GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME I. — LA CONQUÊTE

APPENDICES.

 

 

A. — SUR LE COMMERCE DES CÉRÉALES DANS LE MONDE ANCIEN.

 

C'est une opinion commune chez les historiens que la concurrence du blé étranger, — sicilien et africain — fut la cause de la crise agricole qui commença à sévir sur l'Italie après l'année 150 avant Jésus-Christ. Seuls Weber, R. A. G., 225, et Salvioli, D. P. F., p. 62 et suiv., ont mis en doute cette affirmation. Je considère au contraire cette explication comme absolument fausse. Il n'y a pas eu dans l'antiquité un commerce privé et international des céréales semblable au commerce moderne, mais chaque région consommait son blé.

En voici des preuves :

Au cinquième et au quatrième siècle avant Jésus-Christ, l'Attique étant devenue une région industrielle et ayant acquis une certaine puissance politique, la population devint si dense que les récoltes du pays ne furent pas suffisantes. L'Attique devait donc importer, même dans les bonnes années, une provision de blé qui, d'après un passage de Démosthène, in Lept., 31, était de 800.000 médimnes, c'est-à-dire d'environ 415.000 hectolitres ; mais que Bœck (E. P. A., p. 454) estime à un million de médimnes, c'est-à-dire à environ 548.000 hectolitres ; que l'on accepte le chiffre du grand orateur ou celui de l'érudit moderne, il s'agit toujours d'une provision assez petite, du moins en comparai on des chiffres du commerce moderne. Et cependant le commerce privé n'aurait pas pu fournir à l'Attique ce demi-million d'hectolitres sans l'aide, ou quelquefois sans la contrainte de l'État. Du discours de Démosthène, in Lacrit., 50-54, il résulte que tous les navires appartenant à des Athéniens, et ceux à qui des patrons ou métèques athéniens prêtaient l'argent nécessaire à leur commerce étaient astreints, sous peine de châtiments sévères, à revenir en partie chargés de blé. Le discours de Démosthène, in Phorm., c. 36-37, montre aussi que le patron d'un navire qui faisait le commerce entre Athènes et les colonies grecques de la Crimée, et qui ayant à bord du grain le vendait dans un autre port qu'Athènes, pouvait être puni de mort. Le chapitre 38 de ce discours montre que l'on considérait comme un mérite civique pour un riche capitaliste d'avoir toujours observé ces lois. Foy. aussi sur ces lois le chapitre 10 du discours in Theoc. Tout cela prouve que le commerce d'importation des céréales, même à Athènes, qui était cependant située tout auprès de la mer, était une sorte d'obligation onéreuse que l'État imposait aux marchands, en échange de la protection et des autres avantages qu'il leur accordait. En outre, si l'importation du blé était à demi obligatoire, le commerce du blé lui-même, une fois parvenu en Attique, n'était nullement libre. Les deux tiers du blé débarqué au Pirée, nous dit Aristote, Ath. resp., 51, devaient être conduits à Athènes ; Lysias dans son discours adverses frumentarios nous apprend que le trafic sur le blé était puni de la peine de mort ; tandis que la vente au détail de toutes les autres denrées était surveillée par les άγοράνομοι, la surveillance du marché des céréales était confiée à des magistrats spéciaux, les σιτοφύλακες (Lys., 22, 16), qui (Démosthène, 20, 32) devaient faire le compte du blé qui était importé des différents pays. Cependant l'approvisionnement était insuffisant et les famines étaient fréquentes, au point que de temps en temps il fall-ait faire à Athènes des distributions de blé à un prix de laveur comme celles qui devinrent plus tard régulières à Rome, aux frais de l'État et de particuliers généreux, comme cela résulte d'Aristophane, Vesp., 718 et scholie ; de la scholie aux Equit., 103 ; de Démosthène, in Phorm., 37 et suiv. ; C. I. A., II, 108 ; 143 ; 170 ; 194 et 195. — La scholie d'Aristoph., Acharn., 548, semble indiquer que Périclès fit construire un grand grenier publie. Il y avait même pour acheter le blé des magistrats spéciaux, élus par le peuple et non tirés au sort, appelés σιτώναι, qui donnaient souvent de leur argent pour cet achat. Voy. Démosth., de Cor., 248 ; C. I. A., II, 335 et 353.

Enfin tandis qu'aujourd'hui les pays industriels cherchent à restreindre autant qu'ils le peuvent l'importation des céréales, en mettant des droits protecteurs, Athènes cherchait par tous les moyens de la diplomatie et de la guerre à rendre l'importation aussi sûre et aussi abondante que possible. Démosthène, in Lept., 29 et suiv., loue comme un grand bienfait de Leucon, qui était maitre de la Crimée, le privilège accordé par lui aux marchands athéniens d'exporter du grain en aussi grande quantité qu'ils voulaient, et sans payer aucun droit d'exportation, ce qui équivalait à un don de 13.000 médimnes par an, c'est-à-dire moins de 7.000 hectolitres. Et cependant ce don semble magnifique à Démosthène. Les Athéniens, à l'époque de leur plus grande puissance, eurent l'ambition de devenir les maitres de la mer Noire et surtout du Bosphore, pour pouvoir se réserver l'exportation du blé et la céder à qui bon leur semblerait, en fixant des conditions. BOEK, P. A., 124 ; Démosth., de Cor., 87 ; C. I. A., I, 40. — Nous possédons de nombreux décrets rendus eu l'honneur des rois d'Égypte qui accordaient le droit d'exporter du blé.

Ces faits ne peuvent s'expliquer que si l'on admet que le blé n'était pas facilement transporté et vendu hors du marché local. A l'exception de quelques pays où la population était clairsemée et la terre très fertile, comme la Crimée, et d'autres où, au contraire, la population était dense mais sobre et la terre d'une fertilité extraordinaire, comme l'Égypte, les récoltes ailleurs fournissaient à peine aux besoins ; et par suite on hésitait beaucoup à exporter, si bien que l'on voit souvent l'exportation interdite. La production du blé n'était donc, même en temps ordinaire, pas très considérable. En outre, dans l'antiquité les dépenses et les risques pour le transport des marchandises, même par mer, étaient grands. Cela tenait à la rareté du capital et à l'intérêt très élevé, à la petitesse et à la lenteur des bateaux, aux tempêtes, aux guerres fréquentes, aux pirates, à la mauvaise foi, à la barbarie. Ces dépenses et ces dangers étaient encore plus grands quand il s'agissait des transports par terre. Dans de telles conditions, le commerce ne cherchait pas à raire des opérations nombreuses, mais il visait plutôt à gagner beaucoup sur chaque opération ; il transportait volontiers des marchandises d'un petit volume, dont le prix était très bas dans le pays où l'on achetait et très haut dans le pays où l'on vendait, de façon à pouvoir faire de gros bénéfices tout en ne faisant que de petits transports. Telle est la raison pour laquelle, comme on l'a souvent remarqué, les peuples anciens n'échangeaient guère entre eux que des objets de luxe, c'est-à-dire des objets dont la consommation était restreinte, et dont les prix pouvaient être augmentés, car ils étaient vendus à des gens riches. En outre, comme aux bords de la Méditerranée il y avait quelques peuples civilisés entre beaucoup de peuples barbares, et que la valeur des choses est en raison directe de la civilisation, il arrivait que beaucoup d'objets, même s'ils n'étaient pas des objets de luxe, tels que les fruits secs, la laine, le miel, les parfums, étaient à vil prix dans un pays très pauvre et barbare, et à un prix très élevé dans un pays riche et civilisé ; on faisait donc aussi le commerce de ces objets. En un mot, le commerce se faisait de façon à ce que la charge d'un navire ou d'une caravane pût toujours faire gagner une somme considérable, et cora= pensât ainsi les frais du voyage, l'intérêt du capital et les gros risques que le marchand avait courus. Mais les céréales sont une marchandise encombrante et dont le transport coûte cher : il arrivait donc que les particuliers n'avaient pas intérêt à porter dans un autre pays du blé étranger même acheté à un prix peu élevé, si ce n'est aux époques de grande disette, et à condition de n'en emporter qu'une petite quantité qui diminuât un peu, mais n'annulât pas la disette. Si les marchands en avaient importé une quantité assez considérable pour faire baisser de beaucoup les prix, ils n'auraient plus réalisé de gains suffisants pour compenser les dépenses énormes d'une marchandise aussi encombrante, et les grands risques qu'ils couraient. En d'autres termes, le commerce privé des céréales devenait alors une spéculation sur les fanzines locales et partielles ; il n'était pas comme aujourd'hui un moyen continuel de distribuer à tous les pays leur provision, et d'égaliser les prix de façon à ce qu'ils ne montent ni ne descendent trop dans aucun pays. Ceci nous est confirmé par Xénophon, Econ., XX, 27, 28, qui nous dit expressément que les marchands de blé spéculaient sur les famines en vendant d'un pays à un autre, et par Démosthène, qui dans le discours in Dionys, 7-14, décrit une espèce de trust très curieux fait par plusieurs commerçants, pour spéculer sur toutes les famines qui se produiraient dans les pays méditerranéens, en apportant un peu de blé des pays où il était à vil prix dans ceux où il y avait disette, et en profitant de la grande différence de prix. Si le commerce du grain avait été international, la spéculation sur la hausse aurait dû se faire non pas dans l'espace, mais dans le temps, comme elle se fait aujourd'hui : on spécule maintenant non pas en achetant dans les pays d'abondance, mais à un moment où le prix est à très bon marché pour le revendre à une époque où il est cher. En outre, comme les marchés locaux et restreints sont très variables, les spéculateurs couraient alors de grands risques. comme nous l'atteste Démosthène, in Zenothemidem, 25.

J'ai insisté sur ce qu'était ce commerce en Attique, parce que les documents abondent, mais les conditions de la civilisation antique étant restées les mêmes sur ce point, ces considérations s'appliquent aussi à Rome et à l'Italie. Si au cinquième et au quatrième siècle av. J. C., les blés du Pont et de l'Égypte ne pouvaient, sans un subside de l'État ou des riches négociants qui, spontanément ou contraints par la loi, assumaient une partie des dépenses, être transportés à Athènes située pour ainsi dire sur la mer et qui était pour cette époque une grande ville opulente, comment deux siècles plus tard le blé d'Égypte aurait-il pu être vendu à l'intérieur de l'Italie, dans la Gaule cispadane, dans les villes situées au plus haut des Apennins ? Transporté si loin, le blé serait revenu à un tel prix qu'il n'aurait pu en aucune façon faire concurrence au blé indigène : les frais du transport et les intérêts du marchand protégeaient donc mieux la culture du blé indigène que ne le font les droits protecteurs d'aujourd'hui ; ils la protégeaient en réalité si bien et ils rendaient si difficile l'importation du blé, qu'on dut, à Rome au moins, avoir recours à des moyens artificiels analogues à ceux que l'on avait employés à Athènes pour stimuler l'importation. Les acquisitions de blé faites aux frais de l'État, les distributions gratuites faites par des particuliers généreux sont des moyens du même genre que ceux que nous avons vu employer à Athènes et suggérés par les mêmes nécessités. Quand Rome eut pris de l'importance et que la population se fut agglomérée autour des sept collines, le prix des céréales augmenta rapidement, à mesure qu'il fallut s'approvisionner dans une zone plus vaste, justement parce que les dépenses du transport augmentaient, et qu'il était plus difficile de faire parvenir à Rome la grande quantité de blé nécessaire pour nourrir une population si nombreuse. Les Européens et les Américains du dix-neuvième et du vingtième siècle sont si habitués à voir d'immenses métropoles qui comptent des millions d'hommes approvisionnés régulièrement par le commerce privé, qu'ils pensent que c'est là une condition naturelle des choses. Au contraire, cette régularité des approvisionnements est un des progrès les plus merveilleux et les plus récents de la civilisation, qui a été rendu possible par l'invention des chemins de fer et des bateaux à vapeur, par la puissante organisation de l'industrie et du commerce modernes, par la diffusion des habitudes de travail, par l'accroissement énorme de la richesse. Dans l'antiquité, il était difficile d'approvisionner une ville de cent mille habitants. Cela explique pourquoi les villes antiques étaient presque toujours très petites ; cela aussi nous engage à ne pas croire trop facilement aux chiffres très élevés auxquels on fait monter parois la population de quelques-unes de ces villes ; cela explique encore comment, dans un pays enrichi par le commerce et l'industrie, comme l'Attique, ou par l'usure, l'importation des capitaux et les conquêtes, comme l'Italie, et où la population quittait volontiers les campagnes pour s'agglomérer dans les villes, la difficulté des approvisionnements devenait une question politique très importante. C'était une question vitale pour l'État de pouvoir se ravitailler dans les pays où il y avait tous les ans une certaine surabondance de blé ; et pour cela il fallait qu'il conservât de bonnes relations diplomatiques avec ces pays, ou qu'il les conquit. Cela explique encore comment l'expansion militaire des États dans l'antiquité dépendait en partie de la possession de régions très fertiles en blé. Rome put envoyer des armées dans toutes les régions de la Méditerranée, quand elle eut conquis la Sicile, la Sardaigne, l'Espagne et établi des relations diplomatiques très sûres avec l'Égypte, c'est-à-dire quand elle eut d'immenses greniers prêts à s'ouvrir quand elle le demandait. Mithridate put entreprendre sa longue lutte contre Rome quand il eut conquis la fertile Crimée. Une armée nombreuse est une ville mobile, une agglomération artificielle de population, qu'il faut nourrir. Un pays qui produisait à peine le blé nécessaire à ses besoins aurait été réduit à la famine perpétuelle, s'il avait dû envoyer au loin une partie de son blé pour nourrir ses armées. C'est pour ces raisons qu'il me semble vraisemblable que César et Crassus demandèrent en 65 que l'on fit la conquête de l'Égypte, parce que l'Égypte était le plus riche grenier de la Méditerranée. Ils espéraient que l'idée serait accueillie par le peuple, qui a toujours peur de la famine, avec le même enthousiasme qu'il avait eu quand Pompée avait vaincu les pirates.

Comme il n'est pas possible d'admettre que l'agriculture italienne à partir de l'année 150 avant Jésus-Christ ait été ruinée par la concurrence des blés étrangers, je suppose que l'augmentation du prix de la vie fut la cause de cette crise. C'est une supposition, parce que nous n'avons pas de faits pour le prouver ; mais c'est une supposition qui me parait vraisemblable. Les historiens de l'antiquité rapportent de mille manières l'augmentation du luxe en Italie, après la fin de la seconde guerre punique, et Pline nous a conservé là-dessus des exemples significatifs que j'ai cités au cours de mon récit. Cette augmentation du luxe qui n'était autre chose qu'une élévation de l'intensité de la vie par imitation d'une civilisation plus raffinée, suffit à expliquer la crise dans un pays qui était très pauvre. Des faits analogues sont très fréquents dans l'histoire. Par exemple, la crise économique dont l'Italie a souffert dans les vingt dernières années vient de l'augmentation des dépenses occasionnées par l'introduction de la civilisation industrielle anglo-française dans la société agricole qui avait duré jusqu'en 1848. Le même fait ne s'est-il pas produit en Russie après 1863 ? Un phénomène du même genre, bien que moins étendu, a dû se produire alors en Italie. La civilisation grecque et orientale, plus voluptueuse et plus coûteuse, quand elle pénétra dans l'ancienne Italie rustique et pauvre, y amena une décomposition non seulement morale mais économique des classes sociales, en ruinant l'antique base des fortunes. Mais c'est là une grave et vaste question que j'ai l'intention d'examiner en détail dans une étude spéciale.

 

B. — LA CHRONOLOGIE DES GUERRES DE LUCULLUS.

 

Jusqu'à Reinach on avait toujours admis que la guerre pour la conquête de la Bithynie commença au printemps de 74. Telle est aussi l'opinion de Mommsen, R. G., III, 55 et suiv. Reinach, au contraire, en admettant que Nicomède mourut à la fin de 74, fait commencer la guerre en 73 (M. E., 321, n. 4) ; et son opinion a été suivie par IÜRGENS, De Sallustii historiarum reliquiis, Göttingen, 1892. Plus récemment au contraire, Maurenbrecher, Sallusti historiarum reliquiæ, Leipzig, 1893 ; et Bernhardt, Chronologie der Mithridatischen Kriege, Marbourg, 1896, sont revenus à l'ancienne chronologie.

J'ai longuement étudié la chose et il me parait quant à moi impossible d'accepter la rectification de Reinach. CIC., pro Mur., XV, 33 ; LIV. P. 93 ; EUTROP., VI, 6, et APP., Mith., 72, disent, en parlant de Lucullus et de Cotta, ou de Lucullus tout seul, que les consuls furent envoyés pour commander la guerre. Il me parait bien hardi de supposer que tous ont écrit consuls au lieu de proconsuls. Il est vrai que Cicéron a dit (Acad. prior., II, I, 1) : Consulatum ita (Lucullus) gessit ut... admirarentur omnes ; post ad Mithridaticum bellum missus a senatu... Mais Lucullus passa à Rome, comme consul, au moins quatre ou cinq mois, et Cicéron fait évidemment allusion à ces mois-là. De même la phrase de VELLEIUS, II, 23, L. Lucullus... ex consulatu sortitus Asiam ne peut plus être invoquée à l'appui de cette opinion. Velleius résume dans une phrase incidente, rattachée par un qui au nom de Lucullus, l'histoire de la guerre, et il commet

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diverses erreurs dans ce résumé rapide et confus ; il attribue à Lucullus la province d'Asie au lieu de la Cilicie : il cite la victoire de Cyzique — la première remportée par Lucullus — après les défaites infligées à Mithridate, qui sont celles des campagnes suivantes. Cela prouve que Velleius connaissait mal l'histoire de ces guerres compliquées qu'il résume dans les grandes lignes ; et s'il se trompe quand il indique la province et quand il énumère les événements mémorables, il a pu se tromper aussi en indiquant la charge dont était investi Lucullus quand il alla en Asie. Son autorité ne peut donc prévaloir contre celle d'Eutrope, d'Appien, de Tite-Live et surtout de Cicéron.

Sans énumérer d'autres arguments, tirés des textes, et que l'on peut trouver dans l'étude de Bernhardt, je crois que l'on peut aussi arriver à une conclusion définitive sur cette question, d'une autre façon : je veux dire en étudiant l'histoire de cette guerre et ses nombreux points obscurs. Nous connaissons cette histoire par deux sources principales : Plutarque, qui dans la vie de Lucullus a sans doute résumé Salluste ; et Appien, qui dans les guerres de Mithridate suivit un récit assurément moins bon que Salluste (Nicolas de Damas ?). Tous les deux néanmoins sont pleins d'obscurité et d'incertitude. D'où vient cette obscurité ? De ceci : qu'en voulant trop concentrer le récit d'un épisode assez compliqué, ils ont abrégé ou négligé complètement un fait essentiel : c'est-à-dire que Mithridate envahit la Bithynie et l'Asie — ne discutons pas la question de savoir si ce fut en 74 ou en 73, — mais — c'est là la chose essentielle — à l'improviste, et alors que Cotta et Lucullus étaient encore en Italie ; alors que la mort d'Octavius laissait vacant le gouvernement de Cilicie, et qu'il n'y avait en Asie que les deux légions de Fimbria, sous le commandement d'un simple propréteur. Je crois que la confusion des deux récits anciens et de ceux d'un grand nombre d'historiens modernes et de Reinach lui-même vient de ce qu'ils n'ont observé, ni les uns ni les autres, ce fait, que l'histoire de la première année de la guerre présente beaucoup de difficultés insolubles. Si Cotta avait déjà occupé la Bithynie avec une armée, avant que Mithridate ne l'eût envahie, comment pourrait-on expliquer qu'à l'exception de Chalcédoine, aucune ville de Bithynie n'avait résisté ? Cotta aurait certainement mis une garnison au moins à Nicomédie, la capitale, où étaient les trésors du roi ; et on aurait au moins tenté à Nicomédie une résistance contre Mithridate. Si Lucullus avait été avec cinq légions en Asie, quand Mithridate l'envahit, les enrôlements faits par César qui étudiait à Rhodes (SUÉT., Caes., 4) auraient été une rodomontade ridicule et, criminelle, dont Lucullus aurait pu lui demander compte : au contraire, ils deviennent une mesure raisonnable, bien qu'inutile, si l'on admet que l'invasion se produisit à l'improviste et alors qu'il n'y avait en Asie que les deux légions de Fimbria sous le commandement d'un propréteur ; et si l'on admet que les classes riches craignirent une nouvelle révolution et que probablement toutes les villes pensèrent à se défendre comme elles pouvaient. Nous savons en outre que Lucullus, dès qu'il fut question de la guerre à Rome, désira avoir le gouvernement de la Cilicie, pour tenter à travers la Cappadoce l'invasion du Pont (PLUT., Luc., 6) ; mais quand il eut obtenu la Cilicie, au lieu de se rendre dans sa province, il débarqua en Asie où il n'avait encore aucune autorité, malgré ce qu'affirme Reinach, M. E., 321, n. I (Voy. LANGE, R. A., III, 201.)

Lucullus changea donc son plan de guerre. Quelle raison pourrait-on trouver à ce changement, si ce n'est que sur ces entrefaites, Mithridate avait envahi l'Asie, et que, au lieu d'envahir le territoire ennemi, comme c'était d'abord son idée, il fallait défendre le sien ? Mais la preuve décisive de tout ceci est pour moi dans le fait que le commandement fut réparti entre Cotta et Lucullus, et dans le décret qui institua ce partage et qui nous a heureusement été rapporté par CIC., pro Mur., 15, 33 : ut alter Mithridatem persequeretur, alter Bithyniam tueretur. Il est absurde de supposer que le sénat ait rendu un décret semblable, alors que Mithridate était encore dans le Pont, que l'on ne savait quel parti il allait prendre et que tout le monde à Rome croyait encore que l'on pouvait faire une guerre offensive. Pourquoi envoyer Cotta défendre la Bithynie et la Propontide que personne ne menaçait ? Pourquoi changer Lucullus de poursuivre Mithridate, expression qui indique clairement un ennemi déjà à l'œuvre ? Au contraire, cette décision devient raisonnable, si l'on admet qu'elle fut prise quand le sénat sut que la Bithynie et l'Asie avaient été envahies par deux armées. Le sénat envoya Cotta pour essayer de reconquérir la Bithynie, et Lucullus pour combattre l'armée qui était en Asie. Cela nous explique aussi comment Lucullus débarqua en Asie. Et enfin comment expliquerait-on que Lucullus, à peine arrivé en Asie, et sans avoir un pouvoir légal, ait décrété des allégements financiers pour les Asiatiques, si Mithridate n'était pas déjà en Asie, et s'il n'avait pas paru urgent au général d'apaiser le mécontentement des populations, avant de s'avancer au nord, où se trouvait l'armée du Pont ? Enfin notre supposition nous permet d'expliquer très clairement toute l'histoire des intrigues qui ont précédé la nomination de Lucullus et qui demeure dans Plutarque une énigme. Lucullus avait dû intriguer tout d'abord et faire même des démarches auprès de Pretia et de Lucius Quintius pour obtenir le proconsulat de la Cilicie ; mais quand on sut au contraire que Mithridate avait envahi la Bithynie et l'Asie et que l'on redouta une aventure pareille à celle de 88, on reconnut qu'on ne pouvait laisser la responsabilité d'une guerre comme celle-là à un propréteur qui n'avait que deux légions et la Cilicie sans gouverneur, mais on voulut à tout prix, même par une mesure extraordinaire comme celle que l'on avait prise quand Pompée était allé en Espagne, envoyer un homme capable de tenir tète à l'ennemi. Or il n'y avait pas d'autre homme pour cela que Lucullus. Non seulement il était consul, mais il avait une grande réputation militaire ; il connaissait l'Orient, où il avait déjà arec beaucoup d'honneur lutté contre Mithridate. Dans le péril, les autres concurrents furent écartés : pour les contenter on leur donna des commandements subordonnés.

Mithridate envahit donc l'Asie et la Bithynie au printemps qui suivit la mort de Nicomède, et quand Rome n'avait encore pris aucune disposition pour la guerre. Était-ce le printemps de l'année 74 ou celui de l'année 73 ? A mon avis, c'était évidemment le printemps de l'année 74. Lucius Octavius fut proconsul en Cilicie en 74. Si la guerre avait éclaté en 73, le gouvernement de la Cilicie aurait été occupé par son successeur ordinaire, et il n'aurait pas été vacant d'une façon extraordinaire, ce qui inspira une crainte si grande. En outre, Lucullus aurait déjà été dans sa province de la Gaule et non à Rome. Non seulement on voit en examinant le récit de Plutarque que les intrigues pour le commandement de l'Orient eurent lieu quand Lucullus et Cotta étaient consuls à Rome ; mais la chose est vraisemblable en elle-même. Si Lucullus, qui aurait déjà dû être proconsul en Gaule, fût resté à Rome pour obtenir le proconsulat de la Bithynie, et non plus pour remplacer un proconsul mort, mais le gouverneur déjà nommé, nous le saurions, tant le procédé eût été insolite et illégal. Il est plus simple de s'en rapporter à Cicéron, qui nous dit clairement que les consuls Lucullus et Cotta furent envoyés à la guerre. Cela n'était pas très fréquent, mais pas aussi rare que le pense Reinach. Quant à la date de la mort de Nicomède, l'argument des tétradrachmes de Bithynie frappés en l'an 224 de l'ère de Bithynie, qui commence au mois d'octobre de l'année 74, dont se sert Reinach, M. E., 318, n. 2, pour prouver que Nicomède est mort à la fin de l'année 74, a déjà été réfuté par Maurenbrecher. Il n'est pas absurde de supposer que même après la mort de Nicomède, dans le désordre politique qui suivit l'annexion, on ait continué à frapper les anciennes monnaies ; surtout si, comme le dit Maurenbrecher, ces monnaies portent l'effigie non pas du roi qui venait de mourir, mais de son père Nicomède II (S. H. R., p. 228).

J'ai admis que Mithridate, dans la première invasion, accompagnait le corps d'armée qui entra en Asie et non celui qui envahit la Bithynie, en me basant surtout sur PLUT., Sert., 24 : ce texte se rapporte certainement à la première invasion, et il donne trop de détails pour qu'on puisse douter de sa véracité. Il n'est pas surprenant d'ailleurs que Mithridate, qui désirait beaucoup que l'Asie se révoltât, ait voulu par sa présence auprès de Manus Marius prouver que l'insurrection ne signifiait pas une rupture avec Rome : et par suite exciter à la révolution les groupes les moins audacieux et les plus favorables à Rome. Cette supposition conduit à en faire une autre, mais qui est moins fondée, à savoir que les deux généraux, Taxile et Hermocrate, dont parle APPIEN, Mith., 71, furent envoyés en Bithynie. Mais EUTR., VI, 6 et APP., Mith., 70, disent que Cotte fut vaincu à Chalcédoine par Mithridate. Cela m'a conduit à supposer que, quand Mithridate sut que Cotta allait avec une flotte à Chalcédoine, il abandonna l'armée d'Asie, et il alla en personne prendre le commandement de celle de Bithynie pour la conduire au siège de Chalcédoine. La présence d'une flotte romaine à Chalcédoine pouvait nuire beaucoup à toute l'armée du Pont ; Mithridate avait d'autant plus hâte de vaincre Cotte., que le mouvement révolutionnaire faisait en Asie peu de progrès ; il alla donc en personne diriger les opérations contre Cotte. Il commettait ainsi la même erreur que les Romains, en partageant ses forces pour poursuivre un double but ; mais l'imprudence de Cotte fit que cette erreur devint un avantage pour lui. II eut le temps d'infliger une défaite à Cotta et de revenir, en amenant probablement avec lui une partie des troupes qui assiégeaient Chalcédoine, pour marcher contre Lucullus, qui s'avançait après avoir réorganisé son armée.

On pourrait objecter que si Mithridate envahit l'Asie quand Cotta et Lucullus étaient encore en Italie, il n'eut pendant au moins trois mois à lutter en Asie que contre des forces peu importantes Pourquoi n'en profita-t-il pas pour s'emparer d'une grande partie de la province d'Asie ? Pourquoi demeura-t-il toujours au nord ? La raison en fut sans doute dans l'attitude des villes asiatiques. Il n'y en eut qu'un petit nombre, et parmi les moins importantes, qui prit parti pour l'envahisseur ; les autres, effrayées par les souvenirs de la révolution précédente, qui avait si misérablement échoué et qu'il avait fallu expier si durement, surveillées par les émigrés romains et par les classes riches, qui cette fois ne se laissèrent pas surprendre aussi étourdiment, ne bougèrent pas. Il aurait été imprudent, à cause de la rareté des approvisionnements, de s'aventurer au cœur d'un pays ennemi et de gaspiller dans des sièges ces forces que Mithridate voulait conserver tout entières pour se mesurer avec l'armée romaine qui allait venir à sa rencontre.

 

C. — CRASSUS, POMPÉE ET CÉSAR, DE 70 A 60 AVANT JÉSUS-CHRIST.

 

Les rapports entre Crassus et Pompée, pendant les dix années qui se sont écoulées entre le consulat de César, sont d'une grande importance pour expliquer les événements de cette époque ; mais les récits des historiens de l'antiquité sont si confus et si incomplets que je crois nécessaire d'ajouter quelques notes pour expliquer à la suite de quelles conjectures j'ai été amené à les exposer comme je l'ai fait.

Après avoir admis, comme je l'ai déjà dit, en en donnant les raisons, que Pompée et Crassus étaient brouillés quand ils quittèrent le consulat, j'ai supposé que la première cause de cette haine c'étaient les intrigues de Crassus, qui réussit à faire échouer les ambitions de Pompée, guettant déjà la succession de Lucullus. Pour expliquer tout ce qui suivit, il est si naturel et si nécessaire de supposer que Pompée avait déjà cette ambition, que Mommsen lui-même, R. G., III, 106, l'a supposé, mais il explique l'abandon de cette idée par le fait qu'en 70 la guerre contre Mithridate paraissait terminée. Il me semble au contraire plus vraisemblable que Pompée renonça à cette idée, parce qu'il y fut contraint par Crassus. De fait il était facile de juger, même en 70, que de la guerre contre Mithridate naîtrait la guerre d'Arménie. En outre, cette haine entre les deux rivaux, que l'on vit renaître après la réconciliation du mois de janvier 70 et par suite pour des faits qui se rattachent au consulat, dut, pour être si farouche et si longue et pour faire courir de si grands risques au parti populaire, avoir des motifs sérieux et non simplement des différends personnels. Or, quel motif plus sérieux et plus probable peut-on imaginer que celui d'une contestation d'ambitions pour obtenir des commandements proconsulaires extraordinaires ? Enfin avec la conjecture que je propose, on explique facilement le passage de Velléius Paterculus, II, 31, où il est dit que Pompée consul jura se in nullam prorinciam ex eo magistratu iturum, déclaration publique et solennelle qui ne fut pas faite sans motif. N'est-il pas vraisemblable de supposer que Crassus, aidé par les conservateurs, ait répandu des calomnies sur les ambitions de Pompée, qu'il ait, par exemple, fait courir le bruit qu'il voulait aller en Orient pour devenir ensuite maitre de tout l'empire comme Sylla (on lui attribua en effet cette ambition jusqu'à son retour d'Orient), et que Pompée, lassé de ces calomnies, irrité des difficultés qu'il rencontrait, ait fait cette déclaration dédaigneuse ? Je ne puis imaginer une autre occasion ni un autre motif pour cette déclaration. En outre, il ne me parait pas possible que Pompée soit resté à Rome après son consulat, si ce n'est malgré lui, et son attitude dédaigneuse et réservée, la haine qu'il manifesta à l'égard de Crassus semblent indiquer que ce fut justement Crassus qui contraignit alors Pompée à rester dans la vie privée.

Cette hypothèse est confirmée par l'attitude qu'eut ensuite Crassus. Pendant les années 69 et 68, tandis qu'en secret Pompée intrigue contre Lucullus et qu'en apparence il se confine dans les loisirs de la vie privée, Crassus s'occupe tranquillement de ses affaires en s'abstenant de la politique : il ne bouge même pas quand en 67 Pompée est envoyé pour combattre les corsaires. Mais après qu'en 66 Pompée a obtenu la succession de Lucullus, Crassus reparais de nouveau à l'improviste et, avec une ambition si inquiète et si téméraire, qu'on reconnait difficilement le prudent banquier des années précédentes. Brusquement, il voulut amener le sénat, au grand scandale des conservateurs, à déclarer que l'on ferait la conquête de l'Égypte, pays ami et allié depuis si longtemps (PLUT., Grass., 43). Il est vrai que Suétone (Cés., 11) dit que César ambitionnait ce commandement ; mais je crois qu'ici, c'est Plutarque qui a raison, parce que César, qui alors venait à peine d'être élu édile, qui avait tant de dettes et si peu d'autorité, ne pouvait guère avoir une si grosse ambition. Et comme nous savons que César ces années-là fut au service de Crassus et son lieutenant le plus actif, il est probable que Suétone aura pris la propagande faite par César en faveur de Crassus pour une ambition personnelle. Crassus est donc pris tout à coup du désir de recueillir d'extraordinaires trophées militaires ; en outre lui, si riche, si prudent, si porté par tempérament et par intérêt aux idées conservatrices, en tout cas si réservé jusque-là, il s'aventure dans la lutte entre le parti populaire et les conservateurs, et il se fait démagogue, évidemment pour obtenir le commandement de la guerre d'Égypte ; il propose d'accorder le droit de cité aux Transpadans ; il prend une part plus ou 'moins grande à la conjuration de 65 ; il dépense de l'argent pour faire arriver Catilina au consulat en 63.

Ce changement, si on ne veut pas l'expliquer comme un cas d'aliénation mentale, dut avoir aussi une cause extérieure. Et cette cause, c'est qu'à mon sens l'envoi de Pompée en Orient dut être un grave échec personnel pour Crassus. Il se vantait probablement d'avoir soustrait à Pompée la succession de Lucullus ; et ce succès avait accru démesurément la réputation de Crassus. Mais voici que Pompée prenait sa revanche ? La vieille rivalité renaissait ; Crassus voulut des compensations, et une charge extraordinaire qui le mît de nouveau au-dessus de Pompée. Si les choses eussent été autrement, si Pompée en 70, au lieu d'y être contraint par Crassus, eût renoncé spontanément à la province, tout cela paraîtrait presque inexplicable.

Quelle fut la part de Crassus dans la conjuration de 66 ? Toutes les hypothèses sont possibles, parce qu'il n'y a ni documents directs. ni documents que l'on puisse contrôler. Bien que Dion, 36, 42, et Salluste, C. C., 18, ne nomment pas Crassus parmi les auteurs de la conjuration ; bien que Suétone, Caes., 9, et Asconius, in toga candida, écrivent au sujet de la participation de Crassus, qu'il s'agissait d'un bruit douteux, je crois, quant à moi, que Crassus et César étaient dans le secret. On ne peut expliquer autrement, comme l'a bien noté John, l'attitude si indulgente du sénat. Si le sénat et les consuls s'étaient trouvés simplement en face d'Antonius, de Sylla et de Pison, ils les auraient fait périr, d'autant plus que le procès intenté contre Sylla, trois ans plus tard, montre que le désir de se venger ne manquait pas aux hommes menacés. Au contraire ils les épargnèrent et même ils les récompensèrent. Comment expliquer cette conduite sans admettre que derrière eux était un homme beaucoup plus puissant ; l'homme si puissant qui à cette époque se montre travaillé par tant d'ambitions, et qui, même dans le récit de Salluste, apparaît comme l'auteur des honneurs décrétés pour Pison, en récompense de sa conjuration ? Mais quelle fut la cause pour laquelle Crassus s'employa pour faire donner cette mission à Pison ? Cette question tient à cette autre : pour quelle raison Crassus prit-il part à la conjuration ? Je dis prit-il part, parce qu'il me parait vraisemblable, à l'inverse de ce que suppose John, qu'elle ne fut pas tramée par Crassus, mais plutôt qu'il encouragea les promoteurs qui furent sans doute les deux consuls. Le bruit rapporté par Suétone, d'après lequel Crassus aurait voulu se faire élire dictateur avec César comme magister eguitum, ne me paraît pas fondé. Puisqu'il n'avait pas d'armée, si Crassus avait été dictateur en 65, en quoi cela lui aurait-il été utile pour assouvir sa haine contre Pompée ou pour atteindre le but d'une ambition plus étendue ? Sylla avait pu être le maître de l'Italie pendant des années, mais non en vertu du nom de dictateur qui lui était conféré, mais en vertu de l'armée qu'il avait ramenée d'Asie. Même si l'on admet que Crassus, pour se défendre contre les attaques possibles de Pompée à son retour, ou même pour abattre Pompée, ait ambitionné alors un pouvoir dictatorial comme celui de Sylla, il fallait qu'il se procurât une armée, et cela, il ne pouvait le faire que dans une guerre. Il me parait donc plus vraisemblable qu'il ait voulu, en aidant Sylla et Antonius à reconquérir le consulat, avoir pour lui les consuls, ce qui lui aurait servi à obtenir plus facilement le commandement de la guerre d'Égypte. La tentative ayant échoué, il essaye en 65 de faire donner le droit de cité aux Transpadans, puis il suscite une agitation populaire au moyen de César, qui, comme édile, donne des jeux assurément payés par Crassus. Ces deux tentatives ayant échoué, cet homme obstiné revient à son idée de faire élire comme consuls deux de ses amis, et il s'entend avec Catilina et avec Antonius. L'insuccès de cette tentative, puis la tourmente de la conjuration dispersent ses projets, et Crassus renonce définitivement à ses desseins ambitieux. Je crois en somme, comme MOMMSEN, R. G., III, 472 et suiv., que la conquête de l'Égypte et la mission de l'accomplir ambitionnée par Crassus, furent le but suprême de toutes ces agitations au moyen desquelles Crassus tentait de prendre la revanche de la revanche de Pompée. Par suite l'envoi en Espagne de Pison ne peut avoir été déterminé par des projets révolutionnaires, parce que le gouvernement de l'Espagne n'aurait guère été utile pour atteindre le but véritable, c'est-à-dire la conquête de l'Égypte ; mais ce fut en même temps un affront fait à Pompée dont Pison était l'ennemi, et une orgueilleuse satisfaction personnelle pour Crassus, une ostentation de pouvoir qu'il voulut faire en face de Rome et un expédient pou : mettre fin définitivement aux bruits que l'on faisait courir sur sa participation à la conjuration. Le rôle de Sitius demeure au contraire inexplicable. J'ai en vain cherché à faire une supposition qui l'expliquerait d'une façon satisfaisante.

J'ai encore à justifier mon exposé des rapports entre Crassus et César, pendant l'éloignement de Pompée. Mommsen, que suit John, suppose que César et Crassus s'unirent pour se procurer, en faisant la conquête de l'Égypte et en envoyant Pison en Espagne, une armée à opposer à celle de Pompée. Mais à cette théorie on peut faire une objection qui semble décisive : c'est que César, à la différence de Crassus, n'avait pas de raison de crainte ni de haine à l'égard de Pompée, avec qui il était en rapports amicaux. César avait contribué à faire approuver, au commencement de l'année 66, la loi Manilia : pour quelle raison, à la fin de 66, alors que Pompée n'avait pas encore vaincu définitivement Mithridate, aurait-il cherché à se défendre contre les effets de la loi que dix mois auparavant il avait fait approuver ? Son attitude serait d'une incohérence absurde. En outre les progrès de la puissance de Pompée, en affaiblissant la coterie conservatrice, en donnant plus de confiance au parti populaire, étaient utiles à César, qui, alors à peine édile, ne pouvait même pas rivaliser avec Pompée pour avoir la première place à Rome. De son côté Pompée n'avait pas de raisons pour se défier de César beaucoup moins puissant, pauvre, à qui il avait probablement prêté de l'argent, qui lui avait déjà rendu de grands services et pouvait lui en rendre d'autres. Cependant si, en aidant Crassus, César risqua de se fâcher avec Pompée, dont il convenait au contraire de rester le plus possible l'ami, il dut y avoir à cela une raison sérieuse ; et je ne puis en voir d'autre qu'une raison d'argent. César, chargé de dettes, se trouvait alors très gêné : cela est prouvé par l'offre de Catulle dans l'élection du pontifex et par la confiscation des bagages au départ pour l'Espagne ; on est aussi conduit à le supposer en voyant la crise à laquelle l'Italie était en proie, la rareté de l'argent qui est la cause de tous les troubles politiques de cette époque, et qui rendait plus difficile le renouvellement des crédits. Cependant César devait continuer à dépenser avec sa profusion ordinaire et en outre à faire de grands frais pendant son édilité. D'autre part nous savons que Crassus donna de l'argent à César. La conclusion tirée de ces faits me parait vraisemblable, et elle est confirmée par une autre considération, à savoir que César chercha évidemment à ce que son zèle pour les ambitions de Crassus ne signifiât pas cependant qu'il avait de l'inimitié pour Pompée, dont il s'efforçait de rester l'ami. De fait, en 63, César soutint une proposition présentée par un de ses plus dévoués partisans, Labienus, par laquelle, la guerre contre Mithridate étant terminée, on attribuait à Pompée des honneurs extraordinaires ; en 62 il proposa en personne d'autres honneurs, et il s'unit pour faire la guerre aux conservateurs, à Q. Metellus Nepos, partisan de Pompée et auteur de la proposition pour le rappel de Pompée en Italie. Même si l'insuccès des intrigues de Crassus stimula ce renouveau d'amitié zélée pour Pompée, comment César aurait-il pu faire ces propositions et s'unir avec Metellus, si dans les deux années précédentes il se fût ouvertement rangé du côté des ennemis de Pompée ? Comment César aurait-il pu deux années auparavant s'interposer comme pacificateur entre Crassus et Pompée et mettre fin à la longue discorde, s'il n'avait été l'ami de l'un et de l'autre ? Il est évident que César se donna -dans tout ce temps comme l'ami de Crassus et de Pompée, .et que, comme il avait aidé Pompée à obtenir le commandement en Asie, il voulait aider Crassus, qui était aussi une personnalité, à obtenir le commandement de l'Égypte. Que Crassus ait désiré aussi ce commandement parce qu'il était jaloux de Pompée, c'était là une chose qui, tout en le contrariant, ne le regardait pas. Pompée ne pouvait pas ne pas reconnaître la justice et la loyauté de cette conduite.

Ceux qui ont le culte des héros considéreront comme un blasphème de donner un motif aussi mesquin et aussi personnel à une suite d'actes qui eurent une influence immense dans la vie de César et qui sont par suite des événements essentiels dans l'histoire universelle. Mais ce ne sera pas là un aussi grand scandale pour celui qui connaît un peu la vie, qui sait comment bien souvent les actes les plus importants s'accomplissent justement parce qu'on en ignore les dernières conséquences.