LA RENAISSANCE

 

CHAPITRE XVI. — LA RÉFORME.

 

 

La Réforme est l’un des faits principaux de la Renaissance, peut-être le fait le plus caractéristique, passant de beaucoup en importance l'humanisme et la transformation de l’art sous l’influence de la beauté antique.

Les dogmes ni leur interprétation n’en ont été les causes réelles. Quels qu’ils puissent être, les dogmes représentent des idées abstraites, au sujet desquelles on peut se livrer à des discussions interminables, sans que l’un des discoureurs en acquière plus de certitude que son contradicteur et précisément parce que ce sont des dogmes, partant des théories. Histoire charmante du Persan de Montesquieu visitant une bibliothèque :

Quels sont, demande-t-il à celui qui l’accompagne, ces gros volumes qui tiennent tout ce côté de bibliothèque ?

— Ce sont les interprètes de l’Ecriture.

— Il faut que l’Ecriture fût bien obscure autrefois et bien claire, à présent. Reste-t-il encore quelques doutes ?

— S’il y en a, bon Dieu ! Il y en a presque autant que de lignes !

Il existe à notre connaissance huit interprétations différentes des paroles du Christ :

Ceci est mon corps, ceci est mon sang.

Bornons-nous à deux d’entre elles : celle des catholiques d’après laquelle le pain et le vin consacrés représentent réellement le sang et le corps du Christ ; et celle qui a été donnée par l’aile gauche du luthéranisme, d’après laquelle les paroles divines ne doivent être prises qu’au figuré. Vous pourrez entasser des in-folios de commentaires, que vous ne parviendrez pas à établir scientifiquement laquelle des deux interprétations est exacte.

Dans le mouvement de la Réforme, pas plus que le dogme, la politique n’eut grande part. Tout au plus au sein d’une Cour, les divergences d’opinions religieuses peuvent-elles donner lieu à des intrigues, des cabales, des combinaisons, elles sont impuissantes à faire naître des événements qui s’étendent à la vie des peuples et emportent une civilisation entière.

Les causes immédiates de la Réforme sont du domaine économique, ce que Bainville, déjà, a nettement indiqué ; les causes lointaines s’en perdent dans les origines mêmes de l’histoire moderne ; et les causes particulières en ont varié avec les différents pays, et dans chaque pays d’une classe à l’autre, d’une famille à sa voisine, d’individu à individu.

Nous en trouvons la première cause dans la prospérité matérielle de l’époque, très grande mais trop inégalement répartie.

Les richesses qui, d’Espagne, affluèrent en Italie, dans les Pays-Bas, en France, en Allemagne, en échange de produits naturels ou manufacturés, y amenèrent un surcroît de vie et de force, d’où résulta une grande expansion industrielle et commerciale. Les galions espagnols amenaient les métaux précieux du Nouveau-Monde qui se répandirent en tous pays. Première conséquence : une surabondance de numéraire  une facilité dans les transactions de plus en plus grande ; mais proportionnellement, on vit croître le besoin d’aisance et de luxe, et la même cause continuant d’agir, elle en vint à produire ses effets non seulement sur les relations des classes productrices et commerçantes mais sur les classes dirigeantes elles-mêmes. La puissance d’achat du numéraire en vint à baisser des quatre cinquièmes, jusqu’aux neuf dixièmes de sa valeur antérieure ; ce qui fit choir dans les mêmes proportions la valeur des baux de fermage, des rentes, des pensions, des émoluments, des redevances d’origine féodale, en bref de tous les revenus dont vivaient les classes dirigeantes. Crise qui s’étendit sur la plus grande partie de l’Europe pour atteindre jusqu’à l’Eglise elle-même ; tandis que par contre haussaient le prix du blé et les revendications pour les salaires.

Dès le début de la transformation économique que subissait l’Europe par son extension industrielle et commerciale, la papauté, pour satisfaire aux dépenses du culte, ainsi qu’au faste de la Cour pontificale et à la politique conquérante des pontifes du temps s’était entendue avec l’Espagne pour partager avec elle l’impôt sur le jeu, en échange d’une absolution des excès et abominations que les conquistadores commettaient journellement ; puis viendra, prétendument pour la construction de Saint-Pierre et la guerre contre les Turcs, le trafic des indulgences, qui tendit à se généraliser. En Allemagne, sous la direction du dominicain Tetzel, le débit s’en faisait à grand tapage : le distributeur d’indulgences en faveur des âmes du purgatoire s’y démenait avec pompe, à grand orchestre, répandant sur la place publique des boniments de marchand forain.

Que si les dogmes eurent part à l’événement, du moins fut-elle minime. D’une autre importance la crise dont furent atteints grande partie des hauts dignitaires de l’Eglise, qui ne vivaient ni du travail industriel ni du travail des champs, mais de rentes et de revenus ; par contre les titulaires des riches évêchés et des abbayes et couvents qui récoltaient les bénéfices donnés par leurs fructueux domaines furent entraînés à une dissolution morale qui, sur bien des points, devint scandaleuse ; tandis que les grandes famille romaines ruinées, épuisées par des dépenses de tout ordre, comme par la dévalorisation de l’argent, sollicitaient abbayes et évêchés pour jouir des revenus qui y étaient attachés, en Allemagne surtout ; à un moindre degré en France pour la raison que nous avons dite.

Le système bénéficiai ne pouvait être qu’une source d’abus. Les plus hautes fonctions ecclésiastiques se trouvant dotées de gros revenus matériels, ceux-ci finissaient, dans la pensée et la vie du titulaire, par primer les fonctions elles-mêmes. L’observation est de M. Lucien Febvre. Il en sera de même des privilèges de la noblesse française en 1789. Les uns et les autres avaient longtemps répondu à des services qui les justifiaient. Les religieux avaient défriché les terres incultes et les avaient fait fructifier. Dans le domaine de l’art, des sciences, des lettres même, ils avaient été des animateurs merveilleux. Voyez l’œuvre admirable accomplie par les grands abbés de Cluny, évêques et seigneurs laïcs autant qu’abbés de leurs monastères, défenseurs de leurs ouailles, inspirateurs de leur activité et répandant par l’Europe notre admirable style roman. Mais au XVIe siècle — comme il en sera de la noblesse en 1789 — leur tâche était accomplie.

Trois cents ans de plaisanteries sur le pape, les mœurs des moines, le gouvernement des curés, il y a de quoi lasser à la fin, s’écrie Michelet en son Introduction à la Renaissance. La protestation se comprend, mais, comme Lucien Febvre le fait encore observer, on ne peut nier que les abus, du haut clergé surtout, n’aient joué un rôle dans la formation de la Réforme.

Nos grans abus sont à tous si publiques

Que laboureurs, marchans et mécaniques

Les vont contant en grande irrision...

écrivait en 1512 Jean Bondet en sa Déploration de l’Eglise militante...

Dans la mesure où l’Eglise souffrait en ses ressources, la noblesse et les familles souveraines elles-mêmes en souffrirent également. Comme dans l’aristocratie religieuse, le goût du luxe et des jouissances matérielles s’était répandu dans la noblesse d'épée et dans celle de robe. On peut même affirmer que ce fut par la noblesse laïque que ce besoin de luxe et de jouissances matérielles commença, pour envahir ensuite la noblesse d’Eglise. Et elle en fut pénétrée plus profondément encore que cette dernière, plus atteinte qu’elle était par la crise monétaire. Sous la nécessité de se procurer de l’argent, née de la dévalorisation des revenus dont on jouissait, on en arriva à spéculer sur ses domaines, à en mettre en vente, à emprunter sur eux et à des taux usuraires. Nécessités de l’existence, compliquées par le désir grandissant de faste et de luxe.

Le prêt d’argent à intérêt avait été jusque-là prohibé par l’Eglise, sous le nom d’usure ; contre la puissance exécrable de l’argent, n’avaient cessé de tonner les prédicateurs. Par la force des circonstances, le voilà qui s’impose. Le prêt à intérêts devient licite.

La situation fut encore compliquée par l’interdiction d’exporter de l’argent que les Etats en vinrent à édicter. L’interdiction avait sa raison d’être, semblable à celle qui avait fini par faire autoriser un intérêt raisonnable pour l’argent prêté. Il y avait deux sortes d’exportation d’argent : l’une en échange de marchandises achetées et qui pouvait devenir une source de richesse ; mais l’autre était l’exportation de l’argent pour le seul bénéfice que pouvait procurer cet argent par lui-même, ce qui, dans les pratiques du temps était devenu une véritable usure, et des plus lourdes, car, sans production ni échange d’aucune sorte elle donnait, avec les variations monétaires d’un pays à l’autre, d’invraisemblables bénéfices. Cette forme d’usure devait amener l’appauvrissement du pays qui en était victime, y réduisant la monnaie en circulation, sans lui donner matières premières ni marchandises en échange, tout en enrichissant, fabuleusement parfois, les spéculateurs.

Telles furent les causes immédiates de la Réforme : état économique du pays, crise de la propriété mobilière, exportation spéculative du numéraire, gêne de la noblesse petite et grande — petite surtout — embarras financiers des princes souverains et des grands dignitaires de l’Eglise, crise industrielle et commerciale dans les villes. Au protestantisme, note justement Jacques Bainville, adhérèrent surtout la bourgeoisie et la noblesse, tandis que la population des campagnes, que la crise économique n’avait pas atteinte, resta indemne.

Notre grand Balzac, si magnifiquement clairvoyant dans le domaine de l’histoire, fait dire à Charles IX :

Chacun obéit à ses intérêts avant tout et les opinions religieuses servent de voile à des ambitions.

Guizot, historien protestant et grand historien, s’exprime de même.

Le mécontentement, note Lucien Romier, était diffus chez les hommes de métier, les bourgeois, les nobles et les clercs. En multipliant le nombre des charges, le gouvernement avait irrité les parlementaires, les officiers de finance, de justice, gens qui soutiennent volontiers l’ordre social parce qu’ils l’exploitent. Au concert des plaintes il ne manquait plus que la voix des soldats. On pouvait prévoir aisément que, privés de leurs occupations traditionnelles et de leur solde, les capitaines et' les hommes d’armes feraient naître les plus graves désordres.

Dans les pays qui avaient été convertis de gré à gré par les martyrs et par les missionnaires, les dogmes catholiques avaient jeté des racines profondes et avaient tellement pénétré l’esprit des peuples convertis, que ni les abus des grands dignitaires de l’Eglise, ni la vente des indulgences ne choquèrent violemment, ne produisirent de retentissant scandale. La religion pratiquée y conservait son prestige et sa pureté ; elle avait profondément pénétré les classes populaires, au sein desquelles elle s’était transmise de génération en génération en s’adaptant de plus en plus étroitement à l’âme, au caractère, aux craintes et aux espérances d’un chacun. Il n’en fut pas de même des pays et des provinces où le catholicisme avait été introduit par la force des armes. La Saxe forma le cœur du protestantisme. Charlemagne avait amené les Saxons au catholicisme à ^grands coups d’épée dans le ventre et de massue sur la tête, procédé qui se révéla efficace, mais l’assimilation religieuse en demeura superficielle. Au long aller les esprits se pénétrèrent bien plus des abstractions de l’esprit religieux que de ses traditions concrètes et vivantes. Les  abus qui en vinrent à se produire au profit des princes de l’Eglise firent éclater, le moment venu, indignation et colère.

Une étincelle suffit pour faire exploser la poudrière. Les dogmes offrirent le canevas sur lequel vinrent se broder les intérêts, les ambitions, les passions variables avec l’état social et économique des différents pays, des diverses provinces. Et puis les causes particulières qui moulèrent les formes définitives, haines, ambitions, intérêts personnels, rancunes, vengeances. Ici une ville adopte la Réforme dans l’espoir de se délivrer de l’autorité que continue de faire peser sur elle un grand seigneur féodal ; là c’est la campagne qui se réforme par opposition à la ville prochaine dont elle est exploitée ; en Angleterre un roi se sépare de Rome qui refuse de céder à ses passions ; ou bien c’est la branche cadette d’une famille régnante qui se plie aux doctrines nouvelles par opposition à la branche aînée installée au pouvoir.

Et la lutte devient terrible, affreuse, comme il advient en toutes les guerres religieuses, car les intérêts les plus vivaces, pressants, de la vie journalière s’y trouvent confondus avec les sentiments les meilleurs en leur exaltation. Les excès mêmes, les crimes, les plus monstrueuses horreurs en arrivent à être glorifiés.

Et la Renaissance finit par se clore en pleine guerre religieuse.

Elle fut atroce par la violence des sentiments qui, en leur sincérité, excitaient les partis adverses l’un contre l’autre. De ces atrocités, des détails comme les suivants donneront un aperçu. Le 4 octobre 1546, le Parlement de Paris condamnait au feu quatorze huguenots. L’exécution devait avoir lieu à Meaux où les condamnés furent amenés encadrés de deux docteurs en Sorbonne, nommés Picard et Maillart. A droite et à gauche de la théorie résignée des condamnés, les deux docteurs chevauchaient chacun une mule, à la mode des cardinaux romains. Tout en cheminant, ils exhortaient ceux qu’ils considéraient comme des hérétiques, à revenir à la vraie foi.

— Retire-toi, Satan ! cria l’un des condamnés au docteur Picard, et laisse-nous penser à notre Dieu !

Arrivés à Meaux, les condamnés commencèrent par subir les tortures de la question ordinaire. Courage ! criait l’un d’eux aux bourreaux qui le tenaillaient, courage ! n’épargnez pas ce misérable corps ! Le lendemain, jour de l’exécution, les deux docteurs en Sorbonne reprirent leurs pieuses exhortations :

— Confessez-vous, et l’on vous fera remise de la main coupée.

Six de ces malheureux cédèrent ; les huit autres demeurèrent fermes en leur décision. Le bourreau coupa la langue au premier qui lui vint entre les mains :

Dieu soit loué ! murmurait le martyr de sa langue tronquée, puis il fut traîné sur la claie et, après un supplice semblable, tous furent attachés à la potence et brûlés vifs, tandis que les deux docteurs en Sorbonne entonnaient le Salutaris et le Salve regina, en hommage à Dieu.

Comment pouvait-il être possible que des hommes excités les uns contre les autres par une telle intensité de foi d’une part, d’horreur et de dégoût de l’autre, ne s’abandonnassent pas, sous couleur de bienfaisance et de vertu, aux pires excès. Ceux-ci furent dans les deux camps de qualité égale. Nul des deux partis n’est en droit de jeter la pierre à l’autre. Sous la plume d’un Luther, dans la conduite d’un Calvin ou d’un Zwingli, se retrouve l’intolérance de l’Inquisition. Vainement des hommes de bonne volonté, de sagesse, de réflexion, et au cœur charitable comme le chancelier de l’Hospital, s’efforçaient-ils de calmer les passions ; vainement des souveraines de haute intelligence et de grand cœur, comme Catherine de Médicis tâchaient-elles à les endiguer.

Le célèbre réformateur huguenot, Théodore de Bèze, traitait la liberté de conscience de doctrine diabolique.

Jeanne d’Albret faisait bannir les catholiques de ses Etats, comme Calvin les faisait chasser de la république de Genève et Luther de l’Electorat de Saxe.

Voici en bref le tableau des guerres de religion par Montaigne en ses Essais :

Tout homme français se voit à chaque heure sur le point de l’entier renversement de sa fortune. Je me suis couché mille fois chez moi imaginant qu’on me trahirait et assommerait cette nuit-là. Il considérait comme miracle que sa maison fût demeurée vierge de sang et de sac, sous un si long orage, tant de changements et agitations voisines. Brigandages qui lui faisaient horreur. Mœurs en usage commun, dit-il, si farouches en inhumanité et desloyauté que je n’ai point le courage de les concevoir sans horreur.

Le motif principal de l’échec subi par la Réforme, dans la plus grande partie de la France, fut que l’élément essentiel en était contraire à notre tempérament, à notre génie national. Pierre de Vaissière le dit avec force :

Le protestantisme devait être rejeté par le pays lui-même dont l’âme et le génie répugnaient essentiellement aux doctrines réformées.

En son histoire de la littérature anglaise, Taine définit la Réforme : Une Renaissance appliquée au génie des peuples germains. C’est la pensée même exprimée par Pierre de Vaissière.

En son bon sens si charmant Ernest Renan a justement fait remarquer que la religion était toute pleine de bonnes choses que nous y avons mises. Une religion est l’expression riche, colorée, vibrante et puissante des traditions morales d’un peuple, elle est l’image de son âme même, la plus haute et, pour ainsi dire, visible expression de ses aspirations morales.

François Ier témoignait d’un remarquable esprit de tolérance vis-à-vis des doctrines nouvelles, à quoi il était encouragé par son hostilité aux Espagnols, fanatiques intolérants ; quand, le 2 juin 1528, une statue de la Vierge avec l’Enfant, placée dans une niche face à la porte de l’église du Petit Saint-Antoine, sur la paroisse Saint-Germain-des-Prés, fut laidement mutilée. Le roi, dit un témoin, ressentit le sacrilège comme une insulte personnelle. Il en fut ému comme d’un outrage fait à sa mère. La statue mutilée fut remplacée par une statue d’argent que le roi vint mettre lui-même sur son piédestal, pieusement, humblement, accompagné des autorités de la ville et des membres du Parlement.

Le culte de la Vierge Marie, vierge et mère, qui a fait naître tant et tant de touchantes, pures, incomparables merveilles, dans les domaines de la pensée, de la poésie, de l’art, et sous toutes les formes, jusqu’aux vers sublimes de Verlaine :

Je ne veux plus aimer que ma mère Marie.

Tous les autres amours sont de commandement.

Nécessaires qu’ils sont, ma mère seulement

Pourra les allumer aux cœurs qui l’ont chérie.

Je ne veux plus penser qu’à ma mère Marie,

Siège de la sagesse et source des pardons,

Mère de France aussi, de qui nous attendons.

Inébranlablement, L’honneur de la patrie.

le culte de la Vierge, un des chefs-d’œuvre, le chef-d’œuvre peut-être du génie français en son âme chevaleresque, honoré — et de quelle façon ! — par les poètes, les penseurs, les artistes, les chansons et l’imagerie populaires se surpassant l’un l’autre, glorifiant à l’envi ce que l’humanité a rêvé de plus beau, de plus pur : la Vierge mère, créature sacrée devant laquelle il n’est homme sur terre qui ne s’incline avec tendresse, émotion, reconnaissance et respect : la Mère confondue avec la Vierge, avec la Vierge, ce que, dans un autre ordre de sentiments, la nature encore a produit de plus pur, chaste et pur, de plus digne de respect en sa grâce fleurie ; sublime création de l’esprit, mais c’est trop peu dire, création de l’âme humaine, et c’est bien notre France qui l’a réalisée.

Aussi doit-on concevoir les sentiments de révolte, d’indignation profonde et violente que pareilles profanations, qui allaient se répétant sur les points les plus divers du territoire, devaient provoquer à une époque où, dans l’intense vivacité de la foi, ces sentiments étaient profondément enracinés dans les cœurs.

Petit de Julleville fait remarquer que la réforme calviniste réduisait le culte à des sermons ; Calvin prêchait quasiment tous les jours. On connaît de lui approximativement deux mille sermons et sans aucun doute le nombre de ceux qu’il a prononcés est-il très supérieur ; mais les belles cérémonies religieuses, la blanche hostie divine resplendissant en l’or des ostensoirs, l’encens montant vers les hautes voûtes des cathédrales qu’illumine le soleil multicolore des vitraux, la magnificence des vêtements religieux dans le beau sacrifice de la messe si merveilleusement ordonné au rythme harmonieux des gestes et des mouvements ; les belles statues et images saintes, le grand saint Christophe dont la vue préservait des accidents mortels, le bon ermite saint Antoine et son fidèle petit goret dont la vue garantissait des maladies contagieuses, et son cousin saint Antoine de Padoue qui faisait retrouver les objets perdus, les statues de sainte Catherine et de sainte Marguerite dont la vision, passant par les brunes prunelles de Jeanne d’Arc, avait sauvé la France.

Un pieux, émouvant émerveillement qui devait être remplacé par des sermons. Le bon Pierre de Bourdeilles, abbé de Brantôme, en est éberlué et le dit en son savoureux langage :

Bienheureux étaient-ils au temps jadis, nos pères, qu’on les entretenait en simple ignorance et ne les abusait-on de tant de prêches qu’on voit aujourd’hui fourmiller. Depuis qu’on s’est rué sur ces prédications et prêcheurs, nous n’avons eu qu’hérésies et brouilleries en France, au lieu de croire et de bien faire les commandements de Dieu et de l’Eglise que le bon simple curé était tenu tous les dimanches de leur rafraîchir et renouveler au prône et leur annoncer les fêtes de la semaine chôrnables, et leur administrer les saints sacrements.

Pour finir, on ajoutera cette observation de Petit de Julleville : La Renaissance (artistique et littéraire) triompha en France, en Italie où la Réforme a échoué ; tandis que la Renaissance a été étouffée partout où la Réforme a triomphé (en Allemagne notamment).

En cependant a-t-on pu indiquer en vérité l’utile concours que l’humanisme avait apporté aux doctrines des Luther et des Calvin en leur aplanissant les voies ; mais cette religion sermonneuse, sans ornement, sans figures, sans pompe, sans beauté imaginative, n’était pas pour donner naissance aux décors que créent les arts, ni aux envolées poétiques. Le chef-d’œuvre de l’art renaissant, comme il l’avait été de l’art médiéval, ne fut-il pas précisément cette image de la Vierge, de la Vierge mère, de la mère heureuse, de la mère soucieuse, de la mère douloureuse, Mater dolorosa, de la mère triomphante, de la mère reine — Notre-Dame, disent les Français, — la Vierge des Fra Angelico, des Botticelli, des Rafaël, dés-Léonard, des Corrège, des Ghirlandajo, les sublimes vierges de pierre de nos cathédrales, que proscrivaient, mutilaient, saccageaient les huguenots ?

Stabat mater dolorosa

Juxta crucem lacrimosa

Dum pendebat filius...

Mettez-y le plain-chant ou la musique de Pergolèse. Voilà ce que l’on supprimait. Partout où les protestants se trouvent en force, les églises sont profanées, les autels renversés, pillage et massacre, destruction des images, des livres, des vases précieux. (Charles Merki.)