Tandis que cette crise terrible sévissait en Gaule, à Rome un fait important avait eu lieu : un rapprochement entre Pompée et les conservateurs. Peu après le départ de César, les émeutes étaient devenues si violentes et une répression énergique avait paru si urgente au public effrayé, que la dictature de Pompée s'était à la fin imposée, sans effort, à tout le monde, même à ses adversaires les plus acharnés. Caton était encore parvenu à faire nommer Pompée, non pas dictateur, mais consul unique, afin qu'il fût responsable à la fin de la magistrature[1] ; mais malgré cette subtilité constitutionnelle, Pompée avait été élevé seul à la direction suprême de l'État, avec la mission de rétablir l'ordre, à tout prix. Et Pompée s'en était acquitté avec une énergie dont personne n'aurait jugé capable un homme qui d'habitude exerçait ses prérogatives avec un si grand détachement. En employant toute son influence. il avait, il est vrai, fait approuver la loi qui permettait à César de se présenter au consulat sans venir à Rome[2] ; mais, cette dernière concession faite au parti démocratique, il avait aussi revu sévèrement les listes des citoyens parmi lesquels on tirait au sort les cent juges des procès, et les avait réduits à 950, sénateurs, chevaliers, plébéiens, ne choisissant que des gens sur qui il avait beaucoup d'autorité[3]. Il avait, en outre, proposé une lex Pompeia de ambitu et une lex Pompeia de vi qui abrégeaient les procès, augmentaient les peines pour tous les délits de corruption politique commis depuis 70, simplifiaient et rendaient plus rigoureuse la procédure contre les délits de violence[4]. Il avait également proposé une lex Pompeia de provinciis qui érigeait en loi le sénatus-consulte de l'année précédente, d'après lequel on ne pouvait être gouverneur d'une province que cinq ans après avoir quitté la préture et le consulat[5] ; et enfin une lex Pompeia de jure magistratuum, où, parmi de nombreuses dispositions que nous ne connaissons pas, un article confirmait purement et simplement l'interdiction de briguer le consulat si l'on était absent de Rome. Toutes ces lois, les conservateurs les réclamaient en vain depuis des années ! Leur joie fut donc grande ; et les ennemis les plus acharnés de Pompée changèrent d'opinion sur son compte. Au contraire, les amis de César ne furent pas aussi satisfaits de toutes ces propositions. Mais comme César et Pompée étaient encore amis, ils n'osèrent pas s'y opposer, et se plaignirent seulement de la lex de jure magistratuum qui semblait annuler le privilège accordé peu de temps auparavant au proconsul de la Gaule. Ainsi, grâce à son autorité, grâce à l'appui des conservateurs, des classes supérieures et de l'opinion publique rebutée, Pompée réussit à faire approuver ses lois sans luttes et en peu de temps, ne faisant aux amis de César qu'une concession, une exception en sa faveur insérée dans la loi de jure magistratuum, dont nous ne connaissons pas les termes, mais telle que les adversaires de César purent ensuite la déclarer nulle. Mais si ces lois étaient bonnes, d'autres, excellentes aussi, étaient en vigueur depuis longtemps, et cependant elles ne servaient à rien, parce qu'au milieu des luttes des partis, des intrigues des clientèles et du relâchement général, aucun magistrat n'avait plus la force de les appliquer. N'en serait-il pas de même pour ces lois ? Mais, depuis qu'il avait été élu consul unique, Pompée était devenu un autre homme et, au grand étonnement de tous, ce grand seigneur sceptique, incertain, indolent, avait trouvé une énergie brutale pour appliquer ses lois. Comme un petit Sylla ressuscité, il avait fait régner à Rome fine sorte de terreur judiciaire, faisant faire les procès à la hâte, s'opposant à tous les renvois, fermant pour ainsi dire la bouche aux défenseurs d'ordinaire si loquaces, usant de toute son autorité pour imposer aux juges des condamnations. En quelques semaines un grand nombre d'amis de Clodius et de César qui - s'étaient compromis pendant les dernières années, ainsi que quelques conservateurs plus turbulents, comme Milon, avaient, après de rapides procès, été condamnés à l'exil, et l'admiration du public pour Pompée avait encore grandi. L'irritation que causaient les émeutes disposait tous les gens désireux de voir l'ordre rétabli à approuver la sévérité, même si elle n'était pas toujours juridique. Il fallait frapper durement, et ne rien ménager pour nettoyer Rome. Aussi personne ne s'inquiétait de voir le grand justicier, qui frappait durement dans le tas, s'employer cependant à sauver ses amis, quand ils étaient accusés ; Scipion, par exemple, dont il avait épousé la fille, la belle et jeune Cornélia, veuve de Publius Crassus. Non seulement il l'avait fait absoudre, mais il l'avait choisi comme collègue pour le consulat. Quoi qu'il en soit, bien qu'un peu partiale, cette sévérité avait ramené le calme ; les élections avaient eu lieu sans désordres ; et si Caton n'était pas arrivé au consulat, parce qu'il n'avait pas voulu dépenser un sesterce, les consuls élus ne pouvaient déplaire aux conservateurs. L'un d'eux, Marcus Claudius Marcellus, était un ennemi déclaré de César ; et l'autre, Servius Sulpicius Rufus, était ce jurisconsulte qui, dix ans auparavant, s'était porté candidat contre Catilina. La réaction contre les extravagances et les corruptions de la politique césarienne allait croissant. Cicéron lui-même, qui achevait son .ivre sur la République, avait, en écrivant tant de belles choses et en résumant la plus haute sagesse politique de la Grèce, secoué son indolent scepticisme des dernières années. Il admirait sincèrement Pompée, il commençait à reprendre espoir, et par un scrupule qui montre le fond d'honnêteté qui était en lui, il songeait à payer la dette qu'il avait contractée auprès de César. Ce fut cette année-là si pleine de troubles, que pour la première fois les marchands exportèrent dans les provinces de l'huile fabriquée en Italie[6]. Jusque là la Grèce et l'Asie avait approvisionné les marchés de la Méditerranée et l'Italie elle-même ; maintenant l'Italie pouvait leur faire concurrence, avec ses cultures perfectionnées et étendues. Le fait ne parut pas très important aux contemporains, qui, au milieu de tant de luttes, s'en aperçurent â. peine, et nous l'aurions ignoré si l'un des plus laborieux érudits du monde antique ne nous en avait conservé le souvenir. Mais ce petit fait a son importance, parce qu'il nous montre que même au milieu de cette terrible dissolution politique, et en dehors des quelques guerriers et politiciens dont la personnalité encombre l'histoire, une multitude d'hommes qui n'ont pas laissé de nom continuaient, infatigables, à transformer l'agriculture et l'industrie de l'Italie : des affranchis, de petits et de moyens propriétaires, des émigrés, d'anciens légionnaires et centurions en congé, qui acquéraient avec leurs économies quelque morceau de terre de grandes familles aristocratiques endettées, achetaient des esclaves et perfectionnaient leur culture, ou faisaient du commerce et introduisaient des arts et des métiers. Les progrès de la culture de l'olivier que nous révèle le fait rapporté par Pline, les progrès que faisait à la même époque la culture de la vigne, n'auraient pas été possibles si entre la grande propriété et ce qui restait de petits propriétaires travaillant eux-mêmes leur terre, il ne s'était formé une classe moyenne de propriétaires qui tentaient avec de petits capitaux et des esclaves intelligents les savantes cultures de l'Orient. Les petits propriétaires n'auraient pas su perfectionner ainsi l'agriculture ; les grands propriétaires ne possédaient pas les immenses capitaux nécessaires pour recouvrir de vastes régions d'oliviers, de vignes, d'arbres fruitiers, de bâtiments d'exploitation, et ils ne pouvaient presque jamais s'occuper eux-mêmes de leurs domaines, ce qui est si nécessaire pour la bonne réussite. Des spéculateurs, de riches usuriers, des nobles, des hommes de lettres, des hommes politiques ou des généraux célèbres pouvaient par caprice ou pour suivre la mode tenter sur quelques-unes de leurs terres ces nouvelles cultures[7] ; mais d'ordinaire, excepté quand leurs terres étaient voisines des villes, ce qui convenait 'le mieux aux grands propriétaires, c'était l'élevage. En ;effet, dans les forêts et dans les prairies encore vastes de la vallée du P6, dans l'Italie méridionale qui ne s'était jamais bien repeuplée depuis le passage d'Annibal, les esclaves des grands seigneurs romains faisaient paître de nombreux troupeaux[8] ; les grands propriétaires de pâturages, tels que Domitius Ænobarbus, formaient la partie encore riche de la noblesse romaine, et ils constituaient ce qu'il y avait de plus vigoureux dans le parti conservateur. Au contraire, tous les progrès que. surtout dans l'Italie du nord et du centre, faisaient la culture intensive et celle de la vigne et de l'olivier étaient dus à de modestes propriétaires de la classe moyenne, qui ne vivaient plus comme jadis pauvrement, avec une famille nombreuse et travaillant eux-mêmes la terre, mais passaient une bonne partie de l'année dans la ville voisine, surveillaient de près leurs esclaves ou leurs coloni, vivaient célibataires ou avaient peu d'enfants, et s'ingéniaient à tirer de leurs terres le plus d'argent possible. En même temps, cette transformation de l'agriculture amenait avec elle un progrès industriel très marqué. A une époque plus reculée, le propriétaire italien faisait presque tout lui-même, ses vêtements, ses meubles, ses instruments-agricoles ; et il tâchait que sa famille se suffit à elle-même. Maintenant la division du travail s'accentuait dans toute la vie sociale. Le propriétaire, devenu plus raffiné dans ses besoins, voulait avoir des vêtements plus fins et des instruments plus perfectionnés ; il comprenait que ses esclaves ne pouvaient pas savoir tout faire et qu'il valait mieux acheter au marché beaucoup d'objets que l'on fabriquait autrefois chez soi. C'est ainsi que le commerce et l'industrie progressaient. Celui qui possédait des esclaves orientaux, habiles dans quelque métier, avait intérêt à les faire travailler pour le public, non seulement à Rome mais dans les petites villes d'Italie. Les affranchis, les émigrants, les vagabonds qui parcouraient l'Italie et cherchaient à gagner leur vie trouvaient souvent du travail dans une colonie latine, dans un municipe, ou dans une de ces villes fédérées qui du haut de leurs murailles cyclopéennes semblaient encore menacer de la mort l'étranger qui osait s'approcher d'elles sans avoir le privilège de l'hospitalité. C'est probablement de cette époque-là que datent les progrès industriels que nous verrons accomplir dans cinquante ans. Dans toute l'Italie du nord, depuis Verceil, jusqu'à Milan, jusqu'à Modène, jusqu'à Rimini, on commença à ouvrir les fabriques de poteries, de lampes, d'amphores qui devinrent si célèbres dans la suite[9]. A Padoue et à Vérone, des artisans et des marchands tentèrent de fabriquer et d'exporter ces tapis célèbres et ces couvertures dont toute l'Italie devait un jour faire usage[10]. A Parme et à Modène le petit peuple essaya de vivre en tissant à la maison les laines magnifiques des grands troupeaux qui paissaient dans les alentours et qui appartenaient à des propriétaires habitant au loin. Bien des gens s'adonnèrent alors au commerce des laines en Italie[11] ; autour de Faenza on planta du lin et dans la ville on commença à le filer et à le tisser[12] ; Gènes, au pied de ses montagnes sauvages, devint un marché fréquenté pour le bois, les peaux, le miel et ]e bétail que les Ligures encore à demi sauvages apportaient des vallées solitaires[13]. A Arezzo, les propriétaires des anciennes poteries remontant à l'époque étrusque profitèrent de l'abondance des esclaves pour renouveler leur personnel, pour acheter des esclaves grecs habiles à dessiner, et pour commencer à fabriquer ces patères, ces lampes, ces vases rouges si célèbres plus tard[14]. Les mines de fer de Pile d'Elbe furent exploitées en grand ; Pouzzoles devint le centre du commerce du fer, où les riches marchands faisaient travailler le fer de l'Elbe par les forgerons, fabriquer les épées, les casques, les clous, les barres qu'ils expédiaient dans toute l'Italie[15]. Naples devenait la ville des parfums et des parfumeurs. A Ancône, on créait de florissantes teintureries de pourpre[16]. Partout aussi croissait le petit peuple des ouvriers travaillant pour les besoins locaux : teinturiers, blanchisseurs, fabricants de sagæ et de toges, cordonniers, portefaix et rouliers[17]. Les villes d'Italie qui avaient langui douloureusement pendant les cinquante années de la grande crise se relevaient ; une nouvelle bourgeoisie prenait la place de l'ancienne classe moyenne ruinée depuis les Gracques, et recueillait l'héritage des vieilles institutions politiques séculaires des villes alliées, qui allaient maintenant servir d'institutions municipales. Dans chaque ville la partie la meilleure et la plus aisée de cette bourgeoisie formait l'ordre des décurions, parmi lesquels on choisissait avec des systèmes divers d'élection le petit sénat et les magistrats qui administraient les villes[18]. Partout, dans l'agriculture comme dans l'État, dans les mœurs comme dans la vie intellectuelle, la fin de la vieille Italie s'annonçait par des signes de plus en plus clairs. Les distinctions de classe s'effaçaient. César accueillait dans ses légions la jeunesse de toute l'Italie ; aussi bien les descendants des nobles familles de Rome que des familles aisées des villes secondaires, telles que Plaisance, Pouzzoles ou Capoue[19] ; Marc Antoine et ce Ventidius Bassus, Picénien, qui avait été fait prisonnier encore enfant pendant la guerre sociale ; et qui, libéré, était d'abord devenu entrepreneur de transports, puis, fatigué de louer des bêtes de somme et des esclaves aux gouverneurs en voyage, était allé en Gaule avec César[20]. La charge de præfectus fabrum ou chef du génie dans une armée pouvait être pour les entrepreneurs qui étaient versés dans l'art des constructions un passage facile du monde des affaires à celui des politiciens[21]. Après la guerre et les affaires, l'éducation était un facteur non moins puissant de nivellement démocratique. Dans les écoles, tenues presque toutes par des affranchis et très nombreuses, même dans les villes secondaires, le fils de l'affranchi pauvre coudoyait le fils du riche centurion, du chevalier, du sénateur même[22] ; dans les écoles à Rome se liaient entre eux les membres de la puissante coterie de lettrés et d'hommes politiques qui devait un jour dominer l'empire : Caïus Cilnius Mécénas, jeune homme d'une vingtaine d'années, issu d'une ancienne famille royale d'Étrurie dont le père ou le grand-père avait été un très riche publicain ; Cornélius Gallus, qui n'avait que dix-huit ans et était d'une famille modeste de la Cisalpine ; Asinius Pollion le descendant d'une noble famille marsique, âgé de vingt-trois ans ; Quintilius Varus et Æmilius Macer, de Vérone, et un certain Publius Vergilius Taro de Mantoue. Ce dernier avait alors dix-huit ans ; son père, à ce qu'il semble, était un ancien potier d'un petit village près de Mantoue, qui, en élevant des abeilles et en faisant le commerce du bois, avait fait une petite fortune suffisante pour envoyer son fils faire ses études, d'abord à Crémone, puis à Milan, puis enfin en 53 à Rome[23]. Et tous ces jeunes hommes étaient des νεώτεροι, comme les appelait Cicéron, qui ne les aimait guère ; ils entraient avec enthousiasme, dans le nouveau mouvement intellectuel qui, comme un torrent, menaçait d'emporter les vieux monuments de la pensée latine, la vieille et lourde poésie épique d'Ennius et de Pacuvius, les drames classiques fatigants, les comédies de Plaute, les grossières plaisanteries de Lucilius et les graves poèmes didactiques en alexandrins. L'hellénisme triomphait sur toute la ligne. Valerius Caton, le maitre de poésie de toute la jeunesse cultivée d'Italie[24], et certains Grecs, entre autres Parthénius, oriental fait prisonnier par Lucullus à Nicée, vendu en Italie, et ami des jeunes lettrés italiens, avaient fait goûter la poésie élégante, délicate et spirituelle des Alexandrins. Catulle, lui-même, avait été le maître du nouveau chœur ; et après sa mort, son esprit lui survivait chez des amis et des disciples passionnés pour la poésie nouvelle, tels que Caïus Hel-vins Cinna, qui venait, semble-t-il, de la Gaule cisalpine ; Caïus Licinius Calvus, Caïus Memmius, Quintus Cornificius, qui appartenaient à de nobles familles romaines. Tous voulaient maintenant jeter au feu la vieille défroque nationale, soupirer de plaintives élégies, composer des poésies érotiques raffinées, s'exercer à la psychologie difficile et délicate, surpasser encore la rare érudition mythologique de la poésie alexandrine[25]. D'autres s'adonnaient aux études philosophiques. Virgile lui-même, qui arrivait de son école de Milan avec des idées surannées et l'intention naïve de composé sur le modèle d'Ennius un grand poème national sur les rois d'Albe[26], s'était mis à étudier l'éloquence auprès du célèbre Elpidius, le professeur de tous les jeunes gens de l'aristocratie ; mais il s'en était bientôt rebuté, et découragé par sa timidité, par sa difficulté de parole, il avait abandonné l'éloquence pour la philosophie, et fréquentant l'école de Siron, épicurien lié avec Cicéron, il se donnait tout entier à la recherche du mystère de l'univers. Le désir ardent de lire, d'étudier, de meubler son esprit de grandes idées générales, de sonder l'essence des choses, ainsi qu'un soin très grand de la forme et une recherche exquise de la finesse, de la délicatesse, de la perfection dans les détails que la génération vieillissante n'avait pas connue, devenaient les traits caractéristiques de la génération nouvelle. Les hommes mûrs et à inclinations conservatrices, comme Cicéron, jugeaient sévèrement ce mépris des jeunes gens pour tout le passé vénérable de Rome[27]. N'était-ce pas là une autre forme de cet esprit révolutionnaire qui agitait l'Italie ? Ces jeunes hommes qui considéraient Ennius et Plaute comme de grossiers barbouilleurs, n'étaient-ils pas animés du même esprit qui poussait César et son parti à fouler aux pieds la vieille constitution ? Qu'allait-il rester de l'ancienne Rome ? La constitution républicaine s'était changée en une suite de dictatures révolutionnaires. La jeune génération méprisait ce qui subsistait encore des vieilles mœurs. L'imitation grecque faisait fureur, et l'esprit révolutionnaire menaçait de détruire l'Italie et l'empire comme le bûcher de Clodius avait détruit la Curie en la réduisant en cendres. Les conservateurs, toujours craintifs et pessimistes, se demandaient même si l'expiation n'avait pas déjà commencé. Que restait-il des prétentions belliqueuses et démocratiques des années précédentes ? Une grosse guerre en Orient, une grosse guerre en Gaule et des dettes contractées étourdiment pendant ces années où tant de gens, croyant déjà posséder les fabuleux trésors de la Perse et de la Bretagne, s'étaient mis à dépenser sans compter. La nation maîtresse du monde semblait ne devoir jamais se débarrasser de ces dettes. Le soulagement apporté par les capitaux provenant des conquêtes de Pompée n'avait pas duré, et les capitaux que César envoyait de la Gaule mise au pillage ne suffisaient pas aux nouveaux besoins. De grandes améliorations dans l'agriculture et dans l'industrie avaient été obtenues avec de l'argent prêté à un taux trop élevé, et aux dettes anciennes qui n'avaient pas été payées étaient venues s'ajouter de nouvelles dettes encore plus lourdes. Toute la société italienne semblait reposer sur les bases d'un crédit fragile. Les hautes classes elles-mêmes, à l'exception d'un petit nombre de riches capitalistes, étaient obérées. Absorbés par la politique, la plupart des personnages éminents n'avaient même plus le temps de s'occuper de l'administration de leur fortune ; ils se laissaient voler par leurs fermiers, leurs affranchis, leurs ménagères, leurs esclaves ; par ces derniers spécialement, qui étaient une grande dépense, surtout dans une ville comme Rome, où le blé était si cher[28], et pour des maîtres qui ne savaient pas discipliner !eut. valetaille aussi bien que César. Avaient-ils plus de dettes que de créances ? S'enrichissaient-ils ou devenaient-ils pauvres ? Le plus grand nombre des hommes puissants à Rome et à qui était confié le sort d'un aussi vaste empire, n'auraient su que répondre à cette question. C'est ainsi que Caton, Cicéron et son frère Hortensius, Aulus Torquatus et beaucoup d'autres trouvaient plus simple de se débarrasser du souci de leurs intérêts en confiant à l'obligeant Atticus l'administration trop compliquée de leurs patrimoines, et en faisant de lui non seulement leur banquier et leur caissier dans les moments d'embarras, mais leur conseiller intime dans toutes leurs difficultés privées ou publiques[29]. Mais cette gêne universelle faisait prendre en plus grande aversion les usuriers et les capitalistes ; même dans les hautes classes Catilina faisait école, et il n'était pas rare d'entendre de grands seigneurs, tels que Domitius Ahenobarbus, s'élever au sénat avec plus de violence que les hommes du parti populaire contre les publicains et les manieurs d'argent[30]. |
[1] APPIEN, B. C., II, XXIII ; DION, XL, 50 ; PLUTARQUE, Pompée, 54 ; Caton d'Utique, 47.
[2] SUÉTONE, César, 26 ; DION, XL, 51 ; CICÉRON, A., VII, I, 4 ; CICÉRON, A., VII, III, 4.
[3] CICÉRON, A., VIII, XVI, 2 ; VELLEIUS, II, 76.
[4] LANGE, R. A., III, 361-2.
[5] DION, XL, 56.
[6] PLINE, Histoires Naturelles, XV, I, 3.
[7] Par exemple : C. Fundanius, P. Agrasius, le publicain, C. Agrius le chevalier (VARRON, R. R., I, II, 1) ; le præfectus fabrum Libon Martius (VARRON, R. R., I, II, 7) ; M. Séius (VARRON, R. R., III, II, 7) ; le chevalier Gabérius qui spéculait sur les chèvres (VARRON, R. R., II, III, 10)
[8] BLUMNER, G. T. A., p. 98. Voyez tout le second livre du R. R. de Varron.
[9] FORCELLA, I. C. M., p. 12 et suiv. ; p. 25.
[10] BLUMNER, G. T. A., 102.
[11] BLUMNER, G. T. A., 100.
[12] PLINE, Histoires Naturelles, XIX, I, 9.
[13] STRABON, IV, VI, 2 (202).
[14] FABRONI, Storia degli antichi vasi fittiti aretini, 1841, p. 55.
[15] DIODORE, V, 13.
[16] BLUMNER, G. T. A., 117-119.
[17] FORCELLA, I. C. M., 45 et suiv.
[18] C'est à cette classe qu'il est fait allusion dans CÉSAR, B. C., I, 13 ; I, 23.
[19] Voy. CÉSAR, B. C., III, 71.
[20] GELLE, XV, 4.
[21] Voyez, outre le cas de Mamurra, celui du grand-père de Velleius Paterculus : VELLEIUS, II, 76.
[22] HORACE, Sat., VI, 71 et suiv.
[23] DONATUS, p. 54, 10.
[24] SCHANZ, G. R. L., I, 143.
[25] SCHANZ, G. R. L., I, 141.
[26] DONATUS, p. 58, 21 ; SERVIUS, ad
ecl., VI, 3.
[27] Voy. CICÉRON, A., VII, II, 1 ; Tusc., III, XIX, 44 ; Orat., XLVIII, 161.
[28] CICÉRON, F., XIV, VII, 3.
[29] CORNELIUS NEPOS, Att., 15.
[30] CICÉRON, ad Q., II, XIII, 2.