Le mécontentement allait croissant dans les hautes classes, que leur indiscipline et leur orgueil rendaient malveillantes pour tout gouvernement, et dont l'irritabilité était encore accrue par les souvenirs de la guerre civile, par les chagrins qu'avait causés la perte de parents et d'amis, par les intérêts lésés. Les uns, par suite de la confiscation des biens des vaincus, se voyaient frustrés des héritages sur lesquels ils comptaient ; les autres avaient perdu les sommes déposées dans les temples en Italie et en Orient ; la rareté de l'argent et la difficulté du crédit portaient préjudice à un grand nombre de gens. César avait beau s'efforcer de démontrer dans ses Commentaires de la guerre civile que ce n'était pas lui, mais Pompée, qui avait mis la main sur les dépôts des particuliers, et que grâce à lui au contraire les trésors de l'auguste temple de Diane à Éphèse avaient été sauvés[1] : Pompée était mort et tout le monde déchargeait sa mauvaise humeur sur l'homme qui était vivant. Il aurait fallu un homme doué d'une patience et d'une souplesse inlassables, d'un calme et d'une discrétion presque surhumains, pour gouverner au milieu de tant d'orgueil, de mécontentement, de rancune, d'ambitions et d'intérêts opposés. Au contraire, non seulement le pouvoir, la flatterie et la fatigue elle-même rendaient plus ardentes chez César sa soif de gloire, son ambition d'égaler Alexandre dans d'immenses entreprises ; mais la force des choses le poussait à secouer les chaînes de la légalité, à désirer des pouvoirs de plus en plus étendus. Il y avait autour de lui trop d'appétits impatients, trop d'attentes chimériques d'impossibles secours. La misère avait grandi en Italie d'une façon affreuse : une bonne partie de la classe moyenne et du petit peuple était réduite au désespoir par la crise interminable ; beaucoup d'esclaves orientaux, artistes ou artisans, étaient libérés par leurs patrons moins riches, qui, ne pouvant plus tirer parti de leur travail pendant la crise, n'avaient pas les moyens de les nourrir. Il avait fallu réduire le nombre de ceux qui avaient part aux distributions de blé, et cela augmentait la souffrance. Des calamités terribles semblaient inévitables, si on ne trouvait des ressources nouvelles ; et ces ressources ne pouvaient venir que de la conquête de la Perse, de cet immense empire, de ses trésors fabuleux. Dans la conquête de la Perse était le salut. Que de choses merveilleuses César pourrait faire, quand la guerre contre les Parthes lui aurait fourni les capitaux nécessaires ! Mais pourrait-il mener à bien une entreprise si difficile, s'il était obligé de respecter les préjugés, les frayeurs, les intérêts des sénateurs jaloux et malveillants, qui ne s'occupaient pour l'instant qu'à écrire ou à lire avec un malin plaisir de ridicules éloges de Caton ? Brutus lui-même en composait un. Il est probable aussi que Cléopâtre, cette femme singulière qui a joué un rôle si étrange dans la chute de la grande république, et qui alors pensait amener César à l'épouser, contribuait à éveiller en lui, par la séduction, les paroles et l'exemple, des ambitions monarchiques. N'était-elle pas venue à Rome avec l'enfant qu'elle venait d'avoir et qu'elle disait fils de César, pour être autorisée par celui-ci à lui donner son nom ; et n'avait-elle pas, en quittant Rome, emporté, jointe à des présents et à des privilèges, cette autorisation significative[2] ? Du reste, quelles que fussent les véritables ambitions de César à ce moment, leur réalisation dépendait du succès de la guerre de Perse. Cette guerre était donc la pensée dominante de César, et il s'appliquait avec toute son énergie à la préparer. Malheureusement, dans la seconde moitié de 46, de très graves événements l'obligèrent encore une fois à la différer. En Espagne, Cnéus Pompée et Labienus, profitant de la popularité du nom de Pompée, du mécontentement provoqué par les abus des gouverneurs nommés par César, et de l'irritation de plusieurs légions, étaient parvenus à recruter une armée et à conquérir une grande partie de la péninsule. Dès le début cependant, César n'avait pas jugé que le danger fût grand, et il avait laissé le soin de cette guerre à ses généraux ; mais ceux-ci n'arrivant pas à triompher ; ils avaient fini par écrire à César de venir en personne. Bientôt la nouvelle des succès de Cnéus Pompée accrut l'inquiétude de l'esprit public, qui était déjà grande ; et César se rendit compte qu'il ne pourrait partir pour l'Orient en laissant une armée victorieuse en Espagne. N'en finirait-il donc jamais avec les guerres civiles ? Cette nouvelle expédition, à ce moment-là ne pouvait manquer de l'irriter au dernier point. Elle l'obligeait à abandonner les réformes à demi réalisées et à différer la guerre de Perse ; elle allait grossir les difficultés déjà grandes où il se trouvait, en montrant que la paix n'était pas définitive. Irrité par cette guerre d'Espagne, décidé d'en finir vite, résolu à intimider ses adversaires par un coup de force, César, vers la fin de l'année, réunit d'une façon presque manifeste entre ses mains tous les pouvoirs suprêmes de l'État. Il prit la dictature en choisissant comme magister eguitum non plus Antoine, qui était encore en disgrâce, mais le fidèle Lépide, qui avait déjà été nommé gouverneur de l'Espagne Intérieure, de la Gaule Narbonnaise et qui, à l'étonnement général, fut autorisé à administrer ses provinces au moyen de légats[3]. Il voulut en outre être nommé consul sans collègue pour l'an 45[4], et il remit à plus tard les élections des autres magistrats. Dictateur et consul sans collègue, ne serait-il pas presque un tyran absolu ? Ces mesures produisirent une impression désastreuse ; l'abîme de méfiance qui le séparait des classes supérieures s'élargit encore davantage, des craintes chimériques s'ajoutèrent pour confirmer leur crainte que le pouvoir absolu ne signifiât une révolution sociale. Tout à coup le bruit courut que César avait fait commencer dans différentes parties de l'Italie l'arpentage des terrains pour procéder à une confiscation et à une répartition entre les soldats, analogue à celle faite par Sylla[5]. Il y eut, un moment, une alarme véritable. Bientôt on sut que ces craintes étaient exagérées, car César n'avait fait que remplacer par une nouvelle commission l'ancienne, chargée par la loi agraire de 59 de chercher en Italie et dans la Cisalpine ce qui restait du domaine public et des terrains à acheter aux particuliers[6]. Il voulait simplement activer l'application de la vieille loi agraire pour maintenir les promesses faites à ses soldats pendant la guerre civile. Les esprits se tranquillisèrent un peu. Mais d'autres incidents ne tardèrent pas à les irriter de nouveau. César était parti pour l'Espagne sans avoir réuni les comices[7], et tout le monde s'attendait à Rome à ce qu'il pourvût pendant son voyage aux magistratures d'une façon légale. Au lieu de cela, vers la fin de l'année, on eut une autre surprise : César nomma huit præfecti urbi à qui il confiait toutes les fonctions des préteurs et quelques-unes de celles des questeurs, telle que l'administration du trésor[8]. Il constituait ainsi, à l'improviste, ce que nous appellerions aujourd'hui un gouvernement de cabinet, dans lequel le peuple et le sénat ne comptaient plus pour rien. Il écrivait au même moment, pendant son voyage, un livre contre Caton, où il cherchait à réfuter l'idéologie républicaine qui semblait vouloir refleurir. Ce changement subit de César irrita au dernier point les hautes classes d'Italie, et même l'aile droite de son parti[9]. Le flot des récriminations et des accusations déborda : on lui reprocha sévèrement de laisser porter son nom au fils de Cléopâtre[10] ; la création des huit præfecti urbi parut une des mesures les plus arbitraires que l'on eût jamais vues ; on commença à dire — accusation terrible, qui avait été fatale à tant d'illustres Romains, — qu'il voulait devenir monarque. On apprit là-dessus que Marcellus, le consul de 51, à qui César avait accordé son pardon, avait été assassiné mystérieusement à Athènes tandis qu'il revenait à Rome. Aussitôt on accusa César de l'avoir fait tuer traîtreusement par esprit de vengeance, tandis qu'il feignait publiquement de lui pardonner. Le livre contre Caton ayant paru, on se répandit en protestations indignées, et on traita César de calomniateur. Parmi les grands, seul Cicéron, touché des nombreux éloges qu'il y recevait, envoya par l'intermédiaire de Balbus et de Dolabella une lettre de chaleureuses félicitations ; mais il n'osa pas la faire lire à Atticus[11]. La commission agraire, avec ses travaux, causait aussi des inquiétudes à bien des gens. Son activité réveillait dans le petit peuple des espérances, des illusions et des désirs qui pouvaient un jour être dangereux pour tout le monde ; les enquêtes faites pour établir quelles étaient les terres publiques, préoccupaient beaucoup de monde, car, si elles n'étaient pas faites avec un esprit d'absolue justice, elles pouvaient causer de nombreux dommages ; aussi les commissaires étaient accablés de recommandations et de supplications par les propriétaires, leurs amis et leurs parents[12]. En somme la situation n'était nullement rassurante à Rome, pendant que César luttait en Espagne. Inquiets, Balbus et Oppius écrivaient lettre sur lettre à César ; et, en attendant avec impatience son retour, ils cherchaient à apaiser par d'aimables attentions les hommes les plus éminents et surtout Cicéron, sur qui commençait à tomber l'ombre d'une vieillesse pleine de chagrins et d'amertumes. Pour mettre ordre à ses affaires de plus en plus compromises, il s'était remarié à la fin de l'année 46 avec Publilia, une jeune fille de quatorze ans[13], qui lui apporta une jolie dot. Mais au commencement de l'année 45, il avait été frappé d'un grand deuil ; Tullia était morte en couches, après son divorce[14]. Le vieillard, très affligé, avait cherché une consolation dans les travaux philosophiques, et il s'était mis à l'exécution d'un dessein caressé depuis quelque temps déjà et dont les vicissitudes politiques, l'avaient toujours détourné : il voulait résumer la philosophie grecque dans une suite de dialogues analogues à ceux de Platon et où converseraient ensemble tous les grands personnages romains des dernières générations, depuis le vieux Caton, jusqu'à Lucullus et à Varron. Cicéron, avec son grand génie littéraire, aurait pu, en traitant ce sujet magnifique, créer un chef-d'œuvre et fixer pour l'éternité dans la vie calme et intime du dialogue philosophique ces grandes figures que l'histoire ne nous montre que dans les guerres et les luttes politiques. Mais il eût été nécessaire qu'il pût travailler à p.-in aise, et avec tranquillité. Au lieu de cela, que de dérangements et d'ennuis ! Il fallait réclamer continuellement à Dolabella la restitution par fragments de la dot de Tullie ; il fallait trouver de l'argent pour élever à sa fille un mausolée somptueux. Enfin ce qu'étaient au juste les intentions de César demeurait pour lui une angoissante énigme. Il écrivait continuellement à ce sujet à Brutus, qui était revenu depuis peu du gouvernement de la Gaule cisalpine ; il lisait et relisait continuellement les grands traités de politique écrits en grec ; il lisait surtout les lettres qu'Aristote et d'autres savants grecs avaient écrites à Alexandre le Grand pour l'engager à gouverner en monarque les peuples d'Asie, mais à rester le premier des citoyens chez les Grecs, cette noble race qui avait toujours vécu et qui ne pouvait vivre que sous le régime de la liberté[15]. La lettre d'Aristote suggéra même à Cicéron l'idée d'en écrire une semblable à César ; et il composa en effet un beau pamphlet qu'il envoya à Atticus[16]. Mais le prudent banquier donna à Cicéron le conseil de le faire lire d'abord à Oppius et à Balbus, et ceux-ci dissuadèrent Cicéron de l'envoyer à César[17]. Ce fut à la fois pour Cicéron une déception, et pour les classes cultivées l'occasion de nouveaux soupçons. Par bonheur, au milieu de tous ces tourments, un certain Cluvius, fervent admirateur de Cicéron, lui laissa en mourant un bel héritage qui diminua la gène où il était. Mais en somme Cicéron, comme tout le monde, était en proie à une grande nervosité ; et les nouvelles qui vinrent d'Espagne au commencement de l'année 45 ne firent qu'augmenter le malaise et l'inquiétude des esprits. Tandis qu'il méditait la conquête de la Perse, César avait si mal préparé la guerre en Espagne que, dès le début, comme cela était arrivé pendant la guerre contre Vercingétorix, pendant la première campagne d'Espagne, et pendant la campagne d'Épire, ses soldats souffrirent de la faim[18]. Un événement inattendu et étrange vint détourner de la guerre d'Espagne pendant quelque temps l'attention de la haute société romaine. Brutus répudiait la fille d'Appius Claudius et épousait Portia, fille de Caton et veuve de M. Bibulus[19], l'ancien collègue de César au consulat, l'amiral mort pendant la guerre d'Épire. Noble de grand lignage, amateur passionné d'art, de littérature et de philosophie, Brutus était un de ces privilégiés de la fortune à qui il arrive d'être admirés de tout le monde sans avoir rien fait. Doué de certaines vertus assez rares dans la haute société, telles que la sobriété, la chasteté, la merise de soi-même, le dédain des ambitions vulgaires, il avait su non seulement se faire pardonner de petites fautes, comme celle de l'usure qu'il avait pratiquée en Cilicie, mais se faire admirer de tous, et même de César, comme un prodige de volonté et d'énergie[20]. Ainsi on lui offrait spontanément ce que les autres ne pouvaient obtenir que grâce à de grands efforts, et il réussissait dans ce qui était impossible pour tout le monde. Il avait combattu pour Pompée, et César cependant, par égard pour Servilia, l'avait comblé d'honneurs ; il était devenu un des membres les plus considérables du parti césarien aristocratique, mais cela n'avait pas empêché Cicéron et les pompéiens les plus éminents de rester ses grands amis. Et voici qu'il annonçait son mariage avec cette folie veuve, dont le père et le premier mari avaient été deux des plus farouches ennemis du dictateur ! Rome tout entière se demanda ce que ce mariage signifiait. Brutus aussi était donc contraire au nouveau gouvernement de César ? ou celui-ci allait-il se réconcilier avec ses anciens adversaires ? Servilia, qui craignait que ce mariage ne fît perdre à son fils les faveurs du dictateur, chercha à l'en détourner ; Cicéron se tint prudemment à l'écart ; mais ce fut en vain. Il s'agissait sans doute d'une sympathie ancienne entre cousins, qui s'était réveillée après de longues années, et le mariage eut lieu. Brutus cependant n'avait pas l'intention de rompre avec César, et, dans le but peut-être de se faire pardonner son mariage, il écrivit une défense du dictateur, qui était une réponse à ceux qui l'accusaient d'avoir fait tuer Marcellus. César avait terminé cette fois encore par une victoire la guerre d'Espagne, mais après être passé par des difficultés et des périls que l'on n'avait pas soupçonnés. Il était lui-même tombé malade à différentes reprises ; il avait conduit les opérations avec tant de lassitude qu'à Munda, le 17 mars de l'année 45, il s'en était fallu de peu qu'il fût battu et fait prisonnier. Ainsi la victoire n'avait pas été éclatante comme les autres, car il n'avait pas réussi à détruire tous ses ennemis ; et si Cnéus Pompée et Labienus avaient péri, Sextus Pompée avait encore réussi à s'enfuir plus au nord. Cependant le jeune Sextus ne semblait plus être un adversaire redoutable, et laissant à ses généraux le soin de le poursuivre, César se disposa à rentrer en Italie, où la nouvelle de la bataille de Munda et de son retour avait produit une très vive émotion. Le moment décisif approchait. La guerre civile était définitivement terminée ; les hautes classes jugeaient qu'en conséquence il n'y avait plus ni prétexte ni raison de prolonger la dictature. On allait donc enfin savoir si César voulait dominer sa patrie comme un tyran, ou lui redonner sa liberté. Malheureusement, l'aile gauche des césariens avait aussitôt profité de la victoire pour proposer de nouveaux honneurs qui avaient été aussitôt approuvés. César porterait le titre d'imperator, comme un prénom héréditaire ; il serait consul pour dix ans ; il aurait aussi le droit de proposer les candidats pour l'édilité et pour le tribunat[21]. En même temps, Balbus et Oppius, pour faire plaisir à César et pour impressionner le public, invitaient tous les personnages influents de Rome à aller à sa rencontre, pour lui faire honneur et le ramener en grande pompe à Rome. Il était donc évident, au moins si ses partisans ne dépassaient pas ses intentions, que César visait au pouvoir suprême et absolu. On discutait, on doutait, on espérait, en attendant avec impatience l'arrivée de César, qui au contraire fut long à revenir. Il s'attarda d'abord en Espagne où il s'occupa de faire des colonies romaines de différentes villes telles qu'Ipsali[22], Carthagène[23], Tarragone[24] en confisquant une partie de leur territoire et en leur donnant un certain nombre de ses soldats qu'il congédia. Il s'attarda ensuite dans la Narbonnaise, où il laissa un de ses amis, qui lui avait rendu de grands services pendant la guerre d'Alexandrie, Caïus Claudius Néron, en le chargeant de distribuer des terres aux vétérans de la dixième légion autour de Narbonne, et à ceux de la sixième dans le territoire d'Arles[25]. Cependant même avant de rentrer en Italie, César se trouva au milieu de la sourde lutte de tendances qui sévissait dans la société romaine ; car des conservateurs, des césariens modérés, des césariens extrêmes s'étaient rendus par intérêt, par flatterie, par impatience à l'invitation de Oppius et de Balbus, et arrivaient chaque jour grossir le cortège qui l'accompagnait. Antoine lui-même, fatigué de la pauvreté et de l'obscurité auxquelles il était condamné, était parti de Rome, bien résolu à trouver le moyen de se faire pardonner[26]. Trébonius aussi s'était mis en route pour aller à sa rencontre, mais il était si irrité de la nouvelle politique qu'il se demandait si le mieux n'était pas de supprimer César d'un coup de poignard[27]. Brutus enfin, d'accord avec Cicéron, qui était impatient de savoir à quoi s'en tenir, alla au-devant de César dans la Gaule cisalpine, pour chercher à connaître ses intentions et peut-être aussi pour savoir si son mariage avait été mal jugé. Mais à Brutus tout était permis : il fut bien accueilli, reçut des éloges pour le zèle qu'il avait déployé l'année précédente dans son administration ; et, heureux de cet accueil, il trouva que tout allait bien ; il écrivit à Cicéron que ses appréhensions étaient vaines, et que César visait à rétablir un gouvernement aristocratique, selon le désir des conservateurs[28]. De fait, César, impressionné par le mécontentement public et la discorde des césariens, sembla un moment vouloir donner satisfaction à l'aile droite de ses partisans, aux conservateurs et aux classes supérieures. Il se réconcilia avec Antoine, et pour montrer à tout le monde qu'il pardonnait à l'auteur des terribles répressions de l'année 47, il lui fit faire une partie du voyage dans sa litière même ; il révoqua les præfecti urbi, il refusa quelques honneurs, déposa le consulat unique dont il était investi, convoqua les comices, fit nommer les magistrats ordinaires et choisir pour consuls un de ses généraux d'Espagne, Q. Fabius Maximus, et Trébonius qui était un des césariens modérés les plus illustres et les plus mécontents. Ces actes suffirent, dans cette société impressionnable, pour faire renaître l'espoir dans beaucoup d'esprits. César montrait des dispositions conciliantes ; il ne voulait donc pas trop retarder la fin du régime exceptionnel ! Mais Cicéron, toujours clairvoyant, continuait à douter ; et il avait raison. César ne se préoccupait nullement du problème constitutionnel, qui intéressait tant les oisifs de Rome ; sa pensée unique, suprême, absorbante était toujours la guerre de Perse. Il ne voulait pas rétablir la constitution ; il voulait conquérir l'empire des Parthes. Sa santé était mauvaise ; les attaques d'épilepsie, dont il avait toujours souffert, devenaient d'une fréquence et d'une violence alarmantes[29] ; il était presque épuisé. Le beau buste de lui qui est au musée du Louvre, et qui est l'œuvre d'un grand maitre inconnu, représente admirablement l'effort suprême d'une vitalité prodigieuse déjà presque toute consumée. Mais il ne voulait, il ne pouvait pas prendre le repos dont il avait besoin. La Perse fabuleuse l'appelait. Pendant les mois qu'il avait passés en Espagne, la situation de l'Italie ne s'était nullement améliorée ; et la victoire de Munda, si elle l'avait débarrassé de quelques adversaires redoutables, ne l'aidait pas à vaincre les difficultés politiques et économiques très graves où l'Italie se débattait. En effet, à peine arrivé à Rome, César, au lieu de réformer la constitution, commença avec sa merveilleuse activité les préparatifs militaires et politiques de l'expédition, tâchant d'entraîner l'opinion publique et de la rendre favorable à la guerre. Des fêtes grandioses furent données pour célébrer le triomphe d'Espagne ; et dans les gigantesques banquets populaires César fit servir, pour la première fois, au lieu des vins grecs, certains vins italiens, qui, mieux préparés par les esclaves orientaux, commençaient à devenir célèbres. Il voulait ainsi les faire connaître et encourager la viticulture italienne, qui, au milieu même de la crise terrible, faisait de si grands progrès[30]. La loi sur les colonies fut aussitôt proposée et approuvée, et on commença à recruter des colons parmi les soldats, les citoyens et les affranchis. Puis les surprises continuèrent : tous les jours Rome stupéfaite entendait parler d'un nouveau projet de César : on détournerait le cours du Tibre, on assainirait les marais Pontins, on bâtirait sur tout le Champ de Mars qui serait transporté aux pieds du mont Vatican ; on construirait un théâtre, celui qui, achevé par Auguste, fut appelé théâtre de Marcellus et dont il subsiste encore des ruines grandioses ; on chargerait Varron de fonder partout à Rome de vastes bibliothèques ; on percerait l'isthme de Corinthe ; on ferait un chemin sur l'Apennin ; on construirait un grand port à Ostie ; on donnerait des travaux immenses aux entrepreneurs et aux ouvriers ; on réunirait toutes les lois en un seul corps[31]. Tous ces projets naturellement seraient exécutés quand la conquête de la Perse en aurait fourni les moyens ; et ils servaient pour justifier devant le public la grande entreprise. Mais César se trompait, cette fois, en pensant qu'une telle profusion d'idées grandioses produirait encore de l'effet sur l'Italie. Le petit peuple cosmopolite de la métropole pouvait bien s'abandonner à de chimériques espérances si on lui promettait des colonies et du travail ; mais les classes moyennes demeuraient dans leur mauvaise humeur à cause de la crise financière dont personne ne voyait la fin ; et quant aux hautes classes, froissées dans leurs sentiments républicains, redoutant toujours une révolution sociale, elles se demandaient si César ne devenait pas fou, et elles finissaient par se moquer même des réformes sérieuses comme celle du calendrier[32]. Au lieu d'admirer ses grands projets, on se plaisait à s'indigner de la bruyante curée, à laquelle ses amis, hommes et femmes, se livraient autour du dictateur. Pour trouver l'argent nécessaire pour la guerre de Perse, César était obligé de vendre partout les biens confisqués aux vaincus, les terres publiques où l'on ne pouvait pas fonder des colonies, et celles des temples[33] ; mais ces ventes précipitées profitaient surtout à ses amis, qui avaient pour presque rien des terrains immenses. Une propriété considérable confisquée pendant la guerre avait été ainsi donnée à Servilia[34] ; certains affranchis, beaucoup de centurions, des tribuns militaires et des généraux de l'armée de César amassaient de grosses fortunes. De ce nombre était ce jeune esclave germain qu'il avait surpris à pratiquer l'usure sur ses compagnons de servitude et élevé au grade d'officier d'administration, et qui, sous le nom de Licinus, était devenu un de ses administrateurs les plus habiles. César ne pouvait pas empêcher ce pillage, pour ne pas trop mécontenter son entourage ; mais ses ennemis en profitaient pour l'attaquer, pour désapprouver tout ce qu'il faisait ou projetait de faire, et même cette guerre de Perse, qui désormais était la clef de voûte de toute la politique de César. Le téméraire conquérant des Gaules n'avait-il pas causé des maux suffisants à la république, avec son insatiable désir de victoires ? Lui était-il permis, après s'être fait donner de si grands pouvoirs, d'abandonner la république encore pleine de désordre pour aller courir une périlleuse aventure[35] ? Le mécontentement gagnait toutes les classes ; et César, de plus en plus irascible, perdait cette maîtrise de soi-même qui l'avait si bien servi jusque-là ; il se laissait aller jusqu'à dire imprudemment que la république n'existait plus que de nom, que Sylla avait été très sot de déposer la dictature[36]. La lex municipalis avait été approuvée par le peuple ; mais elle se ressentait de la hâte avec laquelle elle avait été faite. On ne retrouve nulle part la belle clarté latine dans le fragment compliqué et confus qui en est venu jusqu'à nous[37]. César confia la frappe des monnaies et le service des finances à des esclaves orientaux, égyptiens probablement[38] ; il fit entrer ses esclaves et ses affranchis dans tous les services publics, il réprimanda Pontius Aquila, tribun du peuple, parce qu'il ne s'était pas levé un jour qu'il passait devant les sièges des tribuns[39]. Il éclatait facilement en invectives et en violents reproches ; il s'irritait dès qu'il voyait qu'on n'observait pas suffisamment ses lois, surtout les plus absurdes, comme celles sur le luxe, et pour les faire observer il s'entêtait à de véritables persécutions sur des détails ridicules. Mais il ne voulait pas entendre dire qu'il avait l'ambition d'être roi ou tyran : il se montra même irrité plusieurs fois contre ceux qui prétendaient vouloir le proclamer roi. Et cependant il était si torturé par le désir d'avoir un fils, que dans le testament fait à son retour d'Espagne en prévision de son départ pour la Perse, il avait nommé des tuteurs pour le fils qui pouvait lui naître, et il avait adopté comme fils Octave, le neveu de sa sœur[40]. Un jour que deux tribuns enlevèrent d'une statue de lui un diadème qui y avait été posé par une main inconnue, il entra en fureur et dit qu'ils avaient voulu lui faire un affront[41]. Il est difficile de savoir s'il avait véritablement conçu le dessein de fonder à Rome une dynastie analogue à celles des monarchies asiatiques, ou s'il ne s'arrêtait qu'en passant à cette idée, probablement suggérée par Cléopâtre, sans se résoudre à l'accepter fermement, ni non plus à la repousser pour toujours. Ses ennemis, en tout cas, avaient intérêt à répandre le bruit qu'il voulait devenir roi. Le bruit circulait donc ; le soupçon était né et il préoccupait tous les esprits, réveillait des espérances, des craintes, des rancunes de tout genre, et compliquait une situation déjà difficile. Dans cette confusion, César préparait avec une grande énergie et sérieusement une seule chose, la guerre contre la Perse. Voyant dans cette guerre le moyen de sortir de toutes les difficultés, jugeant que, s'il revenait victorieux de la Perse, il serait le maître de la situation, par la gloire et les trésors conquis, il accumulait de l'argent, faisait un grand dépôt d'armes à Démétriade, préparait un plan de guerre, envoyait à l'avance à Apollonie Caïus Octavius avec ses maîtres et seize légions composées en partie de nouvelles recrues. Beaucoup de jeunes gens poussés par la misère s'enrôlaient dans l'espoir de faire fortune en Perse. Ainsi, dans la seconde moitié de l'an 45, l'aile gauche et l'aile droite du parti de César, les modérés et les extrêmes, luttaient sourdement dans l'entourage du dictateur ; mais les extrêmes gagnaient sans cesse du terrain, parce qu'ils avaient compris mieux que les autres que, sans la conquête de la Perse, leur parti, tôt ou tard, finirait par ne plus être à même de maîtriser les difficultés de la situation, et qu'il fallait sacrifier à cette suprême nécessité du moment tout, même la question constitutionnelle, en réunissant tous les pouvoirs dans les mains de César. Il aurait été impossible autrement de mener avec énergie et avec succès une entreprise si difficile. Ainsi Dolabella, l'aventurier criblé de dettes, était devenu le compagnon préféré du dictateur ; Antoine lui-même, las d'expier, après deux années de misères et d'obscurité, les services rendus en 47 à la cause de l'ordre, avait fini par s'unir au parti qui semblait le plus fort. Sa défection était grave pour la coterie des césariens modérés, car Antoine jouissait d'une grande réputation dans tout le parti de César pour les grands services qu'il avait rendus, comme général, dans la guerre des Gaules et dans la guerre civile. Bientôt, vers la fin de 45, la coterie des modérés subit un échec encore plus grave et presque irréparable. César se décida à user du droit, qui lui avait été conféré après Munda, de désigner aux comices les magistrats, en laissant au peuple seulement la faculté de confirmer ses propositions. C'était une déception cruelle pour tous ceux, et ils étaient très nombreux, qui avaient espéré avec obstination jusqu'au dernier moment, que César refuserait ce pouvoir immense. Que restait-il donc de la République si un homme seul pouvait distribuer toutes les fonctions ? Quelle différence existait-il encore entre César et un roi, si tous les citoyens devaient attendre tous les honneurs de son bon plaisir ? Les choix qu'il fit ne pouvaient qu'augmenter, dans les classes supérieures, la désastreuse impression. Si le dictateur avait tâché de donner une compensation aux césariens conservateurs, en nommant préteurs deux membres très éminents de leur parti — Brutus et Cassius, — bien plus généreusement il avait récompensé Antoine de sa volte-face. Antoine avait été choisi comme collègue de César dans le consulat ; et ses deux frères, Caïus et Lucius Antonins, avaient été l'un fait préteur et l'autre tribun de la plèbe. C'était une véritable mainmise de la famille d'Antoine sur la république. Un autre choix encore plus scandaleux vint augmenter l'indignation. César, qui avait l'intention de partir bientôt pour la Perse, voulait nommer comme consul suffectus, pour le temps où il serait absent cette année-là son cher Dolabella, qui n'avait pas même été préteur. Le meneur du parti révolutionnaire serait donc, pendant l'absence de César, un des chefs de l'État ! Mais cette fois un incident très bizarre déjoua les calculs de César et de Dolabella. Se sentant appuyé par l'opinion publique, Antoine, qui voulait assouvir sa haine contre Dolabella, et qui peut-être cherchait aussi à ménager ses anciens amis de l'aile droite, déclara dans la séance du 1er janvier de l'an 44 qu'à titre d'augure il empêcherait les comices de se réunir pour ratifier la nomination de Dolabella. César ne réagit point. La confusion était à son comble. Les classes supérieures, de plus en plus irritées, s'éloignaient de César en faisant le vide autour de lui, et la petite coterie des aventuriers avides d'argent et de pouvoir en profitait pour amener le sénat et le peuple à lui voter, dans les premiers jours de l'année 44, des honneurs encore plus extraordinaires. On faisait presque un dieu de César en transportant à Rome une des plus abominables aberrations de l'Orient ; on décrétait un temple à Jupiter Julius ; on changeait en Julius le nom du mois Quintilis ; on lui accordait d'être enseveli dans le pomœrium, et d'avoir une garde de sénateurs et de chevaliers[42]. S'il n'en avait pas encore le nom, n'était-il pas déjà bien réellement un roi ? Chose plus grave encore, quand le sénat était allé lui faire part des honneurs qu'on lui accordait, il l'avait reçu sans se lever[43]. Il nommait du reste sénateurs des gens de toute sorte, et jusqu'à des Gaulois. Il voulait aussi nommer vice-dictateur pour l'année 44, quand Lépide serait parti pour sa province, Caïus Octavius, son neveu, qui n'avait que dix-huit ans. César violait donc ouvertement les traditions les plus anciennes et les plus vénérées, et il transportait audacieusement de la littérature et de la philosophie dans la politique ce mépris révolutionnaire pour le vénérable passé de Rome, qui animait alors la jeune génération d'écrivains et de penseurs. Cependant à l'accroissement des pouvoirs correspondait un affaiblissement progressif de l'autorité. Si le dictateur recevait toujours de nouveaux honneurs, de nouveaux pouvoirs, il devenait de moins en moins habile à s'en servir, et il faisait de plus en plus des concessions à tout le monde. La situation où il se trouvait, surtout le grand projet de la conquête de la Perse, le forçait à cette incohérence, qui contredit tellement l'idée qu'on s'est faite de la dictature de César. S'il avait, pour cette guerre, besoin de pleins pouvoirs, il devait chercher aussi à ne pas laisser trop d'ennemis à Rome en partant, à être appuyé par une opinion publique aussi favorable que possible. Malheureusement la prolongation des pouvoirs exceptionnels irritait et blessait trop de gens. Ne pouvant y renoncer, il cherchait donc à adoucir cette irritation par des concessions de toute espèce, faites même au détriment du prestige de l'État. Ému du mécontentement qui s'était fait sentir quand il usurpa la nomination de tous les magistrats, il revint sur sa décision et tenta une diversion, en faisant proposer, au commencement de l'année 44 à ce qu'il semble, par Lucius Antonins une très bizarre lex de partitione comitiorum qui doublait le nombre des questeurs, en faisait élire la moitié par le peuple et proposer la moitié par lui sine repulsa aux comices ; qui statuait peut-être aussi que la moitié des tribuns et des édiles plébéiens seraient proposés par César et la moitié élus par le peuple ; que les consuls seraient proposés tous les deux par César, mais les édiles curules par le peuple[44]. De cette façon les droits du peuple étaient en partie respectés et César, de son côté, pourrait distribuer à son aise des fonctions à ses amis. Ce fut sans doute aussi pour plaire aux conservateurs que fut proposée la lex Cassia, par laquelle César devait rétablir le nombre des anciennes familles patriciennes, dont beaucoup s'étaient éteintes. En outre, non seulement il ne témoignait plus de rancune à l'égard des pompéiens, mais il leur accorda pendant les derniers mois une amnistie complète ; il les accueillit en Italie et rendit aux veuves et aux fils des morts une partie des biens qui avaient été confisqués[45] ; il les favorisa même de toute façon, jusqu'à négliger un peu ses anciens partisans des temps difficiles[46]. C'est en vain que Hirtius et que Pansa l'engageaient à veiller sur lui-même[47] ; il congédia tous ses gardes et jusqu'à ses Espagnols ; il voulut dans ses promenades n'être accompagné que des licteurs[48]. Averti que des réunions nocturnes se tenaient de côté et d'autre à Rome, qu'on y disait du mal de lui et qu'on y tramait peut-être une conjuration, il se contenta de publier un édit dans lequel il disait qu'il était au courant de tout, et de faire au peuple un discours dans lequel il conseillait à ceux qui tenaient de mauvais propos de se taire à l'avenir[49]. J'aime mieux mourir que de vivre comme un tyran[50], avait-il dit un jour à Hirtius et à Pansa. Il faisait à tout le monde toutes sortes de promesses, possibles et impossibles[51] ; il n'essayait même plus d'arrêter le pillage des deniers publics auquel ses amis se livraient sous ses yeux[52]. La dictature allait ainsi d'un pas chancelant et sénile, presque aussi faible dans ses complaisances et dans ses expédients que le vieux gouvernement républicain . De nombreux vétérans avaient reçu des champs à Volterre et à Arezzo, dont le territoire, que Sylla avait confisqué mais laissé à ses anciens propriétaires, avait été revendiqué pour l'État par César ; beaucoup d'autres recevaient des terres çà et là en Italie et étaient faits membres de l'ordre des décurions ou membres des aristocraties municipales réorganisées par la lex Julia, dans beaucoup de villes, depuis Ravenne jusqu'à Lavinum, depuis Capoue, Suessa, Calatia, Casilinum jusqu'à Siponte[53]. Mais les recherches de ce qui demeurait la propriété du domaine public allaient lentement, les commissaires étant accablés de recommandations qui leur étaient faites par de puissants personnages : la plupart des vétérans devaient donc se contenter encore des promesses qu'on leur faisait[54]. Les colonies d'au-delà des mers ne réussissaient pas mieux : il semble qu'un certain nombre de colons soient partis pour Lampsaque[55] et la mer Noire[56] ; mais les préparatifs pour Carthage et pour Corinthe se faisaient plus lentement[57] ; et il fallut abandonner l'idée d'envoyer une colonie en Épire. César avait confisqué une partie des terres de la ville de Buthrote, qui ne lui avait pas payé une amende infligée pendant la guerre, et il avait l'intention d'attribuer ces terres aux colons ; mais Atticus, qui était du nombre des propriétaires de Buthrote dépouillés de leurs biens, fit agir autour de César tant d'hommes de son parti, il sut si bien dire, intriguer et manœuvrer que César révoqua le décret de confiscation, à la condition qu'Atticus paierait l'amende des habitants de Buthrote. Le financier, qui n'avait jamais exercé une magistrature, avait été plus puissant que le dictateur. Cependant César continua les préparatifs pour la colonie, si bien qu'Atticus et Cicéron, qui avait beaucoup travaillé pour son ami dans cette affaire, retournèrent un peu inquiets demander des explications. César, qui ne voulait pas que l'on sût qu'il avait renoncé à fonder une colonie, pour complaire à l'un des plus grands ploutocrates de Rome, les pria de tenir la chose cachée ; il embarquerait ses colons, et quand il serait en Épire, il les enverrait ailleurs, il ne savait pas encore où[58]. Voilà à quels expédients avait recours le maitre du monde ! Il n'était pas même parvenu à apaiser le conflit entre Antoine et Dolabella, si bien que le premier avait, comme augure, empêché de se réunir les comices où Dolabella devait être reconnu consul suffectus. Le dictateur omnipotent était pris lui-même dans la trame des recommandations, des services, des complaisances, des faveurs qui enserre toutes les sociétés mercantiles où l'argent est le but suprême de la vie ; et il ne pouvait en rompre les fils invisibles. Mais ces concessions ne servaient à rien. Le mécontentement allait grandissant[59]. Il y avait, dans la situation, une contradiction qu'aucune force humaine ne saurait résoudre et qui devait être fatale à César. Tandis que César cherchait à justifier avec son projet de conquérir la Perse la prolongation de ses pouvoirs exceptionnels, ce projet augmentait chez beaucoup de gens, surtout dans les classes supérieures, l'aversion contre sa dictature. On se demandait, avec anxiété, ce qu'il ferait quand il reviendrait victorieux . Ne serait-il pas alors le maitre absolu de la république ? Tandis que Cicéron cherchait à se persuader que l'expédition de César finirait comme celle de Crassus, par un désastre, les autres avaient une grande peur du génie militaire de cet homme, qui avait toujours vaincu. Ainsi on tâchait de répandre le soupçon et la méfiance sur ses intentions. On faisait courir des bruits étranges César, disait-on, voulait épouser Cléopâtre, transporter la métropole des États romains à Ilion ou à Alexandrie[60], puis, après avoir conquis la Perse, faire une grande expédition chez les Gètes et chez les Scythes, et rentrer en Italie en passant par la Gaule[61]. Cléopâtre semble être revenue à Rome vers la fin de l'année 45, et cela confirmait le premier de ces bruits. Un scandale retentissant excita encore davantage les esprits. Le 26 janvier de l'année 44, tandis que César passait dans les rues, des hommes du peuple le saluèrent du nom de roi. Les deux tribuns du peuple qu'il avait déjà gourmandés au sujet du diadème firent mettre en prison quelques-uns de ces tapageurs ; mais César courroucé prétendit que les deux tribuns avaient excité ces hommes du peuple à crier pour le rendre suspect d'opinions monarchiques, et les deux tribuns ayant mal pris ses réprimandes, il les fit destituer par une loi, et les chassa du sénat au grand scandale du public, pour lequel le tribun était toujours le plus sacré des magistrats[62]. A la fin, dans la première quinzaine de février[63], le sénat et le peuple nommèrent César dictateur perpétuel[64]. C'était la dernière et la plus importante des mesures prises en vue de la guerre de Perse, pour laquelle César allait partir bientôt ; et elle était destinée à donner à César l'immense et solide pouvoir dont il avait besoin pour accomplir une entreprise si difficile, sans être trop gêné ou préoccupé par les vicissitudes de la politique de Rome. Mais un dictateur perpétuel était un monarque, de fait, si ce n'est de nom ! Pour atténuer l'impression de ce véritable coup d'État, pour rassurer ce peuple qui avait une espèce d'horreur superstitieuse de la monarchie, César semble avoir, de concert avec Antoine, organisé une pantomime publique, pour la fête des Lupercales, qui eut lieu le 45 février. Antoine se présenta devant César, qui présidait la fête, avec un diadème, et il fit le geste de le lui mettre sur la tête ; César refusa ; Antoine insista ; César répéta plus énergiquement son refus. César fut applaudi bruyamment, tandis qu'il refusait le diadème ; après quoi il fit inscrire dans le calendrier que ce jour-là le peuple lui avait offert la couronne royale et qu'il l'avait refusée. Mais ce mensonge produisit une indignation très violente[65]. Et cependant, tandis que les dettes continuaient à tourmenter l'Italie et que la classe moyenne se trouvait dans une gêne cruelle, le petit peuple d'Italie et de Rome était travaillé par de sourdes pensées révolutionnaires, qui effrayaient tous les jours davantage la classe des propriétaires. César, pensait-on, avec les colonies et la guerre de Perse, allait ramener l'âge d'or ; la tyrannie des riches et des grands prendrait fin et un nouveau gouvernement commencerait. Les souvenirs de la grande révolution populaire s'étaient ravivés au point qu'un certain Érophile, originaire de la grande Grèce, vétérinaire de profession et sans doute à demi fou, s'étant fait passer pour le petit-fils de Marius, était devenu en un instant très populaire. Il était choisi comme patron par les municipes, par les colonies des vétérans, par les collegia d'ouvriers ; il avait même formé autour de lui comme une cour, et il osait traiter d'égal à égal César et les grands. César, de plus en plus faible et craignant de mécontenter le peuple, n'osa pas le faire disparaître ; il se contenta de le reléguer hors de Rome[66]. |
[1] CÉSAR, B. C., III, 31-33.
[2] SUÉTONE, César, 52.
[3] APPIEN, B. C., II, 107.
[4] DION, XLIII, XXXIII ; C. I. L., I2, p. 28.
[5] Voy. CICÉRON, F., IX, XVII.
[6] Voy. DION, XLII, LIV ; APPIEN, B. C., II, 94 ; CICÉRON, F., XIII, III ; XIII, V ; XIII, VIII. (Ce sont autant de recommandations pour des terres qui étaient ou pouvaient être considérées comme publiques).
[7] CICÉRON, A., XII, VIII.
[8] SUÉTONE, César, 76 : DION, XLIII, XXVIII et XLVIII ; CICÉRON, F., VI, VIII, 1. SCHMIDT, B. W. C., 263.
[9] Nous en avons une preuve dans ce que raconte au sujet de Trébonius PLUTARQUE, Antoine, 13. Voy. CICÉRON, Phil., II, XIV, 34. Voy. aussi l'allusion aux pronostics défavorables d'Antoine, CICÉRON, F., VI, II, 2.
[10] SUÉTONE, César, 52.
[11] CICÉRON, A., XIII, L, 1 ; XIII, LI, 1.
[12] CICÉRON, F., XIII, IV ; XIII, V ; XIII, VII ; XIII, VIII.
[13] SCHMIDT, B. W. C., 268.
[14] SCHMIDT, B. W. C., 271.
[15] CICÉRON, A., XIII, XXVIII.
[16] CICÉRON, A., XII, LI ; A., XIII, II ; A., XIII, XXVI, 2 ; A., XIII, XXVII, 1.
[17] CICÉRON, A., XIII, XXVII, 1. Isti, ce sont Oppius et Balbus, comme le prouve l'autre passage de Cicéron, A., XIII, II, 1.
[18] DION, XLIII, XXXII.
[19] Les objections de Mommsen sur la parenté de Portia, Hermes, XV, p. 99 et suiv., me paraissent sérieusement réfutées pax BYNUM, B., 33.
[20] PLUTARQUE, Brutus, 6 ; CICÉRON, A., XIV, I, 2.
[21] DION, XLIII, XLIV-XLV.
[22] ISIDORE, XV, I, 71 ; STRABON, III, II, 1. Sur la correction probable de ce texte de Strabon, voy. C. I. L., II, p. 152.
[23] C. I. L., II, 462.
[24] C. I. L., II, 538.
[25] SUÉTONE, Tibère, 4. KROMAYER, Hermes, XXXI, p. 10 et suiv., me parait avoir démontré que seules ces deux colonies qui s'appelaient Julia paterna furent fondées par César après la seconde guerre d'Espagne, avec des vétérans.
[26] PLUTARQUE, Antoine, 13.
[27] PLUTARQUE, Antoine, 13 ; CICÉRON, Phil., II, XIV, 34.
[28] CICÉRON, A., XIII, XL, 1.
[29] APPIEN, B. C., II, 110 ; NICOLAS DE DAMAS, 23.
[30] PLINE, Histoires Naturelles, XIV, XV, 97.
[31] PLUTARQUE, César, 58.
[32] PLUTARQUE, César, 59.
[33] DION, XLIII, XLVII.
[34] SUÉTONE, César, 50.
[35] CICÉRON, A., XIII, XXXI, 3 nous fait voir ce mécontentement des hautes classes ; pour l'apaiser César écrivit à Rome à Oppius et à Balbus qu'il ne partirait pour la Perse qu'après avoir organisé définitivement l'État.
[36] SUÉTONE, César, 77.
[37] Au sujet du style singulier du grand fragment qui nous est parvenu de cette loi (C. I. L., I, 206) et de la compilation hâtive qui en fut probablement la cause, voy. NISSEN, dans le Rh. museum, XLV, p. 104 et suiv.
[38] SUÉTONE, César, 76.
[39] SUÉTONE, César, 78.
[40] SUÉTONE, César, 83.
[41] SUÉTONE, César, 79.
[42] DION, XLIV, V.
[43] SUÉTONE, César, 78.
[44] DION, XLIII, II ; CICÉRON, Phil., VII, VI, 16 ; voy. STOBRE dans Phil., 27, p. 95.
[45] SUÉTONE, César, 75.
[46] NICOLAS DE DAMAS, 19.
[47] VELLEIUS PATERCULUS, II, 57.
[48] APPIEN, B. C., II, 107. Voy. SUÉTONE, César, 86.
[49] SUÉTONE, César, 76.
[50] VELLEIUS PATERCULUS, II, 57.
[51] DION, XLIII, XLVII.
[52] DION, XLIII, XLVII.
[53] Voy. ZUMPT, C. E., I, 304-307.
[54] Cela résulte d'APPIEN, B. C., II, 125 ; 133 ; 139.
[55] APPIEN, B. C., V, 137.
[56]
Sinope : STRABON,
XII, III, 11 :
Voy. les monnaies : HEAD,
Historia nummorum, Oxford, 1887, p. 435. Héraclée aussi, comme on peut
le conjecturer d'après un passage de STRABON, XII, III, 6. Voy. ZUMPT, C. E.,
I, 317.
[57] Voy. APPIEN, Pun., 136 ; ZUMPT, C. E.,
I, 318.
[58] CICÉRON, A., XVI, XVI a, b, c, d, e, f.
[59] Voy. CICÉRON, F., VII, XXX.
[60] SUÉTONE, César, 79 ; NICOLAS DE DAMAS, 20.
[61] PLUTARQUE, César, 58.
[62] APPIEN, B. C., II, 408 ; SUÉTONE, César, 79.
[63] LANGE, R. A., III, 470.
[64] DION, XLIV, VIII ; APPIEN, B. C., II, 106.
[65] DION, XLIV, XI ; APPIEN, B. C., II, 109 ; PLUTARQUE, César, 61 ; Antoine, 12 ; SUÉTONE, César, 79 ; VELLEIUS, II, 56. Cette scène produisit une si vive impression qu'il en est question dans de nombreux endroits des Philippiques de Cicéron. Voy. surtout Phil., II, XXXIV, 85-87 ; et COLUMBA, Il marzo del 44 a Roma, Palerme, 1896, p. 9.
[66] NICOLAS DE DAMAS, 14 ; VALÈRE MAXIME, IX, XV, 2 ; CICÉRON, A., XII, XLIX, 1.