(56-55 av. J. C.)
Peu de temps après l'entrevue de Lucques, César dut renoncer à son projet de faire un long séjour dans la Cisalpine et se hâter de passer les Alpes ; parce que des révoltes éclataient déjà dans la province qu'il prétendait avoir pacifiée. Galba, attaqué par les montagnards, avait failli être anéanti ; plusieurs peuples de l'Armorique, qui avaient fait leur soumission l'automne précédent, s'étaient soulevés ; les Vénètes, qui étaient à la tête du mouvement, avaient mis aux fers les officiers envoyés chez eux pour réquisitionner des vivres. En outre l'annexion avait irrité les peuples gaulois, surtout les Belges et les Trévires ; et les populations de l'Aquitaine, qui n'étaient pas encore soumises, se disposaient à venir en aide aux Vénètes, craignant que César n'eût l'intention de les comprendre eux aussi dans ce qu'il appelait la pacification de la Gaule[1]. Alors que ses amis vantaient à Rome avec tant d'emphase la conquête de la Gaule, César ne pouvait pas donner à qui que ce fût un motif de supposer qu'il hésiterait à traiter ce pays comme une province déjà conquise. Il imposa donc aussitôt à la Gaule une contribution annuelle de quarante millions de sesterces[2] ; et non seulement il se disposa à réprimer sévèrement la révolte des Vénètes, mais il décida aussi de soumettre sans retard les peuples encore indépendants. Il envoya Labienus dans le pays des Trévires, pour les tenir en respect ainsi que les Rèmes et les Belges ; il envoya Quintus Titurius Sabinus avec environ 10.000 hommes dévaster le territoire des Vénètes, des Curiosolites et des Lessobiens, alliés des Vénètes ; il chargea Publius Crassus de soumettre l'Aquitaine en parcourant le pays avec des colonnes de cavalerie et environ 4.000 soldats ; et il entreprit lui-même de dompter les Vénètes[3]. Comme ce peuple avait une flotte nombreuse, il fit construire des navires sur la Loire, il enrôla partout des pilotes et des rameurs ; il ordonna aux Pictones et aux Sanctones, qui ne s'unissaient pas aux rebelles, mais qui n'étaient pas encore soumis, de fournir des navires, en les déclarant ainsi sujets de Rome[4] ; il mit à la tête de la flotte le jeune Decimus Brutus, fils du consul de 77 et de cette Sempronia qui avait pris part à la conjuration de Catilina ; et, en attendant que la flotte fût préparée, il envahit avec son armée le pays des Vénètes. Mais si Titurius et Publius Crassus accomplirent vite et bien leurs missions respectives, il n'en fut pas de même de César. Les Vénètes s'étaient réfugiés dans des castella construits sur des lignes de terre qui avançaient dans la nier, dans des positions telles que les grandes marées avec leur double retour quotidien les défendaient mieux que tout travail humain. Revenant avec le rythme d'un balancier, la marée haute chassait l'armée qui faisait le siège par terre, et la marée basse laissait à sec la flotte qui voulait attaquer par mer. César passa une grande partie de l'été à faire de vaines tentatives contre ces castella imprenables, que l'on ne pouvait assiéger ni par terre ni par mer. Pendant ces mois-là Pompée, après s'être réconcilié avec Clodius, était redevenu d'accord avec Crassus, le maître de Rome, de l'Italie et de l'Empire. La reconstitution de la triarchie avait réduit l'opposition conservatrice à un petit nombre de sénateurs trop orgueilleux, trop entêtés, ou trop compromis, tels que Caton, Favonius et Domitius Ænobarbus, qui n'avaient aucune prise sur la majorité du sénat. Cicéron lui-même avait cédé ; César avait promis à son frère Quintus un commandement en Gaule ; et Pompée, qui était allé de Lucques en Sardaigne, pour y chercher du blé, avait prié Quintus de lui dire que son discours au sénat sur la loi agraire de César lui avait fort déplu[5]. Cicéron s'était ainsi laissé persuader d'aller à la campagne le 45 mai, alors qu'il aurait dd, comme il l'avait lui-même proposé, prendre la parole sur cette question[6]. Bientôt il fit plus : il s'engagea à parler en faveur de César, quand, au commencement de juin[7], on discuterait devant le sénat la proposition d'envoyer dix légats pour organiser l'administration de la Gaule, et de voter les fonds nécessaires pour les quatre légions recrutées par lui en 58 et 57. Bien qu'il fût revenu en Italie comme un triomphateur, les coups violents que lui avait portés Clodius avaient affecté profondément son esprit nerveux et impressionnable ; les fumées de gloire qui avaient grisé son cerveau après la conjuration de Catilina s'étaient dissipées ; Cicéron n'ambitionnait plus d'être un grand homme politique. Content d'avoir échappé à cette tourmente, il désirait surtout en éviter une autre ; il voulait se tenir à l'écart et se contenter de ne jouer qu'un rôle de second ordre, pourvu que ce rôle ne fût pas dangereux ; il revenait à la première passion de sa jeunesse, à la littérature, qu'il avait négligée depuis qu'il était devenu un des avocats les plus en vue à Rome. Il avait commencé à écrire un livre de longue baleine, ce dialogue de Oratore, si beau, si vif, si dramatique ; et le plaisir paisible qu'il éprouvait dans ce travail lui paraissait bien plus doux que les violentes émotions de l'ambition et les ivresses de la puissance. Des préoccupations privées aussi, le mauvais état de son patrimoine, déjà grevé avant son exil des grosses dettes contractées pour payer sa maison, le détournaient de la politique. Malgré l'indemnité votée par le sénat, qui du reste était insuffisante, et malgré l'aide d'Atticus, il était très embarrassé pour contenter ses créanciers et pour reconstruire sa maison et ses villas[8] ; chose d'autant plus ennuyeuse que, emporté lui-même dans le courant, il prenait de plus en plus goût à la vie large et somptueuse[9]. Enfin, comme c'était un honnête homme, il se sentait pour Pompée, qui l'avait fait rappeler d'exil, une dette de reconnaissance qui devenait une obligation politique. Pourquoi aurait-il fait du tort à Pompée, pour plaire à une petite coterie d'aristocrates enragés qui l'avaient abandonné aux jours de danger, et qui ne valaient pas mieux que leurs adversaires ? Quant à César, s'il avait eu de grands torts, n'avait-il pas accompli alors de grands exploits[10] ? Pourquoi chercher sans raison des difficultés ? Ne valait-il pas mieux imiter Varron, qui, riche, savant et noble, avait exercé de nombreuses magistratures, avait été légat dans la guerre des pirates, avait reçu lui aussi un beau million de récompense, mais avait su garder entière sa liberté au milieu des factions et des coteries ? Alors, en effet, jugeant sévèrement la politique de son ami Pompée, il se tenait à l'écart, tranquillement, et s'occupait à améliorer ses terres, à protéger les beaux-arts en faisant travailler Archélaüs, un des plus célèbres sculpteurs de Rome[11], à écrire sa grande encyclopédie en neuf livres, Disciplinæ, où il recueillait ce qu'il y avait de meilleur dans les traditions antiques et la partie de la culture grecque, qui convenait à cette génération d'hommes d'action. Cicéron, qui était son ami, voulait suivre son exemple et ne désirait plus que deux choses : témoigner sa gratitude à Pompée et se venger de Clodius[12]. Aussi, bien qu'il n'approuvât pas la convention de Lucques, il prononça au sénat le discours de provinciis consularibus, dans lequel il célébrait, comme c'était alors la mode, la conquête définitive de la Gaule, et il répondait à ceux qui demandaient pourquoi il fallait encore de l'argent et des soldats pour une conquête achevée, que les grandes opérations militaires étaient terminées, mais qu'il restait encore de petits vestiges de la guerre[13]. L'opposition des conservateurs fut facilement vaincue ; on décida l'envoi de dix légats pour organiser la nouvelle conquête ; et, au printemps de 56, la Gaule fut définitivement déclarée par le sénat province romaine. On décida aussi que Pison serait rappelé à la fin de l'année, que le gouvernement de Gabinius en Syrie finirait avec l'année 55 ; que la Syrie serait donnée comme province à un des consuls de cette année-là. Cependant on approchait de juillet, le mois des élections. Lucius Domitius Ænobarbus avait déjà annoncé sa candidature au consulat ; tout le monde s'attendait à ce que Crassus et Pompée en fissent autant. Mais les jours passaient ; Crassus ni Pompée ne disaient rien. Le bruit qu'on avait fait courir sur leurs candidatures était-il faux, ou avaient-ils changé d'idée ? Bientôt on vit deux tribuns du peuple mettre méthodiquement leur veto chaque fois que l'on voulait en fixer le jour[14] ; et on ne tarda pas à comprendre le but de ce manège. Comme l'opinion publique n'était pas favorable à leur candidature[15], Crassus ni Pompée ne voulaient que les élections eussent lieu sous la présidence de Cnéius Cornélius Lentulus, ni de Lucius Marcius Philippus, qui étaient conservateurs tous les deux. L'un des deux avait chi présider l'assemblée électorale ; c'est-à-dire que chargé de présenter au peuple la liste des candidats, il aurait eu le droit de n'y point inscrire les noms qui ne lui plaisaient pas. Le président, encouragé par l'opinion publique, n'oserait-il pas rayer les noms de Crassus et de Pompée[16] ? Redoutant de la part des conservateurs un coup semblable, Crassus et Pompée avaient décidé de faire renvoyer par des tribuns les élections jusqu'à l'année suivante ; de sorte que dès le premier janvier il faudrait faire nommer par le sénat tous les cinq jours un interrex qui tiendrait les comices au lieu du consul : ils attendraient alors que vint le tour d'un sénateur dévoué à leur cause. La coterie conservatrice chercha à agiter le public, à qui ces intrigues répugnaient, pour contraindre Pompée et Crassus à renoncer à leur obstruction, ou au moins à s'en déclarer les auteurs. Lentulus essaya de différentes manières de leur faire déclarer au sénat s'ils avaient l'intention de poser leur candidature ; il réunit même un grand meeting populaire où, en présence des sénateurs du parti conservateur, venus en habits de deuil, il accusa Pompée d'être un tyran[17]. Ce fut en vain. Le public blâmait Crassus et Pompée, mais il restait malgré tout indifférent et ne songeait qu'à s'amuser et à s'enrichir ; dans le monde politique presque tous avaient si peur de la triarchie, que beaucoup n'osaient plus se montrer à la curie[18] ; les mois passaient ; les élections ne se faisaient pas et Crassus et Pompée continuaient à affecter de n'être pas responsables de l'obstructionnisme des tribuns. Les conservateurs cherchèrent à se venger en faisant faire un procès, pour usurpation de titre de citoyen, à Lucius Cornélius Balbus, l'habile agent de César et de Pompée. Mais Pompée pria Cicéron de le défendre ; Cicéron fit un plaidoyer que nous possédons encore et Balbus fut absous. Cependant la révolte des Vénètes avait été domptée, quand Decimus Brutus était enfin apparu dans leurs eaux avec la flotte. Soit qu'ils aient jugé sans valeur cette flotte composée de navires pris de tous les côtés, soit que, fatigués des longs sièges, ils aient eu l'espoir de finir la guerre, ils étaient montés aussitôt sur leurs navires et avaient livré bataille ; mais Decimus Brutus leur avait infligé une telle défaite qu'ils avaient pris le parti de se rendre. César, pour démontrer de nouveau que la Gaule était désormais province romaine, avait condamné à mort tous les notables. Il fit à la fin de l'été une expédition contre les Morins et les Ménapiens qui ne s'étaient pas encore rendus. Mais l'expédition ne réussit point. Ces barbares belliqueux ne s'offrirent pas en masse aux coups des légions ; ils se dispersèrent en petites bandes dans les forêts et les marais, emportant avec eux leurs trésors les plus précieux ; et ils se mirent à faire la guérilla, en attaquant par surprise les petits détachements romains. L'hiver approchait. César comprit qu'il n'était pas prudent de s'enfoncer dans un pays aussi sauvage, et après avoir un peu dévasté leurs terres, il revint en arrière, envoyant son armée prendre ses quartiers d'hiver dans les pays qui s'étaient révoltés cette année-là Ainsi la troisième année de la guerre s'achevait avec des succès remarquables et de grands profits. Ces répressions en effet avaient été des prétextes à dévastations, à rapines, par lesquelles César, les officiers supérieurs, surtout Mamurra et Labienus, et toute l'armée commençaient à se dédommager de leurs fatigues[19]. Mais une entreprise plus difficile que celle de dompter ces résistances encore faibles, était pour César celle d'organiser en Gaule le nouveau gouvernement. Il n'était pas possible de détruire tous les organes politiques et juridiques de l'ancienne société celtique et de les remplacer par un gouvernement tout nouveau ; mais il n'était pas non plus facile de faire fonctionner sous le contrôle romain les anciennes institutions, de maîtriser, au point de pouvoir s'en servir, ce système de traditions, d'intérêts, de forces sociales, que César avait trouvé en action et dont la plupart subsistaient même sous la domination romaine. La situation des partis, l'un national et populaire, l'autre aristocratique et conservateur, embarrassait surtout César. Bien qu'elle eût mis des freins à leur activité, l'annexion n'avait pas fait disparaître ces partis, dont chacun gardait ses positions. couvait ses rancunes, cherchait à exploiter à son profit la situation nouvelle. A mesure que César connaissait mieux la Gaule, il s'apercevait que le parti national, appuyé par les masses, était beaucoup plus fort que le parti conservateur et aristocratique par lequel il avait été appelé en Gaule : presque partout les diètes, les assemblées des notables, étaient en décadence, et n'avaient plus qu'une autorité nominale en face de la puissance croissante de celui que César appelle rex, c'est-à-dire du chef du gouvernement, nommé presque partout par les diètes pour un certain temps, surtout quand ce rex était un de ces riches démagogues qui étaient à la tête du parti national. Or ce parti, s'il se résignait pour le moment à tolérer le joug romain, continuait à se défier de César et à détester Rome ; ce qui signifiait qu'une grande partie de la nation n'accepterait pas avec sincérité le nouveau régime et ne ferait rien pour y adapter les anciennes institutions de la Gaule. La difficulté était grande. Mais avec sa souplesse, son audace, son opportunisme téméraire, César imagina à ce moment de transporter les bases de sa politique gauloise d'un parti sur l'autre ; d'abandonner le parti conservateur et aristocratique qui l'avait soutenu jusqu'alors, pour s'appuyer sur le parti national qui l'avait détesté. Partout il fit des avances à ces riches ploutocrates dont l'ambition était de conquérir une sorte de pouvoir monarchique dans les vieilles républiques ; dans plusieurs nations il les fit nommer reges, soit par son influence personnelle, soit en usurpant les pouvoirs de l'assemblée ; et dans l'espoir d'avoir à la tête des nations des chefs qui lui fussent dévoués et de gagner par eux les masses, il ne se fit pas un scrupule de sacrifier ses amis des premiers jours, de réunir les diètes, de hâter la révolution qui depuis longtemps se préparait en Gaule, à l'avantage de cette oligarchie ploutocratique qui se montrait partout la plus forte. Il mit au nombre de ses amis Vercingétorix, le jeune chef de la puissante famille noble des Arvernes[20]. Il fit Tasgétus roi des Carnutes[21], Cavarinus roi des Sénones[22], Commius roi des Atrébates[23]. Il semble qu'il ait eu même l'intention de faire Dumnorix roi des Éduens[24]. Il songea aussi, en appliquant le principe divide et impera, à aider les Éduens et les Rèmes à avoir la suprématie dont leurs rivaux, tels que les Sénones, les Séquanes et les Arvernes, étaient déchus[25]. Il espérait consolider ainsi la puissance romaine en Gaule[26]. Quels que dussent être les effets lointains de cette politique, les choses, pour le moment, allaient bien en Gaule et dans la métropole. Crassus et Pompée avaient réussi à faire différer les élections jusqu'à l'année 55, et à faire nommer un interrex qui leur était dévoué. Cependant Lucius Domitius Ænobarbus, poussé par Caton, ne retira pas sa candidature ; et le matin du vote, à l'aube, il partit de chez lui escorté par des esclaves et des clients, pour aller solliciter les votes. Mais soudain, au détour d'une route, il fut assailli par une bande ; l'esclave qui précédait avec une torche fut tué ; beaucoup d'autres de sa suite furent blessés. Épouvanté, Domitius s'enfuit[27]. César avait envoyé en congé pour voter beaucoup de soldats conduits par Publius Crassus ; Crassus et Pompée furent élus sans difficulté, et leur soin le plus pressé fut de mettre à exécution les conventions arrêtées à Lucques. Un tribun du peuple, Caïus Trébonius, fils d'un homme d'affaires[28] très riche, et rallié depuis peu au parti de César, fit, malgré les tumultes déchaînés par les conservateurs, adopter une loi qui donnait comme provinces aux consuls de l'année la Syrie à l'un, les deux Espagnes à l'autre, pour cinq ans et avec le droit de déclarer la guerre. La loi une fois approuvée, les consuls proposèrent de donner pour cinq autres années le gouvernement des trois Gaules à César ; et la proposition fut approuvée sans scandale ni tumulte, bien que Cicéron, dans d'aimables entretiens, cherchât à en dissuader Pompée[29]. Après quelque repos pris à la campagne, Pompée et Crassus, revenus à Rome au mois d'avril[30], proposèrent différentes lois qui auraient dû mettre un frein au désordre social de l'époque : Crassus proposa une loi contre la corruption, Pompée une loi plus sévère sur le parricide et une réforme judiciaire grâce à laquelle les juges seraient mieux choisis. Pompée voulait aussi proposer une loi contre le luxe, qui montre bien qu'il penchait déjà vers des idées qui étaient au fond la négation de l'ambitieuse politique impérialiste de César. Mais Hortensius le persuada de la retirer, en faisant dans un grand discours l'éloge du luxe, qui est l'ornement naturel de la puissance[31]. Les réformes, du reste, n'auraient servi à rien. Le désordre augmentait tous les jours. A Pouzzoles, parmi les nombreux marchands égyptiens qui fréquentaient le port, il courut, au commencement du printemps, un bruit singulier : on disait que Ptolémée avait été ramené à Alexandrie par une armée romaine[32]. Comment la chose était-elle possible, puisque le sénat n'avait pris aucune décision ? La nouvelle, pourtant, était exacte. Ptolémée, las de payer sans rien obtenir à Rome[33], était allé à Éphèse ; là après l'entrevue de Lucques, Rabirius était venu le trouver ; et ils s'étaient rendus ensemble, avec des lettres de Pompée, auprès de Gabinius en Syrie ; celui-ci, obéissant aux ordres de Pompée, avait enfin consenti à reconduire Ptolémée, sans attendre l'autorisation du sénat. Gabinius recevrait une riche récompense ; et Rabirius serait nommé ministre des finances en Égypte, pour veiller aux intérêts des créanciers italiens du roi. Ainsi vers la fin de l'année 56 Gabinius avait envahi l'Égypte, et rétabli Ptolémée sur le trône, avec l'armée où servait aussi Marc Antoine[34]. On imagine facilement quelles furent les protestations des conservateurs Mais l'impression de ce scandale était encore très vive, lorsqu'on apprit une chose bien plus grave : Crassus allait tenter la conquête de la Perse. Il ne fut plus possible d'en douter, car il faisait au grand jour ses préparatifs pour cette expédition ; il recrutait des soldats, choisissait des officiers, mettait de l'ordre dans ses affaires, et faisait un inventaire détaillé de sa fortune. Il put constater que son père lui ayant laissé trois cents talents, il en avait maintenant sept mille, qui correspondraient à environ trente et un millions de francs[35]. Et cependant il n'était pas satisfait : la mégalomanie dont tout le monde souffrait alors, l'orgueil, la témérité, l'ambition inassouvie faisaient de ce vieillard, qui jusque-là malgré ses défauts, avait été un homme sérieux, un fanfaron qui tenait les propos les plus déraisonnables. Il voulait surpasser Lucullus, qui s'était éteint, comme un enfant, l'année précédente, dans la démence sénile ; il prétendait suivre jusque dans l'Inde la route par où était passé Alexandre, et conquérir l'univers[36]. L'émotion causée par cette nouvelle, par ces préparatifs, par ces propos fut immense. Peu à peu le public s'enthousiasma pour ce projet ; beaucoup de jeunes gens cherchèrent à se faire accepter comme officiers ; parmi eux était Caïus Cassus Longinus, qui avait épousé une fille de Servilia et était devenu ainsi le beau-frère de Brutus. Seul le petit parti conservateur prédisait que la guerre finirait par un désastre, car le pays était loin et inconnu, et l'ennemi redoutable ; il disait même que la guerre était injuste, puisque les Parthes n'avaient donné aucun motif pour qu'on la leur déclarât[37]. Il y avait longtemps que de tels arguments ne signifiaient plus grand'chose à Rome. Mais ni dans l'un, ni dans l'autre parti on ne se rendait sérieusement compte des difficultés de l'entreprise. César prenait encore moins de repos que Crassus et que Pompée. Il était repassé de la Cisalpine dans la Gaule au printemps de 55, ayant décidé de faire cette année-là une brève incursion en Bretagne, pour voir si le pays se prêterait à de nouvelles entreprises ; mais il en avait été détourné par une invasion des peuples germains, les Usipètes et les Teuctères, que les chefs du parti national avaient peut-être secrètement poussés à passer le Rhin pour combattre les Romains. César, un peu inquiet à cause de leur nombre, avait employé un stratagème déloyal : il les avait attaqués à l'improviste, tandis qu'il les amusait avec des négociations de paix[38]. Leur ayant ainsi infligé une défaite, il avait décidé de faire une excursion au delà du Rhin, pour intimider les populations germaniques et les empêcher de repasser le fleuve. Il avait remonté la vallée du Rhin, jusqu'à l'endroit où est aujourd'hui Bonn ; il y avait construit un pont en dix jours, et il avait fait une incursion rapide sur le territoire des Suèves et des Sicambres. Alors seulement il put revenir à ses projets sur la Bretagne ; mais il n'eut plus le temps que de faire un débarquement rapide avec deux légions, renvoyant l'entreprise plus vaste à l'année suivante. Bien que tous ces exploits fussent de peu d'importance, ces nouvelles soulevèrent à Rome un grand enthousiasme. On disait que César avait vaincu 300.000 Germains ; la descente en Bretagne surtout paraissait merveilleuse. Si César connaissait peu la Bretagne, à Rome personne ne savait absolument rien sur ce pays ; et cependant tout le monde affirmait que l'on trouverait d'immenses richesses dans l'île lointaine, et qu'on y ferait des fortunes colossales[39]. Rome ne raisonnait plus : insatiable de plaisir, d'émotions et de fêtes, chaque prétexte lui était bon. A la fin de l'été on avait enfin abattu les palissades autour du théâtre de Pompée, et Rome avait été éblouie par cette immense masse de marbre étincelant[40], par le superbe portique carré bâti derrière la scène, orné de peintures de Polignote et de statues représentant les nations vaincues par Pompée, et où le peuple pourrait se réfugier dans les jours de pluie. Une tradition veut qu'il y ait eu là cette statue, œuvre d'Apollonius, fils de Nestor, dont le merveilleux fragment que l'on appelle le Torse du Belvédère est venu jusqu'à nous[41]. Dans une partie du portique la colonnade, fermée par des murs, formait une salle superbe, la Curie de Pompée, où le sénat tout entier aurait pu se réunir[42]. On donna des fêtes magnifiques pour l'inauguration de ce premier monument vraiment digne de Rome et de sa grandeur ; et entre autres merveilles il y eut une chasse aux bêtes féroces où les éléphants blessés se mirent à barrir et poussèrent des plaintes qui attendrirent le public, ce même public qui s'égorgeait dans les bagarres du forum et prenait plaisir à voir couler le sang des gladiateurs[43] ! Naturellement ces succès militaires, ces munificences royales, le violent enthousiasme populaire décourageaient profondément le parti conservateur. Chaque jour ses rangs s'éclaircissaient davantage ; il se réduisait à une poignée d'hommes ; mais ceux-ci au moins compensaient le nombre par la violence, et à mesure qu'ils voyaient diminuer leurs forces, ils s'entêtaient furieusement dans la lutte. Ils avaient réussi à faire élire Domitius Ahenobarbus consul pour l'année 54 à côté d'Appius Claudius, frère aîné de Clodius et ami de Pompée ; ils avaient fait élire préteurs, en même temps que Caïus Alfius Flavus et Servius Sulpicius Galba, l'un ami, l'autre général de César, Caton et Publius Servilius, fils du vainqueur des Isaures ; et ils répondaient maintenant aux démonstrations populaires en l'honneur de César, en faisant proposer par Caton que César, pour avoir violé le droit des gens, fût livré aux Usipètes et aux Teuctères, selon la coutume de la Rome religieuse et austère des temps anciens. Ce parti si faible avait encore une audace plus grande. Crassus enrôlait des soldats en Italie, pour former, en les réunissant aux légions de Gabinius, l'armée dont il croyait avoir besoin pour son expédition ; mais ne trouvant pas un nombre suffisant de volontaires, il procédait à des enrôlements obligatoires, avec une hàte trop brutale pour un pays qui avait depuis longtemps perdu le goût de la vie militaire. Profitant du mécontentement causé par ses levées, le parti conservateur essaya de les faire interdire par deux tribuns, Caïus Atéius Capiton et Publius Aquilius Gallus[44]. Mais ces intrigues ne firent qu'exciter Crassus à aller plus vite et à partir dès le mois de novembre. Ne pouvant faire autre chose, quand Crassus sortit de Rome avec sa suite et son fils Publius, que César lui avait envoyé avec une troupe de cavaliers gaulois, Atéius l'accompagna jusqu'au pomœrium, en l'accablant de malédictions et d'imprécations. Le vieillard les entendit sans s'émouvoir ; mais il est probable que les jeunes soldats qu'il emmenait de force, mécontents déjà et effrayés des dangers de la lointaine expédition, en furent très impressionnés. La suite de cette guerre et la décadence militaire de l'Italie, qui aimait à jouir tranquillement des conquêtes, plutôt qu'à les faire, donnent lieu du moins de le supposer. |
[1] CÉSAR, B. G., III, 7 et 10.
[2] Cela semble résulter d'un passage de SUÉTONE, César, 25, qui expose successivement les faits principaux de la conquête dans leur ordre chronologique, excepté à la fin, quand il cite la défaite de Gergovie avant le massacre de Titurius et d'Arunculéius.
[3] CÉSAR, B. G., III, 11 ; DION, XXXIX, XL.
[4] César dit, B. G., III, 11 : Ex Pictonibus et Santonis reliquisque pacatis regionibus. Il n'a pas encore parlé de la soumission des Pictones et des Santones, c'est même la première fois qu'il nomme les Pictones. Il est donc probable que cette demande de secours fut un des nombreux procédés rapides que César voulait employer pour soumettre à Rome les peuples encore libres de la Gaule.
[5] CICÉRON, F., I, IX, 9.
[6] CICÉRON, ad Q., II, VIII.
[7] LANGE, R. A., III, 323.
[8] CICÉRON, A., IV, I, 3 ; IV, II, 7 ; IV, III, 6.
[9] CICÉRON, ad Q.,
II, VI, 3.
[10] Voyez sur les motifs de cette conversion l'intéressante lettre de CICÉRON, F., I, IX.
[11] OVERBECK, G. G. P., II, 482.
[12] LANGE, R. A., III, 309 et suiv.
[13] Voy. CICÉRON, de prov. cons., XIII et XV, 32-36.
[14] PLUTARQUE, Crassus, 15 ; Pompée, 51 ; DION, XXXIX, XXVII.
[15] PLUTARQUE, Crassus, 15 ; Caton d'Utique, 41.
[16] DION, XXXIX, XXVII.
[17] PLUTARQUE, Pompée, 51 ; Crassus, 45 ; DION, XXXIX, XXVIII ; VALÈRE MAXIME, VI, II, 6.
[18] DION, XXXIX, XXX.
[19] SUÉTONE, César, 24, dit que le pillage systématique de la Gaule commença après l'entrevue de Lucques.
[20] JULLIAN, Vercingétorix, 81. Vercingétorix est certainement le nom d'un personnage. Voy. JULLIAN, Vercingétorix, 87 et suiv.
[21] B. G., V, XXV.
[22] B. G., V, LIV.
[23] B. G., IV, XXI.
[24] B. G., V, VI.
[25] B. G., VI, XXI.
[26] JULLIAN, Vercingétorix, 80 et suiv., a le mérite d'avoir le premier mis clairement en lumière ce changement de la politique de César en Gaule, dont Fustel de Coulanges, par exemple, ne s'était pas rendu compte ; voy. G. R., 52-55.
[27] APPIEN, B. C., II, XVII ; PLUTARQUE, Pompée, 52 ; Crassus, 15, Caton d'Utique, 41-42 ; DION, XXXIX, XXXI.
[28] CICÉRON, Phil., XIII, X, 23.
[29] CICÉRON, Phil., II, X, 24.
[30] DRUMANN, G. R., IV, 93.
[31] DION, XXXIX, XXXVII.
[32] CICÉRON, A., IV, X, 1.
[33] PLUTARQUE, Caton d'Utique, 35.
[34] DION, XXXIX, LV-LVIII ; APPIEN, Syr., 51 ; JOSÈPHE, Antiquités Judaïques, XIV, VI, 2 ; Guerre des Juifs, I, VIII, 7 ; CICÉRON, pro Rab. Post., VIII, 22.
[35] PLUTARQUE, Crassus, 2.
[36] PLUTARQUE, Crassus, 16.
[37] APPIEN, B. C., II, XVIII. Voy. comme témoignage de Paver-fion des conservateurs pour cette entreprise le jugement défavorable de FLORUS, III, si, qui provient certainement de Tite-Live, historien conservateur.
[38] PLUTARQUE, César, 22, affirme que la conduite de César envers ces ennemis fut déloyale, et cela est prouvé aussi par la proposition de Caton, qu'il n'aurait pas faite si César n'avait véritablement violé le droit des gens. On peut voir aussi, B. G., IV, XII, que César essaie de se justifier en rejetant la faute sur ses ennemis.
[39] DION, XXXIX, LIII.
[40] PLINE, Histoires Naturelles, VIII, VII, 20. Le texte d'AULU GELLE, X, 1, 6, semble indiquer que le temple ajouté au théâtre fut consacré pendant son troisième consulat. Voy. ASCONIUS, in Pison., p. 4.
[41] LOEWY, Zeit. für bildende Kunst, XXIII (1883), pages 74 et suiv., a cependant démontré que cette tradition est fausse.
[42] GILBERT, T. R., III, 323.
[43] CICÉRON, F., VII, I, 3.
[44] DION, XXXIX, XXXIX.