GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME I. — LA CONQUÊTE

CHAPITRE XII. — MARCUS TULLIUS CICÉRON.

 

 

Tandis que Pompée domptait les pirates par sa clémence, Quintus Metellus mettait la Crète à feu et à sang, faisait massacrer les prisonniers et s'enrichissait en dépouillant les pirates. Metellus appartenait au petit monde aristocrate des conservateurs intransigeants qui auraient voulu gouverner l'empire comme au temps de Scipion Émilien ; et il traitait durement ses victimes pour protester contre la douceur de Pompée, de ce démagogue qui, pour se faire applaudir par le peuple, n'avait pas honte de pactiser avec les pirates. A la fin cependant les pirates, réduits au désespoir, offrirent à Pompée de se rendre à lui. Pompée, qui ne demandait qu'à humilier Metellus, saisit vite l'occasion, accepta la soumission et, prétendant que la loi Gabinia mettait Metellus sous ses ordres, il envoya en Crète Lucius Octavius. Mais Metellus répondit que la Crète était à lui seul, et il punit cruellement les villes qui, s'appuyant sur le décret de Pompée, refusaient de lui obéir. Lucius Octavius était sur le point, pour soutenir les droits de son général, de faire une guerre où il aurait défendu les pirates contre le proconsul romain. Heureusement, des événements plus graves vinrent distraire Pompée de cette dangereuse querelle[1].

Vers la fin de l'année 67 arrivèrent à Rome de très mauvaises nouvelles d'Orient. Les riches financiers surtout recevaient de leurs correspondants d'Asie lettres sur lettres, leur donnant d'alarmants détails sur cette province. Lucullus n'avait plus d'armée ; Glabrion et Marcius étaient des hommes incapables ; Mithridate était redevenu maître du Pont ; la Cappadoce avait été dévastée par Tigrane ; des colonnes volantes avaient déjà fait leur apparition en Bithynie et incendié les villages de la frontière[2]... A la fin une panique éclata ; on revoyait déjà Mithridate à Pergame, les Italiens massacrés, les capitaux confisqués comme jadis ; et bientôt ce fut l'avis de tout le monde que les magistratures ordinaires étaient insuffisantes pour parer à un aussi grand péril. C'était une opinion très populaire dans le parti démocratique ; mais cette fois ce fut aussi celle de beaucoup de conservateurs et de financiers épouvantés. Les amis de Pompée en profitèrent et au commencement de l'année 66 le tribun Manilius proposa que l'on donnât à Pompée, en plus des pouvoirs qui lui étaient déjà confiés, le gouvernement de l'Asie, de la Bithynie et de la Cilicie, le commandement de la guerre contre Mithridate et contre Tigrane, le droit de déclarer la guerre et de conclure des alliances au nom du peuple romain avec qui bon lui semblerait[3] ; c'est-à-dire l'autorisation légale de faire cette politique personnelle et indépendante du Sénat, dont Lucullus avait pris l'initiative. Crassus, à qui le succès de Pompée dans la guerre des pirates avait été fort désagréable, frémissait en voyant son rival sur le point de l'emporter définitivement et sous les yeux de toute l'Italie dans le duel d'intrigues qu'il avait engagé avec lui quatre ans auparavant. Le parti conservateur, qui avait déjà blâmé la clémence démocratique de Pompée, ne voulait pas reconnaître par une loi en faveur de Pompée la nouvelle politique personnelle qu'il avait tolérée chez Lucullus. Quelques-uns de ses membres les plus éminents, tels que Catulus et Hortensius, essayèrent même de combattre le projet de loi, en faisant appel aux sentiments républicains et en montrant que cette dictature équivaudrait à un pouvoir monarchique[4]. Cette fois cependant, après son succès dans la guerre contre les pirates, Pompée, bien qu'il fût loin, et en dépit de toutes les oppositions, était plus puissant à Rome que Crassus, que le parti conservateur, et que les traditions. En Italie, comme c'est toujours le cas dans les démocraties où la civilisation, la richesse, la variété des occupations et des plaisirs augmentent, les classes supérieures, les propriétaires riches et aisés, les capitalistes, les marchands, les artistes, absorbés la plupart du temps par leurs affaires privées ou leurs plaisirs, faute de temps et par égoïsme, abandonnaient l'État aux mains de la petite minorité de politiciens professionnels, et ils ne s'intéressaient aux affaires publiques que quand un événement extraordinaire venait troubler tous les esprits. Mais lorsqu'une de ces grandes excitations collectives secouait les masses, il n'y avait pas de parti, de coterie ni de corps politique qui osât lui résister. C'est ainsi qu'en 70 la haine violente qu'avait soulevée contre lui le parti conservateur avait amené beaucoup de conservateurs à approuver les lois démocratiques. Puis l'enthousiasme public était tombé, et César, Pompée et les tribuns du peuple s'étaient en vain efforcés de le ranimer. Or le public s'était ému de nouveau ; toute l'Italie, heureuse du succès dans la guerre contre les pirates, admirait Pompée et le considérait comme un général incomparable ; elle n'avait confiance qu'en lui ; c'était lui qu'elle voulait pour porter le dernier coup à Mithridate.

Ce n'était pas seulement la plèbe qui voulait un dictateur de l'Orient ; c'étaient la haute finance, les capitalistes, les nombreux sénateurs ou chevaliers qui avaient placé de l'argent là-bas. Ce n'était pas seulement César qui s'efforçait de faire approuver le projet de loi, mais aussi Cicéron qui pour la loi de Manilius allait prononcer son premier discours politique et sacrifier la belle indépendance qu'il avait pu conserver jusqu'alors. Après le procès de Verrès, Cicéron avait continué à plaider ses causes gratis, à étudier les philosophes grecs, à gérer sa fortune avec sagesse et à élever sa fille en plein accord avec sa femme ; il avait éclipsé Hortensius et était devenu le premier orateur de Rome ; mais il s'était tenu toujours à l'écart des luttes des partis. Cependant son influence avait grandi, et il avait obtenu pour cette année la préture urbaine, qui était la plus honorable, sans lutte, sans coalition, sans brigue. C'était la première fois qu'à Rome l'éloquence poussait un homme sans naissance et peu riche dans les dignités publiques avec tant de succès[5]. Quels motifs le décidèrent à se jeter, cette fois, dans la mêlée ? Nous ne le savons pas. Il est probable que l'excitation publique et surtout l'alarme des chevaliers eurent une grande influence sur sa décision. Cicéron avait le plus grand nombre de ses relations dans cette classe de riches financiers, qui avaient des origines aussi modestes et des mœurs peu différentes des siennes, et dont beaucoup possédaient une culture très remarquable. Il était, entre autres, très lié avec Atticus, ce riche chevalier qui avait placé de si grands capitaux en Orient et qui s'occupait beaucoup d'histoire, d'archéologie, de philosophie. Son frère cadet, Quintus Cicéron, qui était venu habiter avec lui à Rome, avait même épousé la sœur d'Atticus, Pomponia. Il est donc probable que, croyant lui aussi le danger très grave, Cicéron céda aux pressions des amis de Pompée et voulut rendre service en même temps à Pompée, à la république, et à ses amis les chevaliers, en prononçant en faveur de la loi un grand discours fort habile. A son public de riches marchands, de sénateurs usuriers, de fermiers aisés, d'artisans, il sut dire que l'ancien royaume de Pergame était la province la plus riche de l'empire, que les plus beaux revenus du trésor venaient d'Asie ; que les capitaux des publicains, des marchands, des particuliers étaient placés là-bas, et qu'ainsi c'était le devoir de toutes les classes de défendre cette province jusqu'à la mort[6]. César, qui avait l'intention de se présenter à l'édilité pour l'année 65, et qui redoublait de zèle pour se rendre populaire, soutint aussi la loi, et elle fut approuvée malgré la fureur de Crassus. Pompée en reçut la nouvelle en Cilicie, où il avait pris ses quartiers d'hiver, et il prépara immédiatement la guerre.

On était au printemps de 66. Toujours favorisé par la fortune, Pompée avait été chargé de tuer un homme déjà blessé à mort. Mithridate s'était brouillé avec Tigrane, qui le soupçonnait de pousser ses fils à se révolter pour mettre sur le trône d'Arménie un allié plus soumis ; et séparé de Tigrane, ne possédant plus que trente mille hommes environ et quelques milliers de cavaliers[7], il n'avait plus qu'un espoir, bien faible du reste ; c'était que Phraatès, le nouveau roi des Parthes qui avait succédé à Arsace, viendrait à son aide. Mais Pompée se hâta d'envoyer une ambassade à ce roi pour lui persuader de faire plutôt la guerre à Tigrane[8] et délibéra d'en finir au plus vite avec l'ancien roi du Pont, pour couper court à toutes ces intrigues. Toute pressante que fût cette nécessité, Pompée avait néanmoins une chose très délicate à accomplir auparavant ; relever de son commandement Lucullus, qui s'obstinait à rester au milieu de ses légions désobéissantes. Laissant les trois légions de Marcius en Cilicie[9], il s'avança avec un gros corps d'armée qui devait servir en même temps à faire la guerre à Mithridate et à persuader Lucullus de la nécessité de se soumettre. Le jeune favori de la fortune dans l'insolence de son succès approchait du vieux héros, aigri par tant de déceptions. Bien des gens dans les deux camps attendaient avec anxiété, ne sachant pas comment iraient les choses dans cette rencontre ; des amis communs s'interposèrent afin que tout s'accomplit avec dignité et sans scandale, et enfin on. put amener les deux généraux à avoir une entrevue à Danala, en Galatie[10]. L'entrevue débuta bien par des compliments réciproques ; mais bientôt Lucullus, qui n'avait jamais été habile diplomate, se prit à soutenir une thèse impossible. Pompée selon lui n'avait autre chose à faire qu'à retourner à Rome, car il avait lui-même terminé la guerre. De part et d'autre on s'échauffa ; et l'entrevue se termina par des injures[11]. Lucullus s'entêta encore à émettre des décrets et à distribuer les terres de la Galatie qu'il avait conquise, cherchant ainsi à faire croire aux autres et à s'imaginer lui-même qu'il n'allait pas céder ; mais Pompée n'eut pas de peine à lui prendre tous ses soldats, sauf seize cents qu'il lui laissa pour l'accompagner en Italie.

Avec une armée qui n'était guère que de trente mille hommes[12]. Pompée envahit le Pont. Imitant ce que Lucullus avait fait contre lui pendant la campagne de 74[13], Mithridate chercha d'abord à entraver le ravitaillement de l'ennemi par des escarmouches ; mais quand il eut perdu une partie de sa cavalerie dans une embuscade, quand Pompée eut réussi à se faire une voie de ravitaillement rapide et sûre par l'Acélisène, il dut passer de l'offensive à la défensive et se retrancher dans une forte position à Dasteira. Pompée alors ordonna aux légions de Cilicie de venir le rejoindre. Mithridate comprit qu'il allait être bientôt cerné par des forces écrasantes[14], et une nuit il fila sans qu'on l'aperçût à côté du camp romain, comptant atteindre l'Euphrate, le passer, se retirer en Arménie, où il essaierait de continuer la guerre. Mais Pompée le poursuivit, l'atteignit au bout de trois jours et lui infligea une grave défaite[15]. Mithridate réussit cependant encore à se sauver, et avec les débris de son armée il gagna Sinoria, la plus forte de ses citadelles sur les confins de l'Arménie ; il y prit une grosse somme d'argent, donna à ses soldats un an de paie, leur distribua une grande partie de ses autres richesses et envoya demander l'hospitalité à Tigrane, roi d'Arménie. Puis, ne pouvant attendre la réponse à Sinoria, où il était trop près de l'ennemi, il repartit avec une faible escorte et, recrutant des soldats le long du chemin, il remonta jusqu'aux sources la rive droite de l'Euphrate, redescendit ensuite dans la Colchide qui, au milieu du désordre des dernières années, était redevenue presque indépendante ; il la traversa et s'arrêta à Dioscuriade, la dernière ville grecque de la côte qui avait été fondée au pied du Caucase[16].

Pompée, qui dans sa campagne contre Mithridate avait accompli son chef-d'œuvre de stratégie, ne pouvait poursuivre cette bande de fuyards à travers la montagne avec toute son armée. Il n'y avait pas d'inconvénient à remettre l'invasion de la Colchide à l'année suivante, car Mithridate y était cerné et pris comme dans un piège. Il ne pouvait revenir en Arménie ; il ne pouvait s'enfuir sur la mer qu'occupait l'escadre romaine ; il ne pouvait non plus se réfugier en Crimée, où régnait son fils Macharès, devenu l'ami des Romains et dont le séparaient d'ailleurs les populations barbares du Caucase qu'il n'avait pas pu réduire, même au temps de sa plus grande puissance. Pompée préféra donc se tourner du côté de l'Arménie et il la conquit sans peine. Tandis que Pompée luttait contre Mithridate, Tigrane avait été attaqué par Phraatès et par son fils rebelle ; mais Phraatès s'étant bientôt retiré, le fils, effrayé de rester seul, demanda à Pompée son appui. Tigrane chercha à lutter ; mais quand il sut que Pompée se préparait à l'attaquer, il fit enchaîner les envoyés de Mithridate, mit sa tète à prix et se rendit seul, à pied, dans une attitude et une mise très humble, au camp romain. Pompée lui fit bon accueil, le rassura, lui rendit tous les domaines héréditaires de sa famille, le réconcilia avec son fils à qui il donna la Sophène ; puis il lui donna le titre d'ami et d'allié du peuple romain et exigea qu'il payât six mille talents, environ vingt-huit millions, à lui-même ; cinquante drachmes à chaque soldat, mille à chaque centurion, dix mille à chaque tribun militaire[17]. Puis il conduisit ses troupes prendre leurs quartiers d'hiver au nord, sur les bords du Cirus, à la frontière de l'Arménie ; et, pour préparer l'invasion de la Colchique, il entra en relations avec les Albanes qui habitaient le Cirvan et le Daghestan et avec les Ibères de la Géorgie. Mais Pompée se trompait en croyant Mithridate vaincu. L'indomptable vieillard avait, lui aussi, fait des démarches auprès des Ibères et des Albanes et les avait amenés à lui venir en aide pour un dernier effort contre Rome. Au mois de décembre les légions qui avaient pris leurs quartiers d'hiver sur les bords du Cirus furent attaqués à l'improviste par les Albanes. La tentative échoua ; l'attaque fut repoussée, et Pompée, toujours favorisé par la fortune, fut ainsi averti à bon marché qu'il fallait être plus prudent avec ces Barbares[18].

 

 

 



[1] PLUTARQUE, Pompée, 29 ; APPIEN, Sic., VI, 2 ; FLORUS, III, 7 ; DION, 329, 1, 2 (Gros).

[2] CICÉRON, Pro lege Man., 2.

[3] PLUTARQUE, Pompée, 30 ; APPIEN, Mithr., 97 ; DION, 36, 40-41.

[4] PLUTARQUE, Pompée, 30 ; CICÉRON, Pro lege Man., XVII, 52.

[5] G. BOISSIER, Cicéron et ses amis, Paris, 1902, p. 44, a très bien remarqué que Cicéron, jusqu'à l'âge de quarante ans, ne fut que ce que nous appelons un avocat. Je crois au contraire qu'il se trompe, en supposant que ce fût un fait constant et général que l'éloquence judiciaire menât à tout. C'était au contraire, je crois, une exception jusqu'à cette époque. Cicéron fut le premier qui arriva aux grandes charges sans richesse et sans noblesse, par la renommée littéraire.

[6] Voyez en particulier le chapitre vu du discours Pro lege Manilia.

[7] APPIEN, Mithr., 97 ; PLUTARQUE, Pompée, 32.

[8] REINACH, M. E., 382. RAWLINSON, S. O. M., 443.

[9] Cela résulte d'un passage de DION CASSIUS, XXXVI, 46.

[10] STRABON, XII, V, 2 (567).

[11] DION CASSIUS, XXXVI, 44 ; PLUTARQUE, Pomp., 31 ; Luc., 36.

[12] C'est du moins le chiffre donné par DION CASSIUS, XXXVI, 45. REINACH, M. E., 382, n. 2, compte 60.000 hommes dans l'armée de Pompée en se basant sur les sommes d'argent distribuées aux soldats à la fin de la guerre ; mais MOMMSEN (R. G., III, 416, 117) a émis des doutes sur l'exactitude de ces sommes et sur leur répartition. En outre ce chiffre donné par Reinach serait relui de tous les soldats qui prirent part aux guerres d'Orient et qui survécurent, et non pas le chiffre des soldats qui firent cette première guerre. Il faut se souvenir que les trois légions de Cilicie n'y étaient pas.

[13] DION CASSIUS, XXXVI, 45. On voit aussi dans APPIEN, Mithr., 98, 99, mais d'une façon moins nette, que ce fut là le caractère de la guerre.

[14] APPIEN, Mith., 99 sans nommer Dasteira, fait certainement allusion à cette position dont parle STRABON, XII, III, 28 (555). Voyez DION CASSIUS, XXXVI, 46, où le pays appelé improprement Anaitide est certainement l'Acelisène, comme cela résulte d'un passage de STRABON, XI, XIV, 16 (532).

[15] APPIEN, Mithr., 100 ; TITE-LIVE, Épit., 101 ; DION CASSIUS, XXXVI, 47. Chacun d'entre eux toutefois raconte la bataille d'une façon différente.

[16] REINACH, M. E., 387 et suiv.

[17] APPIEN, Mith., 104. Cinquante drachmes équivalent à environ trente-huit francs, mille à environ huit cents francs, et dix mille à huit mille francs, sans tenir compte de la valeur plus grande que les métaux précieux avaient alors.

[18] Voyez REINACH, M. E., 388-394.