GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME I. — LA CONQUÊTE

CHAPITRE XVIII. — LA CONQUÊTE.

 

 

Le luxe faisait alors en Italie de nouveaux progrès. Lucullus, à son retour, avait sinon absolument abandonné, négligé du moins la politique, comme si sa mission historique était terminée ; mais il s'en était donné une autre. Après avoir suscité chez le peuple romain la passion des grandes conquêtes il enseignait au pays, maitre inconscient du luxe et de la magnificence, l'art d'employer ses richesses. Avec une ardeur étonnante et qui croissait au lieu de diminuer avec la vieillesse, cet homme qui avait vécu pauvre et sobre pendant cinquante ans, jusqu'à ce qu'il eût conquis les immenses royaumes et les trésors de deux souverains d'Orient, étonnait alors l'Italie en étalant un luxe asiatique, comme il l'avait étonnée autrefois par l'audace de ses expéditions. Avec l'argent de Mithridate et de Tigrane il s'était fait construire dans cette partie du Pincio qui s'appelle aujourd'hui la Trinité du Mont, dans l'espace compris entre la via Sistina, la via Due Macelli et la via Capo le Case, une magnifique villa avec des palais, des portiques, des salles, des jardins, des bibliothèques, et ornée tout entière d'œuvres d'art merveilleuses[1]. Il avait acheté l'île de Nisida et il en avait fait un délicieux séjour en y dépensant des sommes énormes[2]. Il avait construit une villa à Baya et acheté de vastes terres à Tusculum ; il y construisait non pas des fermes vulgaires, mais de splendides palais avec des œuvres d'art et des salles à manger magnifiques[3] ; il y faisait travailler un grand nombre d'architectes grecs[4] ; il invitait en foule les amis, les savants, les artistes grecs à des repas magnifiques préparés par les meilleurs cuisiniers de Rome, et où il satisfaisait sa gourmandise sénile, l'unique passion des sens qui se fût réveillée chez un homme qui avait tant attendu pour se donner au plaisir. Au milieu de ces banquets somptueux, le vieillard ne se doutait certes pas qu'après avoir créé cette politique dont la gloire devait revenir presque tout entière à César son nom resterait célèbre à cause de ces profusions, que la postérité oublierait qu'il avait apporté à l'Italie le cerisier, qu'elle méconnaîtrait l'importance historique de ses conquêtes en Orient, pour ne se souvenir que des festins qu'il offrait. Cependant avec ces repas, avec ces constructions, avec tout ce luxe, Lucullus continuait la mission historique qu'il avait commencée en faisant la conquête du Pont, en pillant des métaux précieux et en capturant des hommes. Par l'exemple qu'il donnait dans sa vie privée, il propageait dans l'Italie aux mœurs simples la civilisation gréco-orientale, industrieuse, cultivée et sybarite.

Et en effet le changement s'accélérait autour de lui, et l'assimilation des esclaves orientaux, qui allait donner son caractère à l'époque impériale, se faisait déjà Jamais l'Italie n'avait eu autant d'esclaves. Les conquêtes des deux Lucullus et de Pompée, les petites guerres de frontière, le commerce courant de débiteurs devenus esclaves ou d'hommes ravis par les pirates, avaient transporté et transportaient en Italie une multitude d'hommes et de femmes ; un mélange d'architectes, d'ingénieurs, de médecins, de peintres, d'orfèvres, de tisserands, de forgerons asiatiques, de chanteurs et de danseuses de Syrie, de petits négociants et de sorciers juifs, de marchands d'herbes médicinales et de poisons ; de bergers gaulois, germains, scythes et espagnols. Dispersés dans les maisons des riches et de la classe moyenne de Rome et de l'Italie, ces malheureux à qui la lutte de l'homme contre l'homme avait enlevé leur foyer et ravi leur fortune, étaient obligés, quel que fût leur âge, de recommencer leur vie. Et peu à peu dans cette multitude d'esclaves un triage se faisait. Les uns, trop rebelles, avaient été condamnés à mort par leurs maîtres ; d'autres s'étaient enfuis et s'adonnaient au brigandage et à la piraterie ; d'autres s'étaient égarés dans la grande métropole ou sur les routes d'Italie, et ils avaient péri dans une rixe, dans un guet-apens ou de quelque accident naturel ; beaucoup avaient succombé à la maladie, à la gène, au chagrin d'avoir perdu leur patrie, leur fortune et tous ceux qui leur étaient chers. Dans toutes les grandes émigrations de la famille humaine à travers le monde, qu'elles se fassent volontairement ou par contrainte, beaucoup disparaissent ainsi dans l'inconnu. Mais beaucoup d'esclaves aussi, surtout les hommes qui venaient des pays civilisés de l'Orient, et qui étaient d'habiles ouvriers dans des arts délicats, s'étaient mis peu à peu à connaître les hommes et les choses, et ils s'acclimataient, oubliaient un peu leur patrie lointaine, apprenaient comme ils pouvaient la langue des vainqueurs, faisaient connaître à leurs maîtres leurs aptitudes. Parfois ils obtenaient d'exercer leur profession dans une boutique qu'ouvrait leur patron, et en partie à leur bénéfice, en partie au bénéfice du patron ; parfois ils obtenaient aussi la liberté à la condition de donner à leur patron une partie de leurs gains. La législation touchant les devoirs économiques et moraux des affranchis fut améliorée ; les cas particuliers y furent déterminés et réglés avec précision[5] ; les affranchis formèrent une classe d'artisans qui, en donnant une partie de leur travail, entretenaient dans l'aisance et dans le luxe la haute et la moyenne classe d'Italie. Les rapports entre les maîtres et les esclaves devenaient aussi plus humains. Ce fut bientôt la coutume de donner la liberté aux esclaves habiles et fidèles après six ans de servitude[6]. L'esprit de spéculation, universel chez les Italiens, favorisa admirablement les efforts des esclaves. De nombreux maîtres prenaient un esclave habile dans son art pour l'enseigner aux jeunes esclaves. Les maisons des riches et des gens de la classe moyenne à Rome et en Italie devenaient des écoles d'ails et métiers. C'est ainsi qu'un parfumeur de Mithridate, qui avait été l'esclave, puis l'affranchi d'un certain Lutatius, avait ouvert une boutique à _Rome, et qu'il y préparait ses produits odorants non plus pour les concubines du roi, niais pour les grandes dames de Rome[7]. Dans toute l'Italie il y avait chez les riches et les gens aisés, comme esclaves ou comme affranchis, des forgerons, des menuisiers, des tisserands qui faisaient des étoffes ou des tapis ; des maîtres maçons, des peintres, des tapissiers, qui travaillaient pour le maître et pour le public de plus en plus avide de luxe. A la campagne, d'anciens cultivateurs des îles de la mer Égée et de la Syrie perfectionnaient la culture de la vigne et de l'olivier, enseignaient à faire de meilleures huiles et de meilleurs vins, à élever les animaux avec plus de soin. Ainsi dans la société italienne croissaient la multiplicité des goûts et des aptitudes ; la variété des œuvres, des arts et des métiers. La classe humble et méritoire des maîtres de grammaire et de rhétorique était aussi composée en grande partie d'affranchis, le nombre de ces professeurs ayant beaucoup augmenté par suite du désir de s'instruire qui s'était répandu dans la classe moyenne[8]. D'autres esclaves profitaient des faiblesses et des besoins de leurs maîtres, chez qui survivait encore souvent la rudesse italienne ; les hommes devenaient comptables, administrateurs, régisseurs, conseillers, bibliothécaires, copistes, traducteurs, secrétaires, intermédiaires, corrupteurs ; les femmes, concubines et maîtresses. Souvent donc les esclaves servaient à la fois et gouvernaient leurs maîtres. Les maisons des grands, comme celles de Pompée, de Crassus, de César, étaient semblables à des ministères, où de nombreux affranchis et esclaves orientaux venaient en aide à leurs maîtres ; ils organisaient les fêtes somptueuses pour le peuple ; ils tenaient la correspondance, les comptes, les registres des clients, les archives de la famille.

A cette même époque où tant d'étrangers venaient des provinces en Italie, un grand nombre d'Italiens émigraient dans les pays conquis. De même que de petites colonies d'Anglais et d'Allemands s'établissent aujourd'hui dans toutes les parties du monde, de nombreux résidents italiens vivaient alors dans toute la région méditerranéenne, non seulement en Grèce et dans la province d'Asie, mais sur les côtes de l'Adriatique depuis peu conquises, à Salone[9] et à Liesk[10], dans la Gaule narbonnaise, dans les villes d'Espagne telles que Cordoue et Séville[11], en Afrique, à Utique, à Adrumète, à Thapsus[12], à Antioche, et dans toute la Syrie, où de nombreux aventuriers et de nombreux marchands venant d'Italie avaient suivi les légions de Pompée[13]. Ces Italiens avaient partout des occupations variées ; ils étaient fournisseurs des armées, fermiers des impôts, marchands d'esclaves et de produits du pays ; directeurs, sous-directeurs, employés des grandes compagnies de publicains ; agents de riches Italiens qui avaient des terres ou de l'argent placé dans la province ; propriétaires eux aussi ou fermiers des domaines publics ; usuriers enfin, le plus souvent. Partis pauvres d'Italie, ces Italiens devenaient vite dans les petites îles, dans les villages, dans les villes secondaires où la fortune les avait conduits, des parcelles vivantes de cette âme unique et immense qui, de l'Italie, étendait sur toutes les côtes de la Méditerranée son empire, ses menaces et sa cupidité. Ils se réunissaient et formaient des sortes de clubs ou associations réglées par des statuts et appelées conventus civium romanorum ; ils formaient le cortège et ils étaient les conseillers des gouverneurs envoyés brusquement dans une province dont ils ignoraient les mœurs, et qui finissaient toujours par devenir leurs instruments inconscients ou leurs complices ; ils constituaient parmi les indigènes une aristocratie minuscule, orgueilleuse, insolente à cause de sa richesse, de son droit de cité, de la protection de ses gouverneurs. Comme de petits monarques, ils maltraitaient et dépouillaient les indigènes, se raillaient des lois, devenaient aussi parfois des bienfaiteurs généreux[14]. C'est ainsi que la foule des vaincus et leurs vainqueurs se rencontraient sur les grandes routes de l'empire, marchant vers des destins différents. Les uns allaient servir avec leurs bras, leurs aptitudes techniques, leur ruse, leurs vices, leur savoir ; les autres allaient user et abuser de leur puissance, avec leur argent, leurs lois, leurs armes, l'orgueil aveugle du maitre qui ne voit pas quelle embûche se dresse parfois dans la docilité de ses serviteurs.

La vieille Rome, pauvre, modeste, petite, pleine de bosquets et de prairies, où les patriciens avaient des maisons basses et solitaires, séparées chacune par un petit jardin comme les cottages anglais ; la vieille Rome, qui n'avait qu'un petit quartier d'artisans[15], débordait maintenant au delà de son ancienne ceinture de murailles. Le désordre des constructions n'était pas moins grand que celui des esprits. Les maisons de rapport où habitait la plèbe se pressaient partout, innombrables, les unes à côté des autres, hautes comme des tours, suspendues aux pentes les plus raides ou dressées sur les sommets les plus aigus des sept collines[16] ; de grands jardins, de vastes palais, s'étalaient au milieu de cette misère entassée, solitaires comme les âmes de leurs orgueilleux possesseurs, de ces chevaliers, de ces marchands, de ces généraux, qui s'étaient enrichis avec la guerre et avec l'usure en dévalisant l'Afrique, l'Asie et l'Europe. Rome conservait cependant certains vestiges de la vieille cité latine, des temples affreux et très vénérés de bois vermoulu, de vieilles maisons patriciennes de style latin, des basiliques et des monuments publics décorés de grossières céramiques étrusques. Mais dans les âmes comme dans les choses le vieux monde périssait. C'en était fini désormais de cette discipline du plaisir, de cette combinaison ingénieuse et presque monastique d'enseignements, d'exemples, de surveillances et de menaces réciproques qui avaient fait de la vieille noblesse romaine la maîtresse du monde en modérant chez elle et dans la plèbe l'avidité de jouir. Maintenant comme une troupe de bacchantes, dans le tumulte des orgies, la cupidité, l'ambition, toutes les voluptés, Aphrodite, le dieu Dionysos, les neuf Muses avaient envahi Rome, et après Rome l'Italie, en allumant partout d'ardents désirs de richesse, de puissance, de plaisirs et de savoir. Le grand empire se souvenait à peine de ses petits commencements, de même que Lucullus, au milieu de la splendeur et de l'opulence qui, dans la villa du Pincio, égayaient les dernières années du vieux conquérant du Pont, se souvenait à peine, et comme d'un autre homme qui aurait vécu à une époque lointaine, de l'adolescent austère, simple, pauvre, orgueilleux de sa pauvreté, que le terrible Sylla avait aimé. A quoi bon se souvenir et comparer ? Les contemporains qui avaient été à la fois spectateurs et acteurs dans ce grand changement le considéraient comme une corruption des anciennes mœurs, comme un mal provenant de l'incurable faiblesse de la nature humaine, et dont aucune force ne pouvait plus arrêter les progrès effrayants. Mais nous qui avons des choses humaines une expérience historique plus longue et plus mûre, nous sommes plus aptes à juger cette corruption romaine rendue célèbre à travers les siècles par les plaintes et les invectives des écrivains de l'antiquité ; et c'est en portant sur cette corruption un meilleur jugement que nous pouvons mieux comprendre ce en quoi consista essentiellement la conquête romaine.

Les anciens donnèrent le nom de corruption à tous les changements occasionnés dans l'ancienne société italienne, aristocratique, agricole et guerrière par les progrès de la conquête, et qui sont comparables aux changements occasionnés par les progrès de l'industrie en Angleterre et en France au dix-neuvième siècle, dans l'Italie du Nord et en Allemagne depuis 1848, dans l'Amérique de Washington et de Franklin depuis la guerre de sécession. Comme il arrive maintenant dans ces pays à mesure que la richesse augmente et que l'industrie progresse, de même alors, à mesure que la conquête romaine s'étendait victorieuse sur les côtes de la Méditerranée, un plus grand nombre de gens abandonnaient les travaux des champs pour s'adonner au commerce, à l'usure, aux spéculations. L'agriculture elle-même devenait une industrie qui avait besoin de capitaux, qui cherchait de meilleures méthodes et s'ouvrait aux innovations. Le prix de la vie, le désir du bien-être, le luxe augmentaient dans toutes les classes, de génération en génération, avec une rapidité progressive. Les artisans étaient devenus plus nombreux dans toutes les villes, et les métiers qu'ils exerçaient étaient aussi plus variés. La vieille noblesse terrienne était tombée. Les riches commerçants et les manieurs de millions avaient formé une classe nombreuse, orgueilleuse et très puissante. La classe moyenne avait acquis plus de bien-être et plus d'indépendance. L'instruction, qui autrefois était le luxe d'une petite aristocratie, était recherchée avec avidité par les classes moyennes, qui en faisaient un instrument de puissance et de richesse, et s'en servaient pour animer et renouveler les anciennes traditions dans toute la vie publique et privée, depuis l'éducation jusqu'à la médecine, depuis le droit jusqu'à la guerre, depuis l'agriculture jusqu'à la politique. L'argent et l'intelligence étaient devenus les deux plus puissants instruments de domination. Rome avait grandi aussi vite que Paris, New-York, Berlin et Milan au dix-neuvième siècle, et les villes secondaires commençaient aussi à s'agrandir et à s'embellir parce que le goût de la vie citadine se répandait partout.

L'Italie n'était plus un peuple de paysans laborieux et économes, mais le conquérant et l'usurier du monde méditerranéen ; un peuple aux appétits bourgeois où, à l'exception de quelques misérables, toutes les classes, la noblesse, les financiers, les commerçants, ne formaient plus qu'une bourgeoisie qui voulait mener une vie large avec les revenus de ses capitaux, avec les gains rapides de la conquête et en exploitant le travail de ses esclaves, qui sous ses regards attentifs travaillaient la terre, exerçaient leurs métiers, prenaient soin de l'intérieur, étaient employés dans le commerce, dans l'administration, dans la politique. La gêne qui avait tourmenté l'Italie et causé le désordre de l'agitation de Catilina avait été allégée par les grands capitaux que Pompée, ses officiers et ses soldats avaient apportés en Italie, par les revenus des nouvelles provinces conquises et les nouveaux fermages d'impôts. Les métaux précieux étaient devenus moins rares ; le crédit était de nouveau facile à trouver. On se remettait donc aux spéculations hardies ; on coupait dans toute l'Italie les bois séculaires ; on abattait les mauvaises habitations rustiques des moyens et des grands propriétaires ; les sombres ergastules disparaissaient ainsi que les bandes d'esclaves enchaînés ; la culture de l'olivier et de la vigne se propageait partout. Autour des grandes villes se construisaient des fermes et des villas élégantes au milieu de vastes domaines où, sous la direction d'un intelligent régisseur grec ou oriental, des esclaves mieux traités cultivaient la vigne et l'olivier, élevaient leurs animaux d'étable ou de bassecour. La campagne était semée de jolies petites maisons de propriétaires qui cultivaient leurs terres avec l'aide de quelques esclaves. Les villes qui étaient encore entourées des murailles cyclopéennes de l'époque où la guerre était incessante entre la montagne et la plaine, le fleuve et la mer, une ville et une autre, maintenant, grâce à la paix qui régnait au loin sur la péninsule, s'embellissaient de temples, de places publiques, de basiliques mieux décorées, de palais plus somptueux qui étaient l'œuvre d'architectes orientaux. Devant la beauté de son ciel et de sa mer, l'Italie se dépouillait de ses bois et de ses blés pour revêtir un beau costume d'arbres orientaux, de vignes et d'oliviers, et elle se couvrait tout entière, ainsi que de perles, de ses belles cités, de ses villas et de ses fermes.

L'Italie se renouvelait à cette époque, comme l'Europe et les États-Unis se renouvellent aujourd'hui. De nation aristocratique, agricole et guerrière, elle devenait une démocratie bourgeoise et mercantile ; et elle tombait dans les mêmes contradictions que celles qui troublent notre civilisation actuelle ; la contradiction entre le sentiment démocratique et l'inégalité des fortunes ; la contradiction entre les institutions électives et le scepticisme politique des hautes classes et des classes moyennes ; entre l'affaiblissement des vertus guerrières et l'orgueil national ; l'amour platonique de la guerre et les rêves de conquêtes des classes pacifiques. La vieille noblesse était déchue ; les liens de protection qui l'unissaient à la classe moyenne étaient rompus ; l'indépendance, l'orgueil et la puissance de la classe moyenne avaient grandi ; l'idéologie politique s'était répandue avec l'instruction et la philosophie ; il s'était formé à Rome un nombreux prolétariat d'artisans, à la fois révoltés et abandonnés à eux-mêmes ; et ainsi était tombé l'étroit mais vigoureux gouvernement aristocratique de l'époque où la noblesse seule exerçait la magistrature, siégeait au Sénat, et savait s'entendre pour imposer à toute l'Italie une même volonté. L'idée que l'État appartient à tous, que la politique est soumise au jugement de chacun, que les magistrats sont les serviteurs et non les maîtres de la nation, s'était répandue alors comme elle se répand aujourd'hui en Europe. En même temps cependant et comme il arrive encore aux États-Unis et en Europe, la plupart des gens des classes hautes et des classes moyennes, pour se donner au trafic, à l'agriculture, aux études et aux plaisirs, négligeaient les affaires publiques, ne voulaient pas exercer les magistratures, prendre part aux débats politiques, faire un long service militaire, et n'allaient pas même voter. Ce n'est pas que ces classes-là aient vécu insouciantes et inutiles. Elles plantaient sur nos collines des arbres nouveaux importés d'Orient ; elles amélioraient les vignes, les oliviers, les troupeaux ; elles étudiaient la philosophie grecque ; introduisaient en Italie les arts et les industries d'Asie ; embellissaient les temples, les maisons, les places publiques ; les ornaient d'œuvres d'art ; elles commençaient enfin à faire de la rude et agreste Italie un objet d'administration et de joie pour toutes les générations à venir. Il y a maintenant seize siècles que l'empire est tombé, et, bien que dans l'histoire ces classes restent pour ainsi dire cachées derrière la personnalité de quelques politiciens et de quelques généraux, leur œuvre a survécu ; aujourd'hui encore sur nos collines et dans nos belles plaines les vignes, les oliviers, les arbres à fruits agitent au vent les derniers trophées de la conquête du monde accomplie par Rome. Mais alors l'esprit civique s'éteignait dans ces classes et les institutions électives de l'État tombaient au pouvoir des dilettanti de la politique et des politiciens de profession, parmi lesquels ceux qui l'emportaient le plus facilement étaient ceux qui savaient le mieux mener les ouvriers de Rome. C'était la seule partie de la population qui se passionnât encore pour la politique, parce qu'elle y trouvait un divertissement gratuit qui lui tenait lieu des passe-temps plus coûteux des hautes classes, et parce qu'elle avait plus besoin que les autres de l'aide des partis politiques et de l'État. Sans cet aide le petit peuple de Rome n'aurait pas eu de pain ; il n'aurait pas pu se griser de temps en temps avec des vins généreux et se gorger de grives et de porc dans les banquets publics ; il n'aurait jamais eu ni le travail facile des entreprises publiques, ni la distraction des spectacles, ni quelques petits sesterces pour jouer aux dés ou pour payer les courtisanes des carrefours. Sous une forme plus rudimentaire, ceci ne correspond-il pas à la puissance croissante qu'acquiert aujourd'hui dans les États qui ont des institutions électives le parti socialiste, formé par les ouvriers des villes qui ont plus besoin que les autres de la protection de l'État, et à la décadence politique de la bourgeoisie qui, se passant plus facilement de l'aide directe de l'État, distraite par ses affaires privées, énervée par des plaisirs trop nombreux et trop variés, orgueilleuse de son instruction, de sa puissance et de sa richesse et par suite trop portée à la critique, au mépris, à la médisance, au désaccord, se détache des luttes politiques ? César n'avait fait qu'achever, par la révolution politique de son consulat, une transformation commencée depuis longtemps, et dans cette partie de son œuvre il peut, jusqu'à un certain point, être comparé à un moderne chef des socialistes ou plutôt à un boss de la Tammany Hall de New-York. La politique romaine était ainsi devenue une foire mondiale aux charges, aux lois, aux privilèges, aux provinces, aux royaumes, aux gains immondes ; pleine d'intrigues, de fraudes, de trahisons, de violence ; fréquentée non seulement par les hommes les plus pervers et les plus violents, mais par les femmes les plus corrompues de l'époque, et dont un homme qui y venait par hasard était vite chassé s'il ne s'encanaillait pas avec les autres.

En même temps que le sentiment civique, l'aptitude à la guerre se perdait chez cette nation bourgeoise. Les conquêtes de Lucullus et de Pompée avaient accru démesurément l'orgueil impérial dans la classe moyenne et répandu le culte et l'admiration pour Alexandre le Grand, avec tous les rêves d'une puissance mondiale. Mais le plus grand nombre de ceux qui, aux repas et dans les cercles d'amis, proposaient de conquérir le monde en marchant sur les traces du Macédonien, n'auraient pas consenti à vivre un seul jour à l'armée. La loi d'après laquelle tous les hommes de dix-sept à quarante-six ans étaient astreints au service militaire était toujours en vigueur ; mais les marchands, les capitalistes, les propriétaires, ne voulaient plus être gênés dans leurs affaires, ni dans leurs plaisirs par des obligations militaires. Les magistrats qui faisaient les levées n'enrôlaient plus que des volontaires, comme cela a lieu maintenant en Angleterre[17], c'est-à-dire des mercenaires qui, n'étant arrivés à rien, ni à la ville, ni à la campagne, prenaient le métier des armes qui leur donnait 225 deniers par an (ce serait à peu près le même chiffre en francs)[18] et dans lequel, en outre, ils étaient nourris et habillés, pouvaient recevoir des dons des généraux et arriver jusqu'au grade de centurion. L'État n'usait de son droit d'obliger au service militaire que quand il y avait pénurie de volontaires et il choisissait toujours ses soldats parmi les mendiants des villes, les paysans libres, les tout petits propriétaires des montagnes où il était resté quelque vestige de l'ancienne race agreste qui avait vaincu Annibal. Les progrès de l'aisance étaient même si grands que l'Italie tout entière devenait une nation bourgeoise, aimant le plaisir et le lucre, studieuse et inhabile à la guerre, au point que, bien que les armées fussent peu nombreuses, il devenait de plus en plus difficile de maintenir les rôles complets avec les recrues faites en Italie. Il fallait non seulement conserver les soldats sous les armes de très longues années, mais aller les recruter au delà du Pô, chez les Latins de la Gaule cisalpine où la vie était restée plus simple et où l'ancienne race celtique et les émigrants italiens s'étaient mêlés, formant une classe de moyens propriétaires qui avaient la même fécondité et les mêmes mœurs qu'un siècle et demi auparavant[19]. Nous verrons en effet dans les dix années suivantes les enrôleurs de la république abandonner presque absolument l'Italie épuisée et parcourir la vallée du Pô à la recherche de jeunes gens.

De temps en temps seulement et comme il arrive encore aujourd'hui en Europe, les eaux stagnantes de ce scepticisme civique étaient agitées par de violentes tempêtes. Il se produisait alors un de ces soubresauts de l'opinion publique, ordinairement si apathique, qui surprenaient les coteries politiques et leurs chefs. Ces aventuriers, qui ne craignaient plus ni les dieux du ciel ni aucune autorité sur terre, tremblaient encore devant cette puissance invisible qu'était l'opinion publique, c'est-à-dire l'opinion des classes moyennes et hautes ; aucun parti ne se sentait assez fort pour oser faire violence systématiquement au sentiment clos milieux puissants par leur richesse, leur nombre et leur culture. C'est ainsi que Pompée, malgré sa gloire et sa richesse, avait eu le scrupule de ne pas offenser le sentiment républicain de l'Italie ; et que le très riche et très puissant Crassus tâchait de faire oublier ses intrigues des années précédentes. Quant à César, il partait pour la Gaule avec l'intention d'y acquérir par de grandes victoires l'admiration de cette classe auprès de laquelle l'avaient trop discrédité sa vie désordonnée, ses dettes, sa vénalité, les violences démagogiques des dernières années, la révolution radicale du consulat. Que de contradictions dans cette singulière époque !

Mais si des contradictions analogues tourmentent et désagrègent la civilisation moderne, l'Italie antique risquait d'en mourir. Le scepticisme politique des nations civilisées et leur peu de goût pour les armes ne semblent pas, pour l'instant du moins, menacer la race blanche dans son existence même, parce que la condition vitale des démocraties mercantiles de notre époque réside dans un effort où la lutte de l'homme contre la nature l'emporte sur la lutte de l'homme contre l'homme ; c'est-à-dire dans l'industrie qui s'ingénie à utiliser les forces de la nature de la façon la plus profitable. La lutte de l'homme contre l'homme l'emportait au contraire sur la lutte contre la nature, dans l'effort pour fonder la démocratie mercantile de l'ancienne Italie. Après les analogies que nous venons de noter, il est nécessaire d'étudier aussi cette différence essentielle, provenant de ce que le monde antique était plus pauvre, moins instruit, moins peuplé et qu'il produisait moins. Une bourgeoisie mercantile semblable à celle qui se formait alors en Italie peut se constituer aujourd'hui dans un tout petit pays sans défense comme la Belgique, tout aussi bien que dans une grande nation maritime et conquérante comme l'Angleterre, dans une immense démocratie née comme celle des États-Unis sur un continent presque désert ; tout aussi bien que dans une monarchie guerrière comme l'Allemagne, qui a été fondée sur les terres les plus stériles de l'Europe. Il suffit en effet qu'un petit nombre d'hommes actifs et ingénieux constituent une aristocratie industrielle, accumulent un certain capital, l'emploient sagement et offrent partout du travail aux ouvriers. Si les bras manquent dans le pays, les ouvriers viennent de loin. Ils traversent d'eux-mêmes l'Océan pour trouver du travail ; ils l'acceptent, quelque pénible qu'il soit ; ils descendent dans les entrailles de la terre ; ils passent toute leur vie sur un fragile esquif voguant sur la mer ; ils restent tout le jour, du lever au coucher du soleil, dans l'antre des Cyclopes, devant des fourneaux où le fer se liquéfie> obéissant au code autoritaire de la discipline industrielle qu'ils n'ont pas contribué à faire. C'est ainsi que peinent dans les usines des États-Unis une multitude d'ouvriers cosmopolites qui ont émigré volontairement de toutes les parties du monde. Dans le monde ancien il en était autrement ; il fallait pour fonder une bourgeoisie mercantile un vaste empire et une suprématie militaire. Il y avait à Rome une multitude d'esclaves et d'affranchis orientaux, gaulois, germains, espagnols, scythes, qui travaillaient pour les bourgeois riches et aisés ; mais ceux-ci, au lieu d'avoir quitté volontairement leur patrie, comme les ouvriers émigrés en Amérique, avaient été amenés de force en Italie. Or, la cause de cette différence essentielle consiste en ce que la terre n'était pas assez peuplée et que la vie était trop simple à cette époque. Dans la civilisation moderne, le genre de vie des classes sociales va de la misère à la richesse, en passant par une gradation très lente de besoins, de plaisirs, de luxes innombrables, si bien que dans chaque classe, même parmi les ouvriers, il y a d'homme à homme, de métier à métier, des différences de besoin et de luxe aussi grandes qu'entre les différentes. classes. Cette gradation multiple est l'instrument très délicat et très puissant avec lequel une bourgeoisie capitaliste peut, dans les temps modernes, attirer, même de pays très éloignés, des hommes pour la servir. En réalité dans notre monde si populeux et si avide de jouissances, il est toujours possible, en stimulant la volonté par une récompense proportionnée, de trouver des hommes qui, pour subvenir à leurs besoins, pour se donner un peu plus de plaisir et de luxe, consentent à apprendre et à accomplir les travaux les plus fatigants et les plus difficiles, ceux qui réclament le plus de discipline et d'empire sur soi-même. Dans l'antiquité, au contraire, il y avait beaucoup moins de nuances entre les différents besoins ; d'un luxe hors de prix et qui n'était possible qu'aux gens riches, on passait brusquement aux besoins les plus élémentaires du peuple qui se nourrissait sobrement et n'avait en fait de plaisirs qu'un peu d'amour, quelque boisson enivrante et quelque fête gratuite offerte par les prêtres, par les riches ou par l'État. Ayant moins de besoins, l'artisan libre d'Orient était moins actif et moins entreprenant que l'ouvrier moderne, et même si, la population augmentant, la vie devenait plus difficile, il restait dans son pays. N'ayant ni le moyen, ni le désir d'améliorer sa situation, rien ne le poussait à affronter les dangers et les peines d'une émigration lointaine, et à travailler pour un maître étranger. Les aventuriers et les vagabonds venaient en grand nombre et d'eux-mêmes à Rome de tous les pays du monde ; mais les travailleurs n'y venaient pas, à moins qu'ils n'y fussent amenés de force. C'est pour ces raisons que l'esclavage fut une institution essentielle du monde antique, et non comme le prétend M. Loria, parce qu'il y avait beaucoup de terre libre, car en réalité il n'y avait pas alors dans tout l'empire un pouce de terre qui fût libre. Or l'esclavage poussait à faire des conquêtes et les rendait nécessaires. Avec les prisonniers qui sont aujourd'hui un embarras, on était en partie indemnisé des dépenses de la guerre, et les Romains se montrèrent plus hardis et plus ambitieux dans leurs conquêtes à mesure que le besoin d'esclaves se fit plus sentir. Une des raisons pour lesquelles les conquêtes de Lucullus furent si populaires, c'est qu'elles accrurent l'abondance d'esclaves sur les marchés de l'Italie, qui avait besoin de bras.

Quand une bourgeoisie capitaliste et industrielle prospère dans un pays, la population y augmente de telle façon que le territoire environnant ne suffit plus pour la nourrir. C'est ce qui arrive aujourd'hui dans beaucoup de pays d'Europe, et c'est ce qui arriva alors à Rome. Mais de nos jours le commerce privé pourvoit facilement à ce besoin, parce que les moyens de transport sont faciles et peu coûteux, et parce que dans les pays nouveaux où la population n'est pas dense et qui sont très fertiles, il y a des hommes qui ont la même civilisation que la nôtre, les mêmes besoins, et qui tous les ans récoltent plus de blé qu'il ne leur en faut. Ils sont donc disposés à nous offrir leurs blés en échange de nos produits industriels ; et ils en auraient tant à nous fournir que beaucoup de pays industriels en refusent une partie en mettant un droit d'importation sur les céréales. Pour un homme de l'antiquité qui reviendrait à la vie, il n'y aurait rien de plus incompréhensible que les droits sur les blés. Jadis il n'était guère de pays qui n'eût de la peine à produire le blé qui lui était nécessaire ; et même ceux qui, comme la Sicile, l'Égypte ou la Crimée faisaient ordinairement d'abondantes récoltes, aimaient à conserver leurs provisions. Les pays capitalistes, loin de mettre un frein à l'importation, cherchaient donc au contraire à la favoriser, et ils s'efforçaient surtout d'étendre leur puissance sur les pays chers à Cérès, afin de pouvoir à leur guise en faire venir du blé[20]. L'approvisionnement de Rome devint en effet une des questions les plus importantes de la politique romaine, dès que la ville commença à être une métropole mondiale. C'était là aussi une des raisons pour lesquelles la démocratie mercantile de l'antiquité était favorable à la politique de conquête.

Les progrès d'une démocratie mercantile étaient alors déterminés, comme ils le sont aujourd'hui, par l'augmentation progressive des besoins de génération en génération, et par l'augmentation du nombre de ceux qui veulent vivre plus- richement. Nous avons constaté ce progrès de génération en génération, et pendant cent cinquante ans, depuis la génération qui grandissait à la fin de la guerre contre Annibal jusqu'à celle de César. Chacun, en regardant autour de soi, peut observer le même phénomène dans la civilisation moderne. Mais les instruments de production dont nous disposons sont si puissants, la richesse déjà accumulée par les hommes est si grande que, tant que l'énergie de ceux qui gouvernent l'industrie d'une démocratie mercantile ne fléchit pas, il est facile de satisfaire les besoins croissants des nouvelles générations, en consommant une partie de la richesse produite, non pour satisfaire les besoins présents, mais pour produire d'autre richesse . Ces aristocraties industrielles sauront tirer du sein fécond de la terre tout ce qui est nécessaire pour augmenter la production, aussi bien les métaux précieux employés dans les échanges devenus plus nombreux, que de plus grandes provisions de céréales et de matières premières. Les métaux précieux surtout sont si abondants et se prêtent si facilement que ceux qui promettent de payer un léger intérêt et de les rendre en trouvent toujours. Dans le monde antique, au contraire, où la production était plus lente et moins abondante, les désirs des générations croissaient plus vite que les moyens de les satisfaire ; les démocraties mercantiles manquaient tour à tour des moyens nécessaires pour accroître la production et la consommation, et souffraient surtout de la pénurie de métaux précieux. En effet, de 70 à 60 avant Jésus-Christ, alors que l'Italie faisait de l'usure dans tout le bassin de la Méditerranée et que Rome était le Londres du monde antique, la métropole financière où les souverains et les villes de toute la région méditerranéenne venaient faire leurs emprunts, on y souffrait continuellement de la quantité insuffisante de métaux précieux ; on se plaignait de l'intérêt trop élevé de l'argent ; on voulait en empêcher l'exportation ; on réclamait l'abolition des dettes. Le besoin d'argent croissait plus vite que l'argent, si rapidement même qu'on ne sait ce qui serait arrivé si, pour le satisfaire, on n'avait ajouté à l'usure la guerre, le pillage de tous les trésors des temples, des palais des rois, des maisons des riches, et cela aussi bien chez les peuples civilisés que chez les Barbares. La guerre activait la circulation des capitaux, qui était trop lente pour les désirs impatients d'une bourgeoisie en formation, et elle remplissait ainsi une fonction vitale qu'elle ne remplit plus aujourd'hui.

La pauvreté, la population restreinte, le peu de puissance productive du monde antique faisaient donc qu'une bourgeoisie capitaliste ne pouvait pas s'y former sans la guerre et la lutte de l'homme contre l'homme. D'autre part la guerre, par les destructions et les dégâts terribles qu'elle occasionne, empêchait dans tous les pays la population de croître, l'industrie de progresser, la richesse d'augmenter, bien qu'elle causât en un sens moins de dommage qu'aujourd'hui, parce qu'elle coûtait moins. La contradiction était insoluble, et les contemporains de César ne pouvaient pas sortir de ce cercle de fer fatal. Tandis qu'ils avaient besoin, pour agrandir l'empire, d'une armée et d'un gouvernement puissant, comme les États-Unis, l'Allemagne, ou la France ont aujourd'hui besoin d'une industrie puissante et compliquée, l'armée et le gouvernement, tous les services publics, depuis les plus humbles jusqu'aux plus essentiels, étaient dans un désordre d'autant plus effrayant qu'à Rome toutes les magistratures étaient électives, et qu'il n'y avait pas une bureaucratie stable, semblable à celle des États modernes, qui, au milieu de ]a mêlée des partis, continue presque mécaniquement à remplir les fonctions publiques les plus nécessaires. A Rome même les maisons brûlaient et tombaient en ruine, tandis que les édiles s'occupaient d'organiser les jeux. L'eau était insuffisante ; on avait construit un premier aqueduc en 312 avant Jésus-Christ, un second en 272, un troisième en 144, un quatrième en 125 ; mais depuis le gouvernement n'avait plus songé à pourvoir aux besoins de la population. qui avait beaucoup augmenté[21]. Les navires qui approvisionnaient Rome étaient obligés de mouiller dans la rade naturelle d'Ostie, qui était petite, peu sûre et n'avait pas été aménagée[22], ou bien il leur fallait remonter le Tibre et décharger leurs marchandises sur l'Emporium, les docks de ce temps-là qui avaient été construits en 192 et en 174 au-dessous de l'Aventin, où sont maintenant le Lungo Tevere dei Pierleoni et le Lungo Tevere Testaccio[23]. Les rues de Rome étaient aussi peu sûres que des bois pleins de brigands ; outre les assassins[24] et les voleurs qui l'infestaient, les voitures, les décombres, les incendies, les maisons qui s'écroulaient soudain, menaçaient les passants. L'anarchie du gouvernement répondait au désordre de la métropole. Depuis qu'il s'était formé dans la société italienne une variété d'aptitudes, de désirs, d'occupations analogue à celle que nous admirons dans notre société contemporaine, le Sénat était peu à peu devenu, comme les parlements modernes, un club de nobles, de dilettanti de la politique, d'hommes d'affaires, d'avocats ambitieux, de lettrés, de politiciens, qui se détestaient à qui mieux mieux, et qui différaient les uns des autres par leur origine, leur classe, leurs traditions, leurs idées, leur profession ; chacun donc avait ses ambitions, défendait les intérêts de sa classe, de son parti, de sa clientèle. Le Sénat était ainsi, comme le sont presque tous les parlements modernes, un instrument dont essayaient tour à tour de se servir les forces sociales qui au dehors se disputaient la domination de l'empire, et qui, à l'exception de la bureaucratie et de la grande industrie, étaient alors à peu près les mêmes qu'aujourd'hui ; haute finance, grosse et moyenne propriété, traditions aristocratiques survivantes, ambitions et cupidité de la classe moyenne, militarisme, démagogie. Ainsi transformé, ce grand corps aristocratique n'avait plus de force ; il ne gouvernait plus ; il abandonnait toute l'administration publique à la routine de la tradition et à la violence révolutionnaire des factions. Alors que l'Italie était devenue la métropole financière de la Méditerranée, le Sénat continuait à ne frapper que de la monnaie d'argent ; les innombrables prêts qui se négociaient à Rome se faisaient en monnaies étrangères ou en lingots. Les généraux seuls, qui avaient le droit de battre monnaie pour payer leurs soldats, s'étaient mis à frapper des pièces d'or ; mais chacun y mettait un titre et une effigie particulière[25]. Les finances de l'État étaient dans une confusion perpétuelle comme le sont aujourd'hui celles de la Turquie. On ne faisait plus rien pour combattre la piraterie un peu affaiblie, il est vrai, depuis la chute de Mithridate, et depuis qu'on avait conquis la Crète et la Syrie. Le brigandage infestait toutes les régions de l'empire. Chose plus étrange encore pour un empire militaire, l'armée était complètement désorganisée. L'antique milice nationale s'étant transformée en une armée mercenaire, il aurait fallu établir une règle d'instruction militaire pour les recrues ; mais personne n'y pensait. Les légions abandonnées sur les frontières lointaines se réduisaient souvent à la moitié à peine de ce qu'aurait d'Il être leur effectif véritable[26]. On changeait de généraux tous les ans, si on peut appeler des généraux ces politiciens, qui de temps en temps quittaient le forum pour aller prendre précipitamment le commandement d'une armée, accompagnés d'une bande d'amis dont ils faisaient leurs officiers supérieurs, sans rien connaître de l'art qu'ils avaient à enseigner à leurs soldats ; ils n'en savaient que ce qu'ils en avaient lu dans un manuel grec, beaucoup plus préoccupés de trouver dans la province quelque bon placement pour leurs capitaux que de faire de la tactique et de la stratégie. Et tous en repartaient au bout de peu de temps. César lui-même s'en allait prendre le commandement de quatre légions sans avoir d'autre pratique de la guerre que le siège de Mitylène et les petites razzias qu'il avait dirigées en Espagne en 61. Seuls les centurions choisis dans la milice commune connaissaient un peu le métier des armes. La composition même des armées était devenue très défectueuse, car elles n'avaient plus que de l'infanterie. Autrefois les jeunes gens des familles riches formaient les corps de cavalerie ; niais les jeunes gens préféraient prêter de l'argent à quarante pour cent en province, ou jouir à Rome de la fortune que leurs pères avaient accumulée ; d'ailleurs, même s'ils avaient tous été soldats, cela n'aurait pas fait un nombre de cavaliers suffisant ; Rome était donc obligée d'avoir une cavalerie barbare de Thraces, de Gantois, de Germains, d'Espagnols, de Numides ; et pour commandera ces escadrons les généraux romains étaient obligés de se servir d'interprètes. En somme, les conquêtes mêmes rendaient la nation inhabile à la guerre ; et cette époque militaire à Rome correspondait si exactement à notre époque industrielle, que les vertus militaires y faiblissaient comme elles faiblissent aujourd'hui.

Il est difficile de trouver dans l'histoire un État qui ait accompli un aussi grand effort de domination, en étant aussi faible au point de vue politique comme au point de vue militaire. Le Sénat, qui, d'après la constitution, aurait dû être l'organe de la politique étrangère, n'avait ni service d'information régulière, ni agents connaissant bien les principes et les traditions à suivre dans les cas difficiles et très divers qui se présentaient. Il s'abstenait de délibérer aussi longtemps qu'il le pouvait et remettait toujours les décisions à prendre, s'en tenant à cette vague tradition de prudence qui datait du temps de Scipion l'Africain et à cause de laquelle depuis plus d'un siècle Rome n'avait agrandi son empire qu'avec répugnance et parce qu'elle y était contrainte. Lucullus et Pompée avaient cependant démontré que cette tradition ne correspondait plus aux nouvelles conditions du monde et aux besoins nouveaux. Rome se laissait donc toujours surprendre par des événements, comme ceux de la Gaule ; les nombreux États tributaires ou alliés étaient abandonnés à eux-mêmes, sans que personne prît soin d'entretenir des relations suivies avec leurs chefs et de les surveiller ; la politique avec ces États et avec les États indépendants variait d'une année à l'autre, selon le caprice des gouverneurs envoyés dans les provinces de frontière. Trop souvent dans un moment aussi décisif les affaires les plus graves étaient abandonnées au hasard.

Ce désordre incroyable de la politique extérieure nous explique en grande partie le succès du parti populaire. Le consulat de César semblait avoir terminé, à l'avantage de ce parti, la lutte commencée en l'an 70, car le gouvernement n'était plus maintenant à la curie, mais dans l'atrium ou le cubiculum des palais de Pompée et de Crassus, dans la tente ou la litière de César qui errait à travers la Gaule. César, Pompée et Crassus s'entendaient pour administrer l'empire à l'intérieur et à l'extérieur ; pour distribuer les charges, préparer les lois, discuter les dépenses du budget public, faisant tout approuver par les bandes électorales de Clodius et par quelques sénateurs complaisants, qui, dans des séances presque vides continuaient la fiction du gouvernement parlementaire, recourant pour leur correspondance, leur comptabilité, leurs études, leurs intrigues, à l'aide des plus intelligents et des plus habiles de leurs nombreux esclaves. Ceux-ci devenaient ainsi les employés irresponsables de ce gouvernement irresponsable et confus de trois individus. Malgré ses défauts, le parti démocratique triomphait parce qu'il avait compris plus vite que le parti conservateur l'importance de ce que Lucullus avait accompli en Orient ; parce qu'il s'était aperçu que l'impérialisme agressif et l'initiative personnelle des généraux correspondaient mieux aux nouveaux besoins que le vieux pédantisme constitutionnel ; parce qu'il promettait de donner, et qu'il avait déjà donné en partie à la politique. extérieure l'énergie qui lui faisait défaut depuis longtemps.

Mais comment l'énorme machine de l'empire pouvait-elle se mouvoir sur l'appui fragile des sociétés ouvrières de Rome et de la valetaille de trois personnages si différents les uns des autres ? Étaient-ils des hommes à ce point supérieurs à leurs concitoyens qu'ils pouvaient se partager cet immense empire, l'héritage de tant de générations ? Pompée était un grand seigneur intelligent, mais accablé par la satiété même des honneurs, par son immense richesse ; par une passion inattendue, qui s'était éveillée à son âge mûr, pour la jeune et gracieuse Julia ; un grand seigneur persuadé qu'il était un très grand homme, qui voulait bien consentir à gouverner le monde, mais à condition de ne pas trop aller contre ses aises et ses plaisirs. Crassus était un homme plus ferme et plus tenace, un ambitieux insatiable de pouvoir et de richesse, qui, non content de posséder tant d'esclaves, tant de maisons, tant de créances, tant d'or, tant de terres, tant de mines, méditait de nouveau ses anciens projets d'une grande entreprise guerrière qui eût fait de lui l'égal de Lucullus et de Pompée et qui eût compensé ses insuccès des dernières années ; mais c'était encore, en dehors de sa famille, un terrible égoïste qui se préoccupait moins de l'ordre ou du désordre de l'empire que de la santé de ses enfants ou d'une petite erreur dans sa comptabilité privée. Quant à César, personne ne pouvait alors porter sur lui un jugement impartial. Ce patricien qui avait un si beau talent littéraire, qui parlait et écrivait admirablement, qui avait étudié et appris rapidement tant de choses, depuis l'astronomie jusqu'à la stratégie, et qui avait débuté dans la politique avec modération et avec bon sens, avait ensuite déçu les espérances de tous les gens sérieux. Il avait apporté tant de cynisme à faire des dettes énormes, à se vendre, à changer d'un jour à l'autre de programme et d'idées, à faire entrer dans la politique des intrigues de femme ; il avait avec tant de violence excité la plèbe contre les riches et contre les nobles ! Avec quelle audace, lui, le chef du parti des pauvres qui prétendait mettre un terme aux abus des grands capitalistes, n'avait-il pas osé se vendre à eux dans une des affaires les plus louches du temps, celle de la réduction du fermage de l'impôt en Asie ! Et c'était un homme aussi peu sérieux qui partait pour la Gaule, et pour y faire des guerres et des conquêtes ! Il n'avait aucune pratique de la guerre ; tout le monde à Rome savait qu'il n'avait même pas de santé, qu'il était d'un tempérament délicat et maladif, et était atteint d'épilepsie. Les contemporains qui faisaient de tous les événements l'œuvre d'un petit nombre d'hommes ne pouvaient au contraire s'expliquer comment les événements avaient pour ainsi dire fatalement détourné César de ses intentions les plus sages, de ses projets les plus beaux, de ses aspirations les plus hautes. Cet homme que presque tous les historiens modernes considèrent avec trop d'ingénuité comme résolu dès son jeune âge à faire, à lui seul, la conquête du monde, et dont ils décrivent la vie comme un effort conscient, raisonné et direct vers le but suprême d'une ambition aussi immense, avait été au contraire jusque-là et plus que tout autre homme de son temps, le jouet des événements ; il avait été constamment contraint par eux à agir d'une façon opposée à ses intentions. Doué d'une admirable intelligence scientifique et artistique, plein d'imagination, d'activité, d'ambition, il recherchait toujours, même dans la politique, la force et la beauté de l'harmonie et de l'équilibre. Il avait en effet commencé par être le champion d'une démocratie qui aurait été composée d'hommes distingués et cultivés, avec l'ambition d'être un Périclès romain, qui se préparait à gouverner un vaste empire en étudiant dans les écoles d'éloquence, d'art et d'élégance. Mais la pauvreté de sa famille et les progrès de l'indifférence politique dans les hautes classes avaient ruiné son beau projet. Il avait dû faire des dettes pour se faire connaître, puis se vendre à Crassus alors que la démocratie se changeait en démagogie. Il avait encouru la haine des grands et, persécuté sans merci, il avait dû se défendre, rechercher la faveur des classes pauvres et avoir recours à tous les expédients pour se procurer de l'argent, jusqu'à devenir par des dégradations successives politicien, démagogue et homme d'affaires. Plusieurs fois, dans la fureur de la lutte, vif et impressionnable comme il l'était, il lui était arrivé de perdre sa modération, de poursuivre avec violence ses ennemis, d'avoir des audaces scandaleuses. Toutefois, il ne s'était jamais laissé emporter tout à fait ; il avait toujours su se retenir au moment où il risquait de céder à une folie irréparable, tant étaient profonds en lui les instincts de prudence et de modération, au milieu même du tumulte de cette époque agitée.

Alors encore le destin le poussait sur cette voie flaminienne que le premier chef de la démocratie romaine avait ouverte sur l'avenir, à achever la grande œuvre commencée par Caius Flaminius, et continuée par Caius Gracchus et par Caius Marius. Son seul but cependant en allant en Gaule était de regagner par de belles victoires l'admiration des hautes classes qu'une suite de circonstances fatales lui avait fait perdre[27]. La loi de la vie était alors ce qu'elle est à tous les âges, et les grands hommes de cette époque-là n'ignoraient pas moins que ceux des autres époques l'œuvre historique dont ils allaient être à la fois les instruments inconscients et les victimes ; ils étaient, comme tous les autres êtres humains, le jouet de ce que nous pouvons appeler le Destin de l'histoire et qui n'est que la coïncidence et la précipitation imprévue des événements et la détente de forces cachées. Cette détente allait être terrible justement pour les trois hommes qui s'étaient unis pour être les maîtres de l'empire. Si ces hommes s'étaient élevés si haut, si la gloire, la richesse, l'ambition, l'intelligence, la fortune leur avaient donné une puissance qui avait grandi à mesure que les institutions de la république ancienne s'effondraient, dans les progrès du scepticisme politique des hautes classes, ils ne devaient pas échapper cependant à la loi universelle qui domine toute l'histoire du monde. Le jour devait bientôt venir où leur grandeur les obligerait à assumer des responsabilités et des charges au-dessus de leurs forces, de même qu'ils jouissaient alors d'honneurs au-dessus de leur mérite. L'obscur Destin préparait pour eux tous de tragiques surprises. Seul au milieu de tant de désordre, Lucullus, l'homme le plus étrange de l'histoire de Rome, des vastes et somptueux jardins du Pincio, de l'endroit élevé où est maintenant le belvédère de la villa Médicis, pouvait désormais, tout en philosophant avec les savants grecs, contempler en paix Rome qui s'étendait à ses pieds, comme une mer immense agitée continuellement par les marées et les tempêtes. Il l'avait quittée pour jamais ; il vivait dans une atmosphère de lumière et de calme, dans un délicieux îlot de plaisir et de repos. C'était de lui seul que voulait l'Euthanasie, la déesse de la mort tranquille. Ce génie singulier, cet heureux solitaire arrivait au soir de sa journée terrestre après avoir accompli une grande mission historique, et tandis que se préparait la tragique catastrophe du nouvel impérialisme qu'il avait créé, il allait pouvoir, lui seul parmi les grands hommes de son temps, s'endormir paisiblement dans les bras de la déesse silencieuse.

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 



[1] LANCIANI, dans B. C., 1891, p. 150 et suiv. ; GILBERT, T. R., III, 376, n. 3 ; BORSARI, T. R., 196 E. CAETANI LOVATELLI, I Giardini di Lucullo, dans la Nuova Antologia, 16 août 1901.

[2] VARRON, R. R., III, XVII, 9, me parait faire allusion à la villa de Nisida.

[3] VARRON, R. R., I, II, 10.

[4] VARRON, R. R., I, XVII, 9.

[5] CICCOTTI, T. S., 221 et suiv. E. FERRERO, Dei Libertini, Turin 1877, p. 12 ; KARLOWA, R. R., II, 142 et suiv.

[6] CICÉRON, Philippiques, VIII, XI, 32.

[7] CICÉRON, I. L., 1, 1065.

[8] E. FERRERO, Dei Libertini, Turin, 1877, p. 28, n. 2.

[9] CÆSAR, B. C., III, IX, 2.

[10] CÆSAR, B. C., III, XXIX, 1 ; III, XI, 5.

[11] CÆSAR, B. C., II, XIX, 3 ; II, XX, 5 ; B. At., LVII, 5.

[12] CÆSAR, B. C., II, III, 1 ; B. At., XCVII, 4.

[13] CÆSAR, B. C., III, 102, 103.

[14] DELOUME, M. A. R., 93 et suiv., 302 et suiv.

[15] GILBERT, T. R., III, 49-51.

[16] CICÉRON, In lege agr., II, XXXV, 96.

[17] RÜSTOW, H. K. C., 2.

[18] RÜSTOW, H. K. C., 32.

[19] NITZSCH, G. V., 196.

[20] Voy. l'appendice A.

[21] LANCIANI, T. R. A., p. 255 et suiv.

[22] JORDAN, T. R., I, (3e p.), 429.

[23] JORDAN, T. R., I, (3e p.), 431.

[24] Sur la fréquence des homicides à Rome voyez le curieux passage de VARRON, R. R., I, LXIX, 3.

[25] MOMMSEN, R. M. W., 400 et suiv.

[26] RÜSTOW, H. K. C., 3.

[27] Les intentions que MOMMSEN, B. G., III, 222, attribue à César me paraissent venir de l'admiration fanatique qu'il a pour lui. Elles sont trop profondes. La façon dont César dirigea la guerre contre les Gaulois prouve qu'il obéissait toujours dans ses actions à des motifs immédiats.