GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME I. — LA CONQUÊTE

CHAPITRE XIV. — COMMENT CÉSAR DEVINT DÉMAGOGUE.

 

 

La conjuration de 66, l'agitation populaire pour la conquête de l'Égypte, les dettes, les soupçons de vénalité éveillés par sa coalition avec Crassus, avaient beaucoup nui à César. Il s'était aliéné bien des gens qui l'avaient d'abord admiré, mais qui le voyaient maintenant avec regret s'enfoncer dans les intrigues d'une politique interlope. Le rêve de son ambition juvénile était fini ; tout le monde comprenait désormais que la conciliation aristotélique de l'aristocratie et de la démocratie était une chimère. Les classes aisées, préoccupées par les embarras d'argent, dégoûtées par tant d'agitations politiques inutiles ou dangereuses, devenaient indifférentes ou penchaient vers les conservateurs ; et le parti populaire devait chercher son point d'appui plus bas, dans la plèbe misérable de Rome, parmi les propriétaires ou les marchands de l'Italie criblés de dettes, au milieu des désespérés, des mécontents, des déclassés de toute sorte. Il n'était plus question que de proposer des lois agraires, d'abolir les dettes, de confisquer leur butin aux généraux et de venir en aide aux classes inférieures par des moyens révolutionnaires. De son côté, par réaction, le parti conservateur était en train de se réduire à une petite coterie, pleine de mépris et de rage, qui ne rêvait que massacres, exécutions et coups d'État.

A cette époque, César dut souvent envier Pompée qui, loin de ces agitations, réussissait merveilleusement dans les deux projets pour lesquels il était allé en Orient ; il augmentait sa puissance et il amassait une immense fortune. Il était déjà devenu aussi riche que Crassus, en obligeant les rois d'Orient à lui verser de grandes sommes, en faisant de grandes razzias d'hommes, en vendant les prisonniers pauvres, en rançonnant les riches[1] ; il avait placé une partie de ses capitaux en Orient même et avait fait des prêts usuraires aux petits souverains endettés, tels que le roi de Cappadoce Ariobarzane[2]. Désormais, après ses brillantes victoires, il dominait l'Orient presque comme un roi des rois, avec une autorité telle qu'aucun Romain n'en avait eu d'aussi grande avant lui ; et à cette même époque, au printemps de 64, il pouvait jouer un rôle d'une splendeur unique à Amisos, où il avait réuni une cour de rois, pour leur distribuer les grâces et les faveurs au nom de Rome. Il donna de nouveaux rois à la Paphlagonie et à la Colchide ; il élargit les domaines des tétrarques galates ; il nomma Archélaüs, le fils du défenseur d'Athènes, grand prêtre de Comana ; il répartit le territoire du Pont entre onze villes et il y rétablit, sous la surveillance du gouvernement romain, les institutions républicaines de la polis grecque[3]. Pompée, de même que tous les hommes cultivés d'Italie, à cette époque, considérait le gouvernement républicain du type hellénico-italien comme le meilleur, et il le rétablissait parmi les populations grecques libérées du joug des monarchies orientales par les armes romaines. Non content d'avoir achevé si heureusement les choses commencées par Lucullus, il irait bientôt cueillir de nouveaux lauriers en Perse ou en Syrie. Le choix entre les deux pays à conquérir n'était pas encore fait. Mais l'un ou l'autre de ces deux grands empires était irrévocablement destiné à tomber comme le Pont ; car, après avoir réorganisé l'Orient, Pompée voulait mener à bonne fin une conquête dont il n'aurait à partager le mérite avec personne. De l'or, de la puissance, de la gloire, il avait tout à souhait.

César, au contraire, devait faire des prodiges d'adresse pour ne pas chavirer en risquant sa petite barque dans le courant du mouvement populaire. Dès les premiers mois de l'an 64, Crassus avait repris son ancien projet de faire élire pour l'an 63 deux consuls prêts à favoriser ses desseins ; et ce fut encore César qui dut jouer dans cette affaire le rôle le plus périlleux. Il y avait sept candidats au consulat pour l'année 63, Publius Sulpicius Galba et Caïus Licinius Sacerdos, deux nobles honnêtes, mais de peu d'autorité ; Caius Antonins Ibrida, le général de Sylla que César avait accusé de concussion en 77 et qui se présentait maintenant aux électeurs criblé de dettes et avec tous ses biens hypothéqués ; Quintus Cornificius, Lucius Cassius Longinus, hommes de peu de valeur. et enfin Cicéron et Catilina[4]. Ce dernier était un homme très intelligent, mais sans scrupules, ambitieux, vindicatif et violent, que l'intrigue dont il avait été victime en 65 venait de rapprocher du parti populaire. Entre des candidats si nombreux, si différents, et à un moment si étrange, la lutte allait être compliquée et pleine de surprises. En effet, au début, Cicéron redoutait de voir les conservateurs lui préférer les deux nobles, à lui, homme nouveau et compromis avec le parti populaire, et il se demandait s'il ne serait pas prudent de s'unir à Catilina, qu'il connaissait personnellement, sans toutefois être lié d'amitié avec lui[5]. Mais Crassus et César le prévinrent. Catilina par son énergie et sa haine des conservateurs, et Antoine par son cynisme, sa bassesse, ses dettes, étaient trop bien les gens qu'il leur fallait. Ils s'entendirent avec Catilina et avec Antoine, et ils se préparèrent à leur prêter, comme aux deux candidats populaires, un appui énergique. Cicéron, qui avait obtenu les autres magistratures par le consentement unanime de tous les partis, allait cette fois être abandonné par tous si les conservateurs s'obstinaient à lui préférer des nobles. Mais les conservateurs redoutaient tellement l'élection de deux consuls dévoués à Crassus que, pour opposer à Catilina un candidat sérieux, ils acceptèrent l'homme nouveau. Abandonné par les siens, Cicéron, que les emportements du parti démocratique avaient dégoté depuis quelque temps, accepta à son tour d'être le candidat des conservateurs, sans prendre garde que dans la lutte des partis ces brusques revirements sont toujours dangereux, surtout pour un honnête homme. Ainsi, les conservateurs et le parti populaire furent obligés de déployer toutes leurs forces. Catilina dépensa beaucoup de son argent et beaucoup de celui de Crassus ; César s'employa de toutes ses forces à aider Catilina, et cet ancien général de Sylla contre lequel il avait porté plainte treize ans auparavant ; Crassus mobilisa ses clients, ses affranchis et ses locataires en retard. Le public se passionna cette fois pour la lutte et les élections se firent au milieu d'une grande agitation. Le résultat montra que les électeurs étaient perplexes ; aucun des deux partis ne l'emporta ni ne fut non plus entièrement battu. Catilina, le candidat populaire qui inspirait le plus de crainte, ne fut pas élu, et au contraire Cicéron le fut, mais Antoine aussi avec lui. De toute façon, Crassus avait échoué encore une fois, car il ne pouvait lui être utile en rien d'avoir pour ami un des consuls seulement et le moins capable des deux.

Après cette lutte il y eut une trêve, pendant laquelle l'attention publique se porta de nouveau sur Pompée. Celui-ci avait enfin fait son choix et s'était décidé à envahir la Syrie, bien que tout un parti, dans son entourage, cherchât à le persuader de mettre à exécution l'ancien projet de Lucullus et de conquérir la Perse. Avait-il, moins grand génie niais homme plus sage que Lucullus, deviné d'avance que la tâche de conquérir l'empire des Parthes était au-dessus de ses forces et de celles de Rome ? Ce serait une preuve remarquable de clairvoyance. Néanmoins, certains faits portent à croire qu'il n'avait pas, en 64, une vision si nette de la réalité et qu'il hésitait entre la crainte de laisser à autrui la gloire d'une si grande conquête et la peur de se risquer dans une aventure trop dangereuse. Je ne saurais expliquer autrement pourquoi il divisa son armée en deux corps ; l'un qui, sous ses ordres, entrerait en Syrie par la route sûre de la Cilicie ; l'autre qui, sous le commandement de Lucius Afranius, occuperait la Gordienne et irait le rejoindre en Syrie, en traversant une province des Parthes, la Mésopotamie[6]. Cette violation du territoire des Parthes était une provocation, sur la gravité de laquelle Pompée ne pouvait se faire illusion ; c'était sans doute une concession faite aux partisans de la guerre avec la Perse. Ne voulant pas déclarer la guerre, Pompée se contentait de faire une démonstration militaire pour montrer aux peuples de l'Orient qu'il n'avait pas peur de ce grand empire et ne reculerait pas devant une guerre, le cas échéant. C'était encore la politique intimidatrice de Lucullus, mais déjà dégénérée dans ses procédés, s'attardant dans ses jeux d'escrime, au lieu de frapper vite et fort. Cependant, bien que très ingénieux, ce plan faillit tourner mal, car il s'en fallut de peu qu'Afranius se perdit avec toute son armée dans la Mésopotamie[7], où il s'était aventuré, sans guides sûrs, sans renseignements précis, sans préparatifs suffisants. Pompée, au contraire, qui avait eu l'adresse de se réserver la part la plus facile de l'entreprise, accomplit sa tâche sans péril et sans fatigue. L'ancienne monarchie des Séleucides, qui avait fait tant de conquêtes à ses grands jours de gloire et de puissance, s'était brisée dans un grand nombre de principautés rivales, dont aucune n'eut ni la force ni le courage de résister à l'invasion dune armée romaine. Pompée n'eut qu'à se montrer et il fut le maître. Il envoya en Phénicie et en Cœlésyrie, pour occuper Damas, Aulus Gabinius et Mucus Æmilius Scaurus, fils de ce Marcus Emilius Scaurus qui, fils lui-même d'un marchand de charbon, était devenu président du Sénat. Puis il commença à distribuer des royaumes et des territoires. Il donna la Comagène à cet Antiochus que Lucullus avait fait roi de Syrie[8] ; il déclara Séleucie libre et protégea Antioche, en reconnaissance d'une grosse somme qui lui avait été versée[9]. Il se montra généreux envers le chef des Arabes Ituréens[10]. Enfin, prétextant que la dynastie nationale n'existait plus, il déclara la Syrie province romaine, avec l'obligation pour tous les habitants de payer le vingtième de leurs revenus. Il avait, lui aussi, comme Lucullus, ajouté un immense territoire nouveau à l'empire de Rome.

Cependant une nouvelle guerre éclatait derrière lui. Irrité par la marche d'Afranius et n'osant pas s'attaquer à Pompée lui-même, le roi Phraatès avait déclaré la guerre au roi d'Arménie. Tigrane ayant demandé du secours, beaucoup de ses officiers poussèrent de nouveau Pompée à envahir la Perse et à en faire la conquête. Mais si Phraatès avait été épouvanté par la marche d'Afranius, le danger couru par celui-ci paraît avoir fait une très vive impression sur Pompée, qui cette fois n'écouta que lui seul ; et, changeant l'attitude provocatrice maintenue jusque-là vis-à-vis du roi des Parthes, il voulut être raisonnable et n'avoir pas trop d'ambition. Il se borna à envoyer trois commissaires pour décider la question entre les deux rois[11]. Cependant Scaurus et Gabinius avaient trouvé une mine d'or dans la Judée, où sévissait la guerre civile entre deux membres de la famille royale des Asmonéens, Aristobule et Ircanius. Tous les deux s'étaient adressés aux généraux romains, en leur demandant leur appui. Ce fut Aristobule qui l'obtint en donnant près de deux millions à Scaurus, et près d'un million et demi à Gabinius[12].

Les conquêtes faciles de pays très riches se succédaient ainsi, et personne en Italie ne s'imaginait que Mithridate songeât à soixante-dix ans et du fond de la Crimée à renouveler l'entreprise d'Annibal ; qu'il avait passé toute l'année 64 à recruter une petite armée. Les enrôlements une fois finis, il comptait se mettre en route le long du rivage septentrional de la mer Noire, enrôler, chemin faisant, Sarmates et Bastarnes ; remonter la vallée du Danube en entrainant sous ses étendards les tribus celtiques ; traverser enfin la Pannonie et se jeter sur l'Italie à la tète d'une puissante armée[13]. Était-il renseigné au fond de la Tauride sur la situation de l'Italie, et croyait-il possible d'allumer de nouveau la guerre sociale, en attisant les haines des partis ? C'est peu probable. Ce projet parait être plutôt le suprême délire d'un vieux maniaque, qui ne voulait pas se soumettre au destin. Quoi qu'il en soit, s'il eût été renseigné sur les conditions de l'Italie, Mithridate n'aurait travaillé à son projet qu'avec une ardeur encore plus grande. La trêve survenue après les élections n'avait pas duré longtemps. Vers le mois de novembre, un bruit commença à se répandre à Rome, et produisit dans toutes les classes une émotion très vive ; les tribuns du peuple désignés préparaient une loi agraire[14]. Le fait était significatif. Depuis la dictature de Sylla, personne n'avait plus osé parler à Rome des lois agraires ; le parti populaire devait donc se sentir très fort s'il rallumait ce flambeau de guerre civile, après que tant de fois déjà on le lui avait arraché des mains. Bientôt on vit les tribuns, et spécialement celui que devait proposer la loi, un certain P. Bulles, prendre des déguisements bizarres, paraître en public avec les cheveux mal peignés, la barbe non rasée, et couvert de guenilles[15]. Ces mascarades étaient encore un mauvais signe ; la loi devait être très révolutionnaire si les tribuns se hâtaient de courtiser la lie la plus misérable de Rome, en s'habillant comme elle. Mais si grand que fut l'émoi des conservateurs, il n'égalait pas celui de Cicéron.

Cicéron n'était pas un homme d'action[16] ; il n'avait pas les deux passions, la soif de l'argent et l'ambition du pouvoir, qui poussent les hommes à affronter les périls des grandes luttes sociales ; c'était un artiste de premier ordre, un écrivain incomparable, à la sensibilité délicate, à l'imagination vive, à l'esprit souple et fort, dont la suprême ambition n'était pas d'amasser des richesses ou de commander à ses semblables, mais d'être admiré. Sauf ces grandes qualités d'ordre intellectuel et cette ambition, il reproduisait plutôt les traits distinctifs que la longue sujétion avait imprimés dans cette bourgeoisie moyenne de l'Italie d'où il était issu, c'est-à-dire l'esprit d'épargne et de sagesse, le dédain un peu craintif de l'apparat, la sévérité de la vie privée, les affections de famille, la timidité, la prudence, le respect un peu humble pour la noblesse et la richesse. La vie publique de son temps, avec ses violences et ses mensonges, ses haines et ses trahisons, avec cet opportunisme, ce cynisme, cette frivolité et ce goût d'étalage et de plaisirs qui caractérisaient alors plus ou moins tous les politiciens en vue, avec ces partis qui, au lieu de défendre des principes, servaient des intérêts ne lui convenait point. Il l'avait du reste compris si bien lui-même qu'il s'était contenté jusqu'alors d'être le plus grand orateur et le plus grand avocat de Rome, et il n'avait recherché les charges publiques que parce qu'il avait pu les obtenir sans lutte.

Le consulat ne devait être, d'après les calculs de Cicéron, que la continuation de cette jouissance paisible des grands honneurs publics et comme la récompense de ses mérites littéraires. S'il avait accepté l'appui des conservateurs, il ne voulait nullement compromettre sa popularité ; il voulait conserver, même comme consul, sa place privilégiée dans la considération publique, au-dessus des partis. Malheureusement une loi agraire était une grosse difficulté pour une telle politique. Serait-il possible de contenter tout le monde, même en prenant l'attitude la plus conciliante ? Confiant dans son prestige, Cicéron ne désespéra pas d'y réussir ; il alla trouver les tribuns ; il leur dit que lui aussi désirait faire quelque chose d'utile au peuple, et qu'ils pourraient travailler d'accord. Mais à sa grande surprise il fut très mal accueilli. Non sans une certaine pointe d'ironie, les tribuns refusèrent de rien lui dire au sujet de la loi et lui déclarèrent qu'ils n'avaient pas besoin de son appui[17]. Éconduit de cette façon, Cicéron dut attendre, pour connaître le projet, que Rullus vers la fin de décembre en donnât lecture au peuple. La loi était plus compliquée et plus révolutionnaire que les précédentes et contenait beaucoup de dispositions qui alarmaient les conservateurs et les riches, surtout par leur manque de précision. Elle instituait une sorte de dictature économique de dix commissaires élus par dix-sept tribus pour cinq ans, avec pleins pouvoirs et exempts de l'intervention des tribuns. Ces commissaires auraient pu vendre en Italie et au dehors toutes les propriétés tombées dans le domaine public, en l'année 88 ou après, et dont le Sénat avait décidé la vente depuis l'année 81 ; ils pourraient aussi faire l'inventaire du butin des généraux à l'exception de Pompée, les obliger à restituer ce qu'ils avaient pris ; et avec l'argent tiré de ces ventes et réclamé aux généraux, acheter des terres en Italie et les distribuer aux pauvres[18].

Cicéron devina tout de suite que Rullus agissait dans cette affaire pour le compte de Crassus et de César[19] ; et il avait raison, car il serait difficile d'admettre, quand toute l'activité du parti populaire était dirigée par eux, que des tribuns obscurs eussent l'audace de proposer une loi si révolutionnaire, sans être soutenus par les deux chefs. En outre, on ne voit pas dans quel but les tribuns auraient proposé la loi de leur propre initiative. Au contraire il est vraisemblable que Crassus et César poursuivaient un double but ; forcer Cicéron à compromettre sa popularité, et soulever de nouveau, sous une forme différente, la question de l'Égypte[20]. Une fois élus décemvirs, César et Crassus auraient pu affirmer que parmi les propriétés devenues publiques après l'an 88 étaient aussi les biens des Ptolémées, laissés en héritage avec le royaume d'Égypte par Alexandre II en 81, et faire déclarer la guerre à l'Égypte pour entrer en possession de ces biens, en se servant des immenses moyens de corruption que la loi agraire conférait aux décemvirs. Le peuple, espérait-on, se montrerait favorable à la conquête, dès qu'il saurait que les profits devaient servir à lui acheter des terres. Ceci admis, il est aussi possible d'expliquer pourquoi Crassus et César firent proposer la loi par les tribuns, au lieu de s'en déclarer ouvertement les auteurs. Une loi si révolutionnaire blessait trop de susceptibilités et alarmait trop d'intérêts ; elle inquiétait à la fois ; les conservateurs qui redoutaient dans le décemvirat une espèce de dictature déguisée des chefs populaires ; les généraux qui s'étaient enrichis dans les guerres récentes ; les publicains qui avaient pris à ferme les terres publiques de la Bithynie et du Pont dont on délibérait la vente ; tous ceux en somme qui avaient le plus profité des conquêtes de Lucullus et de Pompée, et que l'on voulait dépouiller au profit de la plèbe misérable. L'issue de la lutte nécessaire pour faire approuver une telle loi devait paraître si douteuse que ni Crassus, ni César ne voulurent y engager leur nom et leur personne. En effet les conservateurs et les riches ne tardèrent pas à travailler avec ardeur contre la loi ; on en exagéra la portée révolutionnaire ; on affirma qu'elle entraînerait une liquidation générale de la propriété de l'État, car les décemvirs y auraient compris les propriétés publiques de la Grèce et de l'Asie, sous prétexte que ces provinces avaient été reconquises par Sylla après 88[21] ; on chercha à épouvanter ceux qui avaient acheté les biens des proscrits par Sylla, en les persuadant que la loi s'appliquerait même à leurs propriétés. Un tribun n'avait-il pas proposé en même temps d'annuler la dégradation civique dont Sylla avait frappé les fils des proscrits[22] ? Cicéron, malgré sa volonté d'être admiré par tous, dut se décider à défendre les intérêts de ses amis les chevaliers et la cause des conservateurs.

Ce fut la première grande affaire de son consulat ; et elle lui réussit à merveille. César et Crassus s'étaient trompés profondément en croyant qu'une loi si grave et si révolutionnaire pût être proposée avec chance de succès par des hommes de paille, des tribuns obscurs et ineptes, qui n'avaient ni le prestige, ni la puissance ni l'intelligence nécessaires pour bouleverser tant d'intérêts. Les conservateurs, les chevaliers, les généraux enrichis par les dépouilles travaillèrent avec énergie ; les tribuns ne surent combattre leurs intrigues ni agiter le peuple qui resta calme ; César et Crassus, n'osant se jeter dans la lutte ouvertement, ne firent que préparer un succès éclatant à Cicéron. Celui-ci amena le peuple à repousser la loi par deux discours d'une nuance très démocratique, dans les quels il déclarait vouloir être un consul populaire[23], et se donnait comme grand admirateur des Gracques et de leurs lois agraires, qui visaient véritablement au bien du peuple[24] ; il affirmait qu'il combattait la loi de Rullus parce qu'elle était contraire aux intérêts populaires et compromettait, sous prétexte de le favoriser, le bien-être des classes pauvres[25].

César et Crassus avaient subi un autre échec. Décidément l'agitation démocratique ne réussissait pas. Cependant ils ne voulurent pas encore s'avouer vaincus ; ils soulevèrent d'autres questions pour attiser les passions démagogiques du peuple et mettre Cicéron dans l'embarras. Les tribuns du peuple continuèrent presque tous à faire les uns après les autres des propositions révolutionnaires. Un tribun ne demandait rien moins que l'abolition des dettes ; un autre voulait qu'on levât leur peine à Publius Antronius et à Publius Sylla, les conjurés de 66[26]. Mais personne ne les prenait plus au sérieux, et tout tombait dans le néant. Cependant au milieu de ces manœuvres et de ces feintes l'irritation des conservateurs allait croissant, ainsi que le malaise de toutes les classes[27]. Les capitalistes inquiets hésitaient beaucoup à prêter ; l'argent, déjà rare en temps ordinaire, le devenait de plus en plus ; et c'était un grand danger pour beaucoup de débiteurs. D'après le droit hypothécaire fort sévère qui était alors en usage, si, l'échéance venue, le débiteur ne payait pas, le créancier s'emparait de la propriété hypothéquée, même si elle avait deux ou trois fois la valeur de la somme prêtée ; et bien des gens, qui ne pouvaient plus trouver ailleurs de l'argent à emprunter pour payer les intérêts ou rembourser le capital, devaient vendre à des prix dérisoires leurs terres, leurs maisons, leurs bijoux, leurs œuvres d'art. Il se produisait sur tout une baisse rapide dont tout le monde souffrait plus ou moins, même les riches sénateurs qui n'avaient plus la facilité des gros crédits nécessaires à l'administration compliquée des vastes patrimoines[28]. Une irritation très vive régnait non seulement parmi les politiciens du parti conservateur, mais dans toute la classe riche ; on déclarait les tribuns responsables de ces difficultés ; et si l'on respectait Crassus, qui était trop riche, trop puissant, trop redouté, on n'épargnait point César, pauvre, décrié, accablé de dettes, et qui n'avait pas de parents puissants. Il est probable en effet que déjà les parents aristocrates qu'il avait du côté de sa femme l'abandonnaient petit à petit ; et quant à sa famille à lui, elle continuait à s'allier à des parvenus pour relever une fortune que les prodigalités de César avaient compromise. C'est ainsi que naguère une de ses nièces avait épousé un certain Caius Octavius, le fils très riche d'un usurier de Velletri, qui, avec l'argent de son père, cherchait à se faire des amis dans le grand monde et à se préparer une carrière politique. On pouvait donc, puisque l'on épargnait Crassus, faire tomber les coups sur César. N'était-il pas d'ailleurs payé par Crassus pour les recevoir ? Ce fut alors probablement que commença à se former la première légende césarienne qui en exagérant ses défauts faisait de lui le représentant de tous les nouveaux vices de l'époque mercantile, le symbole de tout ce qui choquait le plus la vieille conscience latine dans les mœurs nouvelles. Il avait des dettes, sans doute ; mais on les faisait monter à des chiffres fabuleux dans les conversations des conservateurs. On parlait de millions[29]. César avait vite compris de quel immense pouvoir disposaient les femmes de son temps, dans le secret des familles ; et il courtisait, cherchait à avoir pour amies les femmes de Crassus, de Pompée, de Gabinius, de tous les chefs populaires ; il fréquentait beaucoup la maison de Servilia, la veuve de ce Marcus Junius Brutus mort dans la révolution de 78, et sœur de Caton, femme très intelligente et très influente qui s'était remariée avec Decimus Junius Silanus. Cependant aucune de ces femmes ne paraît avoir été sa maîtresse, Mucia, la femme de Pompée, exceptée[30]. Quoi qu'il en soit, après la légende des dettes, les conservateurs créèrent celle des bonnes fortunes de César, et l'accusèrent d'être à la fois l'amant de Servilia, de la femme de Pompée, de la femme de Crassus, de la femme de Gabinius ; en somme, des femmes de tous les chefs du parti populaire. Ses relations avec Mucia étaient surtout l'objet d'amères railleries. On comprenait maintenant pourquoi César avait appuyé les lois Gabinia et Manilia avec tant d'ardeur. Il s'agissait pour lui simplement d'envoyer bien loin le mari de la belle Mucia ! En somme César devenait aux yeux des conservateurs l'incarnation de toutes les abominations nouvelles, le jeune débauché qui arrive par les femmes ; l'aventurier sans scrupules qui pour payer ses dettes, assouvir son ambition et sa soif de richesses, était prêt à tout, même à bouleverser la république. Cette légende exagérée sans mesure allait peu à peu obliger César à transformer certains des vices qu'on lui imputait en véritables forces révolutionnaires de son époque.

Ainsi attaqué, César dut en effet se défendre. Le danger était sérieux, car si, au milieu de cette agitation, des troubles éclataient ; si on arrachait au Sénat le décret de l'état de siège, il aurait pu périr comme les Gracques et Saturninus. Ces sanglantes exécutions des chefs du parti démocratique ne pouvaient qu'inquiéter vivement ceux qui avaient hérité de leur rôle et de leur popularité. Avec sa compréhension rapide, son extraordinaire lucidité de jugement et son énergie, César comprit que le meilleur moyen de se défendre était d'épouvanter ses adversaires par quelque coup d'audace démagogique ; mais en les attaquant, non plus sur le terrain des grandes réformes économiques, comme la loi agraire, mais sur celui des questions politiques, qui était moins dangereux et sur lequel il était plus facile de faire marcher le petit peuple de Rome, ignorant, mécontent et plein de haine pour les nobles. Il réussit en effet à soulever une question politique bien bizarre. Dans un coin écarté de Rome vivait un vieux sénateur, Caius Rabirius, qui passait pour avoir tué de sa main un tribun du peuple trente-sept ans auparavant, à l'époque de la révolte de Saturninus. Naturellement personne ne s'en souvenait plus. Tout à coup César le découvre, le fait accuser de perduellio par un certain Titus Atius Labienus, jeune homme obscur qu'il avait pour ami et qui était tribun du peuple ; puis il le fait renvoyer par le préteur, qui était d'accord avec lui, devant deux juges et lui-même était l'un des deux. Rabirius fut déclaré coupable[31]. Pour la perduellio, la peine était la mort. L'audace avec laquelle César avait conduit la chose et aussi le sort du malheureux vieillard émurent les conservateurs ; Rabirius en appela au peuple ; Cicéron prit sa défense et il le défendit véritablement avec beaucoup d'éloquence, disant ouvertement que ce à quoi l'on visait, ce n'était pas à avoir la tête de Rabirius, mais à affaiblir tout ce qui protégeait l'ordre public, de façon à pouvoir renverser plus facilement la République[32]. Mais le peuple, qui avait laissé tomber la loi agraire, s'était ému cette fois ; les souvenirs de la grande révolution avaient produit l'effet attendu et Rabirius aurait été condamné si un sénateur n'avait trouvé un stratagème pour dissoudre l'assemblée. César, qui ne tenait pas à avoir la tête de Rabirius, laissa en paix le vieillard ; il lui suffisait d'avoir calmé l'admiration des conservateurs pour les rapides procédures auxquelles on a recours dans l'état de siège et de leur avoir montré combien, même au bout de trente-sept ans, il était facile d'exciter la colère du peuple contre ceux qui en étaient responsables.

Sur ces entrefaites, la charge de pontifex maximus était devenue vacante par la mort de Metellus Pius. C'était une charge à vie dont le titulaire avait la direction suprême du culte officiel et le privilège d'habiter dans un édifice public. Sylla avait retiré au peuple et donné au collège des pontifes le droit d'élire le pontifex maximus. César, qui redoublait d'audace dans le péril, conçut le projet hardi de faire rétablir par une loi que proposerait Labienus l'élection populaire du pontifex maximus, et de se présenter comme candidat. S'il réussissait à devenir le chef du culte, un consul oserait difficilement le comprendre dans un massacre organisé à la suite du videant consules. Plusieurs personnages illustres, tels que Catulus et Publius Servilius Isauricus, concouraient au pontificat. Ils se prirent à rire quand ils surent qu'un homme qui n'avait pas quarante ans ; qui était athée, accablé de dettes, compromis avec les démagogues les plus vulgaires, et qui était passionné pour l'astronomie d'Hipparque, concourait avec eux pour une charge aussi éminemment conservatrice. Catulus n'hésita même pas à faire à César une proposition insolente ; il lui offrit de l'argent pour qu'il abandonnât la candidature[33]. C'était le blesser au vif en le traitant de vendu. Mais César se lança impétueusement dans la mêlée, et, appuyé par Crassus qui lui prêta de l'argent, il sut si bien dire, faire et payer que, le mode d'élection ayant été changé, il fut, le 6 mars, élu pontifex maximus[34].

 

 

 



[1] DION, XXXVII, 20.

[2] CICÉRON, A., VI, 1, 3.

[3] APPIEN, Mithr., 114 ; REINACH, M. E., 400 ; MOMMSEN, R. G., III, 153.

[4] ASCONIUS, In Cic. tog. cand.

[5] CICÉRON, A., 1 2. J'écarte tout à fait, comme invraisemblable, ce que dit Salluste de cette seconde candidature de Catilina qu'il considère comme une partie essentielle de la seconde conjuration. Mes raisons sont celles que donne si habilement JOHN, E. G. C. V., 738 et suiv. Voy. aussi TARENTINO, C. C., 39 et suiv. Il me parait absolument démontré qu'il n'y avait pas alors de conjuration et que l'aide que prêta Crassus à la candidature de Catilina venait de son désir d'obtenir l'Égypte.

[6] DION, XXXVII, 5, 6.

[7] DION, XXXVII, 5, 5.

[8] STRABON, XVI, 749 ; APPIEN, Mith., 414.

[9] STRABON, XVI, 751 ; EUTROPE, VI, 44. PORPHYR. TYR., dans Frag. Hist. Græc. (Didot), III, p. 716, fr. 26.

[10] DRUMANN, G. R., IV, 454.

[11] DION, XXXVII, 6, 7 ; APPIEN, Mithr., 106.

[12] JOSÈPHE, A. J., XIV, II, 3 ; III, 2.

[13] APPIEN, Mithr., 109 ; DION, XXXVII, 11 ; PLUTARQUE, Pompée, 41.

[14] CICÉRON, In lege agr., II, V, 11.

[15] CICÉRON, In lege agr., II, V, 13.

[16] BOISSIER, Cicéron et ses amis, Paris, 1902, p. 38.

[17] CICÉRON, Lege agr., II, 5.

[18] DRUMANN, G. R., III, 143, 149.

[19] Cf. in lege agr., I, I, 1 ; I, I, 16 ; II, XVII, 44 ; II, XVII, 46.

[20] Cicéron le dit très clairement : In lege agr., I, I, 1 ; II, XVI, 41 ; II, XVII, 44.

[21] CICÉRON, In lege agr., I, II, 5 ; II, XV, 39.

[22] CICÉRON, In lege agr., II, IV, 10.

[23] CICÉRON, In lege agr., II, IV, 9.

[24] CICÉRON, In lege agr., II, V, 10.

[25] CICÉRON, In lege agr., II, IV, 10.

[26] DION, XXXVII, 25 ; LANGE, R. A., III, 230.

[27] CICÉRON, In lege agr., I, VIII, 23 ; II, III, 8.

[28] Voyez en ce qui concerne cette crise financière, l'intéressant passage de VALERIUS MAXIMUS, IV, VIII, 3. Bien qu'elle ait éclaté au moment de la conjuration de Catilina, c'est-à-dire l'année suivante, il est probable qu'elle avait commencé plus tôt,

[29] PLUTARQUE, Cæsar, 5 dit que, d'après ce que l'on racontait, César aurait fait 1.300 talents de dettes avant même de commencer sa carrière politique. La somme est si grande que l'on ne peut ajouter foi à cette affirmation, de laquelle du reste Plutarque même ne se porte pas garant. Elle fait partie de cette légende césarienne, inventée par les conservateurs.

[30] SUÉTONE, Cæsar, 50. C'est à cette époque, c'est-à-dire avant son départ pour la Gaule, qu'il devrait avoir eu toutes ces intrigues amoureuses ; mais quatre à la fois semblent quelque chose d'exagéré, même pour César. Toutefois pour des raisons que nous verrons plus loin, il parait vraisemblable qu'il ait été, l'amant de la femme de Pompée.

[31] Les historiens (DRUMANN, G. R., III, 162 ; MOMMSEN, R. G., III 169) n'ont pas vu le rapport qui existe entre ce procès, les troubles de cette époque, et la position critique où était alors César. Ils considèrent à. tort ce procès comme une tentative faite par César dans le simple but de rappeler les conservateurs au respect des lois constitutionnelles en matière de procès politiques.

[32] CICÉRON, Pro Rab. perd., II, 4 ; XII, 23.

[33] PLUTARQUE, Cæsar, 7.

[34] OVIDE, Fastes, III, 415. — VELLEIUS, II, 43, et DION, XXXVII, 37, se trompent sur la date.