GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME II. — JULES CÉSAR

CHAPITRE VI. — LA GRANDE CATASTROPHE DE LA POLITIQUE CÉSARIENNE : L'INVASION DE LA PERSE.

(L'an 53 avant Jésus-Christ.)

 

 

Au désordre intérieur devaient bientôt se joindre de grands dangers à l'extérieur. Les signes inquiétants se multipliaient en Gaule. A l'assassinat de Tasgète avait succédé une révolte contre Cavarinus, le roi donné par César aux Sénones, qui avait dû fuir, parce qu'un parti qui avait à sa tête Accon menaçait de lui faire un procès. Après celle des Éburons d'autres petites révoltes avaient éclaté çà et là César non seulement avait renoncé à aller cet hiver dans la Cisalpine, mais il avait pris le parti d'augmenter son armée en remplaçant les quinze cohortes qu'Ambiorix avait détruites, par trente cohortes nouvelles, recrutées en partie par lui-même dans la Gaule cisalpine, en partie cédées par Pompée, qui les avait lui-même recrutées dans la Gaule Cisalpine[1]. La précaution n'était pas excessive. Il se préparait en Gaule quelque chose de bien plus dangereux que tout ce que César avait pu imaginer dans ses plus sombres prévisions : une explosion formidable de toutes les forces révolutionnaires accumulées depuis un demi-siècle dans la société gauloise. Tout ce que César avait fait depuis plusieurs années, même ses efforts pour assurer en Gaule l'ordre et la paix, ne devait servir qu'à provoquer cette explosion. Les événements l'avaient amené en Gaule au moment où les nations celtiques passaient par une crise grave et décisive, analogue à celle par où était passée l'Italie après les Gracques, et qui avait les mêmes causes : l'abandon des vieilles mœurs celtiques, l'introduction d'idées et coutumes étrangères, l'augmentation du prix de la vie et la décadence des vieilles classes. Depuis plus d'un demi-siècle la civilisation gréco-latine pénétrait chez les peuples gaulois, excepté chez quelques-uns plus barbares, comme les Belges et les Helvètes ; et elle y importait beaucoup de choses nouvelles, depuis l'alphabet jusqu'au vin et jusqu'à la frappe artistique des monnaies[2]. En même temps la vieille noblesse des propriétaires s'endettait et se perdait ; on voyait croître en puissance et en richesse cette ploutocratie enrichie par l'usure, la guerre, le fermage des gabelles publiques, dont César cherchait à faire le soutien du gouvernement romain ; la religion nationale, le druidisme, était en décadence et perdait de son influence sur les masses ; la concentration des propriétés et les guerres ruinaient de nombreux Gaulois, et la plupart formaient ces perditi homines et latrones dont parle si souvent César ; d'autres faisaient du commerce avec les différents peuples de la Gaule, ou avec les Germains, les Bretons, les Romains[3] ; d'autres venaient vivre dans les villes. Parmi les petits villages ruraux qui couvraient toute la Gaule, un certain nombre de villes commençaient à devenir plus peuplées et plus riches, comme Avaricum, Gergovie et Bibracte ; le commerce d'esclaves avec l'Italie florissait ; certaines industries, telles que la céramique, la fabrication d'objets en or, en argent et en fer, les filatures, la préparation des jambons, faisaient quelques progrès[4] ; la classe ouvrière devenait plus nombreuse dans les villes et dans les villages, mais ayant besoin de protection et de capitaux[5], elle s'endettait auprès des puissants ploutocrates et se mettait dans leur clientèle politique. La Gaule était en somme en proie au malaise et au désordre qu'engendre dans toutes les sociétés en décomposition le changement des fortunes, des idées et des mœurs. Toutes les classes étaient divisées et mécontentes ; l'opinion publique, capricieuse et excitable, n'avait plus de guide ni de règle ; les traditions tombaient en désuétude ; et si la noblesse, l'ancienne classe dirigeante, était en décadence, la nouvelle et remuante ploutocratie ne pouvait, malgré son argent et ses intrigues, ni faire fonctionner les institutions anciennes, ni en créer de nouvelles. Ainsi la décadence militaire et politique de la Gaule s'accentuait. Presque partout le gouvernement était formé par une assemblée de nobles, c'est-à-dire de riches propriétaires qui s'étaient distingués à la guerre, et l'armée était composée de ces mêmes nobles, dont chacun commandait une petite troupe formée de ses concitoyens et de ses clients. A mesure cependant que la noblesse disparaissait, que les propriétés tombaient aux mains d'une petite ploutocratie, celle-ci avec ses clients troublait l'ancien équilibre des libertés républicaines et envahissait les armées gauloises qui désormais étaient surtout composées de leurs serviteurs, des hommes qui en échange de la nourriture et de quelques présents cultivaient leurs terres et les servaient dans les vastes demeures solitaires placées presque toujours sur le bord d'une rivière ou au milieu d'une forêt, des troupes de cavaliers qu'ils entretenaient à leurs frais pour accroître leur puissance, en temps de paix comme en temps de guerre.

César s'était rendu compte depuis longtemps que les milices gauloises n'étaient plus ce qu'elles étaient autrefois[6]. Ces armées qui passaient par la même crise que la société où elles se formaient, et qui étaient composées des serviteurs de quelques richards ambitieux et jaloux les uns des autres, ne pouvaient guère être bonnes. Cependant la supériorité militaire ne constituait nullement pour les Romains une garantie sérieuse de la paix. Malgré leurs guerres continuelles, la langue, les traditions, la religion étaient communes à tous les peuples gaulois ; le sentiment national aussi était très vivant ; et l'invasion étrangère n'avait fait, naturellement, que l'exciter. Ce danger à lui seul était grave ; mais il était accru encore par un mécontentement général de toutes les classes contre Rome, et par la nécessité où César s'était trouvé de léser à plusieurs reprises les intérêts des partis ou des classes. Ruinée par les guerres continuelles, et menacée par les classes populaires, la noblesse aurait peut-être accepté le protectorat romain, espérant rétablir l'ordre à l'aide de César et faire cesser l'agitation perpétuelle de cette dissolution sociale ; mais ce protectorat n'aurait jamais été accepté sincèrement par cette petite oligarchie de grands propriétaires et de capitalistes, que leurs richesses, la foule innombrable de leurs clients et la faveur du peuple rendaient orgueilleux, ambitieux et ennemis des lois. Ainsi par sa politique favorable aux ambitions de ceux-ci, César s'était aliéné l'aristocratie républicaine sans s'attacher sérieusement l'oligarchie ploutocratique. Le mécontentement était encore grossi par les pertes causées par la domination étrangère. La Gaule était astreinte à payer une contribution en argent, à fournir une bonne partie des choses nécessaires à l'armée romaine, à donner des contingents militaires pour des guerres décidées par César et qui étaient souvent impopulaires ; elle avait aussi à subir les dégâts causés par la soldatesque, les dépenses nécessaires pour donner l'hospitalité aux officiers supérieurs en tournée Déjà dans plusieurs villes de la Gaule on voyait en grand nombre les negociatores italiens qui avaient suivi l'armée, et qui, comme on l'imagine, ne se contentaient pas d'acheter le butin, mais s'abattaient comme des oiseaux de proie sur le pays et faisaient concurrence aux quelques gros capitalistes indigènes.

A l'approche du printemps des nouvelles inquiétantes arrivaient de partout. Les Nerviens, les Aduatices, les Ménapiens prenaient les armes ; les Senones refusaient de fournir les contingents et étaient en train de s'entendre avec les Carnutes ; Ambiorix essayait de rallumer la guerre. Il semble aussi que des démarches aient été faites auprès d'Arioviste pour obtenir son appui contre les Romains. Inquiet et irrité, César n'attendit même pas le printemps ; et, pour effrayer tous les rebelles, il fit avec quatre légions une irruption soudaine dam le pays des Nerviens ; il s'empara d'une quantité énorme de bestiaux et d'un grand nombre d'hommes, qu'il distribua à ses soldats[7] ; puis il réunit, au mois de mars, à Samarobrive (Amiens), l'assemblée des peuples gaulois. Mais il n'y trouva ni les représentants des Trévires, ni ceux des Sénones, ni ceux des Carnutes. Courroucé, et voulant terroriser la Gaule, il fit alors aux représentants une scène violente, il les congédia séance tenante, leur ordonnant de se réunir à une nouvelle date à Lutèce des Parisiens qui était sur les confins du pays des Sénones ; puis il partit le jour même, se dirigeant à marches forcées sur le pays des rebelles. La violence subite de l'attaque épouvanta les Sénones, qui demandèrent leur pardon et l'obtinrent à la condition de donner des otages. Les Carnutes ne tardèrent pas à suivre leur exemple. Alors César, voulant au moins en finir avec Ambiorix, envoya à Labienus, qui prenait ses quartiers d'hiver sur le territoire des Trévires, tous les bagages de l'armée et deux légions ; puis il envahit avec cinq légions le territoire des Ménapiens, auprès desquels il craignait que pût se réfugier le rebelle. Mais à son approche les Ménapiens abandonnèrent leurs villages et se dispersèrent en petites bandes dans les marais et dans les bois. César divisa son armée en trois colonnes ; il en prit une avec lui, confia la seconde à Caïus Fabius et la troisième à Marcus Crassus, un des fils du millionnaire ; puis il commença la chasse aux hommes et aux bestiaux et la destruction des villages. Bientôt, les Ménapiens épouvantés demandèrent la paix. Mais Ambiorix ne fut pas pris.

Pendant ce temps les désordres continuaient à Rome, toujours plus violents ; les mois passaient et on n'arrivait pas à faire les élections ; Pompée espérait toujours que les désordres rendraient à la fin la dictature nécessaire, mais n'osait pas déclarer ouvertement ses aspirations. Ainsi la situation restait incertaine, et les conservateurs irrités allaient jusqu'à accuser Pompée d'encourager secrètement les émeutes, pour forcer la main au sénat. Mais si la situation était peu favorable en Gaule et très mauvaise à Rome, une calamité bien plus grande se préparait en Orient. Là-bas, au printemps de 53, Crassus marchait enfin à la conquête de la Perse ; le sort l'avait choisi pour première victime du délire des grandeurs qui agitait l'Italie. En joignant les troupes qu'il avait amenées d'Italie à celles qu'il avait trouvées en Syrie, Crassus avait réuni une armée de 5.000 cavaliers, de 4.000 auxiliaires et de neuf légions composées chacune d'environ 3.500 hommes. Cela faisait en tout 40.000 hommes[8], avec lesquels à peine arrivé en Syrie, en l'an 54, il avait mis à exécution un plan de guerre qu'il faut regarder comme excellent. Il avait fortifié le pont sur l'Euphrate à Zeugma, passé le fleuve, occupé les villes grecques de la Mésopotamie, Apamée, Carrhes, Icné, Nicéphorium, défait facilement un général parthe qui se trouvait dans la région avec des forces insuffisantes, puis laissant 7.000 hommes (probablement deux légions) et 1.000 cavaliers dans ces villes, il était revenu prendre ses quartiers d'hiver en Syrie[9]. Les anciens ont critiqué sévèrement ce retour et l'ont considéré comme une grave erreur[10], parce que l'ennemi eut ainsi le temps de se préparer. Mais il est probable que le but de Crassus, en prenant les villes grecques de la Mésopotamie, était d'attirer l'ennemi du fond de la Perse vers l'Euphrate pour lui livrer bataille le moins loin possible de la province, tandis qu'en s'enfonçant dans la Perse il aurait commis l'erreur qui fut celle de Napoléon bien des siècles plus tard, quand il s'avança sur Moscou. Crassus avait donc agi sagement en se retirant l'automne de 54 en Syrie, où, en attendant le printemps et l'effet de sa provocation, il chercha à amasser- de l'argent ; il vida entre autres le trésor de Jérusalem, et fit des tentatives pour s'entendre avec le roi d'Arménie et les autres princes indépendants ou demi-indépendants de la Mésopotamie, tels que l'Abgar d'Édesse, qui avait été grand ami de Pompée.

Son plan parut d'abord réussir, car au printemps de 53 les garnisons que Crassus avaient laissées en Mésopotamie furent attaquées par les Parthes. Le roi des Parthes avait en réalité décidé de diviser ses forces, d'envahir avec le meilleur de son infanterie l'Arménie, et d'envoyer en Mésopotamie presque toute sa cavalerie sous le commandement du suréna ou généralissime[11], avec la mission de chercher à son tour à entraîner les Romains le plus loin possible de leur base d'opérations. Les deux adversaires se proposaient donc le même but, employaient la même ruse de guerre. Malheureusement Crassus se flatta trop facilement d'avoir réussi à tromper l'ennemi. Dès qu'il sut que les Parthes approchaient, il n'eut plus qu'une idée, celle de se jeter immédiatement sur eux, et il n'eut plus qu'une crainte, celle de ne pas arriver à temps. Des fuyards, échappés des villes que les Parthes assiégeaient, apportèrent des renseignements singuliers : les cavaliers étaient très nombreux, très rapides, très courageux, très habiles à lancer avec une force prodigieuse les flèches de leurs grands arcs. Certains généraux, impressionnés par ces nouvelles, proposèrent de remettre en question tout le plan de l'expédition[12]. Justement le roi d'Arménie Artabase arrivait avec 6.000 cavaliers et se déclarait prêt à fournir 10.000 autres cavaliers et 30.000 fantassins, si Crassus voulait envahir le pays ennemi par l'Arménie, où, à cause des montagnes, les Parthes n'auraient pas pu user de leur cavalerie[13]. Mais Crassus, qui était un homme entêté, dit qu'il ne pouvait abandonner à leur sort les Romains assiégés ; il franchit l'Euphrate à Zeugma avec sept légions, 4.000 cavaliers et les auxiliaires, et il se dirigea à travers la Mésopotamie dans la direction de Carrhes, à la rencontre de l'armée des Parthes[14]. Les sept légions, la cavalerie, les auxiliaires, les 500 bêtes de somme portant le blé et les tentes dont chaque légion était suivie, devaient se déployer sur plus de 21 kilomètres de long[15]. Mais l'armée était à peine en route que les explorateurs apportèrent des renseignements encore plus étranges. Les Parthes avaient partout levé le siège et se retiraient ; le pays était abandonné ; sur le terrain, on voyait les traces de chevaux très nombreuses et qui semblaient indiquer une armée en retraite. Ces nouvelles causèrent une certaine agitation au quartier général. Quel était le but des Parthes ? Cassius, ce gendre de Servilia qui suivait Crassus comme questeur, et qui était un jeune homme intelligent, conseilla au général de s'arrêter dans une des villes déjà conquises pour y recueillir des renseignements plus précis sur l'ennemi, ou, puisque les villes n'étaient plus menacées, de marcher sur Séleucie, en longeant l'Euphrate et en suivant la route par où étaient passés les dix mille de Xénophon. Le flanc droit de l'armée aurait été défendu par le fleuve et les approvisionnements auraient été faciles. Crassus parut se laisser convaincre et convoqua un conseil de guerre[16].

Cette fois encore ceux qui hésitaient avaient raison. Le suréna voulait entraîner l'armée romaine le plus loin possible, et lui faire passer le Cabur, rivière au delà de laquelle commence le désert[17]. Malheureusement l'abgar d'Édesse, l'ancien ami de Pompée en qui Crassus avait toute confiance, était d'accord avec les Parthes, et il sut exciter habilement la précipitation et l'avarice de Crassus. Les Parthes, selon lui, se disposaient à transporter leurs trésors dans les montagnes : Crassus devait poursuivre sans tarder le suréna, l'atteindre et le défaire avant qu'il n'eût uni ses forces à celles du roi[18]. C'est ainsi qu'il amena Crassus à commettre la faute que les historiens lui reprochent de n'avoir pas commise l'année précédente. L'impatience, la cupidité, la confiance qu'il avait en sa fortune, la répugnance à changer de plan, l'emportèrent cette fois sur les conseils de la prudence ; et Crassus lança son armée sur les traces des Parthes, dans l'espoir d'atteindre vite l'ennemi, obligeant ses soldats à de très longues marches pendant les grandes chaleurs du mois de mai. Mais les jours passaient, les marches pénibles continuaient, sans que l'ennemi fût atteint ; l'armée se fatiguait et perdait courage dans cette poursuite énervante d'un ennemi invisible ; Crassus commençait à s'irriter. Il ne voulait pas rebrousser chemin et il craignait en même temps de trop s'avancer. Des bruits de trahison commencèrent à circuler. Un jour des ambassadeurs du roi d'Arménie arrivèrent pour avertir Crassus qu'il ne pouvait lui envoyer des troupes, parce que le roi des Parthes avait envahi son royaume. Il donnait de nouveau le conseil de prendre l'Arménie comme base des opérations ; et s'ils rejetaient ce plan, il engageait les Romains à éviter les déserts et la plaine où la cavalerie des Parthes pouvait agir. Cassius comprit aussitôt que le conseil était sage ; mais Crassus que les années, la fatigue, l'inquiétude rendaient irascible, et que le destin avait choisi pour expier le premier la folie des grandeurs de son époque, se fâcha contre celui qui donnait ce bon conseil. Il congédia brutalement les ambassadeurs, en disant que, quand la guerre serait finie, il punirait le roi d'Arménie comme il le méritait[19]. Et il continua sa marche en avant sans jamais voir l'ennemi et sans en avoir de nouvelles. A la fin, après de longues journées d'une marche très fatigante[20] — c'était à la fin de mai ou dans les premiers jours de juin, — comme on venait de passer la ville de Carrhes et que l'armée était sur le point d'arriver au bord du Bélik, certains éclaireurs revinrent hors d'haleine, disant qu'ils avaient rencontré à peu de distance une grande armée ennemie qui s'avançait rapidement pour surprendre les Romains, et qui avait tué presque tous les éclaireurs. Quelle raison poussait ainsi les Parthes à attaquer ? Peut-être avaient-ils été secrètement avertis par l'abgar d'Édesse que l'armée romaine était découragée et harassée. Les soldats, déjà énervés par la fatigue, furent un peu troublés par cette nouvelle ; et beaucoup d'officiers étaient d'avis de camper au bord du fleuve, d'y attendre l'ennemi et d'étudier sa manière de combattre avant de livrer bataille. Mais après avoir hésité un instant, Crassus voulut tenter aussitôt la bataille, de crainte que l'ennemi ne lui échappât de nouveau.

Il avait commencé par donner l'ordre que les soixante-dix cohortes fussent disposées sur une seule ligne, composée de dix files. C'était ce que les tacticiens romains conseillaient de faire, quand une armée était attaquée par de grandes masses de cavalerie. Mais ranger sur environ douze kilomètres de front (c'était l'espace qu'occupaient soixante-dix cohortes placées l'une auprès de l'autre)[21], une armée qui en colonne de marche en occupait environ vingt et un, ne pouvait se faire en un instant. Crassus, au beau milieu de la manœuvre, perdit patience, et, changeant d'avis, il voulut ranger les quatre légions de tête en un carré, présentant sur le front douze cohortes renforcées chacune par de la cavalerie, et un flanc de huit cohortes[22] ; il donna le commandement d'une aile à son fils, et celui de l'autre à Cassius ; il se plaça au centre, fit prendre un repas rapide et debout aux soldats ; puis il ordonna au carré de franchir, suivi des trois légions, le ruisseau et de se jeter sur l'ennemi[23]. Bientôt on vit l'armée ennemie, en apparence peu nombreuse, se développer, des groupes de cavaliers apparaître à l'horizon et s'avancer lentement ; puis peu à peu leur nombre augmenta, la plaine commença à retentir de cris, l'air à flamboyer de l'éclat des cuirasses, enfin la cavalerie pesante qui formait la tète de l'armée, et que le suréna avait cachée derrière une colline, se découvrit et une masse formidable de cavaliers couverts de fer se précipita contre le carré romain. Les cohortes romaines résistèrent au choc et accueillirent en lançant leurs javelots les charges qui se succédaient ; puis les charges se ralentirent ; les cavaliers se replièrent comme s'ils étaient déjà fatigués. Crassus, croyant que la bataille serait bientôt terminée, lança les archers, les frondeurs et l'infanterie légère à la poursuite des fuyards. Mais ils furent bientôt accablés par une grêle de flèches, envoyées avec une force prodigieuse par la cavalerie légère des Parthes, composée d'archers, et qui s'avançait maintenant et se déployait, à ce qu'il semble, des deux côtés de la grosse cavalerie en formant un immense demi-cercle. Les soldats que Crassus avait lancés en avant durent se replier en désordre vers les légions ; la cavalerie légère des Parthes approcha ; et ses flèches passant par-dessus la grosse cavalerie avec tir parabolique[24], vinrent tomber d'abord aux premiers rangs, puis au centre du carré romain. Crassus et ses officiers essayèrent de soutenir le courage des soldats, en leur disant que l'ennemi aurait bientôt épuisé ses traits ; il essaya aussi de jeter des cohortes sur l'ennemi. Mais dès que les Romains avançaient, les Parthes fuyaient tout en continuant à lancer leurs flèches, renversés sur leurs chevaux ; et les cohortes étaient obligées de se réfugier dans le carré, sur lequel la pluie implacable des flèches s'abattait de nouveau. Les carquois des Parthes semblaient inépuisables. Les officiers aperçurent enfin :à l'horizon une longue troupe de chameaux vers laquelle accourait de temps en temps un groupe de cavaliers : c'était une immense cargaison de flèches qui avait suivi l'armée[25]. Les légions fatiguées de rester sans rien faire, en butte à cette grêle terrible des flèches, se décourageaient. Crassus à la fin décida de faire un effort suprême pour briser ce cercle d'hommes et de fer qui enveloppait son armée, et ordonna à son fils Publius de prendre 1.300 cavaliers, parmi lesquels les mille Gaulois, 500 archers et huit cohortes, et de charger l'ennemi. Celui-ci parut céder, il disparut bientôt à l'horizon, dans des nuages de poussière ; la terrible pluie de flèches s'apaisa. Crassus profita de ce moment pour gagner avec l'armée une colline, et croyant la bataille finie, il attendit plus tranquille le retour de Publius. Mais bientôt des éclaireurs arrivèrent à toute vitesse : Publius demandait du secours ; les Parthes en fuyant l'avaient attiré loin ; puis, brusquement, ils avaient fait volte-face et cerné la petite troupe ; une mêlée terrible s'était engagée et Publius allait être écrasé s'il ne recevait un prompt secours. Crassus s'empressa d'accourir avec toute l'armée ; mais à peine s'était-il mis en marche, qu'on vit de nouveau apparaître un gros nuage de poussière au travers duquel brillaient les cuirasses et retentissaient des cris sauvages. Les Parthes revenaient furieux à bride abattue ; un cavalier les précédait portant sur sa lance un objet noir. Les Romains s'arrêtèrent et attendirent, et quand les Parthes furent un peu plus près, les yeux perçants reconnurent que cet objet noir porté sur la pointe d'une lance était la tète de Publius Crassus. La petite troupe avait été détruite. L'armée frémit ; mais Crassus qui avait tenu bon jusque-là contre une tempête si violente ne faiblit pas ; il parcourut les rangs des soldats en leur disant que c'était lui seul qu'atteignait la mort de Publius, qu'ils avaient quant à eux à faire leur devoir et à repousser le nouvel assaut. En effet, tout autour de l'armée l'ennemi développait un immense cercle d'archers qui tiraient sur les cohortes romaines, tandis que du centre, l'une après l'autre, des masses de cavaliers se ruaient sur le carré. Mais cette fois encore les cohortes tinrent bon ; et à la fin les cavaliers parthes, fatigués de tant de courses furieuses, ayant vidé leurs carquois et émoussé leurs sabres, se retirèrent[26], quand le soleil baissa à l'horizon.

Il est probable que les Parthes crurent le soir qu'ils avaient perdu leur journée. Ils avaient espéré surprendre l'armée romaine, jeter la panique dans les légions et les tailler en pièces. Au contraire, malgré les pertes considérables infligées aux Romains, la bataille n'avait pas eu de résultat définitif ; et l'échec subi n'aurait eu aucune influence sur l'issue de la campagne, si l'armée de Crassus avait été une de ces vieilles et solides armées que Rome savait jadis mettre sur pied[27]. Mais alors il n'y avait qu'une vaillante armée dans l'empire, celle de César. Dans les rangs de Crassus les jeunes recrues étaient beaucoup plus nombreuses que les vieux soldats ; les officiers appartenaient presque tous à cette jeunesse dorée de Rome si peu sérieuse, qui ne possédait aucune connaissance profonde de l'art militaire ; le chef était un homme intelligent, mais il était vieux et il avait été gâté par les succès trop faciles de la guerre contre Spartacus. Ainsi les pertes considérables, la manière inaccoutumée de combattre, l'éloignement de la Syrie, la mort de Publius Crassus, suffirent pour décourager tellement toute l'armée. que. le soir, tous, soldats et chefs, crurent qu'ils avaient été vaincus. Crassus lui-même, qui pendant la journée avait commandé avec une énergie merveilleuse, perdit courage ; il craignit que les Parthes, exaltés par leur victoire, ne vinssent le jour suivant attaquer son armée épuisée ; et, à ce qu'il semble sur le conseil de Cassius, il donna la nuit même l'ordre de se retirer précipitamment sur Carrhes[28]. Il fallut abandonner sur le champ de bataille 4.000 blessés que les Parthes tuèrent le lendemain ; et pendant la nuit, dans l'obscurité et le désordre, quatre cohortes s'égarèrent et furent aussi massacrées par l'ennemi[29]. Cependant une fois à Carrhes, l'armée romaine pouvait se reposer, se réorganiser tranquillement et revenir sans grand danger par la route déjà parcourue, où les Parthes n'auraient pas pu la poursuivre longtemps, à cause du manque d'eau et de fourrage. A ce moment, en effet, le généralissime des Parthes craignait fort que l'ennemi lui échappât par le chemin qu'il avait parcouru en venant[30]. Malheureusement, de plus en plus démoralisés par la retraite précipitée, par l'abandon des blessés et le massacre des cohortes qui s'étaient égarées pendant la nuit, les soldats et les officiers ne comprirent pas que le grand danger était passé ; et ils avaient conçu une telle peur des Parthes qu'ils ne voulaient plus s'aventurer hors de la ville dans la plaine. Un conseil de guerre décida de demander du secours au roi d'Arménie, d'attendre à Carrhes que ce secours fût arrivé, puis de se retirer, probablement par l'Arménie[31]. Mais quand le généralissime des Parthes, qui s'était avancé jusque sous les murs de Carrhes, apprit que l'armée était si démoralisée, il tâcha de remporter par la ruse ce succès définitif qu'il n'avait pas obtenu par la force ; et il fit savoir de différentes façons aux soldats romains qu'il les laisserait repartir en liberté, s'ils consentaient à lui livrer Cassius et Crassus. Le piège était habile : si les soldats se révoltaient et remettaient entre ses mains les deux chefs les plus capables, il lui serait facile de massacrer toute l'armée. Mais la discipline romaine était trop forte. Ces conseils perfides ne furent pas écoutés ; et les menées du suréna n'auraient servi à rien, si les chefs de l'armée romaine, plus calmes, eussent conservé plus de confiance dans leurs soldats. Au contraire, dès qu'ils surent que leur armée était sourdement travaillée par les émissaires du suréna, ils perdirent la tète, ne voulurent plus rester un moment à Carrhes de crainte que les légions, épuisées par tant d'épreuves, finissent par être en traînées. Ébranlé à la fin par les prières des officiers, Crassus changea d'idée et donna l'ordre de la retraite sans attendre les secours du roi d'Arménie, qu'il n'était pas sûr, du reste, de recevoir. Mais quel chemin suivre ? Cassius conseillait de prendre la route par où on était venu ; mais Crassus, soit qu'il ait été trompé par Andromachus, notable de Carrhes, soit qu'il n'ait plus voulu se risquer avec ses soldats dans la plaine, se décida pour la route montueuse de l'Arménie. L'armée romaine se dirigea sur ces montagnes, marchant presque toujours de nuit, choisissant les routes les plus difficiles et les régions marécageuses, où le généralissime des Parthes ne pouvait lancer sa cavalerie. Un dernier effort, et l'armée romaine était sauvée. Mais avec la fatigue, croissait la nervosité des soldats et l'irritabilité des officiers ; il n'y avait plus d'entente entre les chefs ; Crassus perdait son calme dans les délibérations et son autorité sur les officiers. Il eut un jour une discussion violente avec Cassius, qui ne cessait de tout critiquer, et dans sa colère il lui dit que, s'il ne voulait pas le suivre, il n'avait qu'à prendre une escorte et à se retirer par où bon lui semblerait. Cassius accepta aussitôt cette proposition : il retourna avec 500 cavaliers à Carrhes, où il reprit dans la direction de l'Euphrate la route que l'on avait suivie en venant[32]. L'armée se désorganisait. Malgré tout, Crassus continua sa route ; et le généralissime des Parthes voyait sa prise sur le point de lui échapper, puisque la montagne était voisine. Alors, ne voulant pas revenir à la cour sans un succès définitif[33] il imagina une perfidie encore plus horrible. Un matin, il envoya un ambassadeur au camp romain pour dire qu'il désirait entrer en pourparlers avec Crassus afin de conclure la paix. Redoutant une embûche, Crassus, qui voyait maintenant la retraite assurée, refusa la proposition ; mais quand l'armée fatiguée sut qu'elle pouvait espérer se retirer tranquillement, elle ne voulut plus rien entendre et menaça de se révolter si Crassus refusait d'entrer en pourparlers. Et à cette heure terrible ni son nom, ni son âge, ni son autorité presque sacrée d'imperator, ni les trésors immenses qu'il avait laissés en Italie, ne lui servirent à rien. Crassus, malgré ses défauts, était un homme énergique, et devant la mort qui lui apparut soudain, en face des monts d'Arménie, loin de sa famille, de sa mais6n, de Rome, comme à un condamné à la peine capitale, et ne lui laissant que quelques minutes pour se préparer, il ne broncha pas ; il appela les officiers, leur dit qu'il allait au rendez-vous, qu'il savait qu'on lui tendait une embûche, mais qu'il préférait être tué par les Parthes que par ses soldats. Il partit avec une escorte et fut tué[34] le 9 juin[35]. Crassus était un homme très bien doué, très intelligent, très actif, bien qu'il fût peu généreux et trop froid ; et il avait conduit cette guerre avec beaucoup d'habileté. Mais la précipitation, le trop de confiance qu'il avait en lui-même, une certaine négligence dans les préparatifs, le désordre militaire de l'époque, une suite enfin d'accidents malheureux lui firent subir le sort auquel César avait échappé par miracle dans la guerre contre les Helvètes. Il expiait en mourant ainsi ses fautes nombreuses et l'orgueil de toute l'Italie. On lui coupa la tète et on l'envoya à la cour du roi des Parthes ; ses os n'eurent pas de sépulture ; l'armée demeurée sans chefs se dispersa ; beaucoup de soldats furent tués ; beaucoup d'autres, faibles débris de la grande armée qui avait franchi l'Euphrate, parvinrent jusqu'en Syrie[36].

La nouvelle de ce désastre arriva à Rome, au mois de juillet[37], alors que venaient enfin de se faire, au bout de sept mois d'anarchie, les élections pour les charges à exercer l'année même. Le désordre avait été encore accru par les discussions sur la façon de le faire cesser. Les uns auraient voulu rétablir les tribuni militum consulari potestate de l'ancienne Rome ; les autres proposaient de nommer Pompée dictateur. Cette dernière proposition parut à la fin la meilleure ; mais au dernier moment, Pompée, redoutant l'opinion publique qui depuis Sylla détestait ce nom terrible, avait refusé ; il avait consenti seulement à faire entrer à Rome des soldats de son armée. A l'aide de ces soldats néanmoins l'interrex avait pu tenir les comices. C'est ainsi que Marius Valerius Messala et Cnéius Domitius Calvinus avaient été élus consuls[38]. On imagine facilement quelle émotion produisit en Italie la nouvelle de la mort de Crassus, survenue alors qu'on était à peine remis de l'interminable scandale des élections. Les conservateurs, qui s'étaient opposés à l'engouement général pour l'expédition, avaient donc raison ! En Gaule pendant ce temps la guerre continuait avec de meilleurs résultats, il est vrai, mais avec des procédés de plus en plus barbares. Labienus avait vaincu les Trévires ; César avait passé une seconde fois le Rhin et fait une incursion dans le pays des Suèves, pour épouvanter Arioviste et l'empêcher de venir prendre sa revanche avec l'aide des Gaulois ; puis, revenu en Gaule, il avait dû de nouveau combattre les Éburons, qui, par petites bandes, cherchaient à surprendre et à massacrer les soldats isolés ou les petits détachements. César avait voulu cette fois les exterminer complètement, et il avait fait publier dans toutes les villes de la Gaule un édit qui permettait à qui voulait d'aller voler et tuer sur le territoire des Éburons. De tous les points de la Gaule accoururent des bandes de pillards formées de désespérés et de ces perditi homines atque latrones dont la Gaule était pleine ; de son côté, César laissant à Aduatuca, sous la garde d'une légion, les bagages de l'armée, jetait dans le pays neuf légions, divisées en trois colonnes, dont l'une était commandée par lui, une autre par Trébonius et la troisième par Labienus. Pendant plusieurs mois on incendia les villages, on vola le bétail, on fit la chasse à l'homme. Mais la violence est comme le feu, qui finit souvent par atteindre plus loin que ne le voulait celui qui l'a allumé. Une bande de deux mille voleurs sicambres était venue sur l'invitation de César pour saccager le pays des Éburons ; mais quand ils apprirent qu'il y avait à Aduatuca le camp romain avec les riches bagages de dix légions et les dépôts des marchands qui suivaient l'armée, ils tentèrent de le prendre, et il s'en fallut de bien peu qu'ils n'y réussissent. Cependant, bien que traqué comme une bête fauve, et poursuivi de retraite en retraite, Ambiorix ne put être pris. Comme l'hiver approchait, César se retira ; il réunit l'assemblée des Gaules, fit le procès de la révolte des Sénones et des Carnutes, condamna à mort Accon, à l'exil et à la confiscation de leurs biens beaucoup de nobles compromis dans la révolte et qui avaient fui au delà du Rhin. Leurs biens furent distribués aux nobles restés fidèles et aux soldats de haut grade[39]. Puis César se disposa à rentrer en Italie.

La pacification de la Gaule dégénérait en une guerre d'extermination ; le régime farouche du glaive succédait à la diplomatie conciliante des premières années. C'est l'histoire de toutes les conquêtes ; mais l'irritation du conquérant était cette fois d'autant plus grande, que ces révoltes continuelles remettaient en question toute l'œuvre de six années, et compromettaient gravement son crédit à Rome. La postérité a considéré la conquête des Gaules comme la grande gloire de César ; mais les contemporains voyaient les choses autrement, vers la fin de l'an 53. Le désastre de l'armée de Crassus avait calmé l'enthousiasme des masses pour la grande politique d'expansion et ébranlé la confiance dans les hommes qui la représentaient. Naturellement Crassus, qui, étant mort, ne faisait plus peur à personne, était bien plus maltraité que César vivant et puissant. On l'accusait d'avoir dirigé l'expédition comme un fou, d'avoir commis les fautes les plus grossières et tout compromis par son entêtement et sa soif d'argent. Mais même pour César on commençait à faire des comparaisons. Quand Lucullus et Pompée avaient annexé le Pont et la Syrie, tout avait été fini en peu de temps. En Gaule, au contraire, il fallait chaque année tout recommencer. N'était-ce pas, en partie au moins, la faute de César ? En outre, l'étalage scandaleux que certains généraux faisaient des richesses acquises en pillant la Gaule commençait à irriter le public. Cicéron continuait à s'occuper des constructions que son frère avait commandées ; Mamurra, qui n'était pourtant qu'un obscur chevalier de Formia, se faisait construire sur le Cœlius un magnifique palais dont tous les murs étaient recouverts de très belles plaques de marbre à la mode alexandrine, ce qui était là un luxe encore inconnu à Rome[40] ; Labienus, qui avait acheté de vastes propriétés dans le Picenum, y faisait construire Cingoli, véritable petite ville fortifiée[41]. Le peuple secouait maintenant un peu la torpeur causée par les narcotiques de la corruption et de l'orgueil, et il réagit avec plus de force quand, après une courte trêve, les élections pour l'année 52 déchaînèrent de nouveau l'anarchie. Les candidats au consulat étaient Milon, Publius Plautius Ipséus et Quintus Cæcilius Metellus Scipion, fils adoptif de Metellus Pius ; à la préture se présentait Clodius ; à la questure Marc Antoine, qui, après le retour de Gabinius en Italie, avait été appelé par César en Gaule. César, qui avait vite apprécié ses aptitudes militaires, venait de lui accorder un congé pour qu'il pût briguer cette magistrature[42]. Mais la lutte prit bientôt un caractère de telle violence, que tous les candidats vinrent demander les magistratures les armes à la main. A chaque instant, c'étaient les mêlées sanglantes des bandes enrôlées par les candidats ; un jour même Cicéron faillit être tué sur la voie sacrée[43], un autre jour Marc Antoine faillit tuer Clodius[44]. Ahuri, le public se demandait quelle folie furieuse emportait les esprits, et au prix de quels massacres on pourrait rétablir l'ordre. En vain les regards du public se tournaient du côté de Pompée ; soit indécision et faiblesse, soit désir de rendre sa :dictature nécessaire par les excès mêmes du désordre, Pompée ne faisait rien. Les consuls tentèrent en vain à différentes reprises de tenir les comices ; le sénat, ne pouvant faire autre chose, finit par interdire le culte égyptien de Sérapis et d'Isis, dont les extravagances ajoutaient au trouble moral déjà grand à Rome[45], et il décida de proposer au peuple une loi d'après laquelle un magistrat ne pourrait obtenir une province que cinq ans après avoir exercé sa magistrature[46]. On espérait apaiser ainsi un peu la concurrence furieuse qui se faisait pour arriver à toutes les charges. Pour la troisième fois en quatre ans, on arriva à la fin de l'année, sans avoir pu faire les élections consulaires ; mais cette fois le sénat ne put même pas nommer l'interrex, car un tribun de la plèbe, Titus Munatius Plancus, s'y opposa. Dans cette opposition beaucoup crurent voir la main ne Pompée, qui voulait aider les événements et forcer le sénat à le nommer dictateur[47].

Mais au milieu de tant de violence, un assassinat porta le désordre au comble. Le 18 janvier, Milon, qui se rendait avec une escorte armée à Lanuvium, rencontra sur la voie Appienne, dans le voisinage de Boville, Clodius, qui, avec une petite suite, revenait de sa campagne à Rome. Les deux petites troupes en vinrent aux mains et Clodius fut tué[48]. Enfin ! s'écrièrent bien des gens à Rome, en poussant un soupir de soulagement. Mais même après sa mort ce terrible personnage devait agiter Rome. Le peuple fut facilement excité par ses clients, par ses sicaires, par les tribuns du parti populaire, par sa femme Fulvie ; on vint en foule voir son corps, exposé dans sa maison ; de toute part on cria vengeance ; et les funérailles furent célébrées avec une pompe grandiose et presque sauvage. Le peuple accompagna le corps à la curia Hostilia, et pour manifester sa haine contre les nobles et les riches, il lui fit un bûcher des bancs, des tables et des registres dont se servaient les sénateurs : le feu se propagea dans la curie et prit aussi à la basilique Portia, si bien que le corps du démagogue disparut dans les cendres de deux des plus anciens et des plus vénérables monuments de Rome ; tandis que le peuple, emporté par sa folie, acclamait Pompée et César comme dictateurs. Plancus, effrayé, cessa de s'opposer à la nomination d'un interrex, et le sénat choisit Marcus Æmilius Lepidus, fils du consul mort pendant la révolution de 78. C'était un jeune homme très riche, qui avait épousé une fille de Servilia ; il était l'ami de César et de Pompée ; mais comme il n'avait pas beaucoup d'influence, sa nomination ne servit à rien. Le peuple, au lieu de se calmer, s'exalta de plus en plus ; et, quand on fit le grand banquet funèbre en l'honneur du démagogue, il y eut des désordres terribles. La foule essaya de mettre le feu à la maison de Milon et à celle de Lépide, que l'on soupçonnait de lui être favorable ; une démonstration populaire alla offrir les faisceaux consulaires à Ipséus et à Scipion ; une autre proclama Pompée consul et dictateur. Il y avait partout dans Rome des rixes, des démonstrations, des tumultes. Les bandits et les voleurs profitaient de ces désordres et, sous prétexte d'y chercher les complices de Milon, pénétraient pour voler dans les maisons[49].

 

 

 



[1] CÉSAR, B. G., VI, 1.

[2] Sur les principes de dissolution apportés dans l'ancienne vie celtique et germanique par les marchands étrangers, voy. CÉSAR, B. G., II, 15 ; IV, 2 ; VI, 24. Sur le commerce des vins entre l'Italie et la Gaule, voy. DIODORE, V, 26 ; ATHÉNÉE, IV, XXXVI, (152.) Voyez aussi JULLIAN, Vercingétorix, 51.

[3] FUSTEL DE COULANGES, G. R., 33.

[4] STRABON, IV, II, 1 (190) ; IV, II, 2 (191) ; IV, III, 2 (192) ; IV, IV, 3 (196) ; IV, V, 3 (197). Ces renseignements sont donnés sur une époque un peu postérieure ; mais il est vraisemblable que le progrès industriel dont ils donnent les résultats avait déjà commencé du temps de César. JULLIAN, qui est plus affirmatif que FUSTEL DE COULANGES (G. R., 32), remarque que les Commentaires de César et les fouilles faites au mont Beauvrai (Bibracte) démontrent qu'il y avait déjà en Gaule à cette époque des arts et des ouvriers.

[5] FUSTEL DE COULANGES, G. R., 35.

[6] CÉSAR, B. G., VI, 24.

[7] CÉSAR, B. G., VI, 3.

[8] FLORUS, III, 11, attribue à Crassus onze légions ; mais il semble, d'après Plutarque, qu'il n'en avait que neuf. Plutarque dit (Crassus, 20) que Crassus avait avec lui sept légions, quand il traversa l'Euphrate la seconde fois. A ces sept légions il faut ajouter (PLUTARQUE, Crassus, 17) les 7.000 soldats qu'il avait laissés en Mésopotamie, et qui formaient sans doute deux légions de 3.500 hommes, car les Romains évitaient autant que possible de diviser leurs légions. Nous aurions ainsi neuf légions, et le nombre de soldats de chacune pourrait être déterminé d'après celui des deux légions laissées en Mésopotamie. Il est possible qu'il y ait dans le texte de Florus une erreur de copiste et qu'il ait écrit XI au lieu de IX. Il n'y a pas à tenir compte des exagérations d'APPIEN, B. C., II, 18, qui affirme que l'armée de Crassus était de 100.000 hommes.

[9] DION, XL, 12-13 ; PLUTARQUE, Crassus, 17.

[10] DION, XL, 13 ; PLUTARQUE, Crassus, 17 ; MANFRIN, qui dans son livre, La cavalleria dei Parti (Rome, 1893), a fait tant d'observations fines et judicieuses sur cette guerre, a observé le premier que l'insuccès final a fait faire aux historiens des critiques injustes et peu sensées sur toute la campagne.

[11] RAWLINSON, S. G. O. M., 459 et suiv.

[12] PLUTARQUE, Crassus, 18 ; DION, XL, 16.

[13] PLUTARQUE, Crassus, 19.

[14] PLUTARQUE, Crassus, 20, dit que Crassus se dirigea le long de l'Euphrate. Mais dans le même chapitre Plutarque dit que peu après Cassius essaya de persuader à Crassus d'aller à Séleucie en suivant l'Euphrate, et qu'un conseil de guerre fut tenu à ce sujet. DION, XL, 20, fait aussi allusion à ce fait. Il n'était donc pas possible qu'ils fussent sur la route de l'Euphrate. Il est évident que Crassus prit la route intérieure de la Mésopotamie, sur laquelle étaient les villes assiégées, pour les délivrer et défaire immédiatement les Parthes.

[15] Voyez les calculs de RÜSTOW (H. K. C., 63 et suiv.) sur la longueur qu'occupait une légion en marche sur une grande route.

[16] PLUTARQUE, Crassus, 20.

[17] RAWLINSON, S. G. O. M., 157 et suiv., 162 et suiv., et MANFRIN, C. P., 73 et suiv., font observer qu'on reproche à tort Crassus d'avoir conduit son armée dans un désert. Le désert ne commence qu'au delà de l'endroit où fut livrée la bataille. Cette partie de la Mésopotamie avait des villes, des cours d'eau, et une riche végétation ; c'était une région prospère et peuplée, comme le prouvent beaucoup de témoignages des anciens, et le récit de DION, XL, 21 (Le pays... avait des arbres).

[18] DION, XL, 20 ; PLUTARQUE, Crassus, 21.

[19] PLUTARQUE, Crassus, 22.

[20] RAWLINSON, S. G. O. M., 163.

[21] Sur la longueur d'une légion rangée sur une seule ligne sans intervalles, voy. RÜSTOW, H. K. C., 55.

[22] PLUTARQUE, Crassus, 23. Les 70 cohortes n'auraient pas été toutes comprises dans le carré, d'après le texte de Plutarque, qui dit que les côtés étaient de douze cohortes ; cela ferait 43. Mais si l'on considère que l'agmen quadratum était ordinairement un rectangle, dont les flancs étaient au front dans la proportion de 2 à 3 (RÜSTOW, H. K. C., 56), et qu'en prenant pour base un front de 12 cohortes, cela donnerait un total de 40, c'est-à-dire exactement quatre légions, on peut supposer que quatre légions seulement furent rangées en carré. Le fait que les Parthes tentèrent un mouvement tournant qui fut repoussé par Crassus donne lieu de croire que les autres légions restèrent en arrière. Ce sont elles que les Parthes devaient menacer derrière le carré. Il serait bon qu'un tacticien étudiât avec soin cette bataille si intéressante entre infanterie et cavalerie. Manfrin a éclairci certains points obscurs, mais il en reste encore.

[23] PLUTARQUE, Crassus, 23.

[24] PLUTARQUE, Crassus, 23 ; DION, XLI, 22 ; MANFRIN, C. P., 78.

[25] PLUTARQUE, Crassus, 24, 25.

[26] PLUTARQUE, Crassus, 25-26 ; DION, XL, 24.

[27] MANFRIN, C. P., 88, apprécie très justement la conduite des légions. Il me semble trop sévère pour Crassus.

[28] C'est là à mon sens, le récit le plus vraisemblable de ce qui se passa dans la nuit. Il est peu probable, au contraire, que, comme le dit PLUTARQUE (Crassus, 27), Crassus ait entièrement perdu la tête cette nuit-là et que ce soit Cassius qui ait de sa propre initiative donné l'ordre de la retraite. La conduite énergique de Crassus avant et après la bataille montre que, s'il eut une crise de douleur momentanée, il sut bientôt reprendre son sang-froid. En outre Cassius aurait difficilement pu s'arroger le pouvoir d'un général aussi bien obéi et aussi respecté que Crassus.

[29] PLUTARQUE, Crassus, 28 ; DION, XL, 25.

[30] PLUTARQUE, Crassus, 28.

[31] Le passage de PLUTARQUE (Crassus, 29) sur les vaines espérances de l'Arménie nous montre indirectement que ce fut bien là le plan de Crassus.

[32] C'est là à mon sens la conjecture la plus vraisemblable pour expliquer cette singulière retraite de Cassius. DION, XL, 25 et PLUTARQUE, Crassus, 29, ne donnent que des récits incomplets et obscurs de cet étrange épisode. Cassius ne dut se séparer de l'armée qu'avec le consentement de Crassus ; mais les raisons pour lesquelles ce consentement fut donné demeurent un des nombreux problèmes obscurs de cette guerre étrange. Voyez aussi les vagues allusions de DION, XL, 28.

[33] PLUTARQUE, Crassus, 30 ; DION, XL, 26.

[34] PLUTARQUE, Crassus, 30-31 ; DION, XL, 27 ; POLYEN, Strat., VII, 41.

[35] OVIDE, Fastes, VI, 465, mais il manque de netteté puisqu'il place le même jour la bataille de Carrhes et la mort de Crassus.

[36] DRUMANN, G. R., IV, 109.

[37] LANGE, R. A., III, 359.

[38] LANGE, R. A., III, 351 et suiv.

[39] Au sujet des biens confisqués par César à des Gaulois et donnés à d'autres Gaulois, voy. CÉSAR, B. G., III, 69.

[40] PLINE, Histoires Naturelles, XXXVI, VI, 48 ; COURBAUD, B. R. R., p. 352.

[41] CÉSAR, B. G., I, 15.

[42] LANGE, R. A., III, 352 et suiv.

[43] CICÉRON, pro Mil., XIV, 37.

[44] CICÉRON, pro Mil., XV, 40 ; DION, XLV, 40.

[45] DION, XL, 47.

[46] DION, XL, 46.

[47] ASCONIUS, p. 32.

[48] APPIEN, B. C., II, XXI ; DION, XL, 48 ; VELLEIUS, II, 47 ; TITE-LIVE, P., CVII ; CICÉRON, pro Mil., X, 28 et suiv.

[49] APPIEN, B. C., II, 21-22 ; DION, XL, 49 ; ASCONIUS, p. 34.