(L'an 48 avant Jésus-Christ.)
Pour Lépide et pour le fragment de sénat qui était à Rome, la dictature de César était peut-être l'unique façon de se soustraire aux responsabilités effrayantes qui s'amoncelaient. Depuis que César avait quitté Rome, l'Italie était tombée dans une affreuse misère. La suspension des paiements publics décrétée par le sénat en même temps que le tumultus, l'épuisement du trésor, que César avait vidé et auquel Pompée ne laissait plus arriver les tributs de l'Asie, l'interruption des travaux publics, le brusque départ d'un grand nombre de personnages qui avaient quitté l'Italie, la réquisition de tous les navires qu'il fallait pour transporter les soldats et les vivres, l'emprunt des grosses sommes que Pompée avait prélevées dans les temples d'Italie, le recrutement d'une grande partie de la jeunesse, l'interruption des luttes électorales et politiques, avait provoqué une crise économique des plus graves. Le blé devenait rare ; personne ne voulait prêter[1] ; les débiteurs qui jusque-là avaient payé leurs dettes aux échéances ou les intérêts, en contractant de nouvelles dettes, ne trouvaient plus à qui emprunter ; les pères n'étaient plus en mesure de payer les dots promises à leurs filles, ni les maris divorcés de les restituer entièrement ; à Rome et dans toute l'Italie les propriétaires de maisons ne parvenaient pas à se faire payer leurs loyers ; créanciers et débiteurs étaient aux prises, et bien des gens étaient obligés de vendre ce qu'ils avaient, quand ils trouvaient à le faire. Mais il y avait beaucoup d'offres et peu de demandes, et tout tombait ainsi à vil prix, les objets d'or et d'argent, les bijoux, les étoffes, les meubles, les terrains, les maisons. Le décret du sénat qui en 51 avait réduit les intérêts n'apportait qu'un bien faible allègement, car la plupart des gens, dans le besoin où ils étaient, avaient continué à faire des dettes en acceptant les conditions que leur imposaient les capitalistes, et sans tenir compte de ce décret que personne d'ailleurs ne veillait à faire observer. Ainsi la grande question des dettes devenait plus irritante[2]. Lépide, qui n'était pas un homme de haute valeur, se déchargea donc vite et volontiers sur César de la responsabilité du gouvernement. Par malheur César, qui pendant ce temps revenait en toute hâte en Italie, était aux prises avec des difficultés terribles, malgré ses succès en Espagne qui avaient assurément rendu sa situation meilleure ; mais les dangers étaient encore nombreux et le conflit loin de sa solution définitive. La fortune pouvait encore changer. Marseille s'était rendue quand l'espoir d'un secours venant d'Espagne s'était évanoui, et sa défaite lui avait coûté de grosses sommes d'argent[3] ; mais en Afrique et en Illyrie le parti de César avait subi deux grands revers. Curion, qui s'était aventuré en Afrique avec deux légions seulement, bien que César lui en eût envoyé deux autres[4], avait payé cher sa témérité ; il avait défait sans peine Aetius Varus, le malheureux général du Picenum qui avait fui en Afrique pour y recruter une petite armée ; mais, attiré dans une embûche par Juba, le roi des Numides, ami de Pompée, il avait été surpris, cerné et tué. Quelques restes seulement de la petite armée avaient pu revenir en Italie[5]. De son côté, Dolabella, qui était allé avec une partie de la flotte tenter la conquête de l'Illyrie, avait été défait par Octavius et par L. Scribonius Libon. Antoine avait vainement envoyé à son secours la flotte commandée par Hortensius et les trois légions qui étaient en garnison dans les villes maritimes sous le commandement de Salluste, de Basilus et de son frère Caïus ; ces renforts avaient été repoussés et Caïus avait même été fait prisonnier avec quinze cohortes[6]. L'Illyrie et l'Afrique demeuraient ainsi au pouvoir de l'ennemi ; l'avantage que donnaient à César les deux légions de Varron et les recrues venues à lui des armées d'Afranius et de Pétréius était annulé par des pertes plus importantes ; et, ce qui était encore plus grave, une partie de la flotte se trouvait détruite, au moment où César n'avait plus d'autre route que celle de la mer pour porter la guerre en Orient. Il aurait fallu, en effet, être maître de l'Illyrie pour pouvoir se rendre par terre en Macédoine. Du reste, la difficulté d'arriver sur le champ de bataille, par terre ou par mer, était la moindre de celles que présentait la nouvelle guerre. Pompée avait réuni environ 50.000 hommes, et César ne pouvait lui opposer que douze légions ; mais elles étaient si vieilles et si fatiguées que les six qui revenaient d'Espagne à marches forcées laissaient des malades à toutes les étapes[7] ; et leur ensemble après tant de pertes ne donnait guère plus de 25.000 hommes[8]. En outre, l'Épire, la Macédoine, la Grèce étaient des pays pauvres, où une armée, même peu nombreuse, ne pouvait subsister longtemps si l'on ne faisait venir par mer du blé d'Égypte, de Sardaigne, de Sicile, de la Chersonèse. L'ennemi étant maitre de la mer aurait certainement capturé les navires chargés de blé, et réduit César à une situation aussi désespérée que celle où s'était trouvé Sylla dans sa guerre contre Mithridate. César était enfin à court d'argent ; car cette guerre, où il fallait employer l'or aussi bien que le fer, lui coûtait énormément. Presque tout l'argent du trésor et de la Gaule avait été dépensé en Espagne, pour corrompre les populations. Dans ces conditions, il devait même se demander anxieusement si les soldats, fidèles jusque-là le suivraient encore dans cette dernière et si périlleuse aventure. Une légion venait de se révolter à Plaisance et refusait d'aller plus avant, si elle ne recevait pas les récompenses promises à Brindes. Cette révolte avait causé à César une inquiétude si grande qu'il avait menacé de la décimation la légion rebelle, se bornant sur la prière des officiers à faire supplicier douze soldats seulement tirés au sort en apparence. En réalité, du moins à ce qui fut dit, on avait disposé les choses de façon à faire désigner par le sort ceux que les centurions avaient indiqués comme étant les plus indisciplinés[9]. Quand César fut arrivé à Rome vers la fin de novembre[10], les hommes les plus influents de son parti et son beau-père lui-même firent des tentatives pour qu'il consentit à envoyer des ambassadeurs à Pompée pour négocier la paix[11]. César l'eût fait très volontiers, s'il avait espéré que ses avances eussent quelque chance de succès. Mais comme il savait très bien qu'elles lui feraient seulement perdre du temps et comme il voulait en finir vite avec la guerre, il avait conçu un autre plan très ingénieux qui, sans négliger les probabilités de paix si faibles qu'elles fussent, écartait le danger d'une prolongation trop dangereuse de la guerre. Il dirigerait sur Brindes douze légions, ainsi que tous les navires réquisitionnés dans les ports d'Italie et que le matériel de guerre, comme pour faire l'expédition au printemps. Il se ferait nommer consul pour l'année 48 ; puis, dès que l'année serait commencée et qu'il pourrait entrer dans la province Gomme le représentant légitime de la république, il laisserait en Italie une garnison de cavaliers gaulois et espagnols ; il embarquerait tous les soldats, mais sans les esclaves, et avec un matériel de guerre aussi restreint que possible, de façon à pouvoir débarquer dans n'importe quelle baie ; et il se risquerait à traverser la mer en hiver, au moment où on s'y attendrait le moins, de façon à forcer le passage par surprise[12]. Alors seulement, avant que l'ennemi ne fût revenu de la stupeur causée par son apparition en Épire, il lui proposerait la paix en sa qualité de consul légitime, et s'il n'était pas possible de s'entendre, il commencerait sans retard les hostilités. Mais avant de partir pour la guerre, il avait à dépêcher beaucoup d'affaires à Rome, où il demeura onze journées[13] qui furent parmi les plus occupées de sa vie si active. Il présida les comices dont les résultats furent naturellement favorables à son parti : il fut élu consul avec Publius Servilius Vatia, fils de Servilius l'Isaurien ; Cœlius, Trébonius, Quintus Pédius, fils d'une de ses nièces, et peut-être Caius Vibius Pansa[14] furent élus préteurs. César présida aussi les feriæ latinæ ; il fit proposer au peuple par différents magistrats le rappel de nombreux condamnés qui avaient été frappés à la suite des lois de Pompée en 52 et dans les années suivantes, entre autres le rappel de Gabinius, mais non toutefois celui de Milon[15] ; il fit approuver une loi par laquelle on donnait le droit de cité à toute la Gaule cisalpine[16] ; il s'occupa aussi de la question des dettes devenue trop aiguë pour qu'on la laissât sans y apporter au moins un remède empirique. Mais les mesures que prit César furent très différentes de celles que redoutaient les classes riches qui, depuis le passage du Rubicon, l'accusaient de vouloir apporter en Italie des tabulas novas[17], et qui, bien qu'elles fussent endettées, étaient en majorité contraires à l'abolition des dettes, par crainte du bouleversement qui en résulterait, par haine du parti populaire, par ce sentiment abstrait de la justice qui est souvent si vif chez les personnes cultivées et qui les rend si hostiles aux procédés révolutionnaires[18]. César se borna à imiter les mesures prises par des cités grecques dans des circonstances analogues[19] ; et il chercha une transaction, comme celle à laquelle avait eu recours en Cilicie Cicéron, que de modernes admirateurs de César accusent cependant de sottise en cette occasion. C'était une transaction ingénieuse et inutile : les débiteurs étaient autorisés à payer leurs dettes en faisant l'abandon de leurs biens, mais ces biens ne seraient pas estimés au cours du jour, qui était très bas ; on leur attribuerait la valeur qu'ils avaient avant la guerre civile. Quand les créanciers et les débiteurs ne tomberaient pas d'accord au sujet de cette valeur, on nommerait des arbitres pour juger la chose. On défalquerait aussi du capital les intérêts déjà payés[20]. Il semble que, pour éviter les discussions et les contestations dans les comices, César ait pris ces dispositions de sa propre autorité, comme dictateur[21] ; il remit aussi en vigueur, pour faire circuler de force les capitaux, une vieille loi oubliée, qui interdisait d'avoir chez soi plus de 60.000 sesterces en or et en argent[22] ; et il fit enfin une dernière concession à l'opinion publique en se démettant au bout de onze jours seulement de la dictature, qui lui était inutile après les élections, et dont le nom était trop détesté depuis Sylla. Puis il sortit de Rome, salué par le peuple qui saisit l'occasion de son départ, pour faire des démonstrations en faveur de la paix[23]. Tout le monde espérait encore. César était au contraire si résolu à précipiter les événements que, bien que les navires réunis ne pussent contenir qu'un peu plus de la moitié des soldats, et qu'il fût très dangereux de faire la traversée en deux fois, il ne voulut plus attendre. Il arriva à l'improviste à Brindes, en décembre ; il réunit les soldats, leur révéla son plan, leur fit de nouvelles promesses, plus belles encore : puis il fit monter sur les navires 45.000 hommes sans blé, sans esclaves, sans bêtes de somme, et n'ayant que le petit bagage que les légionnaires portaient suspendu à l'extrémité de la haste ; il confia les autres soldats à Gabinius, à Fufius Calénus et à Antoine, avec l'ordre de les embarquer dès que les navires seraient revenus ; et le 4 janvier de l'année 48[24], il s'aventura sur l'Adriatique. Il emmenait avec lui le jeune Asinius Pollion, et il avait comme généraux Cnéus Domitius Calvinius, Publius Vatinius, Publius Sylla, le malheureux consul de l'année 65, Lucius Cassius, C. Calvisius Sabinius. César ne s'était pas trompé. Ne s'attendant pas à ce qu'il s'embarquât avant le printemps, Bibulus sommeillait avec sa flotte ; et quand il apprit que l'ennemi partait de Brindes, César et son armée étaient déjà débarqués dans un petit golfe solitaire auprès d'Oricum. Dès qu'il fut à terre, César envoya un ambassadeur proposer de nouveau la paix[25] à Pompée, qui, à ce moment, emmenait ses soldats de la Macédoine à Dyrrachium pour y prendre ses quartiers d'hiver ; et en même temps il chercha à s'emparer de toute la côte jusqu'à Dyrrachium, le port le plus important de cette région. Continuant à jouer son double jeu habituel de conciliation et d'offensive, il cherchait à ne négliger aucune probabilité de paix et en même temps à s'emparer d'une vaste région et de quelques villes, d'où il pût tirer non seulement le blé, mais les bêtes de somme, le cuir, le bois, le fer et les outils. Il prit facilement Oricum, puis Apollonie, où les petites garnisons de Pompée furent découragées par l'attitude des populations, qui se montrèrent favorables à l'envahisseur, non pas parce qu'il s'appelait César, mais parce qu'il était le consul en charge[26]. Il échoua, au contraire, dans son dessein de prendre Dyrrachium. Pompée ayant appris en route que César était débarqué et comprenant facilement ses intentions, avait fait avancer son armée à marches forcées de façon à arriver avant lui à Dyrrachium. César s'arrêta alors et campa au bord de l'Apsus, rivière qui coule au sud de Dyrrachium, pour y attendre l'effet de son apparition et la réponse à ses avances. Pompée occupa avec son armée l'autre rive du fleuve. César ne s'était pas trompé en jugeant la paix peu probable. En effet, dès que l'on se fut remis dans le camp de Pompée du trouble causé par la marche précipitée, les conseillers intimes de Pompée, qui étaient Luccéius, Théophane de Mitylène et Libon, lui transmirent les propositions, apportées par l'ambassadeur de César. Mais Pompée les arrêta immédiatement en faisant une objection sans réplique : Je ne peux pas rentrer en Italie grâce à César[27]. D'autre part, la situation se compliqua bientôt d'une manière très dangereuse pour César. Bibulus, qui s'était laissé prendre une fois, avait envoyé Libon avec cinquante navires bloquer le port de Brindes, et il faisait bonne garde sur la mer, malgré le froid et les tempêtes ; les troupes laissées par lui en Italie ne pouvaient plus traverser ; César se trouvait donc isolé avec 15.000 hommes contre un ennemi qui était presque trois fois plus nombreux. Pompée pouvait-il conclure la paix, alors que César, qui s'était aventuré si témérairement hors de l'Italie avec des forces si faibles, était presque à sa merci' ? Le résultat que celui-ci avait espéré de son apparition soudaine avait manqué entièrement. Il ne restait plus à César qu'à faire hiverner sous la tente ses soldats, à attendre que les autres légions pussent venir de Brindes. si toutefois l'adversaire leur laissait le temps d'arriver, à chercher à s'emparer du pays qu'il avait derrière lui et à l'explorer partout pour y trouver du blé, à surveiller les côtes pour ne pas permettre à la flotte de Bibulus de venir s'approvisionner d'eau et pour l'obliger ainsi à de longs et fréquents voyages jusqu'à Corcyre, pendant lesquels il serait plus facile à ses bateaux de se glisser de Brindes au travers des escadres qui étaient en croisière. L'eau était pour les flottes dans l'antiquité ce qu'est pour elles le charbon dans les temps modernes ; c'était la nécessité qui rattachait à certains points de la terre ferme leurs mouvements. Pompée n'allait-il pas, au contraire, profiter de sa supériorité numérique pour obliger l'ennemi à livrer bataille ? C'était dans son camp l'avis de bien des gens. Mais Pompée n'avait pas la résistance nerveuse inlassable de son adversaire ; et il semble avoir été assez vite épuisé par les fatigues et les angoisses qui accompagnent toujours les guerres civiles, où il suffit d'une défaite pour que l'on soit abandonné de ses partisans et de ses soldats. L'accès d'énergie qu'il avait eu, au moment de l'abandon de l'Italie, n'avait pas duré longtemps ; bientôt les défauts de sa nature aristocratique, l'incertitude et la lenteur, avaient repris le dessus ; et faute d'une direction énergique un désordre épouvantable avait régné dans son camp encombré de jeunes et de vieux nobles, de sénateurs et de chevaliers italiens, de rois orientaux, de chefs de barbares. Les grands de Rome, fatigués des privations et des embarras d'argent où ils se trouvaient souvent après avoir prêté à Pompée[28] tout ce qu'ils avaient pu recueillir, étaient impatients de retourner en Italie ; ils accompagnaient leurs plaintes de menaces de vengeance et de projets de confiscations qui épouvantaient le bon Cicéron[29] ; ils se regardaient avec défiance les uns les autres ; ils se querellaient sur des points ridicules d'amour-propre ; ils s'accusaient de trahison du matin au soir[30]. Il n'était pas jusqu'à Afranius et à Cicéron, qui n'eussent été accueillis au camp avec défiance et presque avec mépris ; Atticus lui-même, qui était resté à Rome, était menacé de représailles, comme s'il eût été transfuge[31]. Ceux qui comme Brutes, au lieu de s'occuper de la guerre, restaient dans leur tente à étudier[32] étaient encore moins dangereux. Le général qui avait si bien conduit la guerre contre Mithridate se trouvait égaré dans cette confusion ; et son indécision habituelle s'était accrue à tel point que, comme atteint de la folie du doute, il n'était plus capable de prendre aucune résolution énergique ; il préférait toujours attendre, différer, patienter. Ainsi, au lieu de se montrer partout ; il se tenait à l'écart de la foule de ses partisans ; il ne leur faisait pas même connaître ses plans et ne prenait conseil que de quelques amis intimes ; il tâchait d'empêcher l'arrivée des renforts, continuait à aguerrir son armée, rappelait immédiatement Scipion d'Asie, et au lieu d'attaquer César sur-le-champ, préférait attendre que la faim eût décimé l'armée ennemie pour l'anéantir plus facilement. Les semaines passèrent ainsi sans qu'il se produisît rien d'important, en apparence du moins ; mais les vivres devenaient rares dans le camp de César, et il n'arrivait d'Italie ni nouvelles ni renforts. César commença à être inquiet. Il avait échoué dans son dessein de surprendre l'ennemi ; la paix, d'autre part, était impossible et les approvisionnements n'étaient pas assurés : pour se tirer d'une telle situation, il fallait l'arrivée immédiate des dix mille hommes laissés en Italie, et une victoire. Mais Gabinius, Antoine et Calé-nus pourraient-ils passer la mer, et quand le pourraient-ils ? Sur ces entrefaites Bibulus vint à mourir ; Pompée, toujours indécis, ne nomma personne à sa place, et la flotte se divisa en plusieurs petites escadres qui opérèrent chacune isolément dans les différentes parties de l'Adriatique. La vigilance se ralentit ; le printemps approchait ; à diverses reprises les vents auraient été favorables, et cependant les trois généraux redoutaient tellement de traverser l'Adriatique surveillée par la flotte pompéienne, qu'ils n'osaient s'embarquer[33]. César, de plus en plus inquiet, commença à redouter une trahison, et il écrivit des lettres sévères à Calénus et à Antoine ; on dit même qu'un jour il tenta de se rendre seul sur un petit navire à Brindes[34]. Poussés par ces appels réitérés, les trois généraux se divisèrent à la fin : Gabinius prenant avec lui quinze cohortes résolut de tenter la voie de terre et de rejoindre César en Épire après avoir traversé l'Illyrie[35] ; Calénus et Antoine s'aventurèrent sur la mer. Et un jour les deux armées qui campaient l'une en face de l'autre sur le golfe de Dyrrachium virent apparaître, poussée par un bon vent vers le nord, une flotte nombreuse de navires. Tout le monde sortit aussitôt de la torpeur où l'on était depuis plusieurs mois ; on courut au rivage ; on comprit bientôt que c'était la flotte d'Antoine : Coponius, l'amiral pompéien qui commandait la flotte à l'ancre dans le port de Dyrrachium, sortit avec ses navires, et les deux escadres disparurent bientôt vers le nord ; dans les deux camps, les éclaireurs partirent chercher des nouvelles, les soldats furent bientôt sous les armes et prêts à marcher. César dut avoir quelques heures d'une inquiétude bien terrible ! Son sort ce jour-là dépendait du vent. Mais bientôt il apprit qu'Antoine, grâce à une heureuse saute de vent, avait pu débarquer ses quatre légions presque tout entières dans un petit golfe auprès de Lissum. Pompée et César se dirigèrent aussitôt vers cet endroit avec une partie de leur armée et en prenant des routes différentes ; Pompée pour battre Antoine avant qu'il eût pu se joindre à César, et celui-ci pour se joindre à lui et revenir en sûreté avec les renforts. César l'emporta en vitesse et il put faire sa jonction avec Antoine ; Pompée dut alors se retirer au sud de Dyrrachium, et il fit camper ses troupes à Asparagium. Cependant Antoine et Calénus apportaient à César de bien mauvaises nouvelles. La question des dettes, que César avait cru écarter par d'ingénieuses dispositions, était devenue plus brûlante que jamais aussitôt après son départ, et elle était en train de déchaîner même dans son parti une petite guerre civile. Cœlius, l'ami de Cicéron et le fils du banquier de Pouzzoles, l'ancien conservateur, le rival de Catulle en amour, pressé par ses dettes et par son ambition, avait proposé une loi par laquelle les locataires étaient dispensés de payer leurs loyers arriérés, et une loi qui abolissait les dettes. Le consul et Trébonius s'y étaient opposés ; des désordres en étaient résultés ; Milon, revenu de Marseille et d'accord avec Cœlius, avait recruté des bandes de gladiateurs et d'esclaves dans l'Italie méridionale, et cherché à provoquer une insurrection. L'un et l'autre cependant avaient été vaincus et tués par les cavaliers gaulois et espagnols que César avait laissés pour garder l'Italie[36]. César n'en fut que plus désireux de finir vite la guerre. Comme si cette guerre était destinée à exagérer les qualités des deux rivaux jusqu'à en faire des défauts, de même que le prudent Pompée avait fini par être pris d'une véritable folie du doute, ainsi l'audacieux César se laissa emporter par une exaltation extraordinaire et une hâte qui était presque du délire. Il envoya L. Cassius en Thessalie avec une légion nouvellement recrutée, Caïus Calvitius Sabinus en Étolie avec cinq cohortes, Cnéus Domitius Calvinus en Macédoine avec deux légions, avec la mission de se procurer du blé et de faire face à Scipion, qui pendant ce temps traversait l'Asie Mineure, faisant de l'argent partout et s'appropriant même les dépôts considérables laissés dans les temples ; puis il rejoignit Pompée et il lui offrit plusieurs fois la bataille. Ce fut en vain. Autant César était pressé de combattre, autant Pompée, toujours indécis, s'obstinait à temporiser. César tenta alors d'entraîner l'ennemi au dehors, en se portant habilement et très vite entre le camp de l'ennemi et Dyrrachium, où Pompée avait ses magasins ; mais Pompée ne consentit pas encore à livrer bataille ; il se contenta de déplacer un peu son camp, en l'installant dans un endroit appelé Pétra, sur les collines du golfe de Dyrrachium, de manière à atteindre le rivage, et se contentant de communiquer par mer avec la ville. César qui ne pouvait plus maîtriser son impatience et son exaltation, et qui depuis son succès à Alésia avait autant de confiance pour vaincre dans la pioche que dans l'épée, eut alors une idée étrange : il voulut enfermer l'ennemi entre un grand terre-plein et la mer, espérant ainsi l'obliger à tenter une sortie. Ses soldats commencèrent à creuser et à amonceler la terre ; les soldats de Pompée ripostèrent en construisant un rempart muni de tours, comme celui de César ; et ce fut bientôt autour de ces terre-pleins une guerre de surprises et d'entêtement. César tourmentait l'armée de Pompée en la privant d'eau, en l'empêchant d'envoyer ses chevaux au pâturage, en la harcelant, en l'enserrant dans un angle étroit où les épidémies ne tardèrent pas à sévir. Mais malgré cela Pompée, au lieu de sortir et de livrer bataille, faisait embarquer sa cavalerie et l'envoyait à Dyrrachium, et il cherchait à diminuer par cette résistance passive les forces de César. Il ne restait plus en Épire ni en Macédoine de blé de la récolte précédente ; la flotte pompéienne empêchait les approvisionnements par mer, par ses quatre escadres, commandées par Caïus Cassius, par Cnéus Pompée, par Marcus Octavius, par Decimus Lélius ; les soldats de César en furent bientôt réduits à se nourrir de racines. Le monde romain tout entier fixait ses regards inquiets sur ce coin de l'Épire, où sans qu'il y eût de bataille se faisait cette guerre d'entêtement acharnée et terrible. Lequel des deux saurait résister le plus longtemps ? Mais bientôt l'armée de César se trouva dans un état si critique, que, de nouveau, il fit demander secrètement à Scipion de vouloir bien s'interposer pour conclure la paix. Un jour cependant une des escarmouches ordinaires autour des retranchements se transforma par accident en une vraie bataille, dans laquelle les soldats de César, épuisés par les fatigues et par la faim, furent défaits. César laissa mille morts sur la place et perdit trente-deux enseignes[37]. Cette première bataille eut pu devenir pour César un désastre définitif, si Pompée avait aussitôt lancé toute son armée sur l'ennemi. Mais toujours hésitant, il ne voulut pas trop risquer, et, satisfait de cette victoire, il ramena dans son camp ses cohortes victorieuses. C'était là cependant pour César un échec très sérieux ; car bien des gens se dirent que l'habileté qu'il avait déployée dans les guerres contre les barbares ne suffisait plus avec un adversaire tel que le vieux général qui avait cueilli tant de lauriers, depuis les guerres civiles de Sylla jusqu'à la prise de Jérusalem. Pour comble de malheur, à ce moment même Gabinius échouait dans son expédition : après avoir en route perdu beaucoup de soldats en luttant contre les barbares d'Illyrie, il était parvenu à sauver Salon qu'assiégeait M. Octavius ; mais il était tombé malade, et lui mort, les restes de sa petite armée s'étaient dispersés[38]. Malheur à César si la confiance que les soldats avaient en lui, si l'espérance des récompenses futures venaient à s'ébranler ! Mais en réalité cette défaite de Dyrrachium lui fit grand bien, parce qu'elle calma en lui l'exaltation et l'impatience où il était depuis longtemps, et lui fit abandonner ce siège étrange, pour conduire son armée dans une région moins désolée, y rejoindre Domitius Calvinus et Lucius Cassius qui pendant ce temps bataillaient contre Scipion en Macédoine. En effet, quelques jours après la défaite, ayant réconforté ses soldats par de nouvelles promesses, il commença sa retraite, il laissa les blessés à Apollonie sous la garde de quatre cohortes, et à la fin de juin il se dirigea vers la Thessalie. Cependant si Pompée s'était mis immédiatement à la poursuite de l'ennemi, il aurait encore pu le rejoindre et l'anéantir. Mais, comme toujours, Pompée hésitait et temporisait, et autour de lui les avis se trouvaient très discordants. Les uns voulaient marcher immédiatement sur César, les autres retourner en Italie, d'autres enfin continuer la tactique suivie jusque-là[39]. Pompée finit par se décider à laisser Caton et Cicéron à Dyrrachium avec quinze cohortes pour veiller sur les bagages ; et à suivre lentement l'ennemi, espérant le détruire par la faim, bien qu'il eût rejoint l'armée de Calvinus. Le sort de César dépendait maintenant de la patience de ses ennemis. Mais les grands de Rome, grisés par la victoire de Dyrrachium et impatients de rentrer à Rome, commencèrent à protester, quand, les deux armées s'étant rapprochées l'une de l'autre dans la plaine de Pharsale et Pompée s'étant uni à Scipion, ils virent recommencer cette guerre fastidieuse qu'ils faisaient depuis six mois, et qui consistait à toujours éviter la bataille. Pompée avait-il tellement vieilli qu'il n'osât même pas attaquer un ennemi déjà vaincu, et dont les forces étaient presque moitié moindres[40] ? On mit en œuvre les conseils, les protestations, les lamentations, enfin tous les moyens possibles pour émouvoir Pompée, si bien que, fatigué et dégoûté, il se laissa à la fin entraîner à offrir la bataille le 9 août[41] dans la plaine de Pharsale. Il rangea ses cohortes sur trois lignes, appuya le flanc droit sur l'Énipée, se plaça avec toute la cavalerie sur le flanc gauche. Son plan était de culbuter avec sa cavalerie la cavalerie moins nombreuse de César et de la lancer ensuite sur le flanc droit de l'ennemi. César fit aussitôt sortir les quatre-vingts cohortes qui lui restaient (deux autres gardaient le camp), et il les rangea sur trois lignes ; mais quand il vit toute la cavalerie ennemie amoncelée sur la gauche, il retira six cohortes de la troisième ligne, et il en fit une quatrième ligne qu'il plaça au flanc droit derrière la cavalerie de façon à aider celle-ci à repousser toute attaque tournante de la cavalerie de Pompée ; il donna le commandement de l'aile gauche à Antoine, du centre à Calvinus, de l'aile droite à Publius Sylla ; il se plaça lui-même à droite en face de Pompée, et il lança aussitôt les deux premières lignes contre l'ennemi. Celui-ci ne fut pas ébranlé. La cavalerie de Pompée essaya alors de tourner l'aile droite de César. Mais la cavalerie de César, soutenue par les six cohortes de la quatrième ligne, ne se laissa pas ébranler non plus ; puis elle gagna un peu de terrain, d'assaillie devint assaillante, et finit par mettre en fuite la cavalerie ennemie. Alors les six cohortes de la quatrième ligne trouvant la route libre, tournèrent l'aile gauche de l'armée de Pompée et la menacèrent sur ses derrières. César profita immédiatement de l'instant favorable : il fit battre en retraite les deux premières lignes qui étaient fatiguées, et il lança contre les cohortes de Pompée la troisième ligne, qui n'avait pas encore donné. L'armée de Pompée ne pouvait plus garder ses positions. Un général qui aurait eu du sang-froid aurait aussitôt préparé une retraite en bon ordre, sans cesser de combattre, dans le camp, cette grande forteresse que toute armée romaine avait toujours derrière elle. Mais Pompée était là et quand il vit l'aile qu'il commandait attaquée par derrière et l'armée heurtée aussi sur le front, il perdit la tête, abandonna le commandement, s'enfuit presque seul dans le camp, en criant aux soldats qui le gardaient de bien le défendre. Les cohortes abandonnées ainsi à elles-mêmes ne purent se retirer en ordre et la débandade commença. César se lança alors à l'assaut du camp dont les portes, mal défendues, ne tardèrent pas à céder. Pompée, qui s'était retiré sous sa tente, se leva en entendant les cris qui annonçaient l'approche de l'ennemi ; il sauta à cheval, sortit avec quelques amis par la porte opposée et partit au galop sur la route de Larisse. Le vieillard fatigué n'avait pas su résister à la première épreuve qu'il avait eu à affronter depuis la campagne contre Mithridate. Le camp perdu, l'armée de Pompée se dispersa ; un certain nombre de cohortes se retirèrent avec leurs officiers sur la route de Larisse ; d'autres s'enfuirent çà et là dans la montagne. Les pertes de César furent petites, celles de Pompée plus importantes, bien que César les exagère peut-être[42]. Parmi les morts était Lucius Domitius Ænobarbus. L'épreuve terrible dont, selon la commune opinion, dépendait le sort du monde, avait été une bataille courte et peu sanglante. |
[1] Voyez CICÉRON, A., IX, IX, 4 (propter nummorum caritatem).
[2] DION, XLI, XXXVII ; APPIEN, B. C., II, 48. Les mesures qui furent dans la suite prises par César et proposées par Cœlius et par Dolabella montrent que c'était bien là le mal dont souffrait alors l'Italie.
[3] DION, XLI, XXV.
[4] CÉSAR, B. C., II, 23. Il y a encore là une difficulté. Quelles étaient ces deux légions ? Peut-être celle qui avait été envoyée en Sardaigne, et une de celles qui avaient été placées à la garde des villes maritimes d'Italie ?
[5] CÉSAR, B. C., II, 24-44 ; APPIEN, B. C., II, 44-46 ; DION, XLI, XLI-XLII.
[6] OROSE, VI, XV, 8 ; APPIEN, B. C., II, 47 ; DION, XLI, XL ; FLORUS, IV, 2 ; CÉSAR, B. C., III, 10.
[7] CÉSAR, B. C., III, 2.
[8] Du passage de CÉSAR, B. C., III, 2 et III, 6, il résulte que sept légions qui s'embarquèrent à Brindes formaient un total de 15.000 hommes.
[9] APPIEN, B. C., II, 47 ; DION, XLI, XXVI-XXXV.
[10] MOMMSEN, C. I. L., I2, p. 40.
[11] PLUTARQUE, César, 37.
[12] Le passage d'APPIEN, B. C., II, 52, prouve que le départ de Brindes se fit à l'improviste, et plus tôt qu'on ne pensait généralement.
[13] CÉSAR, B. C., III, 1.
[14] LANGE, R. A., III, 411.
[15] CÉSAR, B. C., III, 1, rectifie la version de DION, XLI, XXXVI, et celle d'APPIEN, B. C., II, 48 ; PLUTARQUE, César, 37. Voyez LANGE, R. A., III, 411.
[16] DION, XLI, XXXVI.
[17] CICÉRON, A., VII, VII, 7 ; A., X, VIII, 2.
[18] Voyez CICÉRON, De off., II, XXIV, 84.
[19] On peut comparer les mesures prises par César avec celles prises à Éphèse pendant la guerre avec Mithridate et qui sont énumérées dans la grande inscription publiée par Dareste. N. R. H. D., 1877, p. 161 et suiv.
[20] CÉSAR, B. C., III, 1 ; SUÉTONE, 42. — DION, XLI, XXXVII, est plus confus, hormis quand il donne très exactement les dispositions relatives aux arbitres. APPIEN, B. C., II, 48 ; PLUTARQUE, César, 37, y font à peine allusion.
[21] Cela me parait résulter de ce que dit César, B. C., III, 1, et du soin avec lequel il fait remarquer que le rappel des exilés fut décidé par une loi du peuple.
[22] DION, XLI, XXXVIII.
[23] APPIEN, B. C., II, 48.
[24] CÉSAR, B. C., III, 6.
[25] CÉSAR, B. C., III, 10. Il n'y a pas, selon moi, lieu de douter que ces propositions furent faites sérieusement et non pour gagner du temps, comme le veut DION, XLI, XLVII ; ou pour rejeter la faute de la guerre sur l'adversaire, comme on pourrait encore le supposer. Non seulement la situation de César était assez dangereuse pour engager à une entente n'importe quel homme jouissant de son bon sens, si téméraire et si ambitieux qu'il pût être ; mais ces tentatives furent renouvelées de trop de manières différentes pour ne pas être sincères En réalité, ce fut César qui prêta le premier l'oreille aux propositions de Libon (B. C., III, 16-17) qui cherchait assurément à obtenir par cette ruse une trêve ; puis, pendant le siège de Dyrrachium, il chercha à amener Scipion, le beau-père de Pompée, à s'interposer en faveur de la paix (B. C., III, 57) ; enfin, pendant la guerre, à une époque qu'on ne peut déterminer, il chercha par l'entremise de Cornelius Bannis à gagner Lentulus à la cause de la paix (VELLEIUS, II, 51). Balbus, qui était l'ami de Pompée et de César, ne s'employa pendant la guerre qu'à faire des tentatives sérieuses de paix. D'ailleurs, si César ne désirait pas la paix, il eût agi peu intelligemment en la proposant : car en faisant croire à l'ennemi qu'il avait peur, il annulait l'effet produit par sa rapidité et par son audace, effet sur lequel il comptait beaucoup pour compenser l'infériorité de ses forces.
[26] APPIEN, B. C., II, 54.
[27] CÉSAR, B. C., III, 18.
[28] Voyez CICÉRON, A., XI, III, 2, qui rectifie CÉSAR, B. C., III, 96.
[29] CICÉRON, F., IV, XIV, 2 ; A., XI, VI, 2.
[30] PLUTARQUE, Pompée, 66-67.
[31] CICÉRON, A., XI, VI, 2.
[32] PLUTARQUE, Brutus, 4.
[33] CÉSAR, B. C., III, 23-24.
[34] CÉSAR, B. C., III, 25 ; DION, XLI, XLVI ; PLUTARQUE, César, 38 : APPIEN, B. C., II, 57.
[35] APPIEN, Ill., 12 ; B. C., II, 59. La version de [CÆS.] Bel. Al., 42-43 est un peu différente.
[36] CÉSAR, B. C., III, 20-22.
[37] SCHMIDT a cru pouvoir inférer d'un passage de CICÉRON, A., XI, 4 que la bataille de Dyrrachium fut livrée entre le 14 et le 18 juin. Le chiffre de mille morts donné par César est inférieur à celui que donnent tous les autres historiens.
[38] APPIEN, Ill., 12 ; DION, XLII, XI.
[39] PLUTARQUE, Pompée, 66.
[40] PLUTARQUE, Pompée, 67.
[41] C. I. L., I, p. 324 (Fasti Amiternini), p. 328 (Fast. Ant.) 9 août.
[42] CÉSAR, B. C., III, 99, dit qu'il perdit seulement 200 hommes, tandis que Pompée semblait en avoir perdu 15.000. Asinius Pollion réduit ce chiffre à 6.000 (PLUTARQUE, César, 46). César comptait peut-être les fuyards parmi les morts.