LA RENAISSANCE

 

CHAPITRE XV. — LE CONCORDAT.

 

 

Sur la fin de l’année 1515, le pape Léon X se rendit à Bologne où il devait rencontrer le jeune roi de France, François Ier ; il s’agissait pour les deux princes de régler la question si importante des rapports de l’Eglise de France, avec le Saint-Siège. Le pape avait quarante ans ; François Ier, à peine sorti de l’adolescence, venait d’entrer dans sa vingt-deuxième année.

Léon X appartenait à la puissante famille des Médicis qui lui avaient transmis leurs goûts artistiques. Toute sa vie, il demeura ardemment attaché à la grandeur et à l’honneur de sa maison qu’il illustrera par le ciseau de Michel-Ange sculptant les sublimes tombeaux de Florence. C’était un gros homme court et lourd sur des jambes grêles et peu mobiles, les joues grasses, le cou épais, de gros yeux à fleur de tête, des yeux de myope, au regard vague quand ils étaient privés de verre, mais des mains fines, élégantes, prononçant la race. Rafaël a laissé de lui un admirable portrait et qui accuse tous les traits du caractère.

Ses entours qualifiaient Léon X d’élégant humaniste, les Français d’honnête homme. Il était d’allure imposante, une majesté naturelle couvrant les difformités d’un corps maladif et d’une gourmandise qui ne contribuait pas à le guérir. Il était de mœurs irréprochables, ce qui fut une singularité parmi les papes de ce temps, mis à part le saint et pieux Adrien VI. Sa mémoire était étonnante et pouvait faire illusion sur son intelligence. Il s’exprimait avec grâce, avec charme et dans l’italien ou le latin le plus pur. Sa voix était claire et douce, par elle-même déjà elle charmait. Il avait le don de persuader et se faisait bien venir de ceux avec lesquels il se trouvait en relation. Son caractère répondait à la mollesse physique, circonspect, indécis. Son prédécesseur, Jules II, l’appelait Sa Circonspection. Il reculait devant une résolution à prendre, espérant qu’avec le temps les choses s’arrangeraient, ce qui le dispenserait de se décider. Ses contemporains, en le comparant à ses prédécesseurs, disaient : Quand Léon X parle d’une chose il y pense ; quand Jules II en parlait il la faisait ; quand Alexandre VI en parlait elle était faite. — Sa Sainteté, disait l’orateur vénitien, n’aime pas prendre de la peine, et fait tout ce qu’elle peut pour s’en dispenser ; elle ne veut ni fatigue, ni ennemi, ni guerre. Libéral, tolérant, Léon X protège les Juifs ; il en a dans ses entours auxquels il parle avec amitié, et certes il n’y eut pas en ce temps lieu en Europe où la liberté de penser fût plus grande qu’au Vatican. Erasme sera le premier à le reconnaître.

En 1515, Ulrich von Hutten, qui sera le bras droit de Luther, publiait avec privilège pontifical, son virulent pamphlet contre l’Eglise romaine, Litterae obscurorum virorum. En 1520, Martin Luther adressera à Léon X une lettre où celui-ci sera comparé à Ezéchiel entouré de scorpions. L’Eglise romaine, disait le réformateur allemand, dépasse les Turcs en impiété. Après en avoir pris connaissance, Léon X conclut :

— Frère Martin est un beau génie.

Léon X remplissait ses fonctions de Pontife souverain avec dignité, voire avec majesté ; mais, dans les circonstances communes de la vie, c’était le plus aimable abandon, au grand désespoir de son maître des cérémonies. Il mettait des bottes pour aller à la chasse ! à la chasse à l’oiseau ou au cerf, et pour aller à la pêche qu’il affectionnait.

Tel fut l’homme aimable et bon, artiste et bienveillant que Luther, en des écrits et des harangues enflammés, traitait journellement d’antéchrist et de diable incarné. Léon X aimait les arts qu’il favorisait du goût le plus sûr ; il s’intéressait aux sciences, particulièrement à l’astronomie. Ayant entendu parler d’un mathématicien qui avait mis sa science en un latin élégant, il le fit venir du Portugal. Léon X recherchait les belles éditions des textes anciens ; mais, par-dessus tout, il aimait la musique. Ses appartements étaient remplis d’instruments de tout genre ; il en faisait venir de l’étranger, de Nuremberg, à grands frais. Lui-même avait une voix juste et agréable et aimait à chanter. Le long du jour on l’entendait fredonner l’un ou l’autre des refrains préférés. Sur son lit de mort encore, il demandera qu’on lui fasse entendre de la musique. Il s’occupa de la réforme du calendrier. Par ailleurs pénétré des vérités de la foi dont il était le Souverain Pontife et très exact à remplir ses devoirs religieux, ne manquant pas un jour de dire la messe, en quoi, étant donné l’état de sa santé et les douleurs dont il souffrait, il eut grand mérite. Les maux et douleurs dont l’accablait la fistule et des attaques de paludisme lui donnaient des accès d’humeur noire.

Généreux, prodigue à l’excès, la main toujours ouverte. L’historien Vettori estime qu’il lui était aussi difficile de conserver mille ducats en son tiroir qu’à une pierre de s’élever par elle-même vers le ciel. En faste et générosité, note Guichardin, Léon X dissipa le trésor que Jules II avait réuni dans des vues guerrières. En son seul couronnement, il dépensa 50.000 ducats. A tous, artistes, peintres, architectes, sculpteurs, musiciens, écrivains, humanistes, savants et aux pauvres aussi, aux hôpitaux, aux églises, il distribuait la manne divine, hé oui ! puisque c’était l’argent de l’Eglise. Et combien il lui en fallait ! Source des excès auxquels la papauté de ce temps fut conduite par la vente des indulgences, le trafic des dignités ecclésiastiques. L’argent est soutiré aux fidèles sous les formes les plus diverses : taxe de la croisade, denier pour la construction de Saint-Pierre. Les nombreuses agences de la banque des Médicis à l’étranger se tenaient à cet effet en rapport constant avec le clergé. Par quoi fut favorisée l’éclosion, puis la diffusion du protestantisme en Allemagne.

Jamais la Cour pontificale ne fut plus vivante, plus animée, plus charmante que sous le règne de Léon X ; il ne nous manque que des dames, observait le cardinal Bibiena ; encore ne manquaient-elles pas toujours... L’ordre au palais était maintenu par la garde suisse que Léon X habilla de vert, blanc et rouge.

Les banquets étaient somptueux ; ils pouvaient durer des journées entières, avec intermèdes. On nommait ainsi, non des plats sucrés comme nous le faisons aujourd’hui, mais des divertissements, danses, musique, scènes de comédie, jeux de bouffons, offerts aux convives entre deux services : comédies en latin ou en italien, ballerines qui venaient danser des moresques, pitres et jongleurs multipliant leurs chansons et leurs farces d’un goût plus ou moins délicat. Un pauvre moine, auteur d’une comédie jugée ennuyeuse par ses augustes spectateurs, fut berné à moitié nu et les berneurs le laissaient retomber si rudement sur le sol que le malheureux auteur dramatique dut en garder le lit plusieurs jours, mais le pape s’en était cordialement diverti.

Parmi les bouffons pontificaux on serait tenté de ranger l’archi-poète du Vatican, connu sous la forme latine de son nom Quernus. Il mangeait debout, dans l’embrasure de la fenêtre, durant les festins dont les convives lui lançaient de temps à autre quelque morceau, à la volée, de la main à la main.

En retour il devait répondre par des vers latins, deux au moins. Ceux-ci étaient-ils jugés mauvais, la punition du poète consistait dans l’obligation de boire son vin fortement trempé. Léon X, habile et savant versificateur, se plaisait parfois à répondre et un dialogue en vers latins s’engageait entre les improvisateurs :

Archipœta facit versus pro mille pœtis

déclarait maître Quernus — l’archi-poète fait des vers pour mille poètes — ; et Léon X de compléter :

Et pro mille aliis archipœta bibit

Et pour mille autres l’archi-poète sait boire —. Mais Quernus, sans perdre le nord :

Porige quod faciat mihi carmina docta Falernum

Avance donc le Falerne, qu’il m'inspire de doctes vers — ; et le pontife de répliquer en s’inspirant de Virgile :

Hoc etiam enervat debilitatque pedes

Oui, mais il énerve et débilite également les pieds —, jeu sur le double sens du mot pedes, les pieds de la marche et ceux du vers.

On se fera une idée de ces repas pontificaux par la description que donne le chroniqueur Sanuto d’un festin offert à cette époque par un cardinal romain aux ambassadeurs de la république de Venise. Le repas s’ouvrit par un potage au ris de veau suivi de têtes de chevreau dorées et dont chacune portait, attachées par une banderole d’or, les armes de l’amphitryon. Le service s’accompagna d’une fanfare de cors aux amples pavillons. Suivirent 74 plats de poulets à la catalane présentés aux accords harmonieux de harpes, cymbales et violons ; après quoi vinrent 8 plats de rôtis et 18 autres plats dont chacun comprenait deux faisans et un paon auxquels, à la mode de France, on avait laissé le plumage au cou et à la queue, rôtis qui s’agrémentèrent des farces et drôleries d’une bande de bouffons ; puis des chapons farcis accompagnés des gambades d’un bouffon espagnol tout d’or vêtu et qui frappait à tours de bras sur un tambourin d’argent ; enfin ce que nous nommons aujourd’hui des entremets : bols de crème fouettée au sucre avec des massepains, agréablement illustrés de poésies, que venaient réciter des enfants costumés en bergers, et des grâces d’une jeune Moresque qui dansa les danses de son pays. Avant qu’il ne se levât de table, chacun des convives eut devant lui une coupe d’eau parfumée pour se laver les doigts et rincer les dents.

Léon X trouvait dans le théâtre une source de vifs plaisirs. On ne laissait pas de donner devant lui des pièces fort légères comme la Calandra de son favori, le cardinal Bibiena, quelques actes fort lestes, auxquels le pontife est soupçonné d’avoir lui-même collaboré. On joua au Vatican I Suppositi de l’Arioste. Léon X en régla les moindres détails. Les décors, attribués à Rafaël, remplirent l’assistance d’admiration. En l’honneur des saints Côme et Damien, le 27 septembre 1520, fut représentée une comédie qui, au jugement du maître des cérémonies Paris de Grassis, était propre à faire rire et bien digérer plutôt qu’à incliner vers une vie pieuse et bonne. Léon X fit représenter devant lui la scabreuse Mandragore de Machiavel.

Les cardinaux modelaient leur train de vie sur celui du Pontife à moins que l’on ne préfère dire que le Pontife ordonnait le Vatican au goût des cardinaux. A Rome, ceux-ci menaient à cette date un train de 150, 200, 250 serviteurs ; la domesticité du cardinal Farnèse comptait 300 sujets. Et quel luxe dans les vêtements ! Brocarts, hermine, velours frappé, dentelles fines : et l’on en changeait incessamment.

Rome même atteignit à cette époque un degré de prospérité, de luxe et d’éclat qu’elle n’avait plus connu depuis la période la plus brillante des grands empereurs. Tout y était occasion de fêtes et réjouissances : depuis les entrées d’ambassadeurs, jusqu’aux travestissements du carnaval, depuis le couronnement d’un poète jusqu’aux grandes fêtes religieuses. La population, sous le seul gouvernement de Léon X, passa de 40.000 à 90.000 âmes, 10.000 maisons furent construites ; chiffres considérables pour une époque où l’on ne connaissait pas les villes tentaculaires des temps modernes. Parallèlement se transformait le caractère même de la cité. En trente ans la Ville Eternelle s’est dépouillée de son aspect moyenâgeux pour prendre figure Renaissance, toute de grand style et de beauté plastique. La ville s’est ornée de palais ; les hobereaux les plus farouches sont devenus des courtisans ; les pamphlétaires mêmes ont mué en courtisanerie leurs critiques systématiques.

Mais si Alexandre VI, Jules II, Léon X ont exercé si grande influence sur leurs contemporains c’est qu’ils les suivaient en leurs inclinations et leurs goûts : fête perpétuelle, chants et cortège, banqueta, comédies, parades et ballets et musique dans la rue, courses de chevaux et de buffles.

A ce train de vie devait se creuser la détresse financière. Les travaux mêmes du dôme de Saint-Pierre' en durent être dangereusement ralentis, ainsi que la décoration du Vatican. Rafaël en exprimait son irritation. La vente des indulgences ne donnait plus guère. La pragmatique de Bourges s’y opposait en France, les progrès du luthéranisme en Allemagne ; en Italie même des protestations s’élevaient. En mars 1515, le gouvernement vénitien interdisait le débit des pardons dans l’étendue du territoire de la république. Léon X en vint à demander des ressources au jeu ; mais il y fut plus malheureux que favorisé du sort. R fallut recourir aux emprunts, emprunts aux particuliers, puis à la commune de Florence, à celle de Sienne, à celle d’Ancône. Léon X multiplia les promotions cardinalices ; chacun des nouveaux chapeaux rouges devant verser dans les caisses pontificales la forte somme en don de joyeux avènement. La promotion de 1520 fournit 400.000 ducats. Les charges à la Cour pontificale étaient vendues. Les accusés traduits devant les tribunaux pontificaux s’entendaient condamner à des amendes astronomiques. Léon X engageait son argenterie. Il songea à mettre en vente le lac de Trasimène. Le pape, note l’orateur vénitien Marco Minio, n’a jamais d’argent par devers lui ; il est généreux à ne se pouvoir défendre et les Florentins qui se disent ses parents ne lui laissent pas le sou.

Léon X n’aimait pas les Français, à quoi il y avait plusieurs raisons. Les Français avaient contribué à l’abaissement de sa famille, les Médicis, chassés de Florence en la .personne de Pierre II, frère de Léon X, puis de son neveu Laurent II, fils de Pierre. Nous avons dit que, dans la pensée de Léon X, la fortune, la prospérité de sa maison primait toute autre préoccupation. Pour rétablir les siens dans leur grandeur passée, le pape négociera avec les Vénitiens, en guerre contre les Français, alliera ses forces à celles de Charles-Quint ; on le verra accorder aux soldats anglais, combattant contre nous, les grâces spirituelles jusqu’alors réservées à ceux qui tombaient dans une guerre contre les infidèles. Les Français étaient assimilés à des musulmans et les soldats de Henry VIII — du prince qui provoquera la rupture de l’Eglise d’Angleterre avec Rome — étaient assimilés à des croisés.

Après la victoire que François Ier venait de remporter à Marignan (13-14 septembre 1515), Léon X craignait que le roi de France, maître du Milanais, ne reprît Parme et Plaisance que le pape Jules II était parvenu à en détacher. Léon X était également revenu aux visées conquérantes de Jules II sur le duché de Ferrare. Il s’agissait d’en gratifier son neveu Laurent de Médicis, déjà pourvu du duché d’Urbin dont Léon X avait chassé, par les armes, le suzerain légitime ; mais la puissance française, traditionnellement protectrice des ducs de Ferrare, s’opposait à ces visées. Néanmoins, sous la pression de la nécessité, aiguillonné par ses besoins d’argent, sur la fin de décembre 1515 le Souverain Pontife consentit à se rencontrer à Bologne avec le jeune roi de France. Le pape comptait sur son habileté diplomatique, sa puissance de séduction pour séduire un jeune monarque dans la fleur de l’âge et obtenir de lui l’abolition de la Pragmatique sanction de Bourges, charte des franchises de l’église gallicane, barrage à la fuite des capitaux français vers les coffres de Sa Sainteté. Et déjà, tout en se refusant à restituer Parme et Plaisance, François Ier ne venait-il pas de garantir (octobre 1515) aux Médicis la suzeraineté florentine ?

Une forte raison pour le Souverain Pontife de ne pas aimer les Français était en France l’activité de cette Pragmatique de Bourges. Elle fixait les franchises de l’Eglise gallicane et entravait en France l’exploitation, par la Cour romaine, de la piété et des traditions religieuses. Luther le disait expressément : En France on ne souffre pas, dans le domaine religieux, des mêmes abus que chez nous : vente publique, incessante des indulgences ; perception, sous les formes les plus diverses, de redevances et revenus sur les établissements religieux ; nominations arbitraires des hauts dignitaires de l’Eglise ; mais cette pragmatique de Charles VII, à laquelle le grand réformateur rendait hommage, était à Rome traitée de pestilence diabolique ; une épine, disait le pape, enfoncée dans l’œil de l’Eglise.

Or si les constitutions gallicanes étaient pour Léon X un motif de ne pas incliner son cœur vers ses voisins de par delà les Alpes, elles lui étaient une raison très forte de désirer se rencontrer avec le nouveau roi de France, jeune prince à l’aurore de sa vie et de son règne, pour essayer d’obtenir de lui l’extraction de l’épine douloureuse.

L’ordonnance royale dite Pragmatique sanction avait été publiée à Bourges par Charles VII, le 7 juillet 1438. Elle reprenait en ses dispositions principales les décisions du récent concile de Bâle qui avaient, entre autres, rigoureusement fixé les élections canoniques par les membres des chapitres pour les évêchés, par les moines des couvents pour la désignation de leurs abbés.

A cette époque l’Eglise possédait en France des biens immenses, près du tiers du territoire. Ni le roi, ni les hauts dignitaires ecclésiastiques n’admettaient que cette fortune dût servir de source de revenus en faveur de la Cour de Rome. La Pragmatique, conformément aux résolutions du concile de Bâle, commençait par décréter la subordination des pontifes romains aux conciles et réclamait la convocation périodiquement régulière de ces derniers ; elle restreignait la faculté qui pouvait être laissée au pape de faire en France des nominations de hauts dignitaires ecclésiastiques, évêques ou abbés. Sous la régence d’Anne de Beaujeu, sont expulsés, de Tournai comme de Gap, les évêques nommés par le pontife romain. Alexandre VI ayant cru pouvoir nommer à l’archevêché de Lyon André d’Epinay déjà pourvu de l’archevêché de Bordeaux, contre Talaru, l’élu du chapitre, celui-ci empêcha le favori pontifical de prendre possession de son siège. A la suite du concile de Bâle la Pragmatique supprimait les expectatives, ce qui veut dire la faculté laissée au pontife romain de désigner par avance le titulaire de tel ou tel bénéfice ecclésiastique pour en prendre possession le jour où celui-ci deviendrait vacant. La Pragmatique supprimait les commendes et gardes, partant les profits en argent des bénéfices attribués à des tiers qui n’en remplissaient pas les fonctions, ingénieux moyen de parer à l’incompatibilité de la personne favorisée avec la nature du bénéfice dont elle touchait les revenus. La Pragmatique limitait les réserves, on veut dire le droit que les papes s’étaient attribué de désigner les titulaires d’un certain nombre de bénéfices vacants. Déjà l’illustre Gerson s’était élevé, cent ans auparavant, contre les abus qui en étaient résultés. Les réserves, déclarait-il, sont une usurpation : rapines manifestes, coutumes diaboliques qui mènent à toute sorte de maux. Désormais le pape ne pourra plus disposer, au maximum, que d’un mandat sur dix. La Pragmatique supprimait les annates, autrement dit la faculté que s’était arrogée la Cour romaine de s’approprier une partie des redevances ou revenus — généralement le montant d’une année — afférents à tout bénéfice, évêché ou abbaye, après nomination d’un nouveau titulaire. La Pragmatique interdisait l’appel au Souverain Pontife des sentences prononcées par un tribunal ecclésiastique sans passer auparavant par les tribunaux intermédiaires. Quant à la désignation des hauts dignitaires ecclésiastiques, la Pragmatique en restituait la nomination aux chanoines des chapitres pour les élections épiscopales et, dans les couvents et abbayes, aux assemblées conventuelles des religieux, le Souverain Pontife ne conservant qu’un droit de confirmation. Les élections, déclaraient nos gallicans, sont de droit divin. On comprend que, dans ces conditions, la Cour romaine et plus particulièrement la trésorerie pontificale aient proclamé la Pragmatique de Bourges une exécrable hérésie. Une nouvelle assemblée, tenue à Bourges en 1452, en renouvela et confirma les prescriptions, proclamant la Pragmatique l’immuable constitution de l’Eglise de France.

En sa bulle Execrabilis (18 janvier 1460) Pie II flétrit en termes irrités ceux qui déchirent la robe du Christ, la robe sans couture. Ils cherchent, dit-il ailleurs, à faire de l’Eglise une hydre à plusieurs têtes. A quoi, le 10 novembre, le Parlement de Paris répondait : Le pape ferait bien de réfléchir avant de se lancer dans une lutte ouverte contre une multitude de bons chrétiens ; il n’avait d’ailleurs pas à se mêler de ce qui se décidait à France. Mais Charles VII mourait le 22 juillet 1461 en son charmant château de Mehun-sur-Yèvre lès Bourges. Son fils et successeur, Louis XI, avait vécu toute sa vie en lutte contre son père. Il suffisait que celui-ci prît une décision pour que le fils en prît une autre diamétralement contraire. Aussi, dès le 27 novembre 1461, Louis XI déclarait-il la Pragmatique abolie. Le pape Pie II et la Cour romaine en éclatèrent de joie. La Pragmatique, écrit-on de Rome, est abrogée ! L’acte qui vient d’être réalisé est un des plus solennels et des plus beaux qui se soient jamais accomplis. Nous l’avons célébré à Rome par des l'êtes et des processions. Pie II envoya à Louis XI une épée bénite de ses mains pontificales et une pièce de vers latins composés par lui-même. Mais en France les protestations ne furent pas moins éclatantes ni moins solennelles. Jean de Saint-Romain, procureur général au Parlement de Paris, résistant aux sollicitations les plus pressantes, aux offres les plus séduisantes, refusa obstinément de conclure à l’entérinement des lettres royales, jusqu’à se laisser priver de sa charge plutôt que de céder. A son exemple, le Parlement lui-même, après d’énergiques remontrances au roi, refusa d’enregistrer l’édit, par quoi il privait celui-ci de toute activité. L’université de Paris, séculairement saluée comme le flambeau du catholicisme, en appela au futur concile ; les personnalités religieuses elles-mêmes les plus haut placées, les mieux qualifiées disaient la décision royale non existante. D’une voix quasiment unanime les Français déclaraient vouloir maintenir contre les entreprises du pape, les libertés et franchises anciennes de l’Eglise des Gaules. Un concordat entre Louis XI et Sixte IV (1471) n’eut pas meilleur succès.

Par quoi s’explique, l’importance de la partie qui allait se jouer à Bologne entre le pape Léon X et un jeune prince de vingt et un ans.

La Pragmatique de Bourges était la claire et ferme expression des idées en faveur dans la presque unanimité du clergé français, lequel témoignait d’un vif esprit d’indépendance. Après la mort de Philippe le Bel, en souvenir de sa lutte contre le pape Boniface VIII avec le soutien du clergé français, celui-ci, en assemblée solennelle, décernait au prince défunt le titre de Philippe le Catholique. Sur la fin du XIVe siècle, l’illustre Gerson, le docteur évangélique, affirmait avec éclat les doctrines gallicanes. En 1482, la Faculté de théologie de Paris, autorisée pardessus toutes les facultés de théologie existantes, condamnait le franciscain Fr. Angeli qui, prêchant à Tournai, avait reconnu au Souverain Pontife un pouvoir de juridiction sur les âmes du Purgatoire. Les Parisiens ruinaient dans sa base la théorie des indulgences. Aux Etats généraux, la grande majorité des représentants du clergé sont des adhérents des doctrines gallicanes. Tous les prélats de France, écrira l’orateur vénitien Marino Cavalli, font passer le roi avant le pape, le roi en sa personnalité ecclésiastique.

Vers la même époque, l’avocat du roi au Parlement de Paris, Le Maistre, définissait l’Eglise gallicane : Une église particulière sous l’Eglise de Rome, dont ceux de Rome veulent ôter les libertés, ce qui ne saurait se tolérer. (28 février 1488.) Le roi de France est indépendant en l’exercice de son pouvoir qu’il tient de Dieu seul et dont aucune puissance sur terre ne peut le dépouiller. Il est le seul juge des bornes de ses droits. En son royaume, seules ses ordonnances sont légalement exécutoires. Les décisions des canonistes y sont légalement sans autorité.

Chef de l’Eglise, le pape n’est pas au-dessus de l’Eglise : il doit soumission aux conciles généraux. L’infaillibilité n’a pas été attribuée par le Christ à Pierre, dont les papes sont les héritiers, mais à l’Eglise. Un Souverain Pontife peut donc errer et être condamné pour hérésie. Le pape Libert n’était-il pas arien ? Dans chaque pays le clergé est maître de ses disciplines ; un concile œcuménique lui-même ne pourrait le contraindre à les modifier. Mais si le clergé français 'reste foncièrement gallican, il n’en demeure pas moins indéfectiblement catholique. Déjà ne l’a-t-on pas fait observer ? tandis que Luther trouvera dans le clergé allemand, et parmi les prélats élevés en dignité, d’importants adhérents, le clergé français demeurera unanimement — à d’infimes exceptions près — hostile au calvinisme.

Le clergé de France était en son gallicanisme soutenu par le monde judiciaire, dont le chancelier de l’Hôpital, l’avocat général Etienne Pasquier, les présidents de Harlay, le jurisconsulte Dumoulin, le greffier du Parlement Du Tillet, furent à tour de rôle les animateurs. On voit le Parlement, au nom des droits de la couronne et des libertés ecclésiastiques, refuser de légaliser les pouvoirs d’un légat pontifical ; on le voit soutenir les chapitres en révolte contre des évêques que Rome leur a imposés, ordonner la saisie des bénéfices détenus par ceux de Rome.

Le cardinal du Mans avait fait afficher, dans l’étendue de son diocèse, d’anciens statuts qui excommuniaient les baillis pour incarcérations d’ecclésiastiques, ainsi que les particuliers qui refusaient de payer la dîme ; le Parlement fit lacérer les affiches et traduisit en justice le cardinal-évêque sous menace de prison et d’amende s’il n’annulait ses décisions. Toute citation à Rome est interdite. L’évêque de Paris, Louis de Beaumant, est ajourné au Parlement pour avoir fait usage des bulles pontificales citant à Rome l’archevêque de Sens, son métropolitain.

Le Parlement fait ainsi lever, le cas échéant, les censures ecclésiastiques, condamne à l’amende ceux qui les prononcent, oblige par arrêt les prêtres à confesser, donner la communion et enterrer religieusement quand, à tort selon lui, ils s’y refusent ; il n’hésite pas à garantir ou à nier l’authenticité de telle ou telle relique ; il va jusqu’à délibérer sur la forme des habits sacerdotaux et à légiférer sur la question de savoir si les évêques ont le droit de mettre une queue au bas de leur robe. Il autorise un particulier à prononcer ses vœux, un religieux à changer de monastère, exerce un droit de visite dans les couvents par des commissaires qui ont mission de veiller à ce que la règle y soit bien observée.

L’autorité du Parlement en ces matières plus ou moins graves était d’autant plus grande que, dans l’ancienne France, la séparation de l’élément religieux et de l’élément civil n’existait pas. Ils étaient étroitement unis, amalgamés, au point que les décrets mêmes des conciles, les bulles apostoliques, les statuts des synodes, au même titre que les ordonnances royales, étaient soumis au jugement du Parlement et ne pouvaient, dans le royaume, entrer en activité qu’après enregistrement par les magistrats.

L’Eglise gallicane comprenait, on peut dire l’unanimité de la bourgeoisie française sous la direction de ce que Louis Madelin appelle une Trinité — en trois personnes naturellement : l’épiscopat, l’université, le Parlement.

De jour en jour, écrivait Innocent VIII à son nonce en France, l’autorité du Saint-Siège est de plus en plus avilie dans ce royaume.

L’une des causes en était — et de la force même du gallicanisme — que le roi de France lui-même faisait figure de personne sacerdotale, ministre de Dieu, chef de l’Eglise de France. Par l’onction des huiles saintes, directement apportées du ciel par le Saint-Esprit, le sacre, dit Achille Luchaire, fait du roi un être saint inspiré du Saint-Esprit. Les premiers Capétiens se présentent à leur sujet en vêtements d’église, en chape tissée d’or, le front ceint de la mitre épiscopale ; et leurs successeurs conserveront le costume du prêtre, la dalmatique, les draps d’Eglise. — Le roi, conclut Jacques Flach en ses études sur la Royauté et l’Eglise, est le chef de l’Eglise, la soumission de l’Eglise de France au roi est canonique. L’évêque Catvulphe écrivait à Charlemagne : Tu es évêque en lieu et place du Christ ; et voici un témoignage indiquant qu’au XIVe siècle encore on se faisait en Italie, de la personnalité royale en France, la même conception qu’au IXe : il s’agit d’une peinture sur bois du célèbre Simone Martini, l’un des plus admirables peintres de l’école de Sienne, peinture aujourd’hui conservée en la Pinacothèque de Naples ; elle représente Louis IX couronnant son neveu Robert d’Anjou roi de Naples. Le roi est coiffé d’une mitre d’évêque, vêtu d’une chape d’église, il tient une crosse d’une main ornée de l’anneau épiscopal.

Parcourez nos plus anciennes chansons de geste, tableau du XIe siècle français où elles furent composées : les premiers Capétiens bénissent leurs sujets et leur donnent l’absolution, comme le ferait un prêtre. Dès le 3 juillet 987, à son couronnement, Hugue Capet se pose en chef de l’Eglise de France par les termes du serment qu’il prête au moment d’être proclamé roi et sacré à Noyon. Robert le Pieux est un vrai prêtre, chantant au lutrin, présidant des conciles à la tête de son clergé. Philippe Auguste, au moment d’engager la bataille de Bouvines, d’un geste religieux, bénit ses chevaliers. Sous les pas de ce prince, dont la vie ne peut guère être comparée à celle d’un saint, les miracles fleurissent comme sous les pas d’un François d’Assise. Au XVe siècle, où nous sommes parvenus, le roi est toujours considéré en France comme le chef du clergé. Le roi est un prélat, dit Juvénal des Ursins en s’adressant à Charles VII. Les Etats généraux de 1407, ceux de 1483 proclament que sur l’Eglise de France le roi exerce une autorité qui l’emporte sur celle du pontife romain. Et le pieux Fénelon lui-même, archevêque de Cambrai, dira encore au XVIIe siècle : Le roi est beaucoup plus le chef de l’Eglise que le pape.

Aussi bien la conception de Renan ne paraît-elle pas paradoxale quand il voit une rivalité professionnelle dans la lutte que soutinrent tant de rois de France contre le pontife romain : Hugue Capet, Henri Ier , Philippe Ier, Philippe Auguste, saint Louis, Philippe le Bel, Charles V, Charles VII, Louis XI, Charles VIII, Louis XII. De là aussi ce don d’opérer des miracles dont jouissaient les rois de France et dont nul autre prince n’était pourvu. C’est un Italien, l’archevêque de Turin, Claude de Seyssel, qui le proclame et à l’époque qui nous intéresse : Dieu a donné ce don de miracle au roi de France, non à cause de sa personne, mais de sa fonction, faculté dont nulle autre dignité sur terre n’est pourvue, fût-ce le pontificat romain lui-même.

François Ier venait de remporter la brillante victoire de Marignan (13 septembre 1515) sur les contingents suisses ; il se trouvait maître du Milanais auquel il rattachait le duché de Parme et Plaisance au vif mécontentement du pape Léon X ; mais, avons-nous dit, de graves questions à régler avec le gouvernement français, dans la détresse financière où se trouvait la Cour romaine, faisaient que le pape n’en souhaitait pas moins vivement une rencontre avec François Ier. Le lieu de la rencontre fut fixé à Bologne, où le jeune roi de France fit son entrée le mardi 11 décembre 1515.

Une resplendissante compagnie de cardinaux en leurs robes rouges et chapeaux écarlates attendait le roi de France à la porte San Felice. Devant eux François Ier mit pied à terre, se découvrit, ce que Charles VIII n’avait pas consenti à faire devant le pape en personne. Le jeune prince répondit le plus galamment du monde à la harangue dont le salua le doyen du Sacré Collège. Le cortège, d’une magnificence peut-être inconnue jusqu’à ce jour — tout au moins à Bologne — fit son entrée dans la ville à une heure de l’après-midi. Deux cents arbalétriers vêtus aux couleurs de Léon X, vert, blanc et rouge, ouvraient la marche, aux sons d’une fanfare de trompettes d’argent qui mêlaient leurs notes stridentes aux sonneries des 119 campaniles de la ville. Suivaient les hérauts de France en simarres bleu de roi semées de fleurs de lis d’or, puis les officiers de la maison du roi en leurs habits resplendissants et la foule des prélats en rouge, en violet, en vert, en noir, avec dentelles et liserés d’or et des pierreries de toutes couleurs. Du groupe des ambassadeurs se détachaient les Vénitiens, en leurs amples toges si bien peintes en ses tableaux par le Tintoret, couleur lie de vin, brodées d’or, bordées d’hermine.

François Ier, haut de taille, élégant, l’air merveilleusement galant et juvénile, montait un noir destrier entre les calmes haquenées que chevauchaient deux rouges cardinaux, dont l’un, Hippolyte d’Este, fils de Lucrèce Borgia, était l’ami le plus dévoué de la France. La simarre du jeune roi était noire, brodée d’argent ; la tête fière, cavalière, était coiffée d’une toque noire empanachée de noir. Le visage est très beau, écrit Paul Jove, les mains sont minces, la taille au-dessus de la moyenne, le tout comme enflammé de vigueur. Le jeune roi souriait de droite, de gauche, avec un air de majesté familière ; sur son passage le peuple conquis criait joyeusement : Francia ! Francia ! Le roi était suivi d’un groupe de princes français, le duc de Vendôme, le connétable de Bourbon, le duc de Lorraine, Louis d’Orléans, le duc de Longueville... Et les grands capitaines qui s’illustrèrent en ces campagnes : Bayard, Lautrec, d’Antigny, La Trémoille... Puis les ministres du roi de France parmi lesquels gros, trapu, avec des épaules de portefaix et une tête de paysan auvergnat, des yeux perçants sous des sourcils noirs en broussaille, le teint brouillé de bile, le chancelier de France Antoine Duprat était, en son modeste accoutrement, celui qui attirait le moins l’attention ; mais demain il sera le personnage important de la bande.

Le cortège se fermait par la marche de 6.000 archers portant sur leurs habits, brodée en or, la Salamandre de François Ier ; enfin une chevauchée d’arbalétriers français aux costumes multicolores.

Le cortège royal passait sous des arcs de triomphe disposés pour la circonstance, décorés avec magnificence et marqués d’inscriptions à la gloire du jeune monarque.

Le pape se tenait au deuxième étage du palais apostolique. En injure à toutes les règles protocolaires il se précipita sur le balcon dès qu’il devina l’approche du cortège, entraînant avec lui l’orateur de l’empereur allemand qui, dans le moment, s’entretenait avec lui. Léon X était trop artiste pour permettre à l’étiquette de le priver d’un aussi beau coup d’œil.

Parvenu en présence du Souverain Pontife, le jeune prince fit toutes les révérences que prescrivait l’usage, baisa le pape au pied, au genou, à l’épaule et proclama hautement sa dévotion au Saint-Siège, égale à celle de ses prédécesseurs ; ce qui l’engageait d’autant moins que la dévotion au pontificat romain de son prédécesseur Louis XII avait manqué d’enthousiasme.

Et voici pour quelques jours la, ville de Bologne en fête par la présence de tous ces Français, gais, joyeux, galants et tapageurs, le cœur, la main, la bourse également prompts à s’ouvrir. L’ardeur, l’empressement des archers, timbaliers et tous soudards français à baiser le pied et les genoux du Saint-Père, fut telle que Léon X en eut pour quelque temps les membres endoloris. Cependant que les diplomates et hauts dignitaires tant français que pontificaux travaillaient diligemment. De leurs conciliabules sortit le 15 décembre 1515 l’un des actes les plus importants et qui ont eu les plus graves conséquences parmi ceux qui ont jamais été conclus : le Concordat de François Ier.

Ce qui tenait à cœur à Léon X, par-dessus tout, était d’obtenir du prince français l’abrogation de cette terrible Pragmatique de Bourges qui ne permettait plus à la Cour de Rome de tirer de France tous les profits qui lui semblaient dus. François Ier avait en la circonstance, pour conseillers, son chancelier Antoine Duprat et l’évêque de Coutances, Adrien Gouffier. Léon X était secondé par des prélats d’une singulière habileté diplomatique, notamment son collaborateur littéraire, le cardinal Bibiena. On parvint à séduire François Ier en faisant luire à ses yeux la possession du royaume de Naples ; mais, disait bonnement Léon X, pour éviter des complications diplomatiques redoutables, il serait sage d’attendre la mort du roi Ferdinand le Catholique qui avait déclaré Naples réuni à la monarchie espagnole ; aussi bien cette mort ne pouvait-elle tarder. François Ier demanda en outre le groupe du Laocoon, mais celui-ci,-le pape le refusa nettement. Adrien Gouffier fut séduit par le chapeau de cardinal ; quant à Antoine Duprat, il verra tomber sur lui toute une avalanche de dignités et bénéfices ecclésiastiques. Pour permettre l’accession immédiate au cardinalat d’Adrien Gouffier, on organisa une promotion spéciale.

En quittant Bologne le 15 décembre, écrit Rodocanachi, François Ier vit Gouffier parmi les cardinaux rangés sur son passage. Il ne put s’empêcher de s’écrier :

— Te voilà maintenant avec les loups !

Il ne croyait pas si bien dire : Gouffier s’était laissé acheter.

Sans entrer dans le détail du Concordat du 15 décembre 1515, on peut dire qu’il consista essentiellement dans la question des élections ecclésiastiques, puis dans la répartition des profits pécuniaires que, sous forme d’annates, de ventes d’indulgences et autres, la Cour de Rome pouvait tirer de France.

La Pragmatique de Bourges réservait l’élection des archevêques et évêques aux chapitres, celle des abbés aux religieux des différents couvents et monastères. Léon X, par le Concordat, mit toutes ces nominations dans les mains du roi, ne se réservant qu’un droit — en fait théorique — d’institution du candidat désigné par le monarque. Dans le seul cas où le titulaire d’un évêché ou d’une dignité abbatiale viendrait à décéder en Cour de Rome, le Souverain Pontife se réservait le droit de pourvoir à son remplacement. lui retour le roi abandonnait au Souverain Pontife ses Annales tant convoitées. Les annates représentaient la totalité des revenus d’un bénéfice (évêché ou abbaye) pendant une année. Les bénéfices de peu d’importance ne permettaient que la perception de la moitié du revenu. Ces annates devaient être perçues par la trésorerie pontificale pour l’année qui suivait l’institution du nouveau bénéficiaire, archevêque, évêque ou abbé. En un pays comme la France, qui comptait des milliers de bénéfices — 110 évêchés, près de 4.000 monastères — on imagine l’importance des revenus que la Cour de Rome était appelée à y récolter. Les annates abolies par la Pragmatique furent ainsi rétablies par le Concordat de 1515 pour demeurer en vigueur — avec interruption momentanée en ce qui concernait les Annates sous Henri II et sous Charles IX — jusqu’à la promulgation des lois du 11 août et du 21 septembre 1789.

Restait une troisième catégorie de faits, dont le Concordat eut également à décider, mais de moindre importance : les questions de juridiction. Sur ce troisième point intervint un sage compromis. Le jugement des causes majeures — il s’agit bien entendu d’affaires religieuses — telles qu’elles étaient précisément définies par les canons, seraient réservées à la Cour de Rome ; mais toutes les autres causes, — infiniment plus nombreuses et, par leur caractère se rattachant généralement à la vie pratique et conséquemment plus importantes, — continueraient de ressortir aux juridictions locales qui, par droit, coutume ou privilège, en étaient saisies. Les registres mêmes de Léon X témoignent du peu d’importance que la Cour de Rome attachait à ses prérogative# judiciaires.

En somme, a-t-on dit très justement, par l’accord du Concordat le roi et le pape se donnaient réciproquement ce qui ne leur appartenait ni à l'un ni à l’autre : l’élection des dignitaires ecclésiastiques, qui appartenait au clergé de France, et l’argent que ces dignités étaient appelées à produire, qui appartenait au peuple. Mais, comme le pape, le roi devait en tirer pécuniairement lui aussi, grand profit ; car voici que, par la pratique ingénieuse de la commende, le roi pourra attribuer de riches monastères et couvents à des laïcs qui en toucheront les revenus sous la seule condition que l’administration intérieure en resterait confiée à personnages d’Eglise. Quelle mine à la disposition du monarque pour rémunérer à l’avenir services rendus, faveur ou courtisanerie !

Les deux princes, pape et roi, et leurs conseillers, le cardinal Bibiena et le chancelier Duprat, se mirent donc définitivement d’accord le 15 décembre 1515. François Ier étant arrivé à Bologne avec sa suite le 11 décembre, on voit que les négociations n’avaient pas traîné. Mais avant de retourner à Milan — glorieusement conquis à Marignan — le jeune prince, cédant aux instaurées pressantes dont il était assiégé, consentit à exercer les facultés surnaturelles que l’onction du sacre avait mises en lui et à toucher les malades. En cet espoir les Italiens, de toute part, étaient accourus vers lui. Un évêque était à cette intention directement venu de Pologne. La cérémonie se déroula souples regards du pape, dans le décor et l’éclat traditionnels, trompettes sonnantes, tambours roulants, enseignes déployées, encadrement militaire à l’œuvre de Dieu. Mais l’on se demande quels durent être les sentiments de ce pape italien en voyant le monarque français, sous le signe du Saint-Esprit, opérer devant lui sur ses compatriotes italiens, pieusement inclinés, des miracles que lui-même, représentant de Dieu sur terre, était incapable de réaliser. Nous avons dit que Léon X détestait les Français et voilà, certes, qui ne fut pas de nature a les lui faire aimer.

Le Concordat conclu à Bologne le 15 décembre 1515 fut rendu officiel le 18 août 1516 par bulle pontificale. Les lettres patentes qui en publieront les clauses au nom du roi ne seront scellées que le 13 mai 1517. Comme Imbart de la Tour l’a fait observer avec raison : Le Concordat n’est pas seulement un fait français, il est un fait universel : c’est une date. Il ouvre dans le catholicisme une ère nouvelle : celle des concordats.

A peine les accords de Bologne furent-ils connus qu’ils soulevèrent de toute part les plus vives protestations. Le concile de Latran l’avait ratifié le 19 décembre 1516, contrairement aux observations de l’évêque de Tortona : On ne peut, disait-il, annuler les décisions des conciles de Bâle et de Bourges ; l’un et l’autre ont droit au titre de concile et leurs décisions doivent être respectées. » A Rome, le Sacré Collège se montrait hostile ; le Souverain Pontife n’en obtint une approbation que sur la fin de 1516. Quant au Parlement de Paris, son opposition fut unanime et violente. En vain, le roi se rendit-il en personne devant lui pour le contraindre à plier, en vain le chancelier Duprat s’efforça-t-il, en une longue et habile harangue, de justifier les décisions prises — par vote du 5 février 1517, les magistrats refusèrent l’enregistrement en déclarant ne reconnaître que la Pragmatique. Seul, ajoutaient-ils, un concile général, où l’Eglise gallicane serait représentée, peut légiférer sur l’organisation intérieure du royaume. Obligé de céder par ordre royal en lit de justice, le Parlement fit suivre l’enregistrement de ce commentaire : La Cour déclare qu’elle enregistre par ordre, non par ordonnance de ladite Cour, laquelle fait protestation qu’elle n’entend aucunement autoriser ni approuver ladite lecture et publication d’icelui Concordat et que les procès en matière bénéficiale seront jugés par ladite Cour selon la Pragmatique. Le Parlement ne céda définitivement, sous la contrainte royale, que le 22 mars 1518, encore l’avocat du roi et le procureur général refusèrent-ils en termes formels leur assentiment. Le Parlement interdit par arrêt aux imprimeurs de publier le texte des accords de Bologne. En la plupart des églises, du haut de la chaire, au prône, furent lues les protestations au clergé. Le doyen des curés de Paris formula son opposition au nom de ses collègues. L’Université de Paris, par l’organe de sa célèbre Faculté de théologie, en appela à un concile général. On ne pouvait, déclarait-elle, observer ce Concordat sans grandement offenser Dieu. Maîtres et étudiants se montraient également excités. A l’appel de l’Université s’associa-le chapitre de la cathédrale. Et bien des années plus tard se diront encore en de nombreuses églises françaises des prières publiques pour l’abolition du Concordat. De l’étendue, de la profondeur et du caractère même de la résistance, le roi fut surpris.

Nonobstant l’enregistrement imposé, le Parlement en ses arrêts continua de suivre une jurisprudence qui ne tenait aucun compte du Concordat ni de l’abolition de la Pragmatique. Le chapitre de la cathédrale d’Albi ayant élu au siège épiscopal un candidat opposé à celui que le roi en son droit concordataire avait désigné, les parlements de Toulouse et de Paris déclarèrent le choix du chapitre légitime. Le gouvernement royal dut finir par soustraire au Parlement toutes les causes du même ordre pour les évoquer au Grand Conseil qu’il avait à sa dévotion.

Il faudra le désastre de Pavie (24 février 1525), la captivité du roi à Madrid, pour que l’intensité d’une opposition presque unanime se calmât. Dans des sentiments de patriotique loyalisme, les Français s’unirent à leur roi, encore dans ces douloureuses circonstances le Parlement de Paris renouvela-t-il ses protestations contre la violence faite à l’Eglise de France, réclamant la remise en activité de la Pragmatique.

Assurément des abus s’étaient introduits dans l’Eglise de France après la réforme de Charles VII : parfois des violences et désordres provoqués par les élections épiscopales ou abbatiales. Philippe de Gamaches, abbé de Saint-Faron de Meaux, fait défendre par des hommes d’armes son siège menacé par un concurrent (1er février 1441). De même, à Orléans, c’est à coups d’escopettes et de torches enflammées que Pierre Bureau, fds du célèbre grand maître de l’artillerie, prend possession de sa chaire épiscopale (20 novembre 1447). C’est toute une région parfois qui est troublée par ces contestations. Le Comminges se divise à propos du conflit épiscopal survenu entre Guichard de l’Hospital et Amanieu d’Albret ; une vraie guerre civile qui se répète en Bigorre entre les partisans de G on ta ut et ceux de Th. de Foix. En 1507, l’élection à l’évêché de Poitiers du successeur du cardinal de la Trémouille donne lieu à mie bataille en règle, cidre hommes d’armes, des mercenaires gascons et bretons munis de javelines, de dagues et d’armes à feu L’affaire dura trois jours. On procéda à l’élection parmi les chants d’Eglise et les arquebusades. Finalement il y eut six élus dont chacun entama le Te Deum en signe de victoire.

A propos des élections abbatiales éclatent des troubles du même ordre en nombre de couvents. Le Parlement doit intervenir et, parfois, pour calmer l’ardeur des deux prétendants en conflit, les fait mettre l’un et l’autre en prison. Quelques riches monastères furent pillés à cette occasion, le trésor mis à sec et plus particulièrement la cave, les greniers vidés. A Fontaine-Daniel, l’évêque d’Angers, abbé commendataire, pour prendre possession de son abbaye contre les moines rebelles, fait avancer un train d’artillerie qui démolit la chapelle du cloître et lui permet d’entrer par la brèche en conquérant.

D’autres fois les élections sont accusées de s’être faites par cabales et intrigues. On parle de corruption monnayée, de l’horrible simonie.

Troubles et désordres dont on ne songe pas à nier la réalité bien qu’ils soient en mainte allégation légendaires ou que, par les contemporains, ils aient été singulièrement exagérés. Il convient notamment de se défier d’une page — trop souvent citée — de l’illustre Pierre de Bourdeille, abbé commendataire de Brantôme. Le savoureux et croustillant biographe de tant de belles et honnestes dames, tirait de trop fructueux et utiles bénéfices de l’abbaye dont il était si singulièrement titulaire pour ne pas trouver exécrables les pratiques électorales consacrées parla Pragmatique, supprimées par le Concordat qui avait ainsi permis de le pourvoir d’une bonne et grasse prébende. Aussi bien, que se passait-il auparavant ? Oyez M. l’abbé de Brantôme :

Ils (les moines) élisaient le plus souvent celui qui était le meilleur compagnon, qui aimait le plus les garces, les chions et les oiseaux, et qui était le meilleur biberon, afin que l’ayant fait leur abbé ou prieur, par après il leur permit de faire pareilles débauches... Aucuns élisaient quelque simple bonhomme de moine qui n’eût osé grouiller ni commander faire autre chose sinon ce qui leur plaisait et le menaçaient s’il voulait trop faire du galant et rogue supérieur. D’autres élisaient par pitié un pauvre hère, qui, en cachette, les dérobait ou faisait bourse à parc et mourir de faim ses religieux...

 Encore noterons-nous qu’aux Etats de 1614, un siècle après l’accord de Bologne, le Tiers-Etat, s’unissant au clergé, réclamera une réforme de l’Eglise de France et qui devait porter sur les points suivants : suppression des commendes, des pensions, des réserves, convocation à des dates régulières de conciles provinciaux, répression de la fiscalité et des exactions romaines ; en bref réforme des abus introduits dans l’Eglise gallicane par les ingérences du pontificat romain.

Sans retard les négociateurs des accords de Bologne tirèrent profit de conditions dont ils avaient espéré grands avantages. L’évêque de Coutances, Adrien Gouffier, fut tout aussitôt, comme nous venons de le dire, promu cardinal, et le maître des cérémonies vaticanes, Paris de Grassis, est tout surpris de’ l’entendre, dans sa joie, entonner une chanson à boire en sortant du consistoire où il venait d’être empourpré. La famille du chancelier Duprat fut surabondamment pourvue, son frère, Thomas, nommé évêque de Clermont en Auvergne, son pays. Lui-même, devenu veuf, entra dans les ordres et vit pleuvoir sur lui dignités et bénéfices à en être submergé : promu cardinal, archevêque de Sens, avec primauté sur l’évêque de Paris, évêque d’Albi, de Valence, de Die, abbé de Fleury. Sans attendre l’enregistrement par le Parlement, le roi distribuait autour de lui, à familiers et favoris, les honneurs ecclésiastiques dont il venait d’un trait de plume d’acquérir la disposition. Dès lors commence de se former cette oligarchie quand et quand religieuse et ministérielle qui demeurera en activité jusqu’en 1791. Entre les mains de l’autorité royale, note justement Imbart de la Tour, l’Eglise de France devient un instrument de règne, un appât, une récompense destinée à s’assurer des dévouements et s’asservir des volontés. — Cette conséquence du Concordat, ajoute Madelin, les rois ni les papes du XVIe siècle n’en ont saisi la singulière immoralité, la consécration d’une réelle simonie, l’achat de bénéfices religieux par des services politiques, et la faveur devenant la seule dispensatrice des évêchés et abbayes, de tous les bénéfices ecclésiastiques, la simonie est acceptée. L’Eglise de France va être régie par cette camarilla choisie à Amboise, à Saint-Germain, à Versailles.

Nombreux furent les laïcs pourvus de bénéfices ecclésiastiques. On vit mieux : maris et femmes s’installer dans des abbayes, dans les monastères parmi les religieux. Par amitié, Henri III donnera à l’un de ses mignons les évêchés de Grenoble et d’Amiens ; le nouveau titulaire vend l’un 30.000 livres à une fille de la Cour du roi, l’autre 40.000 livres à un jeune gentilhomme. Nombre de bénéfices, jusqu’à des évêchés, furent donnés à des mineurs, à des enfants de quatorze ou quinze ans. C’est à seize ans que Pierre de Bourdeilles fut fait abbé de Brantôme, d’où le nom que l’écrivain a si grassement illustré. Louise de la Béraudière, appelée à la Cour la belle Rouet, était la maîtresse du roi de Navarre Antoine de Bourbon et lui donna un fils qui, en l’honneur de cette noble origine, monta sur le siège archiépiscopal de Rouen. Ayant perdu son mari, Louis de Madaillan, la belle Rouet se remaria en janvier 1580 avec Robert de Combaud, maître d’hôtel de Henri III. Dans la corbeille, lé roi mit les revenus de l’évêché de Cornouailles (Quimper), ce qui fit chanter :

Pour épouser Rouet avoir un évêché,

N’est-ce pas à Combaud sacrilège péché,

Dont le peuple murmure et l’Eglise soupire ?

Mais quand de Cornouaille on oït dire le nom

Digne du mariage on estime le don :

Et, au lieu d’en pleurer, chacun ne fait qu’en rire.

Odet de Coligny de Châtillon tut promu cardinal en 1533 à l’âge de dix-huit ans ; à dix-neuf ans il est archevêque de Toulouse, puis comte-évêque de Beauvais et le voilà quand et quand vidame de Gerberoy, abbé de Sainte-Enverte d’Orléans, de Saint-Lucien de Beauvais, de Sainl-Benoît-sur-Loire, de Saint-Jean de Sens, de Sainte-Croix de Quimperlé, de Saint-Germer de Ferrières, de Saint-Bénigne de Dijon, de Conciles, de Vauluisant, de Belleperche, prieur de Saint-Etienne de Beaune et de Fresnoy ; après quoi il se tourne bravement huguenot tout en continuant de se promener en robe rouge, ce qui rendit fameux son nom de cardinal de Châtillon.

François Ier se servit des dignités ecclésiastiques dont il disposait pour rémunérer ses chers artistes, voire des Italiens : le Rosso est créé chanoine de la Sainte-Chapelle, le Primatice est abbé de Saint-Martin de Troyes, Philibert de Lorme est nommé abbé d’Ivry. Dans les comptes du trésor, à propos des paiements qui leur sont faits, ces deux derniers sont constamment nommés, le premier l’abbé de Saint-Martin, le second l’abbé d’Ivry.

Sous Henri II le maréchal Strozzi reçoit l’évêché de Bazas et, sous Henri IV, le brave Grillon se voit à la tête de deux archevêchés et d’une abbaye. Grillon sans doute était bon compagnon et vaillant soldat ; mais quel drôle d’abbé et quel singulier archevêque il devait représenter ! Sous le même règne le huguenot Sully et qui travaillait en son cabinet sous le portrait de Calvin, était abbé commendataire de cinq abbayes.

À propos du règlement proposé en 1560 par les Etats généraux d’Orléans, destiné à fournir une manière de compromis entre l’ancienne élection aux dignités ecclésiastiques, telle qu’elle avait été établie par la Pragmatique et le système nouveau inauguré en 1515, Joachim du Chalard, avocat au Parlement, s’exprimait ainsi au sujet des abus nés du Concordat :

Si les lois tant divines qu’humaines eussent été observées par ceux qui en font profession ou en sont ministres ou exécuteurs, cet article (l’article proposé par les Etats généraux) serait estimé superflu ; mais la calamité du temps, l’audace humaine, l’avarice, la faveur des grands avaient tout corrompu... Par faveur, amitié et argent, les idiots, les ignorants asniers tenaient les gros bénéfices, les hautes dignités et grandes prélatures, et le plus souvent étaient créés des évêques non encore à plein façonnés dedans la matrice de leur mère ; et ne se sont pu retenir les peuples désolés d’âprement murmurer, se voyant conduits par telle manière de gens, lesquels imposaient témérairement aux nations de Dieu charges et faix insupportables.

En 1617, l’évêque d’Aire, Philippe Cospéan, s’élevait avec indignation, en présence de Louis XIII, contre les évêchés et les abbayes qu’on donnait à des enfants à la mamelle, souvent même qui étaient encore dans le ventre de leur mère, contre les bénéfices accordés aux laïcs.

Voie où cheminera Richelieu lui-même : par ses soins l’évêché de Grasse vient récompenser le petit Godeau d’une pièce de vers qu’il lui a dédiée et Maugars, pour sa maîtrise à jouer de la viole d’amour, reçoit un monastère. On stipulait, écrit Voltaire, une abbaye pour la dot d’une fille et un colonel remontait son régiment avec le revenu d’une abbaye. On vit des évêques athées comme Lavardin, scandaleux comme de Broc. Sur la fin de l’ancien régime, les conditions des nominations ecclésiastiques se feront assurément améliorées, bien que l’on vît encore sous Louis XVI un cardinal archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, qui passait pour athée, et un cardinal de Rohan, frivole héros de l’intrigue du Collier, par ailleurs charmant homme et honnête sans aucun doute, mais que l’on n’en est pas moins surpris de trouver cardinal, évêque de Strasbourg en même temps qu’abbé de Saint-Vaast d’Arras et de la Chaise-Dieu en Auvergne.

L’abbé commendataire ne demeurait généralement pas dans ie couvent dont il touchait les revenus, et qu’il allait visiter, quand l’envie lui en prenait. Sa seule charge, en retour de l’argent qu’il touchait, était d’entretenir les bâtiments ; les plus consciencieux le faisaient de leur mieux ; ceux qui l’étaient moins, le moins possible.

Et quelques-uns pas du tout. Anthyme Saint-Paul a noté, en son Histoire monumentale de la France, l’état de délabrement où furent laissées, dans le courant du XVIe siècle, nombre de nos sublimes cathédrales, avec pour cause, en premier lieu, le peu d’intérêt que portèrent à leurs diocèses beaucoup d’évêques relâchés ou indignes qui ne résidaient pas et qu’il fallut contraindre par des sentences judiciaires, — notamment à Chartres, à Agen, à Saint-Pons — à contribuer, d’une portion de leurs revenus.

Mézeray, grand historien et d’une âme française, a jugé sous Louis XIV le Concordat de la manière suivante :

Le clergé de France, les universités, les parlements, tous les gens de bien opposèrent plaintes, remontrances, protestations, appels au futur concile ; toutefois, au bout de deux ans, il fallut céder et enregistrer le Concordat au Parlement. Ainsi, sous couleur d’ôter les inconvénients des élections, qui pouvaient avoir du remède, on en autorisa d’autres qui sont beaucoup plus grands et qui n’en peuvent jamais avoir. (Abrégé chron. de l’Histoire de France, 1667, II, 840.)

Au jugement de Mézeray, grand et noble esprit et bien placé pour apprécier les faits dont il parle, il nous paraît impossible de ne pas souscrire. Encore le blâme formulé par lui est-il bien modéré. La conclusion du Concordat et 1515 est une des plus grandes fautes et des plus néfastes que nos, anciens rois aient commises. Le Concordat a été fatal à la religion et à la royauté qu’il devait servir et, ce qui est plus grave, à la France elle-même.

Comme toute autorité suprême, toute faveur dans l’Eglise de France se trouvait désormais concentrée à la Cour du roi, on vit se former autour du monarque cette courtisanerie ecclésiastique qui produisait par contre-coup l’absentéisme des prélats de leurs diocèses et de leurs monastères.

De la Cour royale en robes d’Eglise, Brantôme a donné la description. Ce grand roi, dit notre abbé commendataire — il s’agit de François Ier — fut le premier qui attira à la Cour, non seulement des dames, à faire une Cour de dames, mais des gens d’Eglise. Auparavant les grands prélats demeuraient dans leurs diocèses et leurs abbayes. Sans doute auraient-ils mieux fait d’y rester, mais cette Cour de prélats, mêlée à la Cour des dames, remplit notre savoureux abbé commendataire de la plus touchante admiration.

En une procession générale on a vu, près de ce grand roi, vingt ou vingt-deux : cardinaux marcher en leur grand pontificat et grandes robes rouges, près de lui, les uns Français, les autres Italiens, — Trivulce, Ferrare, Farnèse, — les autres Anglais, Ecossais ou Portugais... Le pape souvent ne s’en est pas tant vu... De plus, ces cardinaux étaient suivis de force évêques, abbés, protonotaires et force gentilshommes qui paraient, grandement une Cour royale et tenaient grande maison, table et ordinaire et entretenaient grand nombre de pages. Enfin tels prélats honorables accommodaient une Cour et y portaient grand argent et profit.

Voilà dont nous ne doutons pas, mais, cependant, que devenaient évêchés et monastères ? Premier vice et très grave, né du Concordat : la séparation du haut clergé d’avec le peuple et le clergé inférieur, ce dernier le plus actif, agissant, influent et dirigeant religieusement le pays. Les conséquences s’en feront sentir en mainte circonstance, notamment en 1789 au serment du jeu de Paume, quand grand nombre des députés délégués du clergé viendront se\ joindre d’enthousiasme aux représentants du Tiers et feront pencher la balance vers la Révolution.

On ne rompt pas impunément avec les traditions séculaires d’un grand peuple. Nous venons de dire la révolte de conscience quasiment unanime de la France entière, dans ses éléments pensants : la plus grande partie du clergé, l’université, les parlements. Les traditions gallicanes depuis l’avènement, au Xe siècle, de la dynastie capétienne, s’étaient profondément ancrées dans l’âme et la pensée de la nation. Quelle secousse immense, partant quel ébranlement ! On a pu dire que le Concordat avait en France ouvert la porte à l’irréligion.

La rupture par un coup de force des traditions gallicanes donnera leur âpreté, leur dureté, leur cruauté aux luttes religieuses. En son traité de la Tolérance religieuse, Pellisson, au XVIIe siècle, fait très justement observer : qu’on aurait honte de se diviser sur des questions désormais oubliées et dont il ne pouvait plus être question du moment où l’on n’était plus échauffé et où l’on voulait s’écouter et s’entendre : Ces disputes qui firent si grand bruit au commencement du schisme, personne, observe Pellisson, n’en parle plus aujourd’hui : justification par la foi ou par le mérite des œuvres (base de la doctrine luthérienne), efficace des sacrements, œuvre œuvrée et œuvre de l’œuvrant, et autres choses semblables. Qui donc se souciera des sept propositions de Jansénius et des cent et une propositions du Père Quesnel condamnées par la Cour de Rome ? Et cependant quel beau tapage, d’un côté et de l’autre, autour de ce que chacun ignore ! Ce qui continuait d’être en jeu c’était l’indépendance de l’Eglise de France vis-à-vis de la suprématie romaine, fondement réel de la résistance huguenote, puis janséniste, enfin de la constitution civile du clergé.

Ni le protestantisme, ni le jansénisme, ni la Constitution civile n’auraient connu cette vivacité, cette âpreté, cette âcreté entraînant trop souvent violence et cruauté si, au lieu de se trouver en Fiance en face d’une Eglise romaine, on s'était trouvé en face d’une Eglise nationale. Il est même probable que le schisme ne serait lias parvenu à jeter racine en vieux sol gaulois. L’action, toute dévouée à la Cour romaine, de l’ordre des Jésuites — qui compta d’ailleurs si grand nombre d’hommes de bien, d’intelligence et de savoir — attisa l’incendie. L’Ordre de Jésus s’empara d’une grande partie de l’instruction publique ; il parvint à donner des confesseurs aux princes, prenant la direction de leur conscience. Et nous voilà précipités dans la lamentable révocation de l’édit de Nantes qui chassa du pays tant-de bons Français et hommes de valeur ; amenés à l’odieuse persécution des religieuses et des solitaires de Port-Royal ; aux miracles du diacre Paris auxquels la lieutenance de police croit devoir mettre fin, à l’expulsion des Jésuites, à l’explosion, non antireligieuse, car Robespierre était profondément religieux, mais anti-romaine, de la crise révolutionnaire.

Le chancelier Duprat et ceux qui l’ont suivi — François Ier en ses vingt et un ans, n’avait ni l’âge ni le caractère propres à pareilles spéculations — Duprat et ses partisans n’ont pas compris que le gallicanisme avait sauvé l’Eglise catholique et romaine. C’est beaucoup au gallicanisme, a dit avec raison Imbart de la Tour, que la France catholique a dû de traverser la tempête de la Réforme sans se détacher. Le célèbre historien de la Cour pontificale, Léopold von Ranke, exprime la même opinion. Que si la France avait alors connu les abus ecclésiastiques dont avait à se plaindre l’Allemagne, il n’est pas douteux qu’elle n’eût suivi d’élan Calvin en sa rébellion. Luther disait précisément :

Pourquoi les Allemands se laissent-ils dépouiller par les cardinaux qui envahissent toutes les riches fondations dont ils dépensent les revenus à Rome ? — les Français ne le permettent pas.

Dante, dès la fin du XIIIe siècle, lançait des traits enflammés contre ce trafic des indulgences dont saint Antoine engraisse son porc et beaucoup d’autres encore, qui sont pires que des porcs (Paradis, XXIX, 118-120). Les franchises de l’Eglise gallicane leur avaient fermé la porte comme elles l’avaient fermée à l’Inquisition. L’empereur catholique Maximilien se rendait si bien compte de la bienfaisance du gallicanisme qu’il projetait d’en emprunter les pratiques pour leur donner activité en Allemagne.

L’Angleterre, la plus grande partie de l’Allemagne, la Suisse, la Hollande, les pays Scandinaves se détachent de l’Eglise catholique. En Italie, Rome compte de violents adversaires. Que serait devenu le catholicisme si la France, à cette époque la nation la plus nombreuse et la plus puissante de l’Europe, la France qui, comme le note justement L. Madelin, avait plus fait à elle seule pour la religion catholique que tous les autres peuples du monde réunis, — s’était détachée à son tour ?

En face du gallicanisme, et malheureusement pour leur propre Eglise, les pontifes romains des XVe-XVIe siècles n’ont pas su comprendre que l’on ne s’appuie que sur ce qui résiste.