GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME II. — JULES CÉSAR

CHAPITRE V. — LA PREMIÈRE DÉCEPTION DE LA POLITIQUE CÉSARIENNE : LA CONQUÊTE DE BRETAGNE.

(L'an 54 avant Jésus-Christ.)

 

 

Poussé par un désir trop longtemps inassouvi de gloire militaire, aveuglé par cette confiance téméraire dans le succès qui enivrait plus ou moins tout le monde à Rome, Crassus se flattait de pouvoir improviser à la hâte, à soixante ans, sans préparation sérieuse, la conquête de la Perse. Arrivé à Brindes, il voulut aussitôt passer la mer, bien que ce fût dans la mauvaise saison ; et il perdit beaucoup de navires et d'hommes[1]. Débarqué à Dyrrachium, il se dirigea aussitôt, et malgré l'hiver, par la voie Egnatia, à travers l'Épire, la Macédoine et la Thrace, vers le Bosphore, sans prendre garde que ces désastres et cette marche décourageaient ses jeunes soldats déjà si mécontents.

César, cependant, avait décidé de tenter l'année suivante une expédition en Bretagne. Nous ne savons pas quel en était le but, mais il est peu probable que César ait cru pouvoir faire la conquête de la grande île. Il n'avait peut-être que l'intention d'y faire une vaste razzia, pour recueillir du butin, pour donner aux Romains un autre sujet d'étonnement et d'orgueil, et pour diminuer en Gaule le malaise occasionné d'abord par la paix qu'il avait imposée à l'improviste à un pays où depuis des siècles les guerres étaient habituelles. Ces changements sociaux trop brusques produisent toujours cet effet. C'était là une des plus grandes difficultés du nouveau régime. Trop de gens vivaient en Gaule de ces guerres et en retiraient de la puissance et des honneurs. Privés soudain par la paix de ce qui était la raison de leur importance sociale et de leur existence même, ils ne pouvaient pas ne pas être un élément de mécontentement et de trouble. César le savait si bien que, pour occuper ces nombreux militaires désœuvrés, il recrutait parmi eux un grand nombre d'auxiliaires ; il avait aussi imaginé de flatter l'orgueil militaire des Gaulois en formant une légion, composée tout entière de Gaulois, la fameuse légion de l'Alouette[2], mettant ainsi dans l'armée les nouveaux sujets de Rome sur le même pied que les conquérants du monde. Il est donc possible qu'il considérât la Bretagne comme un nouveau champ d'action à ouvrir, sous le contrôle de Rome, aux aspirations belliqueuses des grandes familles gauloises, dont il avait l'intention de conduire les chefs l'année suivante en Bretagne. Pour le moment, vers la fin de l'année 55, après avoir inventé un nouveau type de navire et avoir donné l'ordre d'en construire un certain nombre pendant l'hiver[3], il venait en Italie, se rendait en Illyrie, revenait dans la Cisalpine pour y réunir les assemblées locales, accueillir les innombrables quémandeurs venus de Rome, et pratiquer en grand la politique de corruption. Ayant maintenant de grandes ressources, il pouvait passer de grosses sommes à ses deux agents de Rome, Balbus et Oppius, faire des prêts considérables à tous les sénateurs besogneux, construire des villas somptueuses, acheter des terres en Italie, des tableaux, des statues, d'antiques œuvres d'art[4] ; commencer enfin, comme Pompée, de grands travaux publics à Rome, faire gagner beaucoup d'argent aux entrepreneurs et aux ouvriers, satisfaire le goût du luxe qui gagnait tout le peuple. Ses projets étaient grandioses. Il avait chargé Oppius et Cicéron d'élargir le forum, qui était trop étroit, et il dépensa la somme énorme de soixante millions de sesterces, pour acheter les vieilles masures qui encombraient le Comitium au pied du Capitole[5]. Comme le peuple se réunissait encore pour les comices des tribus sur le Champ de Mars, dans des enclos provisoires entourés de palissades, et divisés par des cordes en autant de sections qu'il y avait de tribus, César voulait bâtir pour les comices un grand palais de marbre digne du peuple-roi, les sœpta Julia. L'édifice aurait eu la forme d'un immense rectangle, dont la façade correspondait à la ligne actuelle des palais du Corso, à droite quand on vient de la place du Peuple, du palais Sciarra jusqu'à la place de Venise[6] ; il devait être entouré par un magnifique portique de mille pas et orné d'un grand jardin public[7]. Enfin César employait l'argent de la Gaule à se créer le nombreux personnel de secrétaires, de courriers, d'archivistes, d'architectes, de serviteurs, dont il avait besoin ; il achetait fort cher des esclaves sur tous les marchés, et choisissait avec soin parmi les prisonniers ceux qui pouvaient lui être utiles[8]. Il devenait ainsi un des plus grands propriétaires d'esclaves de l'Italie, ce qui était une grande force et une grande richesse, mais aussi un grand danger ; car des esclaves nombreux, si on ne les tenait pas par une forte discipline, ruinaient facilement leur maitre. Mais César était un des plus habiles maîtres d'esclaves de son temps, et il améliorait peu à peu sa familia, en la surveillant toute, jusqu'aux esclaves les plus humbles, en établissant un système de récompenses qui allaient de la nourriture et du vêtement jusqu'à un salaire en argent, à la liberté, à des dons de maisons, de propriétés et de capitaux. Il maintenait la discipline par des châtiments cruels[9]. C'est ainsi qu'il avait au nombre de ses plus humbles serviteurs un jeune garçon qui avait été fait prisonnier dans une expédition en Germanie. Mais ayant par hasard appris que ce garçon prêtait à usure à ses compagnons les restes de sa nourriture, il le fit passer aussitôt aux bureaux de son administration[10]. Il pensait sans doute que s'il ne finissait pas sur la croix, ce précoce usurier irait loin ; et il ne se trompait pas.

Au printemps de l'année 54, César retournait en Gaule ; Crassus, qui avait passé le Bosphore et était entré en Syrie par le nord, dans les premiers mois de l'année 54, relevait Gabinius de son commandement ; Pompée, au contraire, envoyait ses légats en Espagne et restait dans le voisinage de Rome, sous le prétexte de pourvoir aux approvisionnements de la métropole. La vérité est que l'on n'avait pas jugé opportun que les trois chefs fussent loin de Rome. En effet, le parti conservateur, bien qu'il eût tant perdu en nombre et en influence, ne désarmait pas. Pour créer des difficultés à la politique impérialiste de la triarchie, il faisait semblant de défendre les peuples opprimés par Rome ; au sénat, dans les réunions publiques, dans les conversations privées, en prose et en vers, il protestait contre la brutale rapacité de César, contre les fortunes scandaleuses des officiers, surtout de Mamurra et de Labienus[11] ; il tentait de réveiller la conscience morale assoupie de la nation. Mais la nation, exaltée par un enthousiasme contagieux, ne demandait que de l'argent, des conquêtes et des fêtes ; elle considérait la Bretagne et la Perse comme déjà soumises, elle engageait ou dépensait déjà les trésors qu'on y trouverait ; elle admirait César, Crassus et Pompée, César surtout, le plus populaire de tous pour le moment, le général unique[12], comme l'appelaient ses admirateurs, l'homme vers qui se tournaient tous les regards. A toutes les époques trop avides de plaisirs et d'argent le caractère s'affaiblit ; les hommes ne savent pas rester longtemps avec la minorité, ils changent facilement d'opinions. C'est ainsi que tous suivaient alors l'exemple de Cicéron, qui s'était rangé tout à fait du côté des triumvirs. Crassus avait voulu se réconcilier avec lui avant de partir[13] ; Pompée ne manquait aucune occasion de se montrer aimable pour lui[14] ; César traitait magnifiquement son frère, flattait habilement sa vanité littéraire, accueillait avec empressement toutes les personnes qu'il lui recommandait[15]. Comment résister à tant d'amabilités ? De temps en temps, il est vrai, quelque scandale venait le troubler et l'irriter. C'est ainsi qu'il songeait alors à porter devant le sénat une accusation contre Gabinius[16]. Puis la timidité, la paresse, le scepticisme des autres, le sentiment de l'inutilité de tout effort contraire l'amenaient à laisser faire, et à ne plus s'occuper des affaires politiques mais de ses plaidoyers[17] et de ses travaux littéraires. Il était en train de devenir un véritable homme de lettres. Il travaillait à ce moment à mettre de l'ordre dans les manuscrits de Lucrèce, qui s'était tué l'année précédente dans un accès de sa mélancolie, exaspérée, semble-t-il, par l'abus de boissons aphrodisiaques[18] ; il se proposait aussi d'écrire un poème sur les exploits de César en Bretagne ; enfin, consolation académique des hommes d'État inoccupés, il composait un gros traité de politique, le de Republica[19]. La démocratie en était à Rome aux dernières convulsions ; l'aristocratie n'existait plus ; la monarchie était détestée à un tel point que personne n'aurait pu sérieusement la considérer comme un remède aux maux présents. De quelle réforme la république pouvait-elle espérer le salut ? C'est là le problème que Cicéron se pose dans son livre. Et il croit le résoudre par la conciliation aristotélique de la monarchie, de l'aristocratie et de la démocratie, en proposant une magistrature suprême de la République, l'élection d'un citoyen éminent qui, placé pour un temps déterminé à la tête de l'État avec de grands pouvoirs, ferait respecter par tous les lois du peuple et du sénat. Malheureusement, tandis qu'il s'adonnait à ces profondes méditations politiques, Cicéron pris, lui aussi, de la manie du luxe, continuait à faire des dettes. Bien qu'il n'eût pas encore fini de payer la maison qui avait été détruite par Clodius ; bien que l'indemnité accordée par le sénat fut insuffisante pour reconstruire son palais et ses villas, il continuait à dissiper de l'argent pour sa villa de Pompéi ; il en achetait une à Pouzzoles ; il faisait des constructions à Rome, et augmentait le nombre de ses esclaves[20]. César choisit habilement un moment où il se trouvait gêné, et il lui fit accepter un prêt considérable[21].

Au contraire, Catulle, devenu un aristocrate enragé, lançait contre les hommes du parti populaire ses iambes violents. Revenu à Rome, il avait rompu définitivement avec Clodia ; et après avoir écrit une dernière poésie d'adieu, amère et douloureuse[22], il avait changé de sujets, de mètres et de style. Il faisait maintenant de la politique conservatrice et cultivait la poésie érudite, mythologique et raffinée des Alexandrins ; il écrivait sur le sauvage rythme galliambique l'étrange Carmen LXIII, qui a trait au culte orgiastique de Cybèle ; il composait l'Épithalame de Téthys et de Pélée[23] ; et il attaquait dans des poèmes brefs et violents César, Pompée et leurs principaux partisans[24], affectant, lui jeune provincial, des sentiments ultra-aristocratiques, l'horreur de cette démocratie vulgaire, qui mêlait maintenant les classes, même dans les plus hautes charges : Jusqu'à Vatinius qui jure qu'il est sûr de devenir consul !Que te reste-t-il, ô Catulle, sinon à mourir ?[25] Mais sa santé était ruinée. Pressentant sa fin prochaine, il se hâtait de recueillir ses meilleurs poèmes pour en faire un petit volume ; et exhalait dans de belles poésies la tristesse profonde qui l'accablait : Ton ami Catulle va mal, ô Cornificius : il va mal et il est plein de souffrances[26]...

L'été arrivait ; Crassus, sans déclaration de guerre, avait envahi la Mésopotamie et il en occupait les différentes villes ; César, au contraire. tardait à envahir la Bretagne. A Rome. la lutte électorale commençait. Les candidats, très nombreux pour toutes les magistratures, n'étaient pas moins de cinq pour le consulat : Caïus Memmius Gémellus. l'ancien ennemi et maintenant aux élections le candidat favori de César ; Marcus Valerius Messala, noble d'ancienne famille, bien vu des conservateurs ; Marcus Æmilius Scaurus ; Caïus Claudius, un autre frère de Claudius et enfin Cnéius Domitius Calvinus[27]. Mais ce qui fut surtout cause de scandales, ce fut la mêlée sauvage des ambitions qui éclata tout à coup. Rome n'avait jamais rien vu de semblable. Tous les magistrats en charge demandaient aux concurrents de l'argent pour leur venir en aide[28] ; les deux consuls conclurent un traité régulier avec Memmius et Calvinus, en s'engageant à les aider à condition que, s'ils étaient élus, ils leur feraient avoir par une supercherie compliquée les provinces qu'ils désiraient, ou qu'ils leur paieraient, en cas d'échec, 400.000 sesterces[29] ; la corruption dépassa bientôt tout ce qu'on avait vu jusque-là ; un candidat ayant fait accuser de corruption un de ses rivaux, les autres imitèrent son exemple. Bientôt tous furent à la fois accusateurs et accusés[30]. Ahuri, effrayé, le public se demandait ce qui allait arriver le jour des élections : les accusations, les invectives, les menaces redoublaient de violence et la corruption d'audace à l'approche des comices ; ce jour-là le sang coulerait sans doute à flots au Champ de Mars. Mais personne ne faisait autre chose que se lamenter. Caton, qui était préteur, finit par faire déposer entre ses mains un million de sesterces, par tous les candidats au tribunat, en menaçant de les confisquer si on corrompait les électeurs[31]. Mais Pompée, irrité et dégoûté, laissait aller les choses ; les sénateurs ne voulaient prendre aucune initiative dangereuse et bien qu'ils eussent de longues et laborieuses séances, ils n'arrivaient pas à s'entendre[32]. Les grandes chaleurs de l'été survinrent ; tout le monde déclara qu'il n'avait jamais fait si chaud[33], et qu'il fallait se réfugier à la campagne ; le sénat renvoya au mois de septembre les élections consulaires, espérant que cette fièvre électorale s'apaiserait tandis qu'on discuterait les procès[34].

Cicéron, lui aussi, partit pour Arpinum, pour y trouver la fraîcheur et y surveiller la construction d'une belle villa et d'autres importants travaux ordonnés par son frère Quintus, qui employait à cela l'argent gagné en Gaule[35]. Pour Cicéron toutefois, qui aimait tendrement son frère, l'expédition britannique était la cause d'inquiétudes bien plus vives que la situation de Rome[36]. Mais l'expédition allait-elle vraiment avoir lieu ? Au commencement de juillet Quintus lui avait écrit que César était sur le point d'en abandonner l'idée. On avait appris, écrivait-il, que les Bretons s'apprêtaient à se défendre très vigoureusement, et que la conquête ne rapporterait ni métaux précieux ni esclaves de valeur[37]. Mais une autre raison, que Quintus ne connaissait pas ou qu'il n'osait pas confier à son frère, faisait hésiter César ; c'était la situation intérieure de la Gaule[38]. La conciliation avec le parti national ne réussissait point ; les institutions nationales fonctionnaient très mal sous le contrôle romain, et au lieu d'assurer l'ordre et la paix, faisaient naître toute sorte de difficultés imprévues ; les mesures inspirées par les meilleures intentions donnaient des effets tout à fait opposés à ceux qu'on attendait. C'est ainsi qu'à peine revenu en Gaule, César avait dû faire une courte expédition dans le pays des Trévires, qui, comme il arrivait fréquemment à l'époque de l'indépendance, étaient sur le point d'avoir une guerre civile pour l'élection du premier magistrat. César avait arrêté la guerre en imposant Cingétorix, un des deux concurrents : mais sans acquérir par cette intervention la reconnaissance du peuple, il s'était aliéné tout le parti de l'autre concurrent, Indutiomarus, qui ne pouvait se résigner à abandonner la lutte sans avoir combattu. La guerre de Bretagne, cette diversion offerte à la noblesse gauloise, n'avait pas non plus produit l'effet espéré. Beaucoup de nobles gaulois ne l'approuvaient pas et Dumnorix les engageait à ne pas partir, prétendait que César voulait les faire périr tous pendant le voyage[39]. Inquiété par ce sourd mécontentement, César s'était demandé un instant s'il ne serait pas plus prudent de renoncer à l'entreprise ; et peut-être aurait-il définitivement abandonné son projet, si l'attente pour l'expédition n'avait été trop vive en Italie et les préparatifs déjà trop avancés[40]. Il avait néanmoins réduit l'entreprise aux proportions les plus modestes, n'y destinant que cinq légions et deux mille cavaliers, n'amenant lui-même en Bretagne pour son service personnel que trois esclaves[41], laissant les trois autres légions en Gaule, sous les ordres de Labienus ; prenant en somme toutes ses dispositions pour revenir très vite et pour faire surveiller la Gaule pendant son absence. Toutes ces pi é-cautions prises, César dirigea ses légions et les chefs gaulois qui l'accompagnaient sur un port qu'il est difficile de retrouver sur les cartes modernes ; et dès que les vents favorables soufflèrent, il commença l'embarquement. Mais là-dessus un incident très grave se produisit : Dumnorix s'enfuit avec la cavalerie éduenne. Craignant une révolte générale, César envoya toute sa cavalerie à la poursuite du fugitif, qui, rejoint, se fit tuer plutôt que de se rendre. Épouvantés, les autres chefs gaulois se décidèrent alors à suivre César ; et dans les derniers jours d'août[42], Cicéron apprenait par une lettre de son frère que l'armée avait touché le sol de Bretagne sans aucun incident sérieux, à la fin de juillet par conséquent[43], car les lettres mettaient environ vingt-huit jours pour arriver de la Bretagne à Rome. Cicéron était rassuré : puisque César avait pu débarquer, la victoire lui paraissait certaine[44].

A cette époque, vers la fin d'août ou le commencement de septembre, Julie, la femme de Pompée, mourut, peu de temps après la mort de sa grand'mère, la vénérable mère de César[45]. La jeune génération était si frêle et les morts prématurées si fréquentes, qu'elles ne surprenaient plus personne. Cette année-là mourut aussi Catulle, âgé à peine de trente-trois ans. Mais la mort de Julie produisit à Rome une émotion très vive, parce que la jeune femme avait uni pendant quatre ans les deux hommes les plus célèbres de l'époque. Tout le monde se demanda si cette mort modifierait la situation politique. Puis de nouveaux scandales vinrent occuper le public. On avait espéré en vain que le renvoi des élections calmerait les esprits. Bientôt les menées, les scandales, la corruption recommencèrent, et en même temps que la vénalité, la violence. Memmius s'étant brouillé avec Calvinus lut un jour publiquement au sénat la convention qu'ils avaient faite avec les deux consuls en charge[46] ; les bandes des candidats se livraient de véritables batailles, et chaque jour il y avait des morts. Dégoûté et épouvanté, le public souhaitait, pour en finir, que les élections se fissent sans plus de retard ; mais quand la date fixée arriva, les tribuns du peuple les renvoyèrent de nouveau. Memmius, craignant, après le scandale, de ne pas réussir, voulait attendre que César fût revenu de Gaule pour être mieux aidé par lui et il imitait ce que Pompée et Crassus, avaient fait l'année précédente[47]. Malheureusement César avait alors bien d'autres soucis. Cicéron avait reçu des lettres de son frère et de César, jusqu'à la fin de septembre (la dernière de César était datée du septembre), et les nouvelles ne donnaient pas d'inquiétudes[48]. César, après avoir construit un camp au bord de la nier, s'était avancé dans l'intérieur ; mais au bout de quelques jours il avait dû laisser Quintus et le corps d'expédition pour revenir à la côte voir sa flotte, à qui une violente tempête avait causé de fortes avaries[49]. Puis Cicéron n'avait plus reçu de lettres ni de son frère, ni de César ; personne non plus n'en avait à Rome ; si bien que, n'ayant pas de nouvelles depuis cinquante jours, Cicéron commençait à s'inquiéter[50], et à se demander ce qui se passait dans la grande fie fabuleuse. Par bonheur au bout de quelques jours les lettres arrivèrent, tranquillisant Cicéron, lui y répondit le 24 octobre[51]. César s'était de nouveau enfoncé dans le pays ; mais le roi Cassivellaunus, faisant mine de fuir devant lui, l'avait entraîné loin de la mer à travers les forêts et les marécages ; puis il avait donné l'ordre de prendre les armes aux rois des régions que César avait laissées derrière lui. Leurs communications avec la mer une fois rompues, les légions avaient dû s'exténuer à combattre les petites colonnes de la cavalerie de Cassivellaunus et sans jamais obtenir de résultats décisifs ; car il aurait fallu pour détruire ces colonnes une forte cavalerie, et César n'en avait qu'une très faible, composée tout entière de Gaulois. César s'était aperçu bien vite que l'entreprise était périlleuse ; que les vivres seraient bientôt épuisés. A la fin, l'Atrébate Commius, qui était l'ami de Cassivellaunus, s'interposa et la paix fut conclue[52]. César dit qu'il imposa un tribut à la Bretagne[53], mais il est certain que même si Cassivellaunus promit quelque chose, il ne paya rien, quand l'armée romaine eut repassé la mer. César revint en Gaule dans la première quinzaine d'octobre[54], ne rapportant en fait de butin que de nombreux esclaves. La conquête de la Bretagne avait été une déception[55].

En débarquant en Gaule César apprit la mort de Julie[56]. C'était un malheur pour le père, car il aimait beaucoup la belle jeune femme qui lui rappelait le premier et peut-être l'unique amour de sa vie, les belles années lointaines de la jeunesse, et Cornélie, la fille de Cinna, cette autre fleur fauchée par la mort dans toute sa fraîcheur. C'était un malheur aussi pour le chef du parti démocratique, à qui Julie avait su conserver l'amitié de Pompée. Mais il n'eut pas le temps de s'abandonner à la douleur. De trop graves affaires le préoccupaient. A Rome, la situation politique se compliquait d'une manière très dangereuse. Memmius continuait son obstructionisme ; les comices ne se réunissaient pas ; les actes de violence se répétaient ; le public, ennuyé et épouvanté, réclamait des mesures énergiques, quelles qu'elles fussent, pourvu que l'ordre fût rétabli et que les élections eussent lieu, sans recourir même cette année à l'interrex. Profitant de cette alarme, les amis et les adulateurs de Pompée avaient lancé l'idée de le nommer dictateur[57]. Mais là dessus une nouvelle lutte avait commencé. Les conservateurs faisaient une opposition acharnée, ne voulant pas d'une dictature de Pompée ; et ils cherchaient à profiter habilement de la haine populaire qui s'attachait depuis Sylla à cette magistrature, protestant qu'ils ne combattaient pas la dictature de Pompée, mais la dictature en elle-même[58]. Pompée qui voulait rétablir l'ordre à Rome et qui sentait la nécessité, alors que César et Crassus faisaient tant parler d'eux, de rehausser un peu le prestige de son nom, désirait au fond être nommé dictateur ; mais il hésitait, redoutant l'impopularité de la charge, redoutant aussi un insuccès ; et comme d'habitude il laissait ses amis travailler pour lui, sans jamais déclarer ses intentions et sans se compromettre en un sens ou dans l'autre.

En veut-il, n'en veut-il pas ? Qui le sait ? écrivait Cicéron à son frère[59]. Ainsi le fantôme de cette dictature commença à passer sur Rome, tantôt s'approchant, tantôt s'éloignant jusqu'au point de disparaître, mais pour revenir ensuite. Au milieu de ces luttes, Gabinius était revenu en cachette au mois de septembre[60], suivi bientôt par Rabirius, le ministre des finances égyptiennes, qu'un soulèvement populaire, après le départ de Gabinius, avait contraint à prendre la fuite. Mais le scandale avait été trop grand et la petite coterie des conservateurs voulait en profiter pour attaquer dans les personnes de Gabinius et de Rabirius, puisqu'elle était impuissante contre César ; Crassus et Pompée, cette démocratie trop remuante. Gabinius fut accusé de majestas et de concussion, Rabirius de concussion seulement. Mais ces procès donnèrent lieu à de nouvelles intrigues[61]. Pompée essaya en vain d'amener Cicéron à défendre Gabinius[62] ; celui-ci cependant fut absous avec une faible majorité dans le premier procès[63] ; et il se prépara à répondre à la seconde accusation. Pompée fit de nouvelles tentatives auprès de Cicéron et réussit cette fois à le persuader ; puis il prit lui-même la parole pour défendre Gabinius devant le peuple ; il lut des lettres de César en sa faveur ; mais Gabinius fut condamné[64]. Il semble au contraire que Cicéron à quelque temps de là réussit à faire absoudre Rabirius en prononçant le discours que nous possédons encore.

Mais Memmius attendit en vain le retour de César. Il était à peine revenu de Bretagne qu'un fait très grave s'était produit en Gaule. Tasgète, que César avait fait roi des Carnutes, avait été tué. Le parti national allait-il commencer avec cet assassinat ses représailles contre les grands qui consentaient à reconnaître la domination romaine ? Ce fait, plus significatif que grave en lui-même, inquiéta César au point que, pour intimider la Gaule, il envoya une légion dans le pays des Carnutes. Puis il se prépara à revenir en Italie. Mais comme il se mettait en route, il apprit à Samarobrive (Amiens) une nouvelle beaucoup plus grave. A son retour de Bretagne la menace d'une famine l'avait obligé à disloquer ses légions et à leur faire prendre leurs quartiers d'hiver dans des endroits différents. Profitant de cette dispersion, un petit peuple de la Belgique, les Éburons, s'était soulevé sous la conduite de deux nobles, Ambiorix et Catuvolcus ; ils avaient surpris et fait sortir par ruse de leur camp une légion et cinq cohortes recrutées depuis peu dans la Cispadane, probablement pour mettre sur pied une autre légion[65], qui hivernaient dans leur pays sous les ordres de Titurius et d'Arunculéius, et les avaient massacrées ; puis, ayant soulevé d'autres peuples, ils avaient marché contre Quintus Cicéron, qui hivernait dans le pays des Nerviens, et l'avaient assiégé dans son camp. La Gaule répondait de cette façon au meurtre de Dumnorix, le chef du parti national. César dut suspendre son voyage et courir aussitôt au secours de Quintus. C'est ainsi que César absorbé par cette guerre, que Pompée occupé par les intrigues nécessaires pour sauver ses amis dans les procès, que les consuls sans autorité depuis le scandale de Memmius, et que le sénat impuissant laissèrent aller l'État à l'aventure. On arriva à la fin de l'année sans avoir fait une seule élection. Au commencement de l'année 53 toutes les charges étaient vides et l'anarchie était complète.

 

 

 



[1] PLUTARQUE, Crassus, 17.

[2] SUÉTONE, César, 24.

[3] CÉSAR, B. G., V, II.

[4] SUÉTONE, César, 47.

[5] CICÉRON, A., IV, XVI, 14.

[6] Voy. LANCIANI, F. U., tables 15 et 21.

[7] CICÉRON, A., IV, XVI, 14.

[8] SUÉTONE, César, 47.

[9] SUÉTONE, César, 48.

[10] Schol. in Juven., I, 109.

[11] Voy. CICÉRON, A., VII, VII, 6. — CATULLE, C., XXIX.

[12] Voy. l'imperator unice de CATULLE, carm., XXIX, 11, carm., LIV, B., 2 ; allusion ironique aux louanges extravagantes prodiguées à César par ses admirateurs.

[13] CICÉRON, F., I, IX, 20.

[14] CICÉRON, ad Q., II, 15 ; B., 2.

[15] CICÉRON, F., I, VIII, 12-18 ; F., VII, V ; VII, VIII, 1.

[16] CICÉRON, ad Q., III, II, 2.

[17] LANGE, R. A., III, 339 ; CICÉRON, ad Q., II, XVI, 1 ; A., IV, XVI, 1.

[18] Voy. GIUSSANI, L. R., 147 ; STAMPINI, Il suicidio di Lucrezio. B. S. A., I, fasc. 4 ; CICÉRON, ad Q., II, XI, 4.

[19] CICÉRON, ad Q., II, XIV, 1.

[20] LICHTENBERGER, De Ciceronis re privata, Paris, 1895, p. 9 et 44.

[21] Il résulte de passages de Cicéron lui-même (A., V, IV, 3 ; V, V, 2 ; V, VI, 2) qu'il fut le débiteur de César. Comme ces lettres, qui sont de l'année 54, parlent de la restitution, il me parait vraisemblable que le prêt ait été fait à cette époque qui fut celle de la plus grande amitié entre César et Cicéron, et de la plus grande richesse de César.

[22] CATULLE, Carm., XI.

[23] GIUSSANI, L. R., 467.

[24] CATULLE, Carm., XXIX ; LIV ; LVII ; XCIII.

[25] CATULLE, Carm., LII.

[26] CATULLE, Carm., XXXVIII.

[27] LANGE, R. A., III, 337.

[28] APPIEN, B. C., II, XIX.

[29] DRUMANN, G. R., III, p. 4 ; CICÉRON, A., IV, XV, 7 ; IV, XVIII.

[30] CICÉRON, A., IV, XVI, 8.

[31] PLUTARQUE, Caton d'Utique, 44, raconte cet épisode avec certaines inexactitudes, comme il ressort d'un passage de CICÉRON, A., IV, XV, 7.

[32] CICÉRON, Q., II, XVI, 2.

[33] CICÉRON, Q., III, I, 1.

[34] CICÉRON, Q., II, XVI, 3.

[35] CICÉRON, Q., III, I, 1-2.

[36] CICÉRON, Q., II, XVI, 4.

[37] Voy. CICÉRON, A., IV, XVI, 13 et CICÉRON, F., VII, VII. VOGEL, I. P. P., 153, p. 276 et suiv., me parait avoir démontré que le Britannici belli exitus expectatur de CICÉRON, A., IV, XVI, 13 ; et le sine Britannia de CICÉRON, F., VII, VII, 2, font allusion à l'idée d'abandonner l'expédition ; et que les chapitres I à VII du cinquième livre des Commentaires confirment cette interprétation.

[38] Voy. STRABON, IV, V, 3 (200).

[39] CÉSAR, B. G., V, VI.

[40] B. G., V, IV.

[41] ATHÉNÉE, XI, 105 (273).

[42] Voy. CICÉRON, Q., II, XVI, 4. Cette lettre fut écrite vers la fin d'août, comme l'indique le passage : Scauri judicium statim exercebitur. Nous savons en effet par Asconius que le procès contre Scaurus eut lieu le 2 septembre.

[43] VOGEL, I. P. P., 153, 275, établit cette date, et il a des arguments solides contre la date moins tardive admise par Napoléon III.

[44] CICÉRON, Q., II, XVI, 4.

[45] CICÉRON, Q., III, I, 5, 17 ; III, I, 7, 25 ; III, VIII, 3 ; DION, XXXIX, LXIV ; SUÉTONE, César, 26.

[46] CICÉRON, Q., III, I, 5, 16 ; A., IV, XVIII, 2.

[47] CICÉRON, Q., III, II, 3.

[48] CICÉRON, Q., III, I, 7, 25.

[49] CICÉRON, Q., III, I, 7, 25. Ce passage est tout à fait d'accord avec celui de César, B. G., V, X-XI. Le quum ad mare accesserit de Cicéron fait sans doute allusion au voyage dont César parle dans ce chapitre et qui eut lieu à la fin du mois d'août. La lettre a été écrite vers le 28 septembre. VOGEL, I. P. P., CLIII, p. 281.

[50] CICÉRON, Q., III, III, 1 (la lettre a été écrite vers le 20 octobre. VOGEL, I. P. P., CLIII, p. 281).

[51] CICÉRON, Q., III, IV. Remarquez cependant que, selon les justes suppositions de Vogel, I. P. P., CLIII, p. 283, le commencement de la lettre manque.

[52] Selon VOGEL, I. P. P., CLIII, p. 281 et suiv., le long silence dont se plaint Cicéron prouve que la guérilla faite pour couper les communications des Romains et dont parle CÉSAR, B. G., V, XXII, fut plus sérieuse qu'il ne le donne à entendre, et ce fut une des raisons qui le poussèrent à conclure la paix au plus vite. Tout démontre que César, qui était parti à contre-cœur pour cette entreprise, se retira dès qu'il put faire croire à Rome qu'il avait obtenu un succès.

[53] CÉSAR, B. G., V, XXII.

[54] VOGEL, I. P. P., CLIII, p. 284.

[55] Voy. STRABON, IV, V, 3 (200).

[56] Il en fut ainsi selon PLUTARQUE, César, 23. SÉNÈQUE, ad Marc., 14, dit au contraire que César apprit la nouvelle en Bretagne.

[57] APPIEN, B. C., II, XX.

[58] CICÉRON, ad Q., III, VIII, 4 : Rumor dictatoris injucundus bonis ; III, IX, 3 : principes nolunt.

[59] CICÉRON, ad Q., III, VIII, 4 : Velit nolit, scire difficile est.

[60] CICÉRON, Q., III, I, 7, 24.

[61] DION, XXXIX, LV.

[62] CICÉRON, Q., III, I, 5, 15.

[63] CICÉRON, Q., III, IV, 1 ; A., IV, XVI, 9 ; DION, XXXIX, LXII.

[64] DION, XXXIX, LXIII.

[65] CÉSAR, B. G., V, XXIV. Unam legionem, quam proxime trans Padum conscripserat, et cohortes V, in Eburones... misit. — Tel est le texte ordinaire. Mais il faut sans doute corriger : unam legionem et cohortes V quas proxime trans Padum conscripserat... Comme César énumère ses huit légions, cette unam legionem, qui est la dernière nommée, n'avait pu être recrutée proxime, mais au plus tôt en 58, quand il recruta deux nouvelles légions pour la guerre contre les Belges. Au contraire, les cinq cohortes, en dehors des huit légions, apparaissent ici pour la première fois ; et il est naturel que César explique où et quand il les avait recrutées.