GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME II. — JULES CÉSAR

CHAPITRE IX. — LE « DE BELLO GALLICO ».

(L'an 51 av. Jésus-Christ).

 

 

César était sorti de la guerre contre Vercingétorix victorieux, mais discrédité. Sa gloire de conquérant des Gaules et sa réputation de général unique étaient compromises. Pendant les sept longs mois si mouvementés que la guerre contre Vercingétorix avait duré, l'Italie avait enfin compris que cette conquête de la Gaule, que César avait annoncée en l'an Si et que le sénat avait ratifiée en 56, était encore à accomplir ; et de l'ancienne confiance elle était passée à une inquiétude aussi violente, craignant que César ne sût pas mener à fin l'entreprise commencée[1]. Le public des démocraties juge toujours en politique d'après le succès ; et son jugement ne pouvait en conséquence être cette fois très favorable à César. Personne ne considérait que, à la différence de Pompée et de Lucullus, César n'avait pas eu à lutter contre les armées d'états civilisés en dissolution, mais contre un peuple à demi barbare, où étaient encore vivaces le sentiment de la race, l'amour de l'indépendance et les traditions guerrières ; que les guerres contre les grandes armées sont des jeux d'enfants en comparaison des guerres contre un petit peuple belliqueux, dont une partie est résolue à ne pas donner quartier à l'envahisseur. Et les vieilles accusations des conservateurs trouvaient maintenant plus de crédit ; on estimait que César avait été en Gaule téméraire, rapace, perfide et violent.

En même temps la situation s'était modifiée à Rome d'une façon encore plus dangereuse. Pompée, maintenant, n'avait plus besoin de César. Tandis que le crédit de celui-ci baissait, Pompée était devenu, grâce au succès des répressions, l'arbitre de la situation, et il avait pour lui tout le monde, aussi bien les hommes du parti populaire qui continuaient à le considérer comme un de leurs chefs, que les conservateurs qui l'adulaient et l'entouraient pour l'encourager à marcher résolument dans la nouvelle voie où il s'était engagé. En effet, comme commandement proconsulaire de son nouveau consulat, il avait obtenu du peuple, sans lutte, par une loi le gouvernement de l'Espagne pour cinq nouvelles années, avec deux légions de plus, et le sénat lui avait accordé sans discussion 1.000 talents pour l'entretien de ses légions pendant la prochaine année[2]. Pompée, en somme, avait désormais une puissance si prépondérante, que César ne pouvait plus se flatter d'exercer sur lui une grande influence. En outre le parti conservateur reprenait courage, entrevoyant la possibilité d'une rupture entre les deux amis et une volte-face complète de Pompée. Cet état de l'opinion publique préoccupait tellement César, qu'il sentit le besoin de réfuter les accusations des conservateurs contre sa politique gauloise. Pendant les derniers mois de l'année 52[3], bien qu'il fût très occupé, il trouva le temps d'écrire son De Bello Gallico, un livre populaire très habilement composé et destiné à montrer au grand public d'Italie que César était un vaillant général et que sa politique en Gaule n'avait été ni violente ni rapace. Avec une modestie étudiée il rétrécit partout sa personnalité et son rôle ; il se donna pour un bienfaiteur un peu naïf, contraint malgré lui par les provocations des Gaulois à leur faire la guerre, et toujours victime de leur ingratitude ; il mit dans la pénombre les circonstances les plus importantes de sa conquête ; il cacha les échecs et exagéra les succès, mais avec habileté, en faisant à la vérité de légères altérations sans jamais se laisser prendre en flagrant délit de mensonge. Ainsi, il chercha à faire croire qu'il avait vaincu et exterminé des multitudes d'ennemis, mais sans donner jamais comme certains les chiffres invraisemblables : tantôt il a lu ces chiffres sur des tablettes trouvées dans le camp ennemi[4] ; tantôt ils lui ont été donnés par des informateurs[5] ; tantôt ils sont mis dans la bouche d'un ennemi qui prononce un discours[6]. En fait de butin, il ne parle que des ventes des esclaves, sachant bien qu'elles ne lui seraient pas sévèrement reprochées ; il ne s'attarde pas à raconter les mouvements stratégiques que le lecteur, ignorant la géographie de la Gaule, aurait difficilement suivis ; il donne au contraire beaucoup de détails sur les combats et les sièges dont les récits pouvaient plaire aux pacifiques bourgeois d'Italie, qui, comme tous ceux qui ne vont pas à la guerre, aimaient en imagination les dangers et les batailles.

L'œuvre fut composée avec une rapidité qui étonna les amis de César[7]. Elle ne lui demanda probablement pas plus de deux mois, et devait peut-être préparer le terrain pour une lettre que, au commencement de l'année, il avait l'intention d'adresser au sénat pour demander la prolongation de son gouvernement jusqu'en 48, au moins dans la Gaule transalpine. Mais la narration, qui est assez tranquille dans les premiers livres, devient précipitée quand on approche de la fin. César avait dû se hâter de raconter la guerre de Vercingétorix, car une autre guerre allait commencer. Les grands de la Gaule qui s'étaient enfuis l'année précédente cherchaient à rallumer la révolte, et les populations du nord et de l'ouest s'insurgeaient de nouveau. Cette guerre ne finirait donc jamais ? Furieux, César ne voulut même pas cette fois attendre le printemps, et en plein hiver il envoya ses légions dans le pays des Bituriges insurgés, avec l'ordre de tout massacrer, piller et brûler. Puis il entra dans le pays des Carnutes, qui eux aussi se soulevaient de nouveau sous le commandement de Gutuatre ; et il y fit les mêmes dévastations farouches. A Rome, au contraire, l'année avait commencé d'une façon assez paisible. Les répressions de Pompée avaient calmé la folie de violence dont Rome avait été prise l'année précédente ; les partisans de Clodius se tenaient tranquilles, ainsi que le petit peuple et les factions ; les agitateurs les plus audacieux s'étaient éclipsés, et en même temps cet accès de sévérité dont l'opinion publique avait été prise l'année précédente, s'apaisait comme de coutume. Bien des gens commençaient à intercéder en faveur des exilés, et Cicéron s'entendait avec les amis de Milon pour essayer de sauver au moins son patrimoine, qui avait été mis aux enchères. On s'arrangea pour que les biens fussent en apparence achetés pour une somme minime par un affranchi de la femme de Cicéron, Philotimus, qui ne devait être qu'un propriétaire fictif, exploitant les biens pour le compte de Milon[8]. En somme les temps devenaient plus tranquilles ; et au mois de mars, le sénat se réunit pour s'occuper des provinces, et spécialement de la Cilicie et de la Syrie, où les Parthes avaient déjà fait en 52 une incursion pour se venger de l'invasion de Crassus. Cassius, qui n'était ,que questeur, l'avait repoussée assez facilement en commandant comme proconsul : mais on s'attendait à une nouvelle invasion pour l'année 54, et il fallait envoyer là-bas des magistrats supérieurs. Or, comme d'après la loi approuvée l'année précédente, ne pouvaient être proconsuls ou propréteurs que ceux qui avaient été consuls et préteurs cinq ans auparavant, il fallut chercher tous les magistrats qui n'étaient pas allés gouverner une province, au sortir du consulat et de la préture, et mettre leurs noms dans l'urne où se tiraient au sort les commandements. La fortune capricieuse attribua la Syrie à Bibulus, qui avait été le collègue de César pendant son consulat, et la Cilicie à Cicéron[9].

Cicéron en fut très ennuyé[10]. Il venait de terminer le De Republica ; il méditait d'autres travaux ; il avait renoncé presque complètement à la politique pour se consacrer aux lettres. Son ambition n'était plus de devenir un grand homme d'État, mais un grand écrivain. Et voici que lui, l'homme de plume et non d'épée, plutôt fait pour les bibliothèques que pour les champs de bataille, le sort aveugle l'envoyait au fond de l'empire, pour diriger une guerre contre l'ennemi qui avait détruit une des plus grandes armées de Rome ! Mais l'homme qui dans le De Republica avait sévèrement blâmé l'égoïsme civique et la tendance à refuser les charges publiques, pouvait-il donner lui-même l'exemple de cet égoïsme, en refusant la première charge qui lui était offerte et dans des circonstances aussi graves ? C'eût été une contradiction trop forte. D'autre part des motifs d'un ordre moins élevé le poussaient à accepter. Sa situation de fortune était mauvaise à cause des nombreuses dettes dont il ne parvenait pas à se libérer, bien qu'il eût fait cette année-là et l'année précédente deux héritages. Deux amis s'étaient souvenus de lui dans leur testament[11]. Or si un homme sans scrupule pouvait accumuler des richesses dans le gouvernement d'une province, un honnête homme pouvait s'y faire une petite fortune. Cicéron finit par accepter. Il demanda à son frère Quintus, revenu de Gaule, et à son ami Caïus Promptinus qui étaient plus versés que lui dans l'art militaire, de l'accompagner. Puis il choisit parmi ses esclaves et ses affranchis ceux qui pouvaient l'aider dans le gouvernement de la province : des secrétaires, parmi lesquels un affranchi qui avait le même nom que lui, Marcus Tullius[12], et un jeune esclave, Tiron ; des courriers qui devaient porter les lettres à Rome et les en rapporter ; des porteurs de litière pour le voyage, des domestiques qui prendraient les devants à chaque étape pour faire préparer les logements pour lui et pour sa suite dans les villes où il s'arrêterait. Puis il s'entendit avec un des entrepreneurs qui louaient aux gouverneurs les bêtes de somme nécessaires pour transporter les bagages[13] ; il fit charger sur elles ses bagages, ceux de sa suite, les amphores pleines de monnaie d'or et qui contenaient la somme que l'ærarium, lui avait attribuée pour le gouvernement de sa province[14] ; il loua les esclaves nécessaires pour la garde de ce trésor pendant le voyage ; il chargea Cœlius de lui donner des nouvelles détaillées de tout ce qui se passerait ; et il se mit en route, emmenant avec lui, comme Quintus, son jeune fils[15], et laissant sa femme en Italie. Quintus se séparait sans chagrin de Pomponia, la sœur d'Atticus, femme hystérique et revêche qui ne cessait de lui faire des scènes[16].

Mais peu avant son départ Cicéron avait vu le petit groupe des conservateurs intransigeants recommencer les hostilités contre le proconsul des Gaules. Bien que les relations entre Pompée et les conservateurs se fissent chaque jour plus cordiales, Pompée, qui s'était éclipsé après son consulat, n'était nullement responsable de ces premières hostilités contre son ancien beau-père. Il était alors dans l'Italie méridionale ; et personne ne savait ce qu'il pensait de la situation politique. Cicéron, qui devait aller le voir en passant, avait même été chargé de le sonder[17]. Mais les ennemis de César reprenaient courage, même sans l'appui de Pompée, parce que la guerre en Gaule n'en finissait pas, malgré les affreuses dévastations. Ambiorix, Commius, Luctérius avaient repris les armes ; les Bellovaques étaient insurgés ainsi que les Atrébates, les Cadurques, les Véliocasses, les Aulerques et les Sénones. César avait beau accabler la Gaule de coups furieux ; il avait beau faire mourir sous les verges, en présence des légions, Gutuatre, le chef des Carnutes, faire couper les mains à tous les prisonniers d'Uxellodunum : si ces luttes suprêmes épuisaient la Gaule, elles ne rassuraient pas Rome et la nation n'avait plus en César sa confiance d'autrefois. Des bruits défavorables, que ses ennemis s'empressaient d'appuyer et de divulguer, couraient à chaque instant dans Rome. Un jour on disait, par exemple, que César avait perdu une légion et toute sa cavalerie ; un autre jour que, cerné par les Bellovaques, il se trouvait dans une situation désespérée[18]. César commet ait en outre à ce moment une grave erreur, en répandant à pleines mains sur l'Italie et sur l'empire le butin qu'il avait fait en Gaule cette année-là et pendant la révolte de Vercingétorix[19]. Se sentant descendre dans l'opinion publique, il cherchait à consolider son influence par des prodigalités inouïes : il prêtait largement à tous les sénateurs endettés ; il doublait le salaire des soldats, et allait même jusqu'à faire des présents aux esclaves et aux affranchis des grands personnages de Rome pour avoir dans leurs maisons des amis ou des espions. Il fit servir au peuple en mémoire de sa fille Julie un banquet colossal qui fit gagner beaucoup d'argent aux bouchers et à tous les marchands de comestibles ; il fit des présents aux villes de la Grèce ; il envoya comme cadeau aux rois d'Orient des milliers de prisonniers gaulois ; il usa et abusa des prérogatives de la lex Vatinia pour faire citoyens des affranchis de tout pays et pour augmenter le nombre des électeurs-qui lui seraient favorables[20]. Mais maintenant que son prestige déclinait, cette audace extrême qu'il apportait à corrompre les gens ne faisait qu'augmenter le mécontentement contre lui[21]. On s'indignait surtout de le voir conférer à tant de gens le titre de citoyen romain. Ainsi, quand, au mois d'avril, on discuta au sénat sa demande d'être maintenu jusqu'au 1er janvier de l'année 48 dans le commandement de la Gaule transalpine, un des deux consuls, Marcus Claudius Marcellus, n'hésita pas à s'y opposer ouvertement, bien que l'autre, Servius, qui était un homme plus prudent, s'efforçât de le retenir. Noble, aimant le faste, ayant de la fortune, de l'intelligence, de l'instruction, et n'étant pas, comme la noblesse ruinée, obligé de gagner de l'argent par la politique, Marcellus avait pu se donner pendant plusieurs années le luxe d'agir en aristocrate de vieille marque, d'affecter les prétentions démodées d'un conservateur intransigeant à la manière de Caton, et de mépriser toujours César, la fausse idole de l'admiration populaire. Un tel homme ne pouvait laisser échapper cette occasion de provoquer le parti populaire, en attaquant son chef. Il proposa en effet non seulement de repousser la demande de César, mais même d'annuler les titres de citoyen accordés par César aux Comasques[22].

Les tribuns s'interposèrent et la proposition ne put être approuvée. Elle fut seulement enregistrée[23]. Cependant les ennemis de César n'avaient pas lieu d'être mécontents, car ils avaient enfin pu faire, au milieu de la tranquillité générale, des propositions contre César qui, quelques années auparavant, auraient été bien près de provoquer une révolution. Ainsi Marcellus fut porté aux nues par la coterie conservatrice. Il courut bientôt un bruit grave : on disait que pour se venger, César voulait accorder le droit de cité à tous les Cisalpins. Mais ce bruit ne fut pas confirmé[24] ; et encouragé par son succès, Marcellus voulut répondre au veto des tribuns par un acte d'autorité. Vers la fin du mois de mai il fit donner des verges, châtiment qui ne pouvait pas être infligé aux citoyens romains, à un Comasque que César avait fait citoyen. Si on ne pouvait pas annuler les titres que César avait conférés, il voulait au moins lui montrer quel cas il en faisait. Les personnes raisonnables désapprouvèrent cette violence[25] ; mais l'opinion des personnes raisonnables compte pour peu de chose dans toutes les grandes crises politiques, et la hardiesse d'un parti croît à mesure que faiblit celle du parti adverse. Après l'incident du Comasque, Marcellus, grisé par le succès et excité par ses amis, voulut aller plus loin et proposer tout simplement à la séance du 1er juin, qu'on rappelât César et qu'on lui nommât un successeur. Le moment était opportun ; la populace, épouvantée par les répressions de Pompée, n'osait plus bouger ; le parti démocratique était discrédité et désorganisé ; Pompée, s'il n'était pas favorable, prouvait du moins par son absence qu'il se désintéressait de la chose. Mais à ce moment la situation se compliqua. Les conservateurs ne se trompaient pas en supposant que la politique de Pompée, l'année précédente, était le signe d'un revirement en leur faveur ; que l'ancien ami de Sylla allait rentrer dans les rangs de ce parti où il avait fait ses premières armes. En effet, avec Cicéron qui, au cours de son voyage, s'était arrêté pour le voir à Tarente et était resté pendant trois jours à causer avec lui de politique, Pompée avait parlé franchement, ouvertement, sans circonlocutions, presque à la façon de Caton[26]. Malgré cela il était trop prudent pour vouloir provoquer son ancien beau-père avec la brutalité de Marcellus ; et à la séance du sénat qui se tint le 1er juin ou un des jours suivants, Pompée, sans que nous sachions si ce fut en personne ou indirectement, s'opposa à la proposition. Marcellus prononça un grand discours où il déclara que, puisque César lui-même affirmait que la Gaule était pacifiée, il fallait dissoudre l'armée et rappeler le proconsul ; il ajoutait que le privilège de solliciter le consulat, tout en étant absent de Rome, que le peuple avait accordé à César, n'était pas valable, puisqu'il se trouvait aboli par la loi de Pompée. Mais Pompée ou quelque sénateur autorisé par lui à parler en son nom, fit observer que la loi Licinia Pompeia de l'année 55 défendait de traiter la question de la succession de César avant le 1er mars de l'année 50[27]. L'argument au point de vue constitutionnel était difficile à réfuter, et Marcellus ainsi que ses amis n'étaient pas assez aveugles pour se brouiller à la légère avec Pompée. Marcellus se rendit, n'insista pas, et l'attention publique se tourna sur les élections pour l'année 50, qui se firent en juin ou en juillet. César envoya un grand nombre de ses soldats voter ; mais son candidat au consulat, Marcus Calidius, échoua. Les consuls élus furent Caïus Claudius Marcellus, cousin de Marcus, et qui était, lui aussi, ennemi acharné de César, bien qu'il fût son parent ; et L. Æmilius Paulus, qui se donnait comme conservateur, mais n'était pas aussi sûr, car César lui avait donné la charge lucrative de construire pour son compte de grands édifices à Rome. En revanche, les autres élections avaient été plus favorables à César ; et même parmi les tribuns, un seul, Caïus Furnius, était favorable au parti conservateur. Là-dessus les conservateurs firent intenter un procès de corruption à un des tribuns élus, Servius Pola ; ils réussirent à le faire condamner, et ils s'efforcèrent de faire élire à sa place Curion, ennemi acharné de César[28]. Quant aux élections à la préture elles avaient été remises. L'agitation électorale à peine terminée, les ennemis de César recommencèrent leurs attaques, et cherchèrent d'abord à obliger Pompée à définir nettement son attitude. Que pensait-il de César et de sa politique, des demandes et des prétentions du proconsul de Gaule ? Le 22 juillet, comme on disputait au sénat au sujet de la solde des légions de Pompée, qui voulait aller en Espagne[29], on lui demanda compte de la légion qu'il avait prêtée à César. Pompée se déclara disposé à la réclamer, mais non immédiatement, pour n'avoir pas l'air de donner raison aux ennemis de son ami. On lui demanda encore ce qu'il pensait du rappel de César, et il répondit vaguement que tous les citoyens devaient obéir au sénat. Puis il voulut tout différer jusqu'à son retour d'un voyage à Rimini, où il devait se rendre pour surveiller les recrutements qu'il faisait faire dans la vallée du Pô[30]. Tout le monde pensait qu'il serait parlé de la chose dans la séance du 13 août. Mais la séance fut renvoyée à un autre jour, à cause de la discussion du procès de corruption intenté à un des consuls désignés ; et quand le sénat se réunit la fois suivante, le 1er septembre, il se trouva qu'il n'était pas en nombre[31]. Ce club d'hommes d'affaires et de dilettanti commençait à s'inquiéter. A quoi voulait-on en venir avec de telles menées ? Pompée, malgré ses répressions de l'année précédente, continuait à se donner pour l'ami de César. Néanmoins, malgré le manque du nombre, les ennemis de César firent à cette séance un pas en avant. Pompée fit comprendre qu'il n'approuvait pas que César se portât candidat étant absent ; et Scipion proposa que le mars la seule question traitée fût celle de la province gauloise ; chose dont se plaignit fort l'agent de César, Cornélius Balbus[32]. Aux élections qui restaient à faire, Favonius, le candidat des conservateurs à la préture, avait échoué, mais en revanche Marcus Cœlius Rufus et Marcus Octavius avaient été élus curules, et Curion tribun du peuple. Ceux-ci étaient tous ennemis de César[33]. Enfin, à peu près à la même époque, le sénat prit une mesure grave : inquiet du grand nombre de débiteurs et de la disette d'argent, conséquence fatale du fol entraînement des années 55 et 54, il ordonna que l'intérêt légal maximum fût de 12 pour 100 et que les intérêts non payés fussent ajoutés au capital mais sans rien rapporter[34].

C'était une décision étrange en apparence. Le sénat, au bout de dix ans, en venait donc, en l'atténuant, il est vrai, à la politique de Catilina ? Les hommes d'argent se récrièrent : si le sénat donnait cet exemple et se mettait à effacer le caractère sacré des contrats, le parti populaire n'aurait-il pas eu raison de demander de nouveau que l'on brûlât toutes les syngraphæ[35] ? Il y a certaines choses qu'il est trop difficile de faire à demi ; transiger, c'est céder. Et cependant cette faiblesse du sénat était un signe des temps, de même que le grand succès du nouveau livre politique de Cicéron, le De Republica. Mis en circulation au moment où Cicéron allait partir, ce ]ivre était alors recherché et lu avec avidité par toutes les personnes cultivées[36] ; il était copié et recopié un grand nombre de fois par les esclaves et les affranchis qui exerçaient le métier de copistes et de libraires, comme ceux d'Atticus, qui faisait le commerce des livres sur une échelle assez grande. Le sentiment public était maintenant toujours porté à adoucir les antagonismes politiques et économiques par des transactions et des conciliations, plutôt qu'à les résoudre par une lutte décisive ; aucune classe, aucun parti n'avait plus l'énergie, le courage, la fermeté nécessaire pour se risquer dans une lutte à mort contre ses rivaux. On était si loin de l'époque de Marius et de Sylla t On voulait bien mettre un terme aux difficultés entre créanciers et débiteurs, mais sans ruiner personne, en réglant la question à l'amiable. On voulait bien réorganiser l'État, mais sans révolution, et, comme le proposait Cicéron dans le De Republica, avec un gouvernement qui serait un harmonieux mélange de démocratie, d'aristocratie et de monarchie.

Malheureusement, malgré cet esprit de conciliation, on ne voyait pas s'apaiser la haine d'un petit groupe contre un homme. Les ennemis de César ne désarmaient pas. Le 30 septembre Marcellus, en présence de Pompée, proposa au sénat de décréter qu'au 1er mars de l'année suivante les consuls mettraient en discussion la question du commandement des Gaules ; que le sénat aurait à se réunir tous les jours jusqu'à ce qu'on eût délibéré, et que même les sénateurs qui faisaient fonction de juges devraient être présents. Cette proposition fut approuvée. Mais quand Marcellus proposa que l'on considérât comme nuls tous les veto que les tribuns pourraient opposer ce jour-là et que les tribuns qui s'opposeraient à cette mesure fussent considérés comme ennemis publics ; quand il proposa que l'on prît en considération les demandes de congé faites par les soldats de César, comme pour les inviter à en présenter, différents tribuns, parmi lesquels Caïus Cœlius et Caïus Vibius Pansa, opposèrent leur veto. Mais ce qui eut encore plus d'importance que le vote, ce furent les déclarations de Pompée. Non seulement il déclara que si, avant le mois de mars prochain, on ne pouvait délibérer au sujet des provinces que César occupait alors, on pourrait au contraire et on devrait en délibérer à partir du 4« mars ; mais il ajouta encore que si César faisait opposer un veto par les tribuns, il devrait à son avis être considéré comme rebelle. Un sénateur, enhardi par cette déclaration, lui demanda alors ce qu'il ferait si César voulait rester quand même au commandement de l'armée ; à quoi Pompée répondit : Que ferais-je si mon fils me donnait un soufflet ?[37] Il n'avait jamais aussi clairement annoncé qu'il se séparait de César. La conversion de Pompée aux idées conservatrices allait vite et le grand succès du De Republica, qui était un événement véritable, y avait peut-être contribué. Il était évident, puisque tout le monde lisait ce livre avec tant de passion, que l'Italie réclamait un illustre, intelligent et élégant sauveur. Quel autre que lui, qui, l'année précédente avait sauvé la République, aurait pu être l'homme annoncé par Cicéron, et que tout le monde désirait ?

César achevait alors sa dernière campagne dans les Gaules ; mais Rome fut bientôt inquiétée par les mauvaises nouvelles qui venaient d'Orient, par des lettres de Cassius et de Déjotarus qui annonçaient que les Parthes avaient franchi l'Euphrate avec des forces considérables. Des sceptiques ne voulaient pas y ajouter foi, et disaient que Cassius avaient imaginé cette invasion pour attribuer aux Parthes les pillages qu'il avait faits lui-même. Mais la lettre de Déjotarus ne pouvait laisser aucun doute[38]. Le public s'émut comme à l'ordinaire ; il réclama aussitôt des mesures énergiques. Les uns proposaient d'envoyer en Orient, Pompée, et les autres César ; les consuls eurent tous les deux grand'peur que le sénat, pour ne choisir ni César ni Pompée, ne chargeât l'un d'eux de cette guerre, que ni Marcellus, ni ce vieux chicanier de Servius n'auraient voulu aller commander, car, depuis la mort de Crassus, les Parthes causaient une grande frayeur aux maîtres du monde. Les consuls commencèrent donc par remettre les séances du sénat, empêchant ainsi toute délibération, alors que tout le monde à Rome se croyait menacé d'une guerre terrible[39]. Les amis de Cicéron surtout étaient très inquiets : qu'allait-il arriver au grand écrivain, qui se trouvait avec aussi peu de soldats être le gouverneur d'une province envahie par un ennemi aussi redoutable ? Et, en effet, les débuts de son gouvernement avaient été peu agréables pour Cicéron. Pendant son voyage, comme il passait à Samos, une députation de publicains italiens qui résidaient dans la province était venue pour le complimenter et pour le prier de conserver dans son édit certaines dispositions de son prédécesseur[40]. Une fois débarqué dans sa province, il s'était arrêté quelque temps à Laodicée pour veiller sur le change en monnaie du pays des sommes qu'il avait apportées d'Italie, afin qu'il fût fait. honnêtement[41]. Mais au milieu de ces soucis il avait été bientôt épouvanté du désordre qui régnait dans les troupes. L'armée, qui aurait dû servir à défendre la province contre les Parthes, était éparpillée en petits détachements au service des usuriers italiens qui infestaient la province et se servaient des soldats pour tirer manu militari de l'argent de leurs débiteurs récalcitrants. Dans cette dispersion de l'armée, trois cohortes avaient été perdues, et personne ne savait ce qu'elles étaient devenues[42]. On peut imaginer quel effet produisit sur lui, au mois d'août, la nouvelle que l'ennemi avait passé l'Euphrate avec des forces importantes ! Il avait cru d'abord que son collègue de Syrie saurait repousser les Parthes, mais ayant appris que Bibulus n'était pas encore arrivé en Syrie, il écrivit au sénat une lettre éplorée où il demandait du secours : les provinces et leurs revenus étaient en danger ; il fallait lui envoyer des soldats d'Italie, car les recrues asiatiques ne valaient rien et il n'était pas prudent de se fier aux alliés qui étaient las du mauvais gouvernement romain[43]. Cependant, et c'est une preuve de son zèle civique aussi bien que de son habileté, il fit de son mieux : il réunit le peu de soldats qu'il avait, et s'avança avec eux pour défendre la route de Cappadoce, dans le cas où les Parthes chercheraient à envahir la province d'Asie : la frontière de la Cilicie du côté de la Syrie était en effet facile à défendre avec un petit nombre de soldats. Mais peu de temps après, sachant que les Parthes avaient envahi la Syrie et s'avançaient vers Antioche, il courut à cette frontière, arriva à Tarse le 5 octobre, d'où il se dirigea sur la chaîne de l'Amanus. Mais, vers le 10 octobre, ayant appris que Cassius avait battu les Parthes au-dessous d'Antioche et que l'ennemi se retirait, Cicéron pensa un peu à sa bourse et à celle de ses soldats, et il tenta une expédition contre les tribus barbares qui vivaient de brigandage dans la chaîne de l'Amanus. Sur les conseils de son frère et de Promptinus, il livra une petite bataille, fit le siège de la ville de Pindénissus et reçut de ses soldats le titre d'imperator ; il prit des esclaves et des chevaux, vendit les esclaves à Pindénissus, et distribua à ses soldats l'argent qu'il en tira. Puis, satisfait d'avoir lui aussi fait le général pendant deux mois. il rentra dans sa province[44].

La lettre de Cicéron qui demandait du secours et celle de Cassius qui annonçait la victoire arrivèrent ensemble à Rome et furent lues au sénat dans la même séance, vers la fin de novembre[45]. L'une effaçait l'impression causée par l'autre. On crut le terrible ennemi vaincu, et à Rome personne n'y pensa plus.

 

 

 



[1] L'atteinte portée à la renommée militaire de César par les événements militaires de 53-52 n'est pas seulement une supposition rendue vraisemblable par tant d'autres faits analogues dont l'histoire est pleine ; mais la chose est prouvée par la facilité avec laquelle on ajoutait foi alors à Rome aux bruits de défaites subies par César (Voy. CICÉRON, F., VIII, I, 4), et l'on croyait qu'un grand mécontentement se propageait dans son armée. (Voy. PLUTARQUE, Pompée, 57 ; PLUTARQUE, César, 29.)

[2] DION, XL, 44 ; XL, 56 ; APPIEN, B. C., II, XXIV ; PLUTARQUE, Pompée, 55. César, 28.

[3] Les érudits sont maintenant d'accord pour reconnaître que les Commentarii de bello gallico furent publiés en 51. Je crois avec Nipperdey et Schneider qu'ils étaient déjà terminés au commencement de 51 et qu'ainsi ils furent écrits dans les derniers mois de l'année 52, après la fin de la guerre de Vercingétorix et avant le commencement des nouvelles guerres. En effet, s'ils avaient été écrits en 51 et après les guerres de cette année-là ils en feraient aussi le récit.

[4] Par ex., CÉSAR, B. G., I, XXIX.

[5] Par ex., CÉSAR, B. G., II, XV.

[6] Par ex., CÉSAR, B. G., VII, LXXVII.

[7] HIRTIUS, B. G., VIII, præf.

[8] Les détracteurs de Cicéron ont voulu voir dans cette affaire une intrigue qui n'y est pas. Les passages de CICÉRON, A., V, VIII, 2 ; F., VIII, III, 2, me paraissent très clairs : il s'agit d'un achat fictif des biens de Milon, fait par Philotimus d'accord avec Milon et ses amis, pour les sauver. En somme, Milon racheta ses biens pour une somme minime, grâce à l'appui désintéressé de Cicéron. L'intrigue commença plus tard, quand, Cicéron étant en Cilicie, Philotimus chercha à se faire passer pour le vrai propriétaire d'une partie des biens au préjudice de Milon. De là l'anxiété de Cicéron, qui craignait qu'on ne le soupçonnât d'avoir manqué à la files, en étant le complice de l'affranchi.

[9] PLUTARQUE, Cicéron, 36.

[10] CICÉRON, F., III, II, 1 ; A., V, II, 3.

[11] LICHTENBERGER, De Ciceronis re privata, Paris, 1895, p. 48.

[12] CICÉRON, F., V, XX, 1.

[13] AULU-GELLE, XV, 4.

[14] Un passage (d'AULU-GELLE, XV, 12) nous montre que l'argent se transportait souvent dans des amphores.

[15] CICÉRON, A., V, I, 3 ; SCHMIDT, B. W. C., 73.

[16] Voy. le beau récit d'une scène de ce genre dans CICÉRON, A., V, I.

[17] CICÉRON, F., VIII, I, 3.

[18] CICÉRON, F., VIII, I, 4.

[19] Voy. DION, XL, 43 ; il ne fait pas allusion au tribut régulier imposé à la Gaule et dont parle SUÉTONE, César, 25, mais aux contributions extraordinaires imposées à la suite de la guerre.

[20] SUÉTONE, César, 26-28.

[21] SUÉTONE, César, 28.

[22] La succession de ces discussions qui préparèrent le grand conflit, ne pourrait être établie par les récits confus d'APPIEN, B. C., II, XXV-XXVI et de SUÉTONE, César, XVIII : mais nous avons heureusement la correspondance de Cicéron. Dans une lettre à Atticus (CICÉRON, A., V, II, 3) il dit que le 8 mai il ne savait pas comment César avait accueilli une auctoritas præscripta du sénat au sujet des Transpadans. Il est très probable que Cicéron fait allusion à une proposition que Suétone nous dit avoir été faite par Marcellus (César, XVIII) : ut colonis quos rogatione Vatinia Novumcomum deduxisset, civitas adimeretur. Appien, au contraire, ne dit rien de cette proposition ; et il se contente de raconter la violence à laquelle en vint Marcellus contre les Comasques. Cette violence fut évidemment une conséquence de la lutte provoquée par cette proposition. Cette séance eut donc lieu au mois d'avril, et il me parait vraisemblable que ce soit celle à laquelle CICÉRON, F., IV, III, 1 dit avoir assisté, et où il entendit les conseils prudents de Servius. Appien, d'autre part, (chap. XXV) place avant l'incident des Comasques une séance du sénat où fut repoussée la demande de César au sujet de la prolongation de son commandement. Suétone ne parle pas de cette proposition, mais d'après l'ordre que suit Appien dans la narration, je suis porté à croire que cette discussion eut lieu avant l'incident des Comasques, et par conséquent, probablement en même temps que la discussion de la proposition au sujet de ces mêmes Comasques. Les deux discussions ne furent qu'une occasion d'attaquer César. Et ainsi on comprend encore mieux les conseils prudents de Servius.

[23] LANGE, R. A., III, 372 ; CICÉRON, A., V, II, 3.

[24] CICÉRON, A., V, II, 3 ; F., VIII, I, 2.

[25] APPIEN, B. C., II, XXVI ; PLUTARQUE, César, XXIX ; CICÉRON, A., V, XI, 2.

[26] CICÉRON, F., II, VIII, 2 ; A., V, VII.

[27] Cicéron nous est d'un grand secours ici encore pour déterminer la date de cette discussion. Il dit, F., VIII, I, 2, que Marcellus in Kalendas Iunias distulit relationem... provinciarum Galliarum. Il est évident que cette séance est celle à laquelle fait allusion Suétone (César, XXVIII) : M. Claudius Marcellus... retulit ad senatum, ut ei succederetur ante tempus. C'est aussi la proposition à laquelle Pompée fit l'opposition dont Suétone ne dit rien, mais que rapporte au contraire APPIEN, B. C., II, XXVI. On pourrait cependant faire une objection. D'après un passage de Cicéron (A., V, VII) le 20 mai Pompée était à Tarente. Pouvait-il être présent le 1er juin à la séance du sénat ? Il n'était peut-être pas impossible, si l'on voyageait vite, d'aller en dix ou onze jours de Tarente à Rome. Mais si l'on ne veut pas admettre cette rapidité insolite, on peut supposer que la séance n'eut pas lieu le 1er juin, comme c'était l'intention de Marcellus, mais quelques jours plus tard ; ou encore que Pompée ne fit pas cette opposition en personne, mais qu'il en chargea un de ses amis.

[28] LANGE, R. A., III, 377.

[29] CICÉRON, A., V, XI, 3.

[30] CICÉRON, F., VIII, IV, 4.

[31] CICÉRON, F., VIII, IX, 2.

[32] CICÉRON, F., VIII, IX, 5.

[33] LANGE, R. A., III, 378.

[34] CICÉRON, A., V, XXI, 13.

[35] CICÉRON, A., V, XXI, 13.

[36] CICÉRON, F., VIII, I, 4 ; SCHMIDT, B. W. C., p. 12, a le premier mis en lumière l'importance de ce livre, au point de vue politique.

[37] Sur toute cette séance voyez la lettre très importante de Cœlius : CICÉRON, F., VIII, VIII.

[38] CICÉRON, F., VIII, X, 2.

[39] CICÉRON, F., VIII, X, 3.

[40] CICÉRON, F., III, VIII, 4.

[41] CICÉRON, F., II, XVII, 7 ; III, V, 4.

[42] CICÉRON, F., III, VI, 5.

[43] CICÉRON, F., XV, I.

[44] CICÉRON, A., V, XX.

[45] CICÉRON, A., V, XXI, 2, où il me semble nécessaire d'accepter la correction d'Hoffmann : litteræ in Senatu recitatæ sunt datæ (au lieu de id est) Nonis... Voy. SCHMIDT, B. W. C., 82. La lettre de Cœlius (CICÉRON, F., VIII, X, 2) écrite le 18 novembre prouve que les lettres ont été lues après le 18 novembre, et non avant comme le soutient Schmidt.