II. — Les solitaires de Port-Royal. - Les petites écoles. - Rigorisme de l'éducation. - Système d'études. - Importance donnée à la langue française. - Méthodes pour étudier les langues anciennes. - Grande réputation de ces écoles. L'existence des maisons de Port-Royal avait été troublée par la Fronde des princes. Cette seconde guerre de Paris, non moins fatale que la première aux campagnes voisines, avait obligé les religieuses des Champs à rentrer dans la ville pour échapper aux violences de la soldatesque. Les solitaires, demeurés au dehors, avaient dû pourvoir par eux-mêmes à leur sûreté. Ils montaient la garde, et, quand il le fallait, ils ne reculaient pas devant la nécessité de se battre[1]. Le duc de Luynes leur donna ensuite un abri plus solide derrière les murs et les tours de son château de Vaumurier devenu une citadelle. Quant aux petites écoles du cul-de-sac d'Enfer, elles avaient été dispersées en 1650. La fin de la guerre civile permit de reprendre l'ancien genre de vie (1653). Le duc de Luynes ayant par de nouvelles libéralités agrandi Port-Royal des Champs et bâti un dortoir pour les religieuses[2], toutes celles qui regrettaient le désert, la mère Angélique en tète, retournèrent au cloître dont la force seule avait pu les séparer. Port-Royal de Paris n'en resta pas moins une maison florissante par le nombre des sœurs, et par la présence des pensionnaires illustres établies dans cette retraite depuis quelques années. On y voyait, dans les annexes qu'elles s'étaient fait construire, la princesse de Guéméné, la marquise d'Aumont, la fille du duc d'Atrie, Marie d'Aquaviva, la marquise de Crèvecœur, qui avait une sœur religieuse, la marquise de Sablé, veuve d'un Montmorency de la branche de Laval. La présence de ces nobles adeptes attirait un concours de personnages distingués dont l'enthousiasme entretenait la renommée du lieu. Mais la plus considérable était la marquise de Sablé, par son esprit, ses belles manières, sa table délicate. Elle écrivait agréablement[3], tenait cercle de littérature et de philosophie ; c'est de son salon que sortiront un jour les Maximes de La Rochefoucauld. Loin de dédaigner le bien-être matériel, elle multipliait les petits soins pour elle et pour ses amis, faisait des confitures et de merveilleux ragoûts, composait des élixirs pour les vapeurs et des recettes contre toutes les maladies. Ses dîners étaient si recherchés, que le frère de Louis XIV s'invitait souvent de lui-même, disant qu'il était bien mieux traité que chez lui, quoiqu'il eût d'excellents officiers[4]. A Port-Royal des Champs, la vie des solitaires redevint le plus vif attrait pour la curiosité. Depuis les a grandissements faits par le duc de Luynes, soit au monastère même, soit à la ferme des Granges, il y avait place sans confusion pour les femmes et pour les hommes, dans deux habitations séparées quoique voisines. Mais l'humilité des solitaires, les travaux communs et vulgaires qu'ils préféraient, les rabaissant parfois à la condition de domestiques, ils faisaient à ce titre partie du monastère. Arnauld d'Andilly, intendant des espaliers et des jardins, avait ses entrées libres ; son fils Lusancy était l'homme d'affaires, et ensemençait lui-même les champs. Robert Racine, sieur de Corail, se fit cuisinier, comme l'abbé de Pont-Château était vigneron, et Saint-Gilles d'Asson menuisier. Leur premier droit à l'admiration, comme on le voit par leurs épitaphes, était d'avoir renoncé à leurs vocations extérieures pour servir les religieuses de Port-Royal dans les fonctions les plus abjectes de la vie, et assister à l'office divin célébré par elles. D'autres, d'une nature moins pacifique, pratiquaient une pénitence plus conforme à leur besoin de mouvement. Ainsi La Rivière, ancien cavalier du temps de Richelieu, se souvenant de son état, se fit garde des bois de Port-Royal. Il partait le matin son fusil sur l'épaule, et un tome de Saint-Augustin dans la poche. Sa principale pénitence était de s'exposer à la pluie et au mauvais temps dans ces tournées quotidiennes ; pour se reposer, quand il était las, il prenait son livre et le lisait couché sur l'herbe. Le chevalier de Pontis commençait ses mémoires sur le règne de Louis XIII pendant qu'Arnauld d'Andilly, Lemaitre, Saci son frère, multipliaient leurs écrits, leurs traductions des Pères, leurs plaidoyers pour Jansénius. Les petites écoles reprirent aussi un développement qui a fait de ces années (1653-1660) leur époque la plus brillante. Les religieuses avaient leurs pensionnaires, les solitaires leurs écoliers. Ceux-ci furent dès lors partagés entre trois maisons, aux Granges, au château des Trous, au Chesnay près de Versailles. Nicole et Lancelot professèrent aux Granges, où l'on voit, en 1655, Jean Racine parmi les enfants. Jacqueline Pascal parait avoir été la grande directrice de l'éducation des filles. C'est elle qui rédigea le règlement pour les enfants, et les commentaires qu'elle y ajoute prouvent qu'elle en avait suivi l'application avec la volonté de justifier tous ses préceptes par une expérience personnelle. Son travail peut nous aider à porter un jugement équitable sur un système d'éducation, dont les mérites et les vices ont été trop souvent dénaturés par les passions également partiales des admirateurs et des critiques. L'éducation avait été conçue par Saint-Cyran comme le contrepoids de la corruption humaine. Plus la nature était fatalement emportée au mal, plus il était nécessaire de la retourner au bien par une lutte préventive et incessante. C'était encore une inconséquence vis-à-vis du système de la grâce efficace, puisque, sans cette grâce gratuite et arbitraire, l'éducation n'était pas plus capable de donner à l'homme la force de la vertu que les pénitences n'avaient le mérite de réparer le péché. Mais nous n'en sommes plus à compter les contradictions de l'hérésie. Donc, selon Saint-Cyran, l'enfant resté faible malgré la régénération baptismale, et entraîné par son poids naturel vers la corruption, devait être soustrait au monde qui lui ôte l'innocence, aux collèges dans lesquels il apporte ou prend tous les vices. Il fallait le soumettre à une surveillance qui éloignât de lui les mauvais exemples, et réprimât ses instincts, l'entretenir dans l'ignorance du mal, le préserver de la dissipation qui peut l'y conduire par surprise. De là les soins donnés à la première enfance, dont témoignent encore les méthodes de lecture que les hommes de Port-Royal ne jugèrent pas indignes de leurs élucubrations. De là le petit nombre d'élèves confiés à chaque maitre, et la facilité plus grande pour le maitre de veiller sur les sens de l'enfant qui sont comme la porte de son âme. Nulle précaution ne devait être négligée pour éloigner du jeune ignorant la connaissance du mal. Il ne devait rien voir, rien entendre, qui pût le perdre ; maîtres et domestiques, choisis tout exprès, ne devaient faire devant lui que le bien ; il ne pouvait tout au plus entrevoir le mal qu'à travers les prescriptions de la loi chrétienne comme le contraire du bien recommandé. La dissipation étant de nature à égarer l'esprit, il était bon de la prévenir par une occupation continuelle, d'éviter la pratique et la pensée des choses inutiles, si ce n'est qu'on en parlât pour les condamner, pour apprendre que les grandeurs du monde, ses richesses et ses plaisirs, sont autant de pièges. Les amusements avaient aussi leurs dangers, et ce n'était que sagesse d'y substituer certains travaux, et surtout des pratiques religieuses prolongées, sévères, monastiques même, telles que les supportent des volontés appelées par une vocation particulière et librement assujetties à ces exercices. Une fois sur cette pente, où s'arrêtera-t-on ? Jacqueline
Pascal nous l'apprend dans ces règlements que nous citions tout à l'heure.
Car les femmes, avec le zèle de leur logique et la passion de leur
dévouement, tirent encore mieux que les hommes les conséquences d'un
principe. La vie monastique, claustrale, était en grande partie imposée aux
enfants. Lever à quatre heures, à cinq heures au moins pour les petites.
Récitation de toutes les heures de l'office. On se tient debout pendant Prime
et Complies ; on entend toute la messe à genoux. On
a éprouvé que cette coutume n'est pas difficile quand on l'a prise de bonne
heure. Au réfectoire même modestie qu'à l'église, les yeux baissés
pendant la lecture sans regarder de côté ni d'autre. Le silence régulier observé
depuis le lever jusqu'au Pretiosa de Prime, et le soir après
l'Angelus, même en été, même quand elles se promènent dans le jardin. Les
élèves isolées les unes des autres ; elles ne
doivent jamais travailler deux ensemble, si ce n'est dans le cas de nécessité,
sans doute pour éviter des conversations dangereuses, ou la contagion de
pensées dissipées. Les récréations supprimées par le fait. On les habitue à aimer beaucoup l'ouvrage et à porter
partout de quoi travailler ; elles travaillent aussi aux récréations, au
moins celles qui sont un peu grandes... On
peut les laisser jouer à quelques petits jeux innocents, comme à des volants,
osselets ou quelques autres. Ce n'est pas que cela se fasse parmi nous
présentement (1657), car hors les plus petites qui jouent toujours, toutes
travaillent sans perdre leur temps[5]. Les défauts d'un pareil plan sautent aux yeux. Nous ne contestons pas qu'il soit sage et chrétien de commencer l'éducation au sortir du berceau, et de plier l'enfant par de bonnes impressions aux habitudes de la vertu et du travail. Nous regrettons, plus que personne, l'entassement des élèves qui encombrent aujourd'hui nos collèges trop rares et trop étroits, dont la foule faisant les ténèbres autour d'eux déconcerte la surveillance la plus active, dont le nombre auprès d'un seul maitre rend impossible la direction morale et intellectuelle de l'individu. Mais comment approuver ce régime de cloitre ou de caserne imposé à la jeunesse, ce travail opiniâtre qui refuse au corps les exercices nécessaires à son développement, cette vie sombre qui proscrit la gaieté, le meilleur repos de l'esprit, ces prières et offices prolongés qui infligent à la religion un aspect dur et impitoyable ? On peut les apprécier même de nos jours par ce qui en est resté jusqu'à nous. Car l'influence des jansénistes sur l'éducation a été profonde. Leurs adversaires eux-mêmes, pour ne pas paraître relâchés, en combattant leurs excès, en avaient adopté une partie. La plupart de nos usages scolaires, sauf les exercices religieux, venaient de là directement : l'internat avec son emprisonnement de dix mois, ou ses sorties rares et courtes, la discipline façonnée à ériger des peccadilles en fautes graves, l'étude continuée même le dimanche et les jours de fête, les récréations parcimonieusement restreintes, comme autant de moments perdus, et nul divertissement qui pût faire aimer la vie en commun. Aussi combien d'écoliers n'en ont gardé que la haine de la règle, l'ennui, sinon l'horreur du travail, l'impatience de l'affranchissement, et l'espoir, hélas ! trop souvent réalisé, de se dédommager d'un excès de privations par un excès de liberté. Il y a vingt ans à peine que ces rigueurs ont commencé de s'adoucir, et ce n'a pas été sans regret dans l'Université et ailleurs. Quant à cette chaste ignorance du mal que Port-Royal se proposait comme la meilleure sauvegarde de la vertu, c'est une chimère ou un danger. Cette ignorance n'existe presque jamais. Outre les confidences entre camarades, toujours furtives et insaisissables, où les plus instruits font connaître aux autres ce qu'on voudrait leur cacher, il y a la curiosité spontanée de l'enfant qui passe à travers tous les bandeaux placés sur ses yeux. Plus on se tait sur certaines matières, plus il cherche, devine et trouve, et quand il se tait à son tour, ce n'est pas parce qu'il ignore, mais au contraire parce qu'il sait tout et qu'en particulier il comprend le motif de la réserve qu'on garde vis-à-vis de lui. Quelques-uns, il est vrai, en bien petit nombre, échappent à ces découvertes, grâce à une disposition particulière de la nature, ou au cordon sanitaire de réticences établi autour d'eux. Mais ils n'en sont que plus désarmés quand le mal se présente à faire pour la première fois ; surpris comme par un inconnu, ils ne savent ni l'observer, ni lui résister ; attirés par une séduction dont rien ne leur a fait comprendre l'illusion et la portée, ils n'en voient que la douceur ; avertis tout à coup qu'il existe un plaisir qu'on leur a envié longtemps, ils s'y jettent par une sorte de vengeance de ce retard. Il y aurait donc plus de bon sens, non pas à prévenir l'instruction de l'enfant, en allant de soi-même lui révéler ce qu'il ignore, mais à diriger sa curiosité quand elle se produit par des questions innocentes, au lieu de la rebuter par des réponses évasives qui ressemblent à des grondes, à encourager sa confiance en faisant bon accueil à ses confidences, au lieu de le refouler dans une discrétion dont le premier danger est de le laisser sans guide, à profiter des connaissances qui lui sont venues par quelque voie que ce soit, et qu'on ne peut plus lui faire perdre, pour lui expliquer la raison de cc qui est permis et de ce qui est défendu. Ne soyons pas plus prudes que l'Église. Elle met tous les jours dans les formules de prières, sur les lèvres des enfants comme des hommes faits, des paroles qui donnent à penser, et elle impose des pratiques, entre autres la confession, qui exigent même des plus jeunes la distinction raisonnée du bien et du mal. En deux mots, l'éducation de Port-Royal menait au cloître, qui évidemment ne peut être la vie du grand nombre, ou à un désir violent d'émancipation. Plus la direction était mystérieuse, plus la curiosité enfantine était tentée de pénétrer le mystère ; plus la surveillance était soupçonneuse, plus l'esprit d'indépendance devait s'ingénier à la mettre en défaut. Il suffit ici de citer l'exemple du jeune Racine et de son roman de Théagène et Chariclée. Le jeune homme voulait connaître en cachette ce dont on ne prononçait pas même le nom devant lui, et pour le méditer à son aise, en dépit de l'œil de Lancelot, il apprenait le livre par cœur, échappant ainsi à la surveillance par la mémoire. Il y a beaucoup moins à blâmer dans le système d'instruction suivi à Port-Royal. Nous avons déjà dit que nous n'hésiterions pas à en reconnaître les bonnes parties. Nous trouvons en effet sur plusieurs points des progrès estimables. Port-Royal, par ses méthodes écrites ou pratiques, proteste souvent avec raison contre la routine, améliore les procédés d'enseignement, comprend les besoins modernes et s'efforce d'y pourvoir. Chose étonnante, ses admirateurs sont même restés quelquefois en arrière de son impulsion, et n'ont pas toujours voulu profiter des exemples qu'il-avait donnés. La méthode de lecture destinée aux petits enfants est contestable sans doute, comme tout système absolu dans des matières où il convient de laisser une large part aux moyens mécaniques, variables selon la nature des individus. Faut-il apprendre aux enfants à ne prononcer les consonnes que lorsqu'elles sont unies aux voyelles ou aux diphtongues, c'est là une question parfaitement libre à notre sens. Il y avait une réforme d'une plus grande portée dans le précepte d'apprendre à lire par le français et non par le latin. L'enfant ayant appris à lire dans des livres français, il convenait de lui donner aussitôt des livres français proportionnés à son intelligence, ou de bonnes traductions en français élégant et pur, telles que celles des fables de Phèdre, de Térence ou de Plaute, ou des petits billets de Cicéron. Par là on apprenait aux enfants à parler purement dans leur langue, et à la fois on les familiarisait avec les matières qu'ils auraient plus tard à étudier dans les livres latins. Il est bien certain que quand on n'est pas assez affermi dans sa langue, les langues étrangères (ou anciennes), nous entraînent à leurs expressions, et nous font parler latin avec des termes français[6]. Le français devenait ainsi le commencement et l'instrument de toute instruction ultérieure. Il nous semble que c'était désormais une nécessité. Au temps de la barbarie complète, sous Charlemagne et même jusqu'aux XIIIe et XIVe siècles, lorsqu'il n'y avait plus de langage régulier, quand le latin était en décomposition, et les jargons qui s'en détachaient incapables de servir d'interprète à la pensée, on ne pouvait que louer les efforts d'Alcuin et de tant d'autres qui travaillaient à remettre le latin en honneur, et à lui restituer son empire universel. Là où il n'y avait plus rien, t'eût été rendre service à tous que de rétablir à leur usage ce qui avait existé avec éclat et utilité. Mais quelque juste admiration qu'on doive aux langues anciennes, quelque avantage qu'apporte leur organisation systématique, quelque charme que l'esprit et l'oreille trouvent dans leur harmonie, elles n'avaient pas eu la puissance, malgré une lutte de huit siècles, de s'imposer aux nations modernes ; les peuples nouveaux les avaient modifiées, défigurées, transformées selon leurs allures, leurs besoins, leurs caractères, pour les plier à leur usage journalier. La langue française en particulier, composée presque tout entière de mots primitivement latins, en a modifié profondément l'orthographe et la syntaxe, moins encore par l'effet de l'ignorance prolongée que pour satisfaire au besoin tout français d'aller plus vite et de parler plus clairement. Elle a supprimé les terminaisons qui ne se prononçaient pas, substitué aux cas quelquefois obscurs des noms les prépositions qui marquent nettement les rapports des mots entre eux, ajouté aux verbes les pronoms et les conjonctions qui ne laissent aucune équivoque sur les personnes, les temps et les modes. Elle a rejeté les inversions qui tenaient l'esprit en suspens, pour rétablir l'ordre logique qui donne immédiatement à chaque mot prononcé un sens précis. Elle a introduit des tournures que les anciens ne connaissaient pas, pour frapper l'attention, et mettre en relief la pensée principale. Elle a gagné par là une clarté si incontestable qu'elle est devenue librement la langue universelle, l'interprète des rapports et des intérêts internationaux. Ajoutons qu'en français, comme dans toutes les langues dérivées d'une langue morte, le mot latin a presque toujours changé de sens, que la ressemblance matérielle de la forme entre le mot ancien et le nouveau peut être une source abondante d'erreurs[7], et qu'on ne sait pas le français parce qu'on sait le latin. Enfin, au XVIIe siècle, le français avait définitivement conquis son droit de possession ; il régnait par l'usage de tous, par l'Académie son sénat législateur et conservateur, par la littérature de Malherbe, de Balzac, de Corneille, qui en faisait une des formes de la civilisation intellectuelle. Il était donc temps de la reconnaître pour une langue sui generis, à étudier par elle-même et pour elle-même ; comme un moyen de communication entre les hommes dont il importait d'assurer les avantages en le régularisant s'il en avait encore besoin, en mettant la connaissance de ses lois à la portée de tous. Et puisqu'il était pour tous la première forme d'émission de la pensée, il devait être étudié le premier, parce que l'emploi non encore raisonné, l'habitude mécanique de ses termes, était déjà l'instrument naturel de l'étude de ses règles, et par imitation conduisait à l'étude des autres langues, même anciennes. Par le même principe, Port-Royal avait adopté l'enseignement des langues étrangères. On y étudiait l'espagnol et l'italien, comme l'indiquent les méthodes pour l'étude de ces deux langues, qui furent publiées par Lancelot, en 1660. L'italien et l'espagnol étaient alors ce que sont aujourd'hui l'allemand et l'anglais. La grande importance de la maison d'Autriche, l'influence espagnole qui se retrouvait partout, ouvraient des relations nombreuses avec ces contrées méridionales. Il y avait intérêt pour l'esprit, pour les affaires, pour la politique, à connaître des littératures déjà florissantes, auxquelles Corneille se glorifiait de faire des emprunts, à s'entendre avec les marchands de l'Adriatique ou de la rivière de Gênes, avec les maîtres des colonies d'Amérique, avec les négociateurs qu'on rencontrait à Munster, aux Pyrénées ou aux Pays-Bas. Le sentiment de cette application pratique de l'étude n'a pas manqué, sans doute, aux directeurs des petites écoles, et nous ne le disons pas pour les blâmer. L'étude est faite avant tout pour développer l'esprit, l'orner, le fortifier. Mais ce résultat élevé ne doit pas exclure des avantages plus humbles de l'ordre matériel. Il n'est pas bon que dix années, passées sur les bancs, ne laissent aux écoliers que des connaissances .spéculatives. Ce n'est pas se rabaisser que de joindre l'utile au beau, et de préparer, dès l'enfance, les moyens de satisfaire plus tard aux besoins de la vie réelle, qui est une portion considérable de la condition humaine. Nous regrettons qu'il ait fallu à l'Université un temps si long pour comprendre cette vérité, et qu'on ait disputé avec tant de rigueur aux connaissances pratiques, et en particulier aux langues étrangères, une partie des loisirs surabondants prodigués aux travaux purement classiques. Quant à ces études, elles n'étaient pas sacrifiées à Port-Royal, mais elles y étaient réglées par une méthode que les corps enseignants de nos jours n'admettraient pas encore sans restriction. On reconnaît, à l'ordre chronologique des méthodes publiées, que le latin et le grec avaient été la première préoccupation des solitaires. Dès 1644, Lancelot avait donné la Méthode nouvelle pour étudier la langue latine. En 1647, Saci commençait ses épurations d'auteurs, rendait très-honnêtes les comédies de Térence en y changeant peu de chose, et publiait ses traductions de Térence et de Phèdre. Après le retour aux Champs, dans la période même qui nous occupe, Lancelot donna la Nouvelle Méthode pour apprendre facilement la langue grecque (1655), et, deux ans après, le Jardin des racines grecques, avec la collaboration de Saci, qui est seul responsable des vers (1657). On professait à Port-Royal la nécessité d'aborder le grec directement, et non pas à travers le latin ; car, disait-on, la langue latine a un tour bien plus éloigné de la nôtre que la grecque. Dès que les enfants ont quelque teinture de latin, il est bon de les appliquer au grec, qui doit être le principal objet de leurs occupations pendant trois ou quatre années[8]. Si l'on juge des maîtres par leurs élèves les plus brillants, Port-Royal, qui a formé Racine, un des plus habiles hellénistes de tous les temps, devait être une bonne école de grec. L'éloge, au contraire, baisserait beaucoup, si l'on appréciait l'école par sa méthode la plus célèbre. Ce Jardin des racines grecques a eu longtemps une fortune exagérée, qui l'a maintenu pendant deux siècles entre les mains des écoliers, malgré ses défauts et son insuffisance. On vient tout récemment d'en abandonner l'usage, parce que décidément ce n'étaient ni des vers français, ni des racines, et ce n'était pas même toujours du bon grec. Pour l'enseignement des langues anciennes, et en particulier du latin, les maîtres de Port-Royal excluaient les thèmes au commencement. Ils regardaient comme un ordre renversé et contraire à la nature, de faire écrire dans une langue qu'on ne sait pas encore. Ils multipliaient les traductions, et pratiquaient de préférence la traduction parlée. Le maitre traduisait de vive voix devant les enfants, ce système permettant de lire plus d'auteurs ou plus de pages du même livre : avantage certain pour saisir l'ensemble et apprendre à reconnaître l'ordre et la liaison des idées, mais aussi danger de ne pas laisser aux esprits tardifs ou trop novices le temps de saisir le sens des mots, la raison de la construction des phrases. Il est vrai qu'on les interrogeait beaucoup ; le petit nombre donnait la liberté d'imposer fréquemment à chaque élève le compte-rendu de son savoir. On faisait peu de cas, peu d'usage des vers latins. Il semble, disait-on, qu'il suffit d'avoir montré, en troisième, à les mesurer, tourner et rassembler. Il faut suivre en cela le génie des écoliers. C'est ordinairement un temps perdu que de leur donner des vers à composer au logis. De soixante-dix ou quatre-vingts écoliers, il peut y en avoir deux ou trois de qui on arrache quelque chose, le reste se morfond, se tourmente pour ne rien faire qui vaille. Enfin, les leçons étaient supprimées comme ne produisant rien de bon. S'il est permis de reconnaître le but poursuivi aux moyens employés pour l'atteindre, on peut conclure de ces doctrines quelle réforme on se proposait à Port-Royal dans l'enseignement du grec et du latin. Il s'agissait de donner de ces langues une connaissance suffisante pour en saisir le mécanisme, comprendre leurs rapports, leurs ressemblances ou différences avec le français, entendre convenablement les auteurs, et étudier leur art de composition et le tour de leurs pensées. Mais on ne cherchait pas à faire pratiquer les langues mortes, le latin par exemple, comme une langue usuelle, puisqu'elles n'étaient plus usuelles en effet, à former de tous les écoliers des postes latins désormais sans lecteurs, excepté dans l'ombre des classes, ou des orateurs à la mode de Cicéron ou de Quintilien, désormais sans auditoire. C'était s'en tenir à l'utilité raisonnable qu'on peut tirer des langues anciennes, et justifier encore suffisamment l'importance qu'on leur conserve dans l'enseignement élevé. Nous ne croyons pas que ce système soit nécessairement la mort des belles-lettres, comme l'affirme un esprit d'ailleurs éminent[9]. Les Grecs et les Latins n'ont pas dit le dernier mot de l'intelligence, ni fixé pour toujours la forme du langage ; leurs successeurs, et surtout les auteurs chrétiens, ont largement étendu le domaine des idées, et la langue française, entre les modernes, a prouvé qu'elle était, par ses allures, sa clarté et son nombre, éminemment favorable au grand style. Il y aurait seulement à examiner si la méthode de Port-Royal remplissait sûrement son objet. Supprimer les thèmes, même dans les petites classes, c'était peut-être rendre plus lente et moins ferme la connaissance des mots ; car on connaît bien mieux ce qu'on a cherché que ce qu'on reçoit tout trouvé d'une autre main. La besogne de la traduction, accomplie surtout par le maître, ne risque-t-elle pas de trop supprimer le travail personnel de l'élève, qui lui est ordinairement le plus profitable ? Enfin, la composition par l'élève, soit en prose, soit même en vers, pourvu qu'on n'en fasse pas le fond et le but des études, et qu'on y mêle des exercices fréquents d'analyse et de critique, ne sert-elle pas à familiariser l'esprit avec des formes et des constructions dont l'habitude est une partie essentielle de l'intelligence d'une langue ? Il nous semble que l'on comprend mieux l'œuvre qu'on imite que celle qu'on se contente de regarder. Mais les nécessités du récit ne nous laissent pas le loisir de discuter ces questions. Nous les remettons à ceux qui en sont les arbitres naturels : Grammatici certant. Soit excellence du résultat, soit popularité d'une chose nouvelle, entretenue encore par l'esprit de parti, les petites écoles ont eu une grande réputation. Elles en jouissaient déjà au moment où la bulle d'Innocent X vint ébranler la considération de leurs directeurs. On admirait le savoir des écoliers et leur capacité précoce. Le témoignage que leur rendait alors la grande Mademoiselle peut être pris pour celui d'une partie des gens du monde. Les pensionnaires, dit-elle, sont parfaitement bien é levés en la crainte de Dieu, aux belles-lettres et en mille sciences qu'on leur apprend, qui sont nécessaires dans le monde et pour bien vivre. De sorte que, cont re l'ordinaire des écoliers, qui sortent fort sots du collège, et à qui il faut du temps avant que de parvenir à la société des hommes et des honnêtes gens, ceux-là, au sortir de leurs études, ont la même politesse que s'ils avaient été nourris dans la cour et dans le grand monde[10]. La réputation des maîtres n'était pas inférieure à celle des élèves ; elle retentissait dans certains salons, dans certains livres, comme une des merveilles du temps. Les derniers précieux mettaient à son service leurs ouvrages même les plus opposés par leur nature au genre d'idées professé à Port-Royal. L'éloge de la morale étroite trouvait place dans le code de la galanterie. La Reine de Tendre, dans son roman de Clélie (1658), célébrait, en manière d'allégorie païenne, les vierges retirées dans la solitude pour servir aux Dieux, et ces hommes admirables, qui imitaient leur vertu, parmi lesquels Timante (Arnauld d'Andilly), si savant dans l'agriculture et la science des espaliers. Aussi l'on fit venir au désert le volume qui parlait ainsi. Il y courut de main en main, et tous les solitaires voulurent voir l'endroit où ils étaient traités d'illustres[11]. Mademoiselle de Scudéry resta une amie du parti ; on lui avait déjà payé ses louanges par avance dans les Provinciales ; c'est elle, selon Racine, que l'auteur entend quand il parle d'une personne qu'il admire sans la connaître. Au milieu de tant d'importance, il n'était pas facile aux jansénistes d'accepter simplement leur condamnation. Pouvaient-ils se soumettre sans déchoir, avouer qu'ils s'étaient trompés sans perdre quelque chose de leur crédit ? Ils avaient contre eux le pape et le roi ; ils se résolurent à cette double lutte qui devint un des embarras permanents du règne de Louis XIV. |
[1] On raconte l'histoire suivante de La Pétitière, le plus vaillant des solitaires, qui avait pris le métier de cordonnier. C'était lui aussi qui menait au moulin l'âne du monastère. Un jour son âne et sa farine furent pris par trois soldats. A son retour, on lui demanda pourquoi il s'était laissé dévaliser de la sorte. Est-il permis à un chrétien de se défendre dans notre morale ? dit-il. — Pourquoi non ? lui répondit-on. Aussitôt il prend un bâton, court après les soldats qui l'avaient volé, les désarme, et les amène pieds et poings liés à Port-Royal, où, les ayant conduits à l'église pour faire amende honorable devant le saint sacrement, il leur fit une réprimande chrétienne et les renvoya avec une aumône. Rapin, t. I, p. 273.
[2] Racine, Histoire de Port-Royal.
[3] Elle a composé un traité De l'Éducation des enfants, et un autre De l'Amitié.
[4] Victor Cousin : Vie de madame de Sablé ; Sainte-Beuve, Port-Royal ; René Rapin.
[5] Voir Sainte-Beuve : Port-Royal ; Victor Cousin : Histoire de Jacqueline Pascal, notes.
[6] Sainte-Beuve, Histoire de Port-Royal, passim.
[7] Voici quelques exemples : Habit, habitus ; partir, partiri ; sortir, sortiri ; penser, pensare ; laisser, laxare ; labourer, laborare ; galant, valens, etc.
[8] Sainte-Beuve : Port-Royal.
[9] Joseph de Maistre : De l'Église gallicane.
[10] Mémoires de mademoiselle de Montpensier, 1657.
[11] Racine : Lettre à l'auteur des Hérésies imaginaires. Cette lettre est une révolte passagère de l'enfant terrible, qui, fatigué de ses maîtres, leur dit une fois la vérité en style aussi vif, aussi mordant que celui des Provinciales.