GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME III. — LA FIN D'UNE ARISTOCRATIE

CHAPITRE VI. — LA « LEX DE PERMUTATIONE ».

 

 

Cicéron cependant, après avoir fini son livre sur la Gloire, avait presque achevé son livre sur la Vieillesse, et il avait été informé par Atticus que pour équilibrer son budget, il serait obligé d'emprunter 200.000 sesterces pour cinq mois, c'est-à-dire jusqu'au novembre. Ce jour-là son frère Quintus devait lui verser une somme s'élevant à ce chiffre[1]. Comme Atticus voulait bien se charger de lui chercher quelqu'un qui lui prêter de l'argent, il était désormais libre de partir quand il voulait. En effet, il se rendit de nouveau à Pouzzoles dans les derniers jours de juillet, par petites étapes, s'arrêtant à Anagni[2], à Arpinum[3], à Formia[4]. Il comptait partir de Pouzzoles pour l'Orient ; mais il était en proie à la plus grande indécision. Il n'était pas encore sûr de bien faire ; il demandait à tout le monde son avis ; il ne savait même pas s'il devait s'embarquer à Pouzzoles ou aller par terre jusqu'à Brindes. Il avait un instant songé à faire le voyage avec Brutus, qui avait l'intention de partir bientôt comme Cassius, pour aller acheter du blé, et qui, s'étant rendu dans la petite île de Nisida, sur le golfe de Naples, dans la villa de Lucullus, louait aux marchands de Pouzzoles et de Naples tous !es navires qu'ils pouvaient lui fournir.

Cependant des bruits divers commençaient à circuler et parfois à troubler la tranquillité survenue après les approbations des lois d'Antoine. On confirmait que Sextus Pompée était disposé à faire la paix, et là-dessus Cicéron jugeait perdu son dernier espoir de la liberté[5]. De temps en temps, au contraire, des bruits inquiétants au sujet des intentions d'Antoine couraient de nouveau : on allait jusqu'à prétendre qu'il voulait faire venir en Italie les légions de Macédoine, qui avaient au mois de mars été mises par le sénat sous son imperium, et qu'il les ferait débarquer à Brindes[6]. Cicéron considérait la chose comme peu probable[7], mais il n'était pas absolument rassuré, et craignait, en se rendant à Brindes, de rencontrer ces légions. Il valait mieux prendre la mer. Mais il y avait à cela un nouveau danger : on disait que les pirates infestaient les côtes[8]. Cicéron se dit qu'en faisant route sur mer avec Brutus et toute une petite flotte, il serait plus en sûreté. Il se rendit donc le 8 juillet à Nisida ; il vit avec plaisir, dans les anses de la jolie petite île, les nombreux navires de Brutus, de Cassius, de Domitius Ænobarbus et des autres conservateurs et conjurés qui se tenaient prêts à partir, si l'amnistie était abolie ; il chercha à faire comprendre à Brutus son désir de partir avec lui. Mais Brutus ne comprit pas ou il feignit de ne pas comprendre. Brutus était encore plus indécis que Cicéron. Il désirait se rendre aux exhortations de Cassius, mais il désirait aussi la paix ; il désirait partir, mais avant de se résoudre à lever l'ancre, il voulut savoir ce qui se passerait à Rome à l'occasion des jeux, espérant qu'ils détermineraient un revirement de l'opinion publique et qu'il pourrait rester. Justement alors on venait de recevoir les premières nouvelles sur la représentation de la comédie grecque où ne s'était rendu qu'un public très peu nombreux ; mais Cicéron expliquait la chose en disant que ce genre de spectacle ne plaisait guère au peuple de Rome. Ce n'était qu'à la comédie latine et à la chasse aux bêtes qu'il pourrait y avoir des manifestations. Là-dessus arriva Scribonius Libon avec les premières lettres authentiques de Sextus Pompée, qu'un affranchi venait d'apporter d'Espagne : Sextus se déclarait prêt à déposer les armes, si on lui restituait les biens de son père et si les autres chefs du parti renonçaient aussi à leurs commandements. Il devenait manifeste qu'il était plutôt disposé à la paix qu'à la guerre[9]. Aussi Cicéron revint, sans avoir rien conclu avec Brutus, à Pouzzoles, où il resta le 9 et le 10, pensant toujours partir avec Brutus, même si Brutus ne partait pas immédiatement[10] ; le 10, il reçut une lettre d'Atticus dans laquelle il lui disait qu'à Rome tout le monde l'approuvait de partir en voyage, pourvu qu'il fût de retour le 1er janvier[11] ; et le jour même il fit une nouvelle visite à Nisida. Il y trouva tout le monde ravi des nouvelles de Rome. Le Térée d'Accius avait attiré un public très nombreux et obtenu un grand succès. Cicéron s'en réjouit, lui aussi, bien qu'il fût d'avis que le peuple, pour défendre la République, ferait mieux de prendre les armes que d'applaudir des acteurs[12] ; mais revenu à Pouzzoles, il fut repris par son impatience, et il voulut partir immédiatement, sans attendre Brutus, et en se rendant par terre à Brindes. En ce moment, les légions lui paraissaient moins à craindre que les pirates[13]. Le 11 juillet, il avait donc écrit à Atticus en le chargeant de l'administration générale de sa fortune, en le conjurant de bien lui faire tenir ses promesses auprès de tous ses créanciers, en l'autorisant à contracter des emprunts et même à vendre des propriétés, si cela était nécessaire, pour tout payer[14]. Atticus était un si excellent ami : il songeait même à ce moment-là à publier une collection de lettres du grand orateur et il lui avait demandé toutes celles qu'il possédait[15] !

Et Cicéron partit pour Pompéi. A Rome cependant, les jeux apollinaires étaient terminés. Ils avaient eu un grand succès, au dire des conservateurs ; les amis d'Antoine et les adversaires des conjurés prétendaient, au contraire, que le public avait été froid[16]. C'était donc maintenant d'après le succès d'un acteur que l'on jugeait des destinées de la République ! Mais cette fois les amis de Brutus avaient certainement raison, parce qu'au théâtre et au cirque, le peuple romain ne connaissait plus les partis et applaudissait tous les spectacles qui lui plaisaient. Octave n'apporta que plus d'attention à bien préparer les jeux de la victoire de César, en cherchant à ce qu'il se produisit en faveur du fils de César de grandes démonstrations qui rendraient Antoine furieux. Celui-ci, cependant, ne restait pas inactif ; il travaillait sans relâche à relever le vieux parti de César, avant de proposer la loi sur la Gaule ; il accordait des faveurs, il semait l'argent, il inventait toujours de nouvelles décisions de César ; il faisait entrer au sénat les sénateurs de Caronte, comme le peuple les appelait, c'est-à-dire d'obscurs individus qui étaient sous sa dépendance, des centurions de César dont il prétendait avoir trouvé la nomination dans les papiers du dictateur[17]. Et ainsi non seulement il avait réuni autour de lui tous les hommes capables du parti césarien qui étaient d'origine obscure, mais il avait aussi gagné à lui certains césariens de plus haute origine et même quelques conservateurs, tel que Lucius Trémellius, qui en 47, comme tribun du peuple, avait combattu avec tant de vigueur la révolution de Dolabella. Les temps étaient durs ; Trémellius, comme tant d'autres, avait des soucis d'argent ; il s'était donc décidé à se ranger du côté d'Antoine, comme l'ancien édile Lucius Varius Cotila[18]. Antoine essayait, en outre, de corrompre le neveu de Cicéron[19], et aussi, à ce qu'il semble, Pison lui-même, le beau-père de César[20] ; il s'était peut-être mis alors en relations avec Lépide pour un projet de fiançailles entre un des fils de Lépide et une de ses filles à lui[21], encore en bas âge tous les deux ; et enfin il ne négligeait point, là où il pouvait, de maintenir de bonnes relations avec les conservateurs. En rendant son décret sur l'affaire de Buthrote, il avait si bien gagné les bonnes grâces d'Atticus que le riche financier était allé exprès à Tivoli pour le remercier[22]. Pendant ce temps, Lucius Antonius s'occupait de faire exécuter la loi agraire ; il faisait arpenter les terres publiques ; il cherchait à acheter des terrains privés, à des prix plus ou moins élevés, selon qu'ils appartenaient à des amis ou à des ennemis. Il eut bientôt tant d'adulateurs autour de lui, que quelqu'un finit par proposer de lui faire ériger par les trente-cinq tribus un monument équestre sur le forum[23]. Appuyée sur tant d'intérêts, la puissance d'Antoine semblait inébranlable, comme un rocher ; et tous les efforts d'Octave paraissaient destinés à échouer. Cependant Octave avait de grandes sympathies parmi les vétérans, la plèbe, les amis mêmes du consul et tout le parti populaire reconstitué par Antoine. Le fanatisme césarien était devenu si violent, que le nom seul de César aurait suffi à le faire aimer, s'il n'avait d'ailleurs été assez habile pour s'insinuer dans les bonnes grâces des gens. On regrettait donc généralement, parmi les césariens, les différends qui s'étaient élevés entre le consul et lui ; on allait jusqu'à trouver qu'Antoine s'était montré trop dur. Pouvait-on dans le parti césarien refuser un poste au fils de César, dont la présence serait vraiment une force pour ce parti[24] ?

Cependant la politique sommeillait, et quand, le 17 juillet[25], Cicéron quitta sa villa de Pompéi pour se mettre définitivement en route, il put calmer les scrupules de sa conscience et se persuader qu'il ne fuyait pas. Il partait quand tout était tranquille ; il reviendrait pour le 1er janvier, époque où probablement les troubles recommenceraient[26]. Il avait cependant en route changé encore une fois d'idée : il n'irait pas par terre, mais par mer, avec trois petits vaisseaux à dix rames qu'il avait loués à Pompéi[27] ; une fois à Rhégium, il verrait s'il devait s'embarquer sur un gros vaisseau marchand et faire voile directement sur Patras, ou suivre les côtes avec ses petits vaisseaux. jusqu'à Leucopetra des Tarentins[28], et de là aller tout droit sur Corcyre[29]. Il n'était cependant pas pleinement satisfait de sa résolution : au fond même il était mécontent, ne sachant trop s'il faisait bien ou mal, et emportant avec lui ses grands soucis d'argent. Dettes et créances se balançaient dans les comptes refaits avant son départ avec l'aide d'Atticus, mais il y avait à l'actif des créances très peu sûres de Dolabella, que celui-ci avait cédées à Cicéron au lieu d'argent comptant pour le paiement de la dot de Tullie. Il craignait tellement que, lui parti, l'équilibre établi d'une façon si subtile ne vint à se rompre, qu'il avait voulu confier tout le soin de ses affaires à Atticus ; il avait aussi chargé le richissime Balbus de veiller à son bon renom d'homme honorable[30]. Mais en somme, à la fin, bon gré mal gré, il était parti, et peu de temps après son départ, dans la troisième décade de juillet, on célébra à Rome les jeux de la Victoire de César, après toutefois une vive querelle entre Antoine et Octave. Celui-ci avait voulu faire porter au théâtre le siège doré de César ; certains tribuns, subornés par Antoine, l'en avaient empêché ; Octave avait eu recours au consul, qui non seulement avait approuvé les tribuns, mais avait même menacé Octave de le mettre en prison. s'il ne demeurait pas tranquille[31]. Malgré cela, le peuple et les vétérans, qui regrettaient ces scandales, firent au jeune homme de grandes démonstrations pendant les jeux qui durèrent trois ou quatre jours[32]. Il arriva même qu'une grande comète apparut le soir du dernier jour ; et Octave, pour rendre encore plus ardente cette adoration religieuse que le peuple de Rome avait déjà pour César, affirma que c'était l'âme de César qui, montée au ciel, avait pris sa place parmi les dieux. Dans le temple de Vénus il mit une statue de César qui avait sur la tête une comète d'or[33].

Mais les jeux terminés, la paix dans laquelle Rome semblait s'endormir fut avant la fin du mois brusquement rompue. Tout à coup Antoine et Dolabella promulguèrent une lex de permutatione provinciarum[34], qui enlevait à Decimus Brutus, le meurtrier de César, la Gaule cisalpine, et la donnait immédiatement à Antoine, avec les légions qui étaient en Macédoine, et la Gaule chevelue[35] à partir de l'année suivante. Decimus recevait en échange la Macédoine pour le reste de l'année. Cicéron étant parti et Decimus se dirigeant avec son armée vers les Alpes, Antoine avait choisi ce moment pour obtenir les Gaules jusqu'à l'année 39 et pour répondre en même temps aux accusations d'Octave, en donnant satisfaction aux vétérans qui s'indignaient de l'amnistie du 17 mars. Antoine, cependant, ne voulait pas provoquer une nouvelle guerre civile, et tout en cédant au courant césarien et révolutionnaire, il cherchait encore à ménager le plus qu'il pouvait les adversaires. Il ne proposait pas en effet d'abolir l'amnistie, mais seulement d'enlever la Gaule à Decimus pour les quelques mois qui restaient ; et s'il comptait présenter cela aux vétérans comme une grande humiliation pour le parti des conjurés, il espérait aussi que les conservateurs accepteraient la chose, puisque Decimus recevait en compensation la Macédoine ; il espérait peut-être enfin, il le semble du moins, s'entendre secrètement avec son vieil ami de la guerre des Gaules et amener Decimus à accepter cette permutation[36]. Au fond, ce changement de province, bien que peu favorable aux intérêts du parti conservateur, était beaucoup moins grave que l'abolition de l'amnistie. Mais il ne tarda pas à perdre ces illusions, car, dès que la loi fut connue, une vive panique, à la fois politique et financière, éclata à Rome. De nouveau on s'alarma pour l'amnistie, on prêta à Antoine les intentions les plus sombres ; on considéra la guerre civile comme inévitable, et il ne fut plus possible de trouver à emprunter de l'argent[37] ; les quelques hommes de marque du parti conservateur qui étaient encore à Rome secouèrent leur longue paresse et cherchèrent à s'entendre entre eux, ainsi qu'avec Brutus et Cassius. Il y eut même des césariens éminents qui se rangèrent du côté des conservateurs et, parmi eux, Pison, le beau-père de César, qui se déclara prêt à prendre la parole au sénat pour une proposition qui semblait pouvoir résoudre pour toujours la question de la Gaule cisalpine : puisque le droit de cité avait été accordé aux Cisalpins, il était temps d'assimiler complètement cette région à l'Italie et par conséquent de ne plus y envoyer ni proconsul ni propréteur. On s'entendit pour que le 1er août le plus grand nombre des sénateurs vinssent à la séance, pour refuser l'auctoritas à la proposition si Antoine la demandait ; et s'il ne la demandait pas, pour prier les deux ou trois tribuns du peuple opposés à Antoine d'interposer leur veto[38]. Au milieu de ces préparatifs, l'opinion publique, qui comprenait combien le départ de Cicéron avait contribué à augmenter l'audace du consul, se fâcha contre lui. Comment donc avait-il pu s'en aller voir les jeux olympiques dans un moment si grave ? Car on disait partout à Rome que c'était là le but de son voyage. On se demandait si l'ancien consul était devenu fou ou imbécile. Atticus effrayé lui écrivit en le suppliant de revenir et lui expédia sa lettre en toute hâte à Leucopetra, espérant qu'elle lui parviendrait à temps[39].

Cependant Cicéron, qui ne savait rien de tout cela, longeait les côtes de l'Italie méridionale ; continuait à bord à écrire ses livres, et reprenait sans cesse sa difficile querelle avec lui-même. Avait-il agi sagement en partant ? Il était plein de repentir et plein d'hésitation ; il avait honte de rebrousser chemin, mais il avait peur de mal faire en continuant sa route. Ainsi, le 1er août, il arriva à Syracuse, et le 6 à Leucopetra ; mais à peine reparti de Leucopetra un vent contraire fort violent l'obligea à débarquer presque aussitôt à la villa de Publius Valerius, un de ses amis, et à attendre que le vent changeât. On sut bientôt dans tout le voisinage et jusqu'à Rhégium que Cicéron était dans cette villa, et de nombreux citoyens appartenant à cette bourgeoisie aisée qui, même quand elle n'agissait pas, se montrait favorable au parti des conjurés, vinrent le trouver. Ils arrivaient de Rome, qu'ils avaient quittée le 29 ou le 30 juillet, et ils lui racontèrent ce qui s'était passé depuis son départ : la promulgation de la loi, la panique, ce que l'on disait de lui et aussi une amélioration de la situation qui s'était produite depuis. Antoine semble avoir été un instant alarmé par l'agitation des conservateurs, qu'il ne prévoyait pas aussi grande, et par l'intervention de Pison. Il avait en effet prononcé un discours plus conciliant et laissé comprendre qu'il ferait donner à Brutus et à Cassius des provinces plus importantes à la place de la mission annonaire, et qu'il était disposé à chercher une entente dans la question des Gaules. Brutus et Cassius avaient alors publié un édit où ils se déclaraient prêts à abandonner leurs charges et à aller en exil, si cela était nécessaire pour la paix de la République, et pour démentir les césariens qui soutenaient la loi en les accusant de fomenter une nouvelle guerre civile[40]. On s'était mis là-dessus à espérer, et les habitants de Rhégium qui revenaient de Rome entretenaient Cicéron de cet espoir. Antoine était mal conseillé, mais il était prudent ; on pensait donc que la paix se ferait, et que Brutus et Cassius reviendraient à Rome[41]. Cicéron, cependant, avait reçu les lettres d'Atticus[42], et il se décida aussitôt à revenir.

Mais tandis que Cicéron était en voyage, les événements prenaient à Rome une tournure bien différente de celle qu'il avait espérée. Les hésitations d'Antoine avaient peu duré, car il avait été poussé à agir non seulement par les objurgations habituelles de Fulvie et de Lucius[43], mais par l'enthousiasme de ses vétérans. Ceux-ci avaient interprété la lex de permutatione selon leurs désirs et leurs intérêts, bien plus que selon les intentions d'Antoine. Ils se disaient que le proconsulat de la Gaule, dont dépendait la domination de l'Italie, était la meilleure garantie pour le parti césarien ; que quand cette province serait enlevée aux conjurés et donnée à un césarien, ils seraient tranquilles pour leurs intérêts, et la vengeance de César deviendrait facile ; qu'Antoine, le fidèle ami du dictateur, accomplirait cette vengeance et rétablirait la puissance des vainqueurs de Pharsale et de Munda. Un tel élan d'enthousiasme devait forcément entraîner le consul, le sénat et tout le monde. Le lu août, Pison prononça au sénat un vigoureux discours contre Antoine, et il fit sa proposition au sujet de la Cisalpine ; mais le sénat, impressionné par les vétérans, l'écouta froidement[44], et se contenta de donner de nouvelles provinces à Brutus et à Cassius, qui ne valaient pas mieux que les précédentes. L'une était la Crète ; l'autre, à ce qu'il semble, Cyrène[45]. Antoine, de son côté, ne pouvait plus tergiverser ; il dut, pour contenter les vétérans, entrer en guerre ouverte avec les conjurés, et répondre aux propositions généreuses de Brutus et de Cassius par une lettre et un édit violent, en leur reprochant de vouloir abandonner leurs charges, et de préparer une guerre civile. Brutus et Cassius répondirent le 4 août par des plaintes aussi violentes : non, ils ne fomentaient pas une guerre civile, mais ce n'était pas qu'ils eussent peur d'Antoine ; c'était par amolli pour la république[46]. Mais au milieu de ces querelles, l'enthousiasme césarien des vétérans de César s'exalta tellement, qu'il créa à Antoine de nouveaux embarras. Comme on devait élire un tribun du peuple à la place de ce Cinna qui avait été tué le jour des funérailles de César, Octave, encouragé par le succès des jeux, avait eu l'idée de se faire proposer par le peuple, bien qu'il fût patricien. Antoine s'y opposa et finit par reporter les élections à une date ultérieure[47]. Mais les vétérans continuaient à déplorer ces différends entre Antoine et. Octave, et quelques-uns d'entre eux, grisés par les espérances qu'apportait la lex de permutatione, dirent bien haut qu'il était temps de mettre fin à ces discordes funestes, que les vétérans avaient à s'interposer comme pacificateurs. Un jour donc, dans la première quinzaine d'août, on vint annoncer à Octave qu'une bande de soldats se dirigeait vers sa maison. Ses serviteurs et ses amis furent effrayés ; on ferma précipitamment les portes ; Octave monta au haut de la maison pour se rendre compte de ce qui se passait sans être vu lui-même de la foule. Mais cette foule se mit à pousser des acclamations ; Octave, enhardi, se montra à tous et fut salué par de grands applaudissements. Les soldats voulaient une réconciliation définitive entre lui et Antoine ; ils étaient venus le chercher tandis que d'autres étaient allés chercher Antoine[48].

Proposée de cette façon et par ces pacificateurs, le vote de la loi de permutatione étant imminent, ni Octave, ni Antoine n'osèrent repousser la réconciliation. La paix se fit donc ainsi. Antoine et Octave se rendirent visite et échangèrent des propos aimables : Octave se déclara même tout prêt à favoriser la loi, qui fut approuvée à peu de temps de là dans la seconde moitié du mois d'août. Une partie des tribuns qui y étaient opposés se laissa probablement corrompre[49], et on sut se défendre des tribuns incorruptibles en bloquant toutes les entrées du forum, de façon à ne laisser passer que des amis[50]. Cicéron eut connaissance de tous ces événements à Velia, où il rencontra Brutus, qui descendait lentement avec sa flotte le long des côtes d'Italie, résolu désormais à partir. La conversation fut bien triste, car Brutus était profondément découragé. La lex de permutatione une fois approuvée, les amis de César disposaient de la république et de l'amnistie ; et les conjurés et les conservateurs ne pouvaient plus avoir recours qu'à l'expédient suprême d'une nouvelle guerre civile. Mais où pouvaient-ils trouver une armée ? Brutus, ne partageait pas les espérances de Cassius, qui, confiant et audacieux, avait, peu de temps auparavant, en juillet, et d'accord, semble-t-il, avec Servilia, envoyé secrètement des émissaires à Trébonius, aux officiers des légions d'Égypte, et à Cæcilius Bassus, pour leur proposer de préparer en Orient une grande armée pour la défense de la cause conservatrice et pour leur faire savoir qu'il était prêt, quant à lui, à se rendre en Syrie. Brutus avait consenti à ce que Marcus Scaptius, cet intrigant dont il s'était servi pour ses emprunts à Chypre et qui avait tant d'amitiés et de relations en Orient, fût chargé de prendre part à ce complot ; mais quant à lui il renonçait à la lutte, et ayant reçu d'Atticus 100.000 sesterces[51] pour son voyage, il s'en allait en Grèce comme exilé volontaire, et se sacrifiait à la cause de la paix. Cependant voyant Cicéron disposé à se jeter de nouveau au milieu de la mêlée, il ne voulut pas l'en détourner ; il se réjouit au contraire avec lui de son intention, et lui dit la mauvaise impression qu'on avait eue en le voyant partir ; il l'engagea à se rendre aussitôt à Rome pour se mettre à la tête de l'opposition contre Antoine[52]. Mais Cicéron commençait à avoir moins d'ardeur et il était de nouveau en proie au doute. Dans quel but se rendre à Rome ? Pouvait-il, étant donné ce qu'était le sénat, tenir tête à Antoine[53] ? Après la loi sur la Gaule viendrait la question de l'amnistie, et ce ne serait pas chose facile que de faire de l'opposition à Antoine et aux vétérans sur ce terrain. Sur ces entrefaites, Hirtius, dont la santé était depuis longtemps chancelante, tomba si gravement malade[54], que les conservateurs eurent là un nouveau sujet d'inquiétude. Si Hirtius mourait, Antoine ferait certainement élire à sa place, pour le consulat de l'année 43, un césarien déclaré. Cependant les éloges que Pison avait reçus, le désir de faire oublier son récent voyage, les belles exhortations de tous ceux qui disaient qu'il n'y avait que lui qui pût sauver la république, n'étaient pas sans agir sur lui ; les soucis que lui causaient ses affaires privées lui faisaient aussi désirer d'être à Rome. La panique causée par la lex de permutatione avait bouleversé tout le budget établi avec tant de soin par Atticus ; celui-ci lui avait écrit peu de temps auparavant que, pour payer ses dettes, il lui serait nécessaire de faire rentrer des créances, parce qu'il n'était plus possible de trouver de l'argent à emprunter[55]. Mais par des temps aussi difficiles Cicéron n'aurait guère pu exiger le remboursement des créances, s'il n'allait en personne trouver ses créanciers. Ayant donc triomphé de ses dernières hésitations, Cicéron arriva à Rome le 31 août et y fut chaleureusement accueilli par ses amis et ses admirateurs[56]. Par bonheur, à son arrivée, Hirtius était hors de danger.

 

 

 



[1] CICÉRON, A., XV, XX, 4.

[2] CICÉRON, A., XV, XXVI, 1. Tabellarius... in Anagninum ad me venit in ea nocte quae proxima ante Kal. fuit. Sur les difficultés de ce passage voyez RUETE, Correspondenz Ciceros, p. 27.

[3] CICÉRON, A., XV, XXVI, 5 : ex Arpinate.

[4] CICÉRON, A., XV, XXIX, 3,

[5] CICÉRON, A., XV, XXIX, 1 ; XVI, I, 4.

[6] CICÉRON, A., XVI, XV, 4.

[7] CICÉRON, A., XVI, IV, 4 : videtur... dicuntur.

[8] CICÉRON, A., XVI, IV, 4 ; XVI, II, 4.

[9] CICÉRON, A., XVI, 5 et XVI, 4, (il faut lire ces lettres en entier). Dans les premières lettres du XVIe livre à Atticus, il y a un certain désordre. La 5e a été écrite avant la 4e ; en effet, dans toutes les deux, il est question de la visite faite par Cicéron à Brutus le 8 juillet, mais au commencement de la 4e (ita ut heri tibi narravi), il est fait allusion à la 5e. La 4e fut écrite le 10 juillet ; hodie ; Quintus enim (qui était parti le 8 juillet de Nisida, CICÉRON, A., XVI, 2), altero die se aiebat. Par conséquent la 5e est du 9. Les lettres 5e et 4e furent donc écrites après la 1re, mais avant la 2e et la 3e, puisque dans la 2e il est question de la seconde visite faite à Brutus le 10 juillet : voy. § 1er : VI Idus duas epistolas accepi... § 3 : Fui enim apud illum (il s'agit de Brutus) multas horas in Neside, quum paulo ante tuas litteras accepissem. Cicéron écrit la lettre A., XVI, 3 (§ 6), conscendens e Pompeiano, c'est-à-dire plusieurs jours après. L'ordre des lettres est donc : 1re, 5e, 4e, 2e, 3e.

[10] CICÉRON, A., XVI, IV, 4.

[11] CICÉRON, A., XVI, II, 4 ; XVI, VI, 2.

[12] CICÉRON, A., XVI, II, 3.

[13] CICÉRON, A., XVI, II, 4.

[14] CICÉRON, A., XVI, II, 2.

[15] CICÉRON, A., XVI, V, 5.

[16] La première version est donnée par PLUTARQUE, Brutus, 21, par CICÉRON, Phil., I, XV, 36 ; la seconde par APPIEN, B. C., III, 24.

[17] PLUTARQUE, Antoine, 15.

[18] CICÉRON, Phil., VI, IV, 11.

[19] Voy. CICÉRON, A., XV, XXI, 1 (mais le passage n'est pas bien clair).

[20] Voy. CICÉRON, A., XV, XXVI, 4.

[21] DION, XLIV, 53, qui cependant confond les dates en mettant ensemble l'offre du pontificat et ce mariage. Cicéron, F., XII, II, 2 (la lettre est écrite dans la dernière décade de septembre), dit, en faisant évidemment allusion à Lépide que affinitate nova delectatur. Comme Lépide était dans la Narbonnaise, les pourparlers au sujet de ce mariage doivent avoir été engagés à peu près à cette époque.

[22] CICÉRON, A., XVI, III, 1.

[23] Voy. CICÉRON, Phil., VI, V, 12.

[24] NICOLAS DE DAMAS, 29.

[25] CICÉRON, A., XVI, VI, 4, dit que le 24 juillet, le huitième jour après son départ, il était à Vibona : il partit donc le 17.

[26] CICÉRON, A., XVI, III, 4 ; XVI, VI, 2.

[27] CICÉRON, A., XVI, III, 6.

[28] CICÉRON, A., XVI, VI, 1, la nomme ainsi, mais il désigne certainement Leuca, et non Leucopetra, près de Rhégium, dont il parle dans la lettre suivante.

[29] CICÉRON, A., XVI, VI, 1.

[30] CICÉRON, A., XVI, II, 2 ; XVI, III, 5.

[31] DION, XLV, 6 ; APPIEN, B. C., III, 28 ; NICOLAS DE DAMAS, 28 ; PLUTARQUE, Antoine, 16.

[32] NICOLAS DE DAMAS, XXVIII. — Voy. SCHMIDT dans Neue Jahrbücher fur Philologie und Pædagogik, 1883, I, p. 864.

[33] DION, XLV, 7 ; SUÉTONE, César, 88.

[34] TITE-LIVE, Per., CXVII.

[35] Il ne s'agissait pas seulement de la Cisalpine, comme le croit Krause ; voy. SCHMIDT, N. I. P. P. Suppl. vol. XIII, p. 714.

[36] C'est du moins ce que semble indiquer un passage de DION, XLV, 14 : Καί αύτού (de Decimus) δ'Αντώνιος έλπίδα πολλήν εΐχεν...

[37] CICÉRON, A., XVI, VII, 6 : mirifica enim δυσχρηστία est propter metum armorum.

[38] APPIEN, B. C., III, 30.

[39] CICÉRON, A., XVI, VII, 2.

[40] L'édit de Brutus et de Cassius dont parle CICÉRON, Phil., I, III, 8 et A., XVI, VII, 1, est probablement celui dont VELLEIUS, II, LXII, 3, donne une partie et dont on peut deviner la teneur en comparant ce passage avec CICÉRON, F., XI, 3. GROEBE, App., à Drumann G. R., I2, p. 430 suppose que dans l'édit ils demandaient aussi les provinces qu'ils devaient avoir comme préteurs pendant l'année suivante. mais cela me parait peu probable, car le Lut de l'édit était d'obliger Antoine à renoncer à la Gaule.

[41] CICÉRON, Phil., I, III, 8 ; A., XVI, VII, 1.

[42] CICÉRON, A., XVI, VII, 2 : lectis vero tuis litteris.

[43] CICÉRON, Phil., I, III, 8 : malis suasoribus : ce qui est une allusion évidente à Fulvie et à Lucius.

[44] CICÉRON, Phil., I, IV, 10 ; I, VI, 14 ; A., XVI, VII, 7.

[45] C'est seulement une conjecture que ces provinces aient été attribuées à cette séance-là

[46] CICÉRON, F., XI, 3.

[47] SUÉTONE, Auguste, 10 ; DION, XLV, 6 ; APPIEN, B. C., III, 31. La date cependant n'est qu'une conjecture.

[48] DION, XLV, 8 ; NICOLAS DE DAMAS, 29 ; PLUTARQUE, Antoine, 16, ne parlent que d'une seule réconciliation entre Octave et Antoine : selon APPIEN, III, 30 et 39, il y eut, au contraire, deux réconciliations. Mais même si Appien ne s'est pas trompé, cette seconde réconciliation, comme cela résulte du récit même d'Appien, fut chose de peu d'importance. La réconciliation importante fut la première ; et on peut en déterminer la date, car les historiens se trouvent d'accord, si on admet que la lex de permutatione fut approuvée au mois d'août. Dion en effet la place après les Ludi V. C. ; APPIEN, III, 30, peu après le vote de la lex de perm. ; Nicolas de Damas également, contrairement à ce que pense SCHILLER, Geschichte der Römischen Kaiserzeit, Gotha, 1883, R. K., I, 29, n. 5 : Nicolas ne place pas cette réconciliation avant le voyage d'Antoine à Brindes, mais avant l'échange des provinces (chap. XXX) ; et il n'en dit que quelques mots, parce que dans sa biographie d'Auguste il ne donne qu'un résumé des faits qui n'ont pas trait à son héros. PLUTARQUE, Antoine, 46 se trompe évidemment quand il place cette réconciliation à l'époque où un accord fut conclu entre Octave et Cicéron. On ne voit plus alors où la placer. Les textes s'accordent à merveille si on place la lex de permutatione au mois d'août ; ce qui est un nouvel argument en faveur de cette hypothèse...

[49] APPIEN, B. C., III, 30.

[50] TITE-LIVE, Per., 117, quum... legem... per rim tulisset. Voy. CICÉRON, Phil., V, IV, 9.

[51] CORNELIUS NEPOS, Att., VIII, 6.

[52] CICÉRON, A., XVI, VII, 5 et suiv.

[53] CICÉRON, A., XVI, VII, 7.

[54] CICÉRON, Phil., I, XV, 37.

[55] CICÉRON, A., XVI, VII, 6.

[56] CICÉRON, Phil., V, VII, 19, dit que le 1er septembre eut lieu la séance à laquelle Cicéron n'assista pas, et Antoine lui fit à ce sujet des menaces. PLUTARQUE, Cicéron, 43, dit que cette séance se tint le lendemain de son arrivée. C'est donc bien le 31 août que Cicéron arriva à Rome. CICÉRON, Phil., V, VII, 19, dit que le 1er septembre eut lieu la séance à laquelle Cicéron n'assista pas, et Antoine lui fit à ce sujet des menaces. PLUTARQUE, Cicéron, 43, dit que cette séance se tint le lendemain de son arrivée. C'est donc bien le 31 août que Cicéron arriva à Rome.