment semé, pour récolter un jour l'indifférence ou l'incrédulité. L'obstination du cardinal de Retz à refuser sa démission a assuré ce triomphe à l'hérésie. Si la Fronde, après une lente agonie, rendait enfin le dernier soupir, les noms les plus retentissants de cette cabale la renouvelaient déjà sous une autre forme, en se mettant à la tète des partisans de l'opinion condamnée. La duchesse de Longueville, après tant de révoltes et de désordres, ramenée aux pensées sérieuses par sa tante la duchesse de Montmorency, réconciliée avec son mari, embrassait, sous l'influence d'un curé de Rouen, la vie d'expiations dont sa conscience lui faisait un besoin (1657-1658). Le prince de Conti, devenu bon serviteur du roi, se laissait gagner, pendant un séjour en Languedoc, par l'évêque d'Aleth, et sa femme, la propre nièce de Mazarin, qui l'adorait, entrait avec toute l'ardeur de son amour conjugal dans le parti. Une doctrine qui recrutait ses adeptes dans la famille royale même, n'était vraiment pas anéantie : le jansénisme, avec le concours de semblables protecteurs, entreprendra une nouvelle campagne après la paix des Pyrénées.

 

 

 



[1] Ils avaient imaginé un tableau à trois colonnes, où ils distinguaient et discutaient les divers sens possibles des propositions, le sens hérétique ou calviniste qu'ils répudiaient, le sens catholique selon eux qu'ils adoptaient, et le contre-pied de celui-ci qu'ils imputaient aux molinistes adversaires.

[2] Voltaire : Siècle de Louis XIV, ch. XXXVII.

[3] On croit savoir aujourd'hui que l'académicien et la précieuse étaient des personnages réels. La précieuse, d'après une indication de Racine, devait être mademoiselle de Scudéry ; l'académicien, selon M. de Sainte-Beuve, devait être Chapelain.

[4] Préface des Pensées, composée dix ou onze ans après l'époque où Pascal a commencé à les écrire.

[5] Préface des Pensées.

[6] La discussion fut longue entre le frère et la sœur. Jacqueline, dans une lettre interminable, raconte toutes les tribulations qu'elle en ressentit, et les consolations que lui apportait notre mère (Angélique). Victor Cousin.

[7] C'est se rendre coupable d'un des plus grands crimes en engageant un enfant de son Age, de son innocence et même de sa piété, à la plus périlleuse et la plus basse des conditions du christianisme. Les maris, quoique riches et sages suivant le monde, sont en vérité de francs païens devant Dieu, de sorte qu'engager une enfant à un homme du commun, c'est une espèce d'homicide et comme un déicide en leurs personnes. Victor Cousin, Épilogue de Jacqueline Pascal.

[8] On m'a fort congratulée pour la grande ferveur qui vous élève ti fort au-dessus de toutes les manières communes, que vous mettez les balais au rang des meubles superflus. Il est nécessaire que vous soyez, an moins durant quelques mois, aussi propre que vous êtes sale, afin qu'on voie que vous réussissez aussi bien dans l'humble diligence n vigilance sur la personne qui vous sert que dans l'humble négligence de ce qui vous touche ; et après cela, il vous sera glorieux et édifiant aux autres de vous voir dans l'ordure, s'il est vrai toutefois que :e soit le plus parfait, dont je doute beaucoup, parce que saint Bernard n'était pas de ce sentiment. Jacqueline à Pascal, 1er décembre 1655.

[9] Pascal, Pensées, seconde partie, art. 47-78.

[10] M. Sainte-Beuve : Port-Royal ; René Rapin, Mémoires, t. II. Il est curieux de rapprocher ici le témoignage d'un ami et celui d'un adversaire. Pascal, dit N. Sainte-Beuve, avait le mérite de la franchise. L'entêtement d'Arnauld et des antres comment peut-il être qualifié ? L'épithète de bête échappe à M. Sainte-Beuve.

[11] Saint-Gilles, cité par Sainte-Beuve.

[12] Le P. Daniel : Entretiens de Cléandre et d'Eudoxe. L'abbé de Rancé, encore jeune et abbé du monde, se mêlait aussi bien aux jansénistes qu'il s'était lié avec les frondeurs. Cet aveu n'infirme en rien la valeur et la sincérité de sa conversion ultérieure et de sa réforme, non plus que la fermeté de ses déclarations contre le jansénisme, et la netteté de son adhésion aux bulles des papes sur le fait et sur le droit. Voir notre Histoire de la Trappe.

[13] On a cité plusieurs miracles de la sainte épine à Port-Royal. Le premier aurait eu lieu le vendredi de la mi-carême 1656, sur la personne d'une nièce de Pascal, pensionnaire au couvent. M. Sainte-Beuve croit à une illusion ; il s'impatiente de la ténacité des jansénistes à soutenir la réalité du fait miraculeux ; mais il laisse voir que, s'il n'y croit pas, c'est parce qu'il est en disposition de ne croire à aucun miracle. L'annotateur des Mémoires de Rapin dit que, si le miracle est fabriqué, Pascal aurait été plutôt trompé que trompeur. Ce que rapporte Guy Patin des médecins dont le témoignage a été invoqué, rend ce témoignage fort suspect. Le chirurgien refusa de témoigner (Léon Aubineau). Pour nous, il nous suffit d'un argument à priori, très-catholique assurément, parce que c'est celui do Vincent de Paul : De dire que les miracles que fait la sainte épine à Port-Royal semblent approuver la doctrine qui se professe en ce lieu-là, vous savez celle de saint Thomas, qui est que Dieu n'a jamais confirmé les erreurs par des miracles ; la vérité ne peut autoriser le mensonge, ni la lumière les ténèbres. Or, qui ne voit que les doctrines soutenues par ce parti sont des erreurs, puisqu'elles sont condamnées. Si donc Dieu fait des miracles, ce n'est pas pour autoriser ces opinions qui portent à faux... Abelly, liv. II, ch. XII.

[14] Rapin, Mémoires, t. II, p. 364 : J'avoue que Pascal a raison de railler de la simplicité de ces pères, rien n'étant si honteux que la sotte complaisance qu'on a de son prétendu mérite, et cet auteur a raison de tirer grand avantage d'une si grande simplicité. Mais a-t-il raison de railler tout ce qu'il y a de jésuites au monde, du peu de finesse qu'ont les Flamands par la qualité de leur air natal, et par l'état de leur tempérament ?

[15] P. Daniel, Entretiens de Cléandre et d'Eudoxe : Escobar est un grand ramasseur, peu exact, et qui cite à faux de temps en temps, faute d'y avoir bien pris garde : témoin le cas du jeûne, où il cite Filliucius, qui ne dit pas un mot de ce qu'il lui fait dire.

[16] Cinquième Provinciale.

[17] Cinquième provinciale.

[18] Sixième Provinciale.

[19] Sixième Provinciale.

[20] Septième Provinciale.

[21] Neuvième Provinciale.

[22] Neuvième et dixième Provinciale.

[23] P. Rapin : Mémoires, t. II, p. 380.

[24] Le P. Nouet, le P. Annat.

[25] Voici le jugement de Voltaire : Tout le livre portait sur un fondement faux. Ou attribuait adroitement à toute la société les opinions extravagantes de plusieurs jésuites espagnols et flamands. On les aurait déterrées aussi bien chez des casuistes dominicains et franciscains ; mais c'était aux seuls jésuites qu'on en voulait. On tâchait, dans ces lettres, de prouver qu'ils avaient un dessein formé de corrompre les mœurs des hommes, dessein qu'aucune secte, aucune société n'a jamais eu ni ne peut avoir. Mais il ne s'agissait pas d'avoir raison, il s'agissait de divertir le public. Siècle de Louis XIV, ch. XXXVII.

[26] Nous n'avons ni l'intention ni le temps de changer l'histoire en controverse, et d'intercaler dans un récit une réfutation des Provinciales. Aussi bien nous n'avons pas lu tous les casuistes, et nous ne pourrions pas, par nous-même, suivre les accusations une à une, et répondre dent pour dent à chaque morsure de l'agresseur, cependant nous croyons en savoir assez pour affirmer l'exactitude de la plupart des réfutations, et nous croyons utile et juste de confirmer les assertions énoncées dans le paragraphe ci-dessus par quelques exemples vérifiés sur place.

Pascal cite mal ou frauduleusement. Dès le début de ses entretiens avec le bon père, il fait dire par Filliucius qu'un libertin dont les débauches ont ruiné la santé est dispensé du jeûne. Il présente cette doctrine de telle sorte qu'on peut en conclure que le libertin n'a pas péché et qu'il n'a pas de réparation à faire. Or, et M. Sainte-Beuve lui-même a fait cette remarque, Filliucius déclare bien expressément que le libertin est coupable, mais que sa santé étant ruinée, et le jeûne étant capable de rendre sa ruine irréparable, le jeûne n'est pas le genre de pénitence qu'il faut lui imposer ; ce qui ne signifie pas du tout qu'il soit dispensé de faire pénitence. Ailleurs (sixième Provinciale), il crie au scandale parce qu'un jésuite, cité par Escobar, est d'avis que si un religieux a quitté son habit pour se livrer à la débauche, ut fornicetur, il n'y a pas lieu de prononcer contre lui l'excommunication. Ici encore le tour des phrases semble libérer le coupable de toute réparation. Ce mot ut fornicetur, très-habilement placé, rend le pécheur très-odieux et plus odieuse encore l'indulgence dont Escobar parait user envers lui. Or, il ne s'agit nullement, dans l'argumentation du jésuite, de soustraire le religieux criminel au juste châtiment qu'il a mérité. Il n'est question que de savoir si, la fuite ayant-été secrète par le changement d'habit, il convient de la révéler tout haut par l'excommunication, qui est une dénonciation ‘publique’. Mais quand cette excommunication ne serait pas prononcée, le coupable n'en devrait pas moins une pénitence sévère pour sacrilège et impiété. Voilà la doctrine du jésuite. Si Pascal l'eût expliquée tout entière, il n'y aurait pas eu le mot pour rire. (P. Rapin.)

Pascal fabrique des textes. La plus grave de ces falsifications s'applique à un passage du jésuite Valentia, à propos de la simonie. Ce jésuite pose la question de savoir s'il y a simonie à offrir un bien temporel pour un bien spirituel, c'est-à-dire à donner à un prêtre ou à un pauvre une rémunération pécuniaire pour les prières ou les cérémonies qu'on lui demande, et il répond, avec saint Thomas, qu'il n'y a pas simonie dans cet usage universel de l'Église, dans ces offrandes quibus minisiri aluntur. Au lieu de le citer textuellement, Pascal le fait parler de la sorte : Si l'on donne un bien spirituel pour un temporel, c'est-à-dire de l'argent pour un bénéfice, et qu'on donne l'argent comme le prix du bénéfice, c'est une simonie véritable ; mais si on le donne comme le motif qui porte la volonté du bénéficier à le résigner, non tanquam pretium beneficii, sed tanquam motivum ad resignandum, ce n'est pas simonie. Or, il est impossible de trouver dans Valentia, à propos de cette question, le mot de bénéfice, qui signifie tout autre chose qu'une messe ou une prière dite à l'intention de celui qui fait l'offrande. Et le texte latin cité par Pascal n'existe nulle part. La fraude était si flagrante, que, aux éditions suivantes des Provinciales, Pascal supprima le texte latin fabriqué par lui ou par ses amis ; mais il conserva la traduction qu'il en avait donnée et le commentaire qui en ressortait.

Pascal prend une moitié de raisonnement pour le raisonnement tout entier. Le jésuite Vasquez veut établir sur quel principe est fondée l'aumône. Divers théologiens, entre autres Cajetan, qui n'est pas jésuite, ont avance que ce principe était le superflu. Vasque : répond qu'il est quelquefois difficile à un riche de trouver du superflu, que le train de vie d'un homme peut lui rendre nécessaire tout ce qu'il possède, et que dès lors bien peu de gens seront obligés à faire l'aumône. Pascal s'arrête sur cette pensée, et impute à Vasquez la volonté de dispenser les riches de l'aumône. Or, Vasquez ne s'arrête pas, lui, en chemin. Le superflu lui paraissant difficile à définir et à reconnaître, il en conclut qu'il faut donner pour principe à l'aumône le précepte de la charité, et qu'en vertu de ce précepte, il faut parfois prélever l'aumône sur le nécessaire. Quelle est donc la bonne foi de Pascal ? Il essaya plus tard, dans la douzième Provinciale, de justifier son jugement sur Vasquez ; mais il ne se tira des citations vraies et péremptoires qu'on lui opposait, que par des arguties sur le nécessaire.

Pascal prend une opinion rapportée par un auteur pour l'opinion de cet auteur même. On vient d'en voir une preuve dans l'exemple de Vasquez ; en voici une autre. Dans la septième Provinciale, sur l'homicide, il impute au jésuite Lessius l'opinion du casuiste Victoria, qui n'est pas jésuite, et que Lessius ne cite que pour la réfuter.

Enfin Pascal érige en maxime générale, applicable à tous les cas, telle décision d'un théologien jésuite qui ne se rapporte qu'à un cas spécial, où elle peut, en effet, être très-vraie. Dans la sixième Provinciale, il fait proclamer par le bon père qu'en morale il faut suivre, non pas les anciens pères, mais les nouveaux casuistes, et il donne comme maxime générale cette décision de Filliucius : Que les lois de l'Église perdent leur force quand on ne les observe plus : Cum jam desuetudine abierunt. Cette proposition ainsi exprimée, peut être une maxime fausse et dangereuse, au lieu que, dans l'occasion où Filliucius s'en sert, elle est la plus raisonnable du monde... Filliucius traite des peines décernées contre les blasphémateurs, soit dans l'Ancien Testament par Moïse, soit dans le nouveau par les conciles et les constitutions des papes. Sur quoi il dit que les confesseurs devraient imposer ces peines, même dans le for de la conscience, c'est-à-dire dans le tribunal de la confession, si elles étaient encore en usage ; mais que les unes n'y ont jamais été dans l'Église, et que les autres ont cessé d'y être : At vel receptœ nunquam sunt, vel jam desuetudine abierunt. Y a-t-il rien de plus vrai que ce point de fait, et cette maxime a-t-elle jamais été appliquée plus à propos ? C'est pourtant de cet endroit qu'on la détache pour prouver que les jésuites se moquent de l'ancienne discipline, et qu'ils en font céder toutes les règles aux maximes frivoles de leurs casuistes. P. Daniel, Entretiens de Cléandre et d'Eudoxe.

On peut réfuter de la même manière tout ce qu'il impute aux jésuites sur le droit accordé par eux aux chrétiens de ne pas fuir les occasions du péché, et même de les rechercher. Les exemples allégués par les jésuites, mais non rapportés par Pascal, ne concernent que des cas exceptionnels et extraordinaires, justifiés même quelquefois par l'Écriture.

[27] Cela est évident, surtout dans la douzième Provinciale, où, pour la simonie, il raisonne comme dans la sixième, confondant le bénéfice avec les autres biens spirituels, puis trouvant enfin un texte du jésuite Tannerus, qui traite du bénéfice, il supprime de ce texte la conclusion, qui condamne comme péché mortel, sinon comme simonie, l'achat d'un bénéfice dans certaines conditions.

[28] Le P. Rapin, Mémoires : Peut-être le P. Meynier a trop donné a ses conjectures sur la foi de Port-Royal à l'égard du Saint-Sacrement... On ne laisse pas de croire, à Port-Royal, au Saint-Sacrement, à (pion rend de si grands honneurs, quoique Saint-Cyran, Arnauld, Singlin, la mère Agnès aient eu des sentiments particuliers sur ce mystère. Ainsi je ne suis pas de l'avis du P. Meynier, qui ne me semble pas avoir tout à fait raison dans les reproches qu'il fait à ces religieuses de Port-Royal en son livre de Port-Royal et Genève... Et le grand détail que fait Arnauld des endroits où lui et Saint-Cyran ont parlé favorablement du Saint-Sacrement dans leurs ouvrages, devrait contenter ce père.

[29] Douzième Provinciale.

[30] Seizième et dix-septième Provinciale.

[31] Sixième Provinciale : On voit assez, par le règlement de nos mœurs, que si nous souffrons quelque relâchement dans les autres, c'est plutôt par condescendance que par dessein.

[32] Voltaire a plus d'une fois rendu justice aux jésuites. Il le fait d'un air assez piquant dans un petit pamphlet intitulé : Maladie, mort et apparitions du jésuite Bertier. Il suppose que ce mort appareil à un de ses confrères pour lui expliquer quel est le péché qui damne les jésuites. Bertier a visité dans leurs cavernes les sept péchés capitula. La luxure lui a dit que ce n'est pas elle qui a l'honneur de damner les jésuites ; que, en général, sauf quelques petites exceptions, elle ne se mêle pas de leurs affaires : La Volupté n'est pas faite pour tout le monde. L'avarice n'a damné que quelques pères procureurs. La gourmandise fit signe que nous n'étions pas dignes d'elle. L'envie déclara que les jésuites ont trop bonne opinion d'eux-mêmes pour recourir une malheureuse comme elle, qui n'a que la peau sur les os. C'est l'orgueil qui damne les jésuites. Assurément, de la part d'un ennemi qui ne pouvait pas tout justifier sans se condamner lui-même, il y a ici assez de concessions pour que les jésuites puissent s'en contenter.

[33] P. Rapin : Mémoires, t. II, p. 456.

[34] Dix-huitième Provinciale.

[35] Dix-huitième Provinciale.

[36] Sainte-Beuve : Port-Royal, t. III, p. 46.

[37] Les familiers de Port-Royal attribuent à Lemaistre cette Lettre d'un avocat au Parlement de Paris à un de ses amis, touchant l'inquisition qu'on veut établir en France.

[38] Voyage de deux Hollandais à Paris en 1657 et 1658, date du 18 décembre 1657.

[39] Supplément aux Mémoires de Retz. Lettre écrite à Mazarin en faveur de ces détenus, 23 juillet 1657.

[40] Guy Joly : Le cardinal de Retz perdit beaucoup à la mort de ce grand et digne magistrat.

[41] Rapin, Mémoires, t. II.

[42] Cette ambassade est révélée par deux témoignages qui n'ont pu se concerter, et qui empruntent ainsi l'un de l'autre une plus grande autorité. Guy Joly et le P. Rapin disent ici la même chose, tant des propositions faites au cardinal, que des refus qu'il y opposa, et des raisons de ce refus. Guy Joly, année 1658 ; le P. Rapin, Mémoires, t. II, p. 189.