GRANDEUR ET DÉCADENCE DE ROME

 

TOME I. — LA CONQUÊTE

CHAPITRE XI. — LA CHUTE DE LUCULLUS.

 

 

Cette même année, Quintus Metellus allait gouverner la Crète comme proconsul, et César, élu questeur[1], commençait sa carrière politique comme un des plus distingués parmi les jeunes champions du parti populaire. Son intelligence, son éloquence, sa distinction, sa naissance, lui attiraient des sympathies dans toutes les classes, même parmi les conservateurs éclairés. D'ailleurs, bien que nous ne sachions pas exactement quelles étaient alors ses idées politiques, nous pouvons d'après son rang, son caractère, ses actes, supposer avec vraisemblance que ce n'étaient pas des idées à lui aliéner les esprits sérieux et modérés des différents partis. César — il est impossible de comprendre son rôle dans l'histoire de Rome et sa vie extraordinaire, sans avoir bien saisi ce côté de son caractère — César n'était pas un de ces hommes d'action au tempérament impulsif, à l'imagination déréglée, à l'orgueil violent et cruel, qui se précipitent au milieu des dangers au hasard, sans les voir. C'était au contraire un jeune homme très élégant, très à la mode, aimable, magnifique et prodigue, de santé délicate, vif, nerveux, ambitieux, avide de jouir et d'agir, très bien doué pour toutes les formes de l'activité intellectuelle. Au milieu des distractions d'une vie élégante et un peu débauchée, il avait su devenir un des plus éminents orateurs de son temps[2] ; il s'était adonné avec passion à. l'étude de l'astronomie scientifique créée environ un siècle auparavant par Hipparque, et qui avait depuis fait de si grands progrès en Asie et en Égypte[3] ; il étudiait probablement sur les textes grecs la tactique et la stratégie ; il affinait son goût du beau et du magnifique pour devenir un grand organisateur de fêtes et un constructeur de monuments. C'était vraiment une belle intelligence, vive, souple, assez bien équilibrée malgré sa nervosité délicate ; un artiste et un savant au fond, qui, par sa souplesse et son activité, devait bien réussir aussi dans la politique et la guerre. Un tel homme devait naturellement pencher en politique pour des doctrines moyennes, d'autant plus qu'il vivait dans les hautes classes, c'est-à-dire dans un milieu où par scepticisme et par intérêt les exagérations de la démagogie n'étaient pas beaucoup prisées. On peut donc se faire une idée assez vraisemblable de ces doctrines moyennes, professées alors par César, surtout si l'on envisage de près certaines influences de la pensée grecque sur les classes cultivées de son temps. Sans doute César vivait à une de ces rares époques d'anarchie idéale où chacun peut suivre son penchant et où toutes les écoles philosophiques, artistiques, littéraires, trouvent des adeptes. Le monde intellectuel de l'Italie se composait alors presque entièrement d'amateurs appartenant aux hautes classes ; et comme il n'y avait à Rome ni écoles publiques, ni traditions intellectuelles, ni aucune organisation officielle du savoir, tous les courants de la pensée grecque s'y précipitaient pour se choquer et se mêler avec violence comme dans un immense tourbillon ; le platonisme, l'épicurisme, le stoïcisme en philosophie ; le romantisme décadent des Alexandrins et le pur classicisme des Éoliens et des tragiques dans la poésie ; l'emphase du style asiatique et la pureté, l'élégance, la clarté de l'atticisme dans l'éloquence ; les raffinements compliqués de l'art gréco-asiatique ou gréco-égyptien et la sobriété archaïque de l'époque de Phidias. Toutefois, au milieu de ce désordre, on remarque un courant qui, de plus en plus large et fort, entraînait la grande majorité des esprits ; c'est le courant classique, l'admiration et l'imitation de la Grèce de Sophocle, de Démosthène, de Phidias, de Platon, de Périclès, d'Aristote. En politique, en littérature, dans les arts, ce siècle tend évidemment de plus en plus à se modeler sur la Grèce classique des villes indépendantes, des petites démocraties agitées, des arts municipaux, des littératures écrites dans le dialecte, des écoles privées de philosophie encyclopédique, plutôt que sur la vaste Hellade cosmopolite des grandes monarchies bureaucratiques fondées en Asie et en Afrique par Alexandre, avec sa langue commune, sa littérature et son art protégés par la cour, ses établissements royaux d'enseignement, son goût pour les sciences spéciales et les philosophies à caractère moral. L'influence grandissante de Cicéron remettait en honneur Démosthène et ramenait l'éloquence de la profusion asiatique d'Hortensius à la sobriété classique. Dans les arts on délaissait tellement l'école de Rhodes et toutes les écoles asiatiques pour l'art de Phidias, de Polyclète, de Scopas, de Praxitèle, de Lysippe, que le plus célèbre parmi les sculpteurs contemporains, Pasitèle, grec de l'Italie méridionale et citoyen romain, fondait une école de sculpture néo-attique pour exécuter des copies des œuvres antiques, et pour imiter dans des œuvres originales la belle et sobre élégance des grands modèles classiques. En politique on reprenait volontiers la théorie formulée par Aristote d'un gouvernement qui concilie les principes de ]a monarchie, de l'aristocratie et de la démocratie[4]. D'après cette théorie, qui est une des idées fondamentales de la politique d'Aristote, le peuple doit posséder assez d'autorité pour ne pas être opprimé par les grands ; les familles riches et nobles doivent jouir d'une puissance considérable, mais à condition de s'en servir pour le bien commun, et en donnant l'exemple des vertus civiques ; un magistrat, si cela est nécessaire, peut dominer tous les autres à titre de président investi de grands pouvoirs, mais à condition qu'il soit choisi parmi les meilleurs citoyens de la république, qu'il gouverne selon les lois et qu'il les observe lui-même tout le premier, la loi devant être le véritable souverain impersonnel de la république. Sans ce contrepoids nécessaire de principes opposés, la démocratie dégénérerait en démagogie, l'aristocratie en oligarchie, la monarchie en despotisme asiatique, le pire de tous les gouvernements et qui pouvait convenir aux populations énervées de l'Orient, mais non à la noble race des Hellènes. Ces théories d'Aristote, que Polybe avait reprises en étudiant la société romaine de l'époque de Scipion Émilien, se répandaient de plus en plus et semblaient devoir concilier les traditions antimonarchiques et aristocratiques de l'histoire de Rome, les nouveaux courants démocratiques, et l'espoir de voir finir les difficultés politiques au milieu desquelles la république se débattait depuis cinquante ans.

Il est probable que César penchait alors, comme presque tous les nobles appartenant au parti populaire, vers des idées de conciliation entre l'aristocratie et la démocratie semblables à celle d'Aristote et de Polybe ; qu'il rêvait d'une république libre et conquérante, artiste et cultivée comme Athènes, mais plus étendue et plus puissante, et qui, gouvernée par une aristocratie énergique, sans préjugés de caste et sans esprit de tradition, fit de l'Italie, avec l'aide de la classe moyenne, la métropole de la force, de la richesse, de l'art, de la science, de l'éloquence, de la liberté. A défaut d'inclination, l'intérêt lui aurait du reste imposé beaucoup de modération. Sa fortune personnelle ne suffisait point aux dépenses considérables qu'entraînait la vie politique ; et César était depuis quelque temps forcé d'emprunter beaucoup d'argent. Comme sa famille avait de grandes relations dans l'ordre des chevaliers, il ne lui était pas difficile de faire des dettes, car beaucoup de ces riches publicains prêtaient volontiers à ce jeune neveu de Marius, à qui tout le monde prédisait un grand avenir, même s'ils n'étaient pas bien sûrs de recouvrer leur argent. Au fond ces emprunts aux hommes politiques étaient, pour les riches financiers, une corruption cachée, un moyen adroit pour acquérir de l'influence sur le gouvernement, tout en restant étrangers aux luttes des partis. Mais César ne pouvait compter sur le puissant appui financier des chevaliers, que s'il conservait leur confiance ; et il l'aurait perdue, cette confiance, s'il se fût trop compromis avec le mouvement démagogique et révolutionnaire, qui allait commencer.

En effet il ne fit presque rien dans sa questure, tant qu'il resta à Rome, se bornant à prodiguer des hommages aux mânes de son oncle, hommages qui pouvaient être considérés comme des actes révolutionnaires au point de vue du strict droit, car Marius avait été proscrit, mais qui lui attiraient les sympathies universelles. Tout le monde reconnaissait que le héros de Champs Raudiens méritait d'être mis au nombre des grands personnages historiques, à cette place d'honneur que la haine des partis lui avait enlevée. Ainsi ayant perdu dans cette même année, sa femme et sa tante, la veuve de Marius, César osa porter les statues du vainqueur des Cimbres dans la procession funèbre[5]. Puis il partit pour l'Espagne, comme questeur du préteur Antistius Vetus[6]. Pompée, au contraire, restait à Rome, pour y travailler à la ruine de Lucullus, qui au printemps s'était jeté dans l'Arménie avec sa témérité habituelle, traînant après lui sa petite armée mécontente, fatiguée, savamment travaillée par les officiers amis de Pompée. Parmi ces traîtres, qui semaient l'esprit de révolte dans les légions, il y avait même un beau-frère de Lucullus, Publius Clodius, jeune homme de famille noble et pauvre, qui, comme tant d'autres comptait s'enrichir dans la politique[7]. Lucullus était donc trahi par sa famille même ; et cependant il se risquait dans une aventure terrible, il essayait de conquérir, toujours avec sa petite armée, un autre empire immense. Était-il aveuglé à tel point par le succès qu'il ignorait toutes ces intrigues et marchait au bord de l'abîme sans le voir ? La chose ne serait pas en elle-même impossible ; mais comme le peu de documents que nous possédons sur cette campagne ne nous permettent d'expliquer la conduite de Lucullus que par des hypothèses, il y a lieu de proposer une autre explication. Il se peut que Lucullus, se doutant de la mauvaise volonté de ses officiers et n'osant pas la réprimer par des actes de sévérité, ait résolu d'aller au-devant du danger avec sa hardiesse habituelle, et d'étouffer le mécontentement de son armée par un succès aussi éclatant que la conquête de l'Arménie. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'il avança à grandes journées jusqu'au plateau du lac de Van, où il trouva les armées de Mithridate et de Tigrane réunies. Mais cette fois les deux alliés avaient pris le parti d'attendre, bien retranchés, dans un camp fortifié à la romaine, sur le haut d'une colline, que l'hiver précoce d'Arménie contraignît l'armée romaine à une retraite désastreuse. Lucullus, après de vaines tentatives pour livrer bataille, chercha à obliger l'ennemi à se déplacer, en marchant lui-même sur Artassata, la capitale. Tigrane en effet, craignant de voir son harem et ses trésors tomber aux mains de Lucullus, se décida à lever le camp, suivit Lucullus, essaya de lui barrer le passage de l'Arsaniade. Sur les bords de fleuve eut lieu une bataille, dans la quelle le roi arménien essuya une nouvelle défaite[8]. Un autre général s'en serait tenu là et se serait arrêté à l'approche de l'automne ; Lucullus, au contraire, comme un joueur enragé qui risque tout de suite son gain pour le double, résolut de profiter de sa victoire pour frapper sans délai au cœur même l'empire de Tigrane, et marcha sur la capitale. Les nouvelles de Rome avaient-elles contribué à lui faire jouer cet extrême coup d'audace ? La chose est probable, car sa situation à Rome était fort compromise. L'agitation populaire qui avait sommeillé depuis l'an 70, se rallumait ; la gêne excitait toutes les passions démagogiques ; l'Italie commençait à vivre dans un état de fermentation violente, où tout acte ou proposition de loi vexant les riches et les grands était sûr de la faveur populaire. La lutte contre un conservateur et un aristocrate de vieille race comme Lucullus devenait facile à Pompée, malgré les grandes choses que Lucullus avait faites en Orient. Après des efforts très pénibles, les amis du proconsul étaient arrivés à ce que la commission chargée d'organiser le gouvernement du Pont fût composée de personnes qui lui fussent dévouées et ils y avaient même fait entrer son frère Marcus ; mais ils avaient dû céder à Pompée et à l'opinion publique sur un autre point très important en lui enlevant pour l'année suivante le gouverne,. ment de la Cilicie. Il est vrai que, comme petite compensation, ils avaient donné la Cilicie à un beau-frère de Lucullus, qui était consul cette année-là, Quintus Marcius Rex, dans l'espoir que le conquérant du Pont continuerait à gouverner la province par l'entremise de son beau-frère ; mais la lutte devenait chaque jour plus âpre pour le parti de Lucullus, et Pompée, soutenu par l'opinion publique, gagnait sans cesse du terrain, malgré l'opposition de Crassus. La prise d'Artassata, la conquête définitive de l'Arménie auraient pu seules ranimer le courage dans son parti et. arrêter les attaques des ennemis. Lucullus, bien que l'automne approchât, ordonna à ses légions d'avancer sur Artassata ; et une fois encore, par un effort suprême de sa sévérité redoutable, il ébranla les légions à bout de patience... L'armée se mit en route ; mais pour peu de temps ; quand l'automne d'Arménie commença à faire sentir ses froids précoces, les soldats se révoltèrent et refusèrent d'avancer. Comme presque tous les officiers soutenaient la sédition — plusieurs l'avaient même excitée, — Lucullus dut céder et reconduire son armée, probablement au mois d'octobre, en Mésopotamie.

Cette retraite était un premier grand succès de la coterie de Pompée. Malheureusement pour Lucullus, ce premier échec en entraîna d'autres beaucoup plus graves. Une fois en Mésopotamie, Clodius, résolu à en venir aux grands moyens, profita d'une absence de Lucullus pour provoquer une révolte générale des légions en leur dépeignant les heureux loisirs des soldats de Pompée[9]. Lucullus se hâta de revenir, et Clodius fut contraint de s'enfuir ; mais ces révoltes et ces luttes avaient redonné courage à un homme que l'on avait cru trop tôt disparu, Mithridate, qui, tout à coup, vers la fin de l'année 68, envahit le Pont avec une petite armée de huit mille soldats. y souleva les paysans, et réussit à enfermer à Cabire le légat que Lucullus y avait laissé. Lucullus aurait voulu courir à son secours, mais les légions refusèrent de se mettre en marche avant le printemps de 67. Ce fut Triarius, l'amiral de Lucullus, qui débarqua des renforts dans le Pont et délivra le légat enfermé dans Cabire. Malheureusement il ne parvint pas à chasser Mithridate du Pont et il dut prendre ses quartiers d'hiver en face de l'armée ennemie à Gaziure, au cœur même du Pont, pendant que les soldats de Lucullus s'occupaient de commerce et de réjouissances, comme si la tranquillité eût régné partout et que leurs compagnons n'eussent pas couru un grand danger[10].

Ces nouvelles arrivèrent à Rome, parait-ii, vers la fin de l'an 68, et ne firent qu'augmenter l'excitation publique déjà grande. La situation était des plus bizarres. La crise économique augmentait ; les partis et les coteries luttaient avec acharnement et s'infligeaient des échecs, mais sans jamais obtenir de succès définitifs, de sorte que toutes les questions traînaient sans arriver à aucune solution ; tout le monde était également irrité, exaspéré, mécontent. Ainsi les conservateurs se plaignaient de la tournure qu'avaient prise les événements en Orient ; Pompée et sa coterie n'étaient nullement satisfaits des succès remportés. Malgré tout Crassus restait le plus fort des deux au Sénat ; et Pompée ne pouvait plus se flatter d'obtenir par un sénatus-consulte les pouvoirs retirés à Lucullus. Il aurait fallu s'adresser directement aux tribus, demander au peuple ce que le Sénat refusait, enlever la position par un de ces coups de main dans les comices, dont les partis étaient depuis longtemps coutumiers, quand ils se sentaient les plus forts. Mais le résultat d'une pareille tentative paraissait probablement trop incertain à Pompée. Il avait pour lui la plèbe ; mais celle-ci, bien que nombreuse, était désorganisée, tandis que les sénateurs et les chevaliers avaient une grande influence dans les votes. Il ne pouvait donc pas être sûr de maîtriser les comices par la seule force de sa popularité ; et il n'osait se risquer, bien qu'il cherchât à augmenter sa popularité par tous les moyens. C'est très probablement d'accord avec lui et sur son conseil qu'un de ses anciens questeurs, Caius Cornélius, homme honnête mais borné, élu tribun du peuple pour l'an 67, préparait deux rogations extrêmement populaires ; une loi interdisant aux citoyens romains de prêter de l'argent dans les provinces, pour soulager la crise financière de l'Italie et arrêter l'exportation du capital ; une loi qui enlevait aux sénateurs, pour le donner au peuple, le droit de dispenser de l'observance d'une loi. Mais toutes ces menées ne lui auraient probablement pas servi à grand'chose si un événement inattendu n'eût dérangé tous les calculs, en donnant un autre cours aux luttes des partis, aux intrigues de Pompée et à l'agitation populaire. Une disette terrible survint pendant l'hiver.

Les hommes ont toujours besoin d'imputer leurs malheurs à la méchanceté d'autrui. Cette fois, pour le peuple, la cause de la disette, ce furent les pirates qui interceptaient en mer les expéditions du blé, le Sénat et les magistrats qui depuis tant d'années n'avaient su nettoyer les mers, et aussi Lucullus dont le général Triarius, envoyé avec une flotte dans la mer Égée, n'avait rien fait et avait laissé, sous ses yeux mêmes, le pirate Athénodore saccager Délos. L'irritation contre le Senat et son inactivité, qui avait tant contribué aux victoires populaires de l'an 70, éclata de nouveau. Proposées au milieu de cette excitation, les deux lois de Gaius Cornélius provoquèrent de véritables émeutes ; les luttes à main armée sur le forum recommencèrent ; on semblait revenu aux temps qui avaient précédé la guerre sociale et la révolution de Marius. Mais Pompée comprit vite que toutes les questions de politique intérieure et extérieure allaient être écartées pour faire place à la question du pain ; et que s'il consultait les comices sur cette question, il en obtiendrait toutes les réponses qu'il désirait. Renonçant pour le moment à ses projets sur l'Orient, il fit proposer aux comices par un de ses clients, Aulus Gabirius, homme d'origine obscure et de fortune médiocre, qui était tribun du peuple, une loi d'après laquelle le peuple élirait parmi les sénateurs de rang consulaire un dictateur des mers pour faire la guerre aux pirates. Ce dictateur des mœurs aurait une flotte de deux cents navires, une grosse armée, six mille talents, quinze légats et une autorité proconsulaire absolue pendant trois ans sur toute la Méditerranée et sur les côtes jusqu'à cinquante milles du rivage, avec en surplus le pouvoir de recruter des soldats et de recueillir de l'argent dans toutes les provinces[11]. Son plan était fort ingénieux. Il pensait faire approuver facilement cette loi par le peuple affamé ; or, s'il réussissait à diminuer la disette, il grandirait tellement dans l'admiration populaire qu'il pourrait se passer à l'avenir de l'approbation du Sénat pour ses projets, réduire Crassus à l'impuissance, et obtenir des comices tout ce qu'il voulait, même le remplacement de Lucullus. En effet la première partie de ses prévisions se réalisa tout de suite. Le parti conservateur essaya de combattre le projet, redoutant que cette dictature de la mer, une fois confiée à Pompée, ne menaçât les commandements de Lucullus et de Metellus ; mais le peuple exaspéré par la disette sortit de son indifférence habituelle, en vint à de grands désordres et menaça de se révolter, si la loi n'était pas approuvée ; puis finit par investir Pompée de pouvoirs encore plus étendus que ceux que Gabinius avait d'abord proposés. Il fut autorisé à enrôler une armée de cent vingt mille hommes et de cinq mille cavaliers, à former une flotte de cinq cents navires et à nommer vingt-quatre légats[12].

César, revenu depuis peu d'Espagne, était au nombre de ceux qui avaient soutenu la proposition de Gabinius. La loi était trop populaire pour qu'il pût la combattre. Mais s'il voulait plaire au peuple, il était en même temps si préoccupé de se faire le plus grand nombre possible d'amis parmi les grands et les riches que cette même année il épousa la belle et riche Pompéia, fille de Quintus Pompéius Rufus, aristocrate et conservateur à outrance, tué en 88 par les partisans de Marius, et de Cornélia, fille de Sylla[13]. Le neveu de Marius épousant la nièce de Sylla, et la fille d'une victime de la révolution populaire, est bien une preuve de ce que durent les haines politiques ; et aussi la preuve des illusions que César se faisait encore à ce moment[14]. Comme les mariages des nobles n'étaient plus à Rome que des moyens pour conserver ou augmenter l'influence politique, il est probable que César n'aurait pas épousé Pompéia s'il n'avait voulu s'assurer par cette alliance l'appui de la grande noblesse conservatrice. Ce riche mariage lui donnait du crédit auprès des chevaliers, le liait à beaucoup de sénateurs très influents, faisait oublier au parti de Sylla l'origine et le passé trop démocratique de César ; si la conciliation entre les conservateurs et le parti populaire, commencée en 70, continuait, César pourrait un jour être soutenu par le peuple et par la partie la meilleure des classes conservatrices. Ce mariage, en somme, devait servir à mettre en pratique, au profit de César, le programme aristotélique de conciliation entre la démocratie et la noblesse, et il démontre que César n'était alors nullement préoccupé par les luttes entre les conservateurs et le parti populaire. Il ne les jugeait pas susceptibles de compromettre l'œuvre de pacification entre les classes et les partis, qui se poursuivait depuis la mort de Sylla.

Cependant au commencement du printemps de 67 les opérations militaires recommencèrent. Lucullus se porta au secours de Triarius, et Pompée alla recruter, non pas cent vingt mille soldats, mais une petite armée ; non pas cinq cents navires, comme il en avait eu d'abord l'intention, mais deux cent soixante-dix, c'est-à-dire tout ce qu'il trouva dans les ports des alliés[15]. Il les distribua à ses nombreux légats, choisis parmi les hommes le plus en vue des hautes classes et aussi du parti conservateur[16], et il chargea chacun d'eux de nettoyer une partie de la Méditerranée. Un de ces légats était Marcus Terentius Varron. Il était facile au peuple de Rome de faire des lois et d'ordonner de rassembler de grandes flottes ; mais les bateaux n'existaient pas, tant on avait négligé la marine. Lucullus apprit en route que Triarius, soit qu'il eût été mal informé ou qu'il eût eu l'ambition de vaincre seul, avait livré bataille et avait été défait à Gaziure en subissant de grandes pertes[17]. Lucullus demanda du renfort à son beau-frère Marcius, gouverneur de Cilicie, et se porta rapidement au secours de Triarius ; mais quand il eût rejoint Mithridate, il s'efforça en vain de l'amener à livrer bataille et ne put effacer par une victoire l'impression produite par la défaite de son général. Pompée, au contraire, en peu de temps menait à bien cette entreprise que tout le monde considérait comme terrible. Dans une ville aussi impressionnable que Rome et à une époque de trouble, on avait pu considérer les pirates comme des ennemis formidables ; mais leur force consistait toute dans l'insouciance de Rome, car la Crète était le seul pays où ils eussent une sorte de gouvernement militaire, que du reste Quintus Metellus était en train de combattre depuis un an. Les bandes étaient faibles et n'avaient aucune organisation, depuis que leur puissant protecteur Mithridate était tombé. La nouvelle qu'on avait nommé à Rome un dictateur de la mer, et que l'on faisait des armements considérables, se répandit vite sur toutes les côtes et effraya beaucoup les petites bandes déjà découragées par la destruction du royaume du Pont ; l'épouvante grandit à la suite des premières captures et des premiers supplices. Le rusé Pompée, qui voulait un succès rapide, durable ou non, profita adroitement de ce moment de découragement et de panique. Après les premiers supplices il s'adoucit tout à. coup, il pardonna à. ceux qui se rendaient, il les envoya repeupler telle ou telle ville dévastée. Cette conduite prêtait à de graves critiques qui en réalité ne furent pas épargnées à Pompée par les conservateurs de Rome ; car, d'après les lois et les traditions romaines, il était abominable et presque criminel de traiter avec une telle douceur des pirates. Mais Pompée, fort de l'appui populaire, ne visa qu'au succès immédiat sans se soucier beaucoup des traditions de cruauté si chères encore à la noblesse. Bientôt rassurés par cette sorte d'amnistie, les pirates vinrent spontanément de partout livrer leurs flottilles et leurs armes aux généraux romains[18] ; pendant quelque temps la mer devint plus sûre et Pompée fut salué à Rome comme le héros merveilleux qui, par un coup de foudre, avait annihilé un ennemi aussi formidable. En réalité il n'avait pas fait grand'chose car bientôt, quand l'épouvante qu'inspirait le dictateur de la mer fut passée, les pirates armèrent de nouveau leurs bateaux et recommencèrent à écumer les mers[19].

Lucullus, au contraire, qui avait véritablement détruit pour jamais une grande monarchie, se vit privé de tout le fruit de son labeur. Quand on apprit à Rome la défaite de Triarius, la cohorte bruyante des amis de Pompée se remit à faire campagne devant le peuple contre Lucullus, et Gabinius proposa une nouvelle loi qui lui enlevait le commandement de la guerre contre Mithridate et les provinces du Pont et de la Cilicie, qui donnait ces provinces au consul Marcius Acilius Glabrion, congédiait les légions de Fimbria, et menaçait de la confiscation ceux qui désobéiraient[20]. L'opposition populaire était trop forte, et le Sénat dut cette fois laisser approuver la loi. Bientôt Lucullus se trouva dans une situation terrible. Marcius, ne voulant pas se compromettre pour son beau-frère, lui refusa le renfort demandé, en prétextant que les soldats ne voulaient pas marcher[21]. Le bruit courait que Tigrane s'avançait avec une grosse armée pour se joindre à Mithridate[22] ; le proconsul d'Asie rendit public l'édit qui rappelait Lucullus[23]. Lucullus ne voulut pas encore céder à la mauvaise fortune, et sans prendre garde aux décrets il marcha sur Tigrane, espérant le surprendre en route, l'empêcher de s'unir à Mithridate, lui infliger une défaite qui donnerait une nouvelle tournure aux événements. Mais cet effort désespéré fut le dernier. Pendant la marche ses troupes lasses et subornées se révoltèrent, et s'appuyant sur la loi de rappel refusèrent de suivre celui qui n'était plus leur général. Alors Lucullus se rendit compte brusquement qu'il avait exaspéré ses soldats par une absurde extravagance de rigueurs ; il vit son tort, et, avec sa vivacité ordinaire, il voulut le réparer. Il alla visiter dans leurs tentes ses soldats, leur parla doucement, supplia les chefs de la révolte, prit leurs mains dans les siennes. Ce fut en vain. Les soldats déclarèrent qu'ils attendraient jusqu'à la fin de l'été, et qu'alors, si l'ennemi ne s'était pas présenté, ils s'en iraient, ceux qui avaient leur congé chez eux, les autres auprès du consul Glabrion. Lucullus dut céder à la fortune. Bientôt, tandis que Mithridate refaisait la conquête de son royaume et que Tigrane saccageait la Cappadoce, celui qui, deux années auparavant, avait dominé l'Asie comme un second Alexandre, devint dans son camp le jouet et la risée des soldats[24].

Cette chute bizarre et soudaine termina la carrière politique et militaire de Lucullus. Mais pendant les six ans qu'il resta en Orient il avait fait une révolution dans la politique romaine, dont il serait difficile d'exagérer l'importance, car elle fut immense. Son rôle dans l'histoire de Rome est si analogue à celui de Napoléon dans l'histoire de l'Europe, que Lucullus pourrait être défini le Napoléon du dernier siècle de la république. Il avait trouvé la politique extérieure de la république romaine à peu près dans les conditions où Napoléon trouva celle de l'Europe à la fin du dix-huitième siècle ; c'est-à-dire embarrassée par des traditions de lenteur, paralysée par une irrésolution qui s'épouvantait des ombres et reculait devant tout obstacle un peu sérieux, habituée à traîner en longueur toutes les questions au lieu de les résoudre, à piétiner sur place au lieu de marcher, à intriguer et à temporiser au lieu d'agir ; ayant un respect presque sacré pour tout ce qui existait et une peur extrême de toucher à l'ordre de choses établi ; préférant toujours les négociations diplomatiques à la guerre ; ne sachant jamais exploiter à fond un succès et accomplir un effort décisif ; préférant toujours les compromis qui pouvaient résoudre les questions aussitôt et sans grand effort, même au risque de les compliquer davantage dans un avenir peu lointain. Cette politique ne manquait pas de sagesse ; mais elle s'était à la fin épuisée par son exagération. Lucullus la révolutionna sur tous les points, comme dix-huit siècles plus tard Napoléon ; il substitua, autant qu'il put, la guerre à la diplomatie comme moyen de trancher les grandes difficultés de la politique orientale ; il remplaça les intrigues interminables et savantes des négociations par l'impression de ses campagnes rapidement menées, de ses attaques inattendues, de ses victoires éclatantes ; la souplesse des compromis par l'effort violent pour se rendre maître de la situation dans tout l'Orient, éblouissant et épouvantant tous les États par une suite de guerres audacieuses. Cette politique, comme celle de Napoléon, eut un grand succès, car elle rétablissait l'équilibre entre la vieille politique du Sénat devenue inutile, et les circonstances trop changées ; et comme elle était destinée à rendre de grands services, tant qu'elle ne se serait pas épuisée à son tour par son exagération, elle trouva tout de suite des imitateurs. Pompée et César seront les deux grands élèves de Lucullus, qui iront récolter dans le champ semé par celui-ci. Mais Lucullus ne devait avoir que le rôle, glorieux niais triste, du précurseur qui partage tous les risques et ne jouit que des premiers bénéfices. Sa chute néanmoins ne fut pas seulement l'effet des intrigues de Pompée. Celui-ci aurait échoué dans sa lutte si Lucullus n'eut offert aux coups de ses ennemis un point faible. C'est cette cause dernière de la chute de Lucullus qui donne à ce malheur individuel l'importance d'un événement historique. Par un effort de génie ce noble de vieille race, cet ancien disciple de Rutilius Rufus, cet ami dévoué et désintéressé de Sylla, avait pu s'affranchir du lourd esclavage des traditions et de l'esprit de caste en devenant le créateur du nouvel impérialisme ; mais il était resté l'aristocrate inflexible du bon vieux temps dans la conception de ses devoirs de général, vis-à-vis des soldats. Cette contradiction l'a perdu. Au nouvel impérialisme il fallait d'autres généraux, que ceux qui avaient commandé les légions dans les deux premières guerres puniques, car les soldats aussi avaient trop changé. On ne pouvait plus les traiter avec la sévérité ancienne, les soumettre à la discipline de jadis. Lucullus ne le comprit que trop tard ; et tous ses grands mérites furent impuissants à le sauver d'une des plus cruelles humiliations qu'ait reçues un général romain. Sa chute est le dernier insuccès de la restauration aristocratique tentée par Sylla. Parce qu'il était resté fidèle aux vieilles mœurs et aux vieilles idées dans ce qu'elles avaient de plus noble et de plus grand, le plus noble et le plus grand des amis de Sylla devait céder à d'autres la continuation et la gloire de la nouvelle politique qu'il avait créée, en risquant sa fortune et sa vie.

 

 

 



[1] PLUTARQUE, Cæsar, 5 ; VELLEIUS, II, XLIII, 4. En ce qui concerne la date de son élection, voyez DRUMANN, G. R., III, 140.

[2] CICÉRON, Brutus, 72, 252 ; SUÉTONE, Cæsar, 55 ; QUINTILIEN, I. O., X, I, 114 ; TACITE, De Or., 21 ; PLUTARQUE, Cæsar, 3.

[3] MACROBE, Sat., I, 16 ; PLINE, XVIII, XXV, 214.

[4] Nous verrons plus loin, dans le second volume, qu'il ne serait pas possible d'expliquer le grand succès qu'eut le De republica de Cicéron en l'an 52 sans admettre que ces idées étaient depuis longtemps populaires dans les classes élevées.

[5] SUÉTONE, Cæsar, 6 ; PLUTARQUE, Cæsar, 5.

[6] PLUTARQUE, Cæsar, 5 ; SUÉTONE, Cæsar, 7.

[7] Que Clodius ait été l'instrument de Pompée, cela résulte non seulement de ce que dit PLUTARQUE (Lucullus, 34) ; mais aussi de la vraisemblance des choses. C'est pour Pompée seulement qu'il pouvait s'exposer ainsi ; et il ne devait pas être le seul.

[8] REINACH, M. E., 366, 367.

[9] REINACH, M. E., 369 et suiv.

[10] SALLUSTE, Hist., 5, fr. 9 (Maurenbrecher) ; REINACH, M. E., 370 et suiv.

[11] DION, XXXVI, 21 ; PLUTARQUE, Pompée, 25 ; APPIEN, Mithr., 94 ; VELLEIUS, II, 31.

[12] DION CASSIUS, XXXVI, 22-35 ; PLUTARQUE, Pompée, 26, 27 ; APPIEN, Mithr., 94. Les chiffres que donnent ces auteurs pour les forces assignées 9. Pompée ne diffèrent qu'en apparence, comme on le verra plus loin ; mais il n'en est pas de même pour le nombre des légats ; APPIEN, Mithr., 95, et FLORUS, III, 6, leur donnent des noms différents. Voyez DRUMANN, G. R., IV, 407, n. 36.

[13] PLUTARQUE, Cæsar, 4 ; SUÉTONE, 6 ; DRUMANN, G, R., III, 142 ; IV, 311, 314.

[14] DRUMANN, III, 142, se trompe en pensant que César par ce mariage voulait créer des liens entre Pompée et lui. Le tableau généalogique établi par DRUMANN lui-même nous montre que Pompéia n'était pas parente de Pompée.

[15] KROMAYER, Phil., LVI, 429 et suiv., me parait ainsi justifier d'une façon ingénieuse les chiffres discordants donnés par PLUTARQUE, Pompée, 26, et APPIEN, Mithr., 94, au sujet de la flotte de Pompée.

[16] APPIEN, Mithr., 96 ; FLORUS, III, 6 ; DRUMANN, G. R., IV, 408.

[17] APPIEN, Mithr., 89 ; PLUTARQUE, Luc., 35 ; CICÉRON, Pro lege Man., IX, 25.

[18] APPIEN, Mithr., 96, porte un jugement bref mais exact sur ce semblant de guerre, dont la rapidité même avec laquelle elle fut terminée indique la facilité. Voyez DION CASSIUS, XXXVI, 35, et aussi KROMAYER, Phil., LVI, 430. PLUTARQUE, Pompée, 27, 28, en fait une narration un peu exagérée.

[19] DRUMANN, G. R., IV, 413.

[20] SALLUSTE, Hist., 5, fr. 13 (Maurenbrecher) ; APPIEN, Mithr., 90. De ce passage d'APPIEN et de celui de PLUTARQUE, Luc., 35, que confirme DION CASSIUS, XXXVI, 330, fr. 14 (Gros) et d'après lequel les légions se révoltèrent pendant la marche sur Tigrane en prétendant que Lucullus n'était plus leur général, il me semble que l'ou peut conclure que cette seconde loi Gabinia fut votée après la défaite de Triarius et par suite après la première loi. APPIEN se trompe évidemment en prétendant que ce fut le Sénat qui fit tout.

[21] SALLUSTE, Hist., 5, fr. 15 (Maurenbrecher).

[22] DION CASSIUS, XXXVI, 330, fr. 14 (Gros).

[23] APPIEN, Mithr., 90 ; DION, XXXVI, 330, fr. 14 (Gros).

[24] PLUTARQUE, Luc., 35.