Si les classes riches sont si souvent battues par les partis démocratiques, c'est que dans la lutte elles ne savent presque jamais choisir leurs chefs. L'esprit de jalousie, d'orgueil et de mépris mutuel qui les divise les fait agir très souvent contre leur propre intérêt, même quand le danger est le plus pressant. Ainsi, tandis que la révolution était maîtresse à Rome avec Marius, ce fut seulement par hasard que les conservateurs trouvèrent un champion en Sylla. Sylla avait été jusqu'alors un de ces hommes supérieurs, mais solitaires, que l'on rencontre souvent dans la noblesse, quand un régime aristocratique se décompose ; trop intelligent et cultivé pour conserver les vieux préjugés de sa classe et ne pas comprendre la fatale nécessité de sa décadence ; trop orgueilleux et trop sérieux pour chercher les honneurs au prix des bassesses et des sottises dont dépend presque toujours le succès politique dans une démocratie ; trop énergique, trop cupide de richesses pour rester oisif ; trop sceptique et sensuel ; trop indifférent à ce que l'on appelle le bien et le mal ; trop avide de jouissances sensuelles et intellectuelles pour jamais sacrifier son intérêt ou son plaisir à n'importe quelle cause ou principe idéal. Il avait fait jusqu'alors plutôt de la guerre que de la politique, aimant mieux combattre les Cimbres ou la révolte des Italiques que servir dans Rome Fun ou l'autre des deux partis ; et, tout en se rattachant par son origine et ses relations plutôt au parti conservateur qu'au parti populaire, il ne s'était mêlé aux luttes politiques que le peu qu'il était nécessaire pour obtenir les magistratures et les commandements. Ainsi sa carrière avait été lente ; il avait plus de cinquante ans quand il arrivait, cette année-là, au consulat. Il est probable qu'il aurait encore longtemps laissé les conservateurs et le parti populaire se massacrer à l'envi, en méprisant les uns et les autres, si la révolution ne s'était tournée contre lui, pour lui ôter le commandement de la guerre contre Mithridate. Tout en se souciant fort peu des intérêts du parti conservateur, il ne voulait nullement céder à Marius cette guerre, où il comptait amasser de grandes richesses et conquérir une gloire éclatante ; il répondit donc aux sommations de Marius par un coup d'audace, qui fut la première révélation de son terrible génie ; il s'assura par des promesses de la fidélité de l'armée, marcha sur Rome et occupa la ville. Marius, surpris sans troupes par une attaque si imprévue, fut forcé de s'enfuir. Sylla resta maitre à Rome ; mais comme il voulait seulement conserver son commandement et non faire une contre-révolution au profit des conservateurs, il se comporta avec modération, ne poursuivit que douze chefs de la révolution, fit annuler les lois inconstitutionnelles de Sulpicius, laissa les élections pour l'année suivante se faire librement. Un conservateur, Cneus Octavius, fut élu avec Lucius Cornelius Cinna, qui passait pour démocrate. Sylla se borna à leur faire jurer qu'ils respecteraient les lois. Puis, au commencement de l'année 87, il se hâta d'aller à Brindes s'embarquer, avec cinq légions, quelques cohortes incomplètes et un peu de cavalerie, à peu près trente mille hommes en tout. Jamais une plus petite armée n'eut une plus grande tâche à accomplir. Mithridate en effet s'apprêtait à défendre avec urn grande énergie ses conquêtes, profitant de la supériorité écrasante de ses forces ; Archélaüs et Aristion, qui étaient déjà en Grèce à la tête d'armées considérables, retireraient toutes leurs troupes à Athènes et au Pirée pour s'y faire assiéger ; on préparerait en Asie une nouvelle armée ; on l'enverrait en Grèce écraser la petite armée romaine, déjà épuisée par le long siège d'Athènes. Ce plan était excellent, car, à peine débarqué en Épire avec ses trente mille hommes, Sylla dut descendre du nord, suivre l'ennemi qui se retirait jusqu'à la célèbre ville attique, commencer avec de petites forces un siège long et pénible, tandis que la flotte pontique allait intercepter les communications avec l'Italie et rendre l'approvisionnement difficile. Mais cette situation déjà si grave devint terrible quand le parti populaire se fut de nouveau emparé du gouvernement en Italie. Après le départ de Sylla, le consul China avait soulevé encore une fois la question des nouveaux citoyens qui voulaient être inscrits dans les trente-cinq tribus ; l'autre consul s'y était opposé ; tous les deux avaient armé des partisans et s'étaient battus dans les rues de Rome. Cinna à la fin avait été déposé et proscrit ; mais il était allé aussitôt lever le drapeau de la révolte dans les villes d'Italie, avait rassemblé des hommes, ramassé de l'argent, invité les Samnites qui étaient encore sous les armes à ne pas les déposer. Au milieu de ces préparatifs, Marius était revenu d'Afrique avec une petite troupe de Numides, et avait commencé à armer des hommes libres et des esclaves en Étrurie. Le Sénat avait essayé de prévenir une nouvelle guerre sociale en accordant le droit de cité à tous les Italiens qui n'avaient pas bénéficié des lois Julia et Plautia Papiria, à l'exception des Samnites et des Lucaniens encore en révolte. Mais le hasard ne donna pas cette fois un nouveau Sylla aux conservateurs ; Marius s'empara de Rome et se vengea de son rival et de cette noblesse qui n'avait jamais voulu l'admirer. Les têtes d'un grand nombre de nobles furent portées chez lui ou allèrent orner les rostres ; Sylla fut déclaré ennemi de la patrie et destitué ; sa maison à Rome fut rasée, ses villas dévastées, ses biens confisqués. La petite armée qui devait reconquérir le grand empire d'Orient était donc abandonnée, menacée même par Rome, alors que déjà décimée par les fatigues, les maladies, les combats, elle commençait à. souffrir de la disette. Si l'armée pontique arrivait au secours avant la capitulation de la ville, Sylla et ses légions étaient perdus sans retour. Mais dans cette situation terrible ce sceptique orgueilleux, ce sybarite raffiné, qui avait débuté dans la vie en refaisant sa fortune avec l'héritage d'une riche courtisane grecque, se dressa tout à coup comme le géant de cette terrible dissolution sociale, qui avait brisé tous les liens moraux entre les hommes ; géant affreux et admirable à la fois, érigeant dans cet immense désordre son propre salut en loi suprême, par un effort surhumain d'énergie sans scrupules. Pour se sauver et pour sauver son armée, il brisa tout sur son chemin, même les choses que les hommes vénèrent le plus. Pour faire les machines de guerre, il coupa les bosquets du Lycée et les platanes séculaires de l'Académie, à l'ombre desquels avait philosophé Platon. Pour payer et entretenir ses soldats, il établit dans le Péloponnèse une fabrique de monnaie ; il soumit la Grèce à des réquisitions terribles ; il pilla tous les temples, même les plus vénérés ; il convertit en pièces d'or et d'argent les trépieds, les vases, les bijoux, les objets d'art offerts aux dieux par tant de générations pieuses. Pour disputer à ses ennemis l'empire de la mer, il persuada un de ses jeunes officiers, Lucius Licinius Lucullus, d'essayer de se glisser avec six navires à travers la flotte pontique qui cernait la Grèce, et d'aller recruter des navires dans toute la Méditerranée. Pour tenir en haleine les soldats, il prit part à toutes leurs fatigues, accourut dans toutes les mêlées, conduisit en personne les colonnes d'attaque, distribua surtout l'or à ses troupes. Si Marius avait compris qu'à cette époque mercantile Rome ne pouvait plus recruter ses légions que dans la lie misérable de la population italique, Sylla comprit le premier que les nouvelles légions devaient être considérées et traitées comme de véritables milices mercenaires, retenues de longues années sous les armes, soumises à une discipline sévère, mais grassement payées. Cependant Athènes résista avec acharnement aux attaques de Sylla pendant toute l'année 87. Archélaüs était un excellent général ; et si le sort de la guerre eût dépendu entièrement de lui, Sylla aurait peut-être succombé. Mais l'armée de secours qui venait d'Asie dans l'automne de 87 n'arriva pas. Gênée par sa masse même, arrêtée souvent par la difficulté des approvisionnements et mal commandée, elle marchait lentement, si bien que le gouverneur de la Macédoine, Caïus Sentius Saturninus, put avec peu de forces lui barrer la route et la faire prendre par la mauvaise saison en Macédoine, où elle fut obligée d'hiverner pour attendre le printemps de 86. Sylla put ainsi profiter des mois d'hiver. Mais ce danger écarté, un autre plus grand surgit en Italie. Au commencement de l'année 86 Marius mourut ; mais sa mort ne termina nullement cette lutte si dangereuse pour le commandement de la guerre contre Mithridate qui depuis deux ans menaçait de compliquer par une guerre civile la crise terrible où Rome se débattait. Trop de causes poussaient le parti démocratique à ne pas laisser le soin de cette guerre à un homme tel que Sylla, qui n'était pas un conservateur à outrance, mais n'était pas non plus un ami déclaré du parti populaire. Trop d'hommes éminents du parti ambitionnaient des commandements dans cette guerre, et la nécessité de rehausser le prestige du nouveau gouvernement par des succès militaires s'imposait au parti de Gracchus et de Marius. Il s'attribuait déjà le mérite d'avoir sauvé l'Italie en refoulant les Cimbres et les Teutons ; il voulait aussi pouvoir revendiquer l'honneur d'avoir reconquis l'Asie. II accepta entièrement le legs des rancunes de Marius et traita Sylla en ennemi, chargeant le consul nommé à la place de Marius, Lucius Valerius Flaccus, d'aller à la tête de douze mille hommes relever de son commandement le général proscrit. Flaccus était un ardent démocrate, qui fit en même temps approuver une loi libérant tous les débiteurs des trois quarts de leurs dettes. Si Flaccus arrivait avant la capitulation d'Athènes, Sylla allait donc être pris entre les légions romaines et les armées de Mithridate... Mais les préparatifs de Flaccus prirent beaucoup de temps ; et le consul était encore en Italie quand Sylla, le 1er mars de l'an 86, réussit à s'emparer par un assaut désespéré, d'abord d'Athènes, ensuite du Pirée. Toutefois ce succès, bien qu'il encourageât les soldats, n'avait pas une importance décisive pour Sylla, car manquant de flotte le général romain ne put anéantir l'armée d'Archélaüs, qui se retira d'abord dans ]a péninsule de Munychie et se sauva ensuite tranquillement par mer avec tous ses soldats, allant rejoindre aux Thermopyles l'armée d'invasion. Après la prise d'Athènes Sylla avait donc toujours, comme auparavant, trois armées à combattre ; celle d'Archélaüs et l'armée de secours réunies, les légions de Flaccus qui avait débarqué en Épire. Sylla comprit qu'il était nécessaire de battre les armées pontiques avant l'arrivée du consul populaire ; et, bien que l'adversaire eût sur lui l'avantage du nombre, il se porta avec toutes ses forces à la rencontre d'Archélaüs, et le défit clans une grande bataille à Chéronée, en Béotie. Cette victoire, la première des armes romaines sur Mithridate, produisit une immense sensation dans tout l'empire et eut des conséquences beaucoup plus importantes que la prise d'Athènes, modifiant profondément la situation à l'avantage de Rome et de Sylla. Depuis quelque temps les classes riches de l'Asie, alarmées par les massacres de 88 et par la politique révolutionnaire de Mithridate, avaient commencé à intriguer pour Rome contre la domination pontique, profitant du mécontentement occasionné dans le peuple par les levées continuelles du roi. À la fin de l'année 87, Éphèse s'était déjà révoltée en faveur de Rome... La bataille de Chéronée venant, après cette révolte encourager partout le parti romanophile, ébranler encore la fidélité déjà chancelante des villes asiatiques, poussa Mithridate à relever son prestige, à raffermir sa fortune par quelque coup d'audace plus grand que les précédents. En effet, il se déclara ouvertement en Asie le roi de la révolution sociale, abolissant les dettes et donnant la liberté aux villes fidèles ; et il se prépara à envoyer une nouvelle armée envahir la Béotie et reconquérir la Grèce sous les ordres de Dorilas. Mais la conséquence la plus importante de la victoire de Chéronée fut qu'elle rendit possible une chose qui semblait être aussi difficile que nécessaire ; la paix entre Sylla et le parti démocratique. Flaccus, qui parait avoir été un homme raisonnable, à peine débarqué en Épire comprit qu'allumer une guerre civile quand Mithridate se préparait à lancer une armée nouvelle sur la Grèce ; que se disputer l'honneur d'en être le seul adversaire quand leurs forces réunies n'auraient peut-être pas suffi à le vaincre, était pure folie. De son côté Sylla, qui n'était point aveuglé par le succès ou par la haine politique, comprenait qu'il y avait trop d'audace à lutter à la fois contre le roi du Pont et l'armée du parti démocratique. Malheureusement Flaccus n'osant pas, à cause de la proscription, joindre les deux armées, Sylla dut se contenter d'un arrangement secret qui, sans rendre publique leur entente, faisait coopérer les armées à la guerre contre Mithridate ; Flaccus qui, comme consul, pouvait se faire prêter par les Byzantins leur flotte, irait porter la guerre en Asie ; Sylla resterait en Grèce pour y attendre Dorilas, qui approchait après avoir embarqué en Eubée dix mille hommes sauvés par Archélaüs après la bataille de Chéronée. Ce sage arrangement produisit de bons effets pour Rome, dont les armées remportèrent deux succès considérables avant la fin de l'année 86 Sylla attaqua et anéantit l'armée de Dorilas à Orchomène, puis il se retira en Thessalie pour y prendre ses quartiers d'hiver ; Flaccus envahit la Macédoine, refoula en Asie les derniers restes de l'armée politique, passa le Bosphore sur la flotte de Byzance. Tous les plans de Mithridate avaient échoué ; à la fin de 86, il n'avait pas remporté la revanche de Chéronée et il avait perdu définitivement ses conquêtes en Europe. L'armée du proconsul proscrit et celle du consul légal avaient coopéré à cet heureux résultat ; le mérite de Sylla était même beaucoup plus grand que celui de Flaccus. Si le parti démocratique avait été disposé à suivre en Italie la sage politique de Flaccus, à révoquer la proscription de Sylla et à accepter ses services à des conditions raisonnables, la crise épouvantable où l'empire avait paru sombrer serait vite venue à sa fin. Mais la situation politique de l'Italie rendait impossible cette solution trop heureuse. L'opposition conservatrice avait été presque entièrement détruite par la révolution ; un grand nombre de nobles et de riches avaient été tués ; les autres s'étaient sauvés auprès de Sylla ou dans les provinces éloignées ; la peur paralysait ceux qui étaient restés à Rome ; quant aux chevaliers, cette bourgeoisie de financiers et de marchands hésitait entre la peur d'une réaction conservatrice qui annulerait ses privilèges et la peur d'une révolution sociale, dont la réduction des dettes, approuvée en 86, pouvait être le principe. Le parti démocratique, fortement appuyé par la classe moyenne, se sentait trop sûr du pouvoir pour s'accorder avec Sylla, dont il se méfiait à cause de sa naissance, de ses relations, de son passé, de l'accueil amical qu'il avait fait à tant de conservateurs proscrits ou émigrés. La politique de Flaccus plaisait si peu aux démocrates que pendant l'hiver de 86 à 85 Fimbria, un de ses légats, qui était du parti populaire, ayant soupçonné les inclinations secrètes du général pour Sylla, réussit à ameuter les soldats, à le faire tuer, à se faire proclamer commandant en chef, détruisant par cette petite révolution militaire tout espoir d'accord. Sylla se trouva de nouveau dans une situation critique. Il ne pouvait laisser Fimbria achever la conquête de l'Asie, car après un succès si grand le parti démocratique, déjà si peu enclin à la paix, n'aurait plus renoncé à se débarrasser de lui et de son armée par une guerre. Il était d'ailleurs très dangereux d'attaquer Fimbria, car Mithridate, dont la puissance déclinait rapidement après les deux défaites de Chéronée et d'Orchomène, aurait repris courage si une guerre civile était venue à éclater sous ses yeux. Ce fut alors que ce géant de l'égoïsme, qui avait fait de son propre salut la loi suprême de la vie, prit une résolution extrêmement grave et audacieuse, et qui devait décider de toute sa carrière future, et exercer une influence terrible sur l'histoire de Rome pendant vingt ans. Ne pouvant lutter à la fois contre Fimbria et Mithridate, ne pouvant s'accorder avec Fimbria, il résolut de proposer à Mithridate de conclure la paix à des conditions raisonnables. Le moment était favorable, car la longue guerre et les dernières défaites avaient épuisé les ressources militaires et financières du roi du Pont, la Grèce était perdue et l'Asie presque toute en révolte. En lui offrant des terres et de l'argent, en lui faisant des promesses, Sylla corrompit Archélaüs, l'amena à lui livrer immédiatement sa flotte et le persuada de proposer en son nom à Mithridate des conditions de paix ; on reviendrait au statu quo de l'an 89 ; Mithridate conserverait tout son ancien royaume du Pont ; il recevrait le titre d'ami et d'allié du peuple romain ; il payerait à Sylla deux mille talents et livrerait un certain nombre de navires de guerre ; pour rendre sa retraite plus facile et moins honteuse, Sylla s'engageait même à accorder une amnistie aux villes rebelles d'Asie. Au point de vue des traditions politiques et militaires de Rome, cette paix était presque un crime de haute trahison. Ce roi, qui avait massacré cent mille Italiens et dévasté la plus belle province de l'empire, conservait son royaume, recevait le titre d'ami et d'allié, n'était châtié que par une petite contribution ! Mais la situation créée en Italie par un demi-siècle de luttes politiques et sociales était si affreuse que Sylla fut forcé à la fin de chercher son salut et celui de ses légions dans cette espèce d'alliance avec le massacreur des Italiens. Archélaüs se laissa gagner par Sylla, alla chez Mithridate, s'ingénia à le persuader... Mithridate, qui comprenait pour quelles raisons Sylla proposait des conditions si favorables, essaya tout d'abord d'en obtenir de meilleures, menaçant de conclure une alliance avec Fimbria. Mais Fimbria, qui devait justifier sa révolte par de grands exploits, entra en campagne au printemps de l'an 85, envahit l'Asie, remporta de brillants succès sur les armées de Mithridate, et s'empara de Pergame. Pendant ce temps Lucullus, qui avait à la fin réuni une flotte, parut sur les côtes d'Asie, excitant les villes à la révolte. A la fin Mithridate, qui voyait son armée se désorganiser et l'Asie lui échapper, se persuada qu'il lui serait plus facile de s'entendre avec Sylla qu'avec Fimbria. Il eut avec le général romain un entrevue à Dardanos, accepta le traité de paix, embarqua les débris de son armée et retourna dans son royaume. Débarrassé de Mithridate par cet accord, Sylla s'avança en Lydie au-devant de Fimbria et, profitant de la haine que son crime et sa rapacité avaient attiré sur l'ancien legatus de Flaccus, il soudoya son armée qui à son approche se débanda pour aller rejoindre le vainqueur de Chéronée et d'Orchomène. Fimbria en fut réduit à se tuer. Sylla restait donc le seul maître de l'Asie, à la tête d'une flotte nombreuse et d'une armée considérable, avec le Trésor rempli par l'indemnité de Mithridate. Ce n'était que justice, en réalité ; car Sylla avait réellement détruit la puissance de Mithridate et arraché au roi du Pont sa conquête par les victoires de Chéronée et d'Orchomène. Sans ces batailles Fimbria n'aurait pu ni s'emparer de Pergame, ni même entrer en Asie. Néanmoins il y avait une tache sur cette gloire, une cause de faiblesse dans cette puissance ; le traité de Dardanos, ce pardon accordé au nouvel Annibal de l'Orient, dont aucun parti, même ceux qui espéraient en bénéficier le plus, n'auraient osé reconnaître la nécessité, tant que Sylla ne serait pas le maître absolu de la situation. Sylla le comprenait si bien que, pendant les années 85 et 84, il ne se soucia plus que de deux choses ; lier à sa personne les légions et se réconcilier avec le parti démocratique ; conclure un arrangement amiable, qui lui permît de rentrer paisiblement en Italie pour y jouir des immenses richesses amassées pendant la guerre. A la condition qu'on approuverait tout ce qu'il avait fait en Orient, que l'on ne reviendrait plus sur le traité de Dardanos, il aurait abandonné à leur sortie parti conservateur et la noblesse, qui n'avaient rien fait pour lui au moment du danger. Mais cette méfiance universelle qui trouble si profondément les esprits pendant les crises révolutionnaires et qui complique d'une façon si terrible les luttes acharnées des partis rendit tout accord impossible. Beaucoup de nobles s'étaient réfugiés auprès de Sylla et l'excitaient à détruire le gouvernement démocratique ; dans tout l'empire, les restes du parti conservateur avaient repris courage après le grand triomphe de Sylla en qui ils espéraient trouver leur champion, l'homme qui répéterait contre le parti populaire l'audacieux coup d'État fait contre la révolution de Sulpicius en 87. Des intrigues, quelques conspirations avaient commencé ; certains jeunes hommes appartenant aux classes riches commencèrent à s'agiter. Sylla était un homme trop intelligent pour servir aveuglément aux rancunes de ce parti qui avait mérité ses malheurs par sa faiblesse ; mais ces menées nuisirent tout de même à Sylla et à ses pourparlers. Le gouvernement populaire, qui se méfiait de lui à cause de son passé, s'alarma ; la classe moyenne le soupçonna de vouloir ôter aux Italiques le droit de cité ; le parti démocratique s'acharna à prendre sa revanche sur le parti conservateur qui voulait s'attribuer le mérite de la conquête asiatique, en repoussant le traité de Dardanos. Non ; il ne reconnaîtrait jamais un traité aussi honteux ; il ne permettrait pas que Rome acceptât une humiliation aussi terrible ; la victoire sur Mithridate dont se vantaient les conservateurs était une trahison abominable ! Si la situation morale et politique de l'Italie rendait difficile un accord entre Sylla et le parti démocratique, la lutte des intérêts la rendit bientôt impossible. Les chevaliers, cette riche bourgeoisie parmi laquelle se recrutait la fleur des usuriers de l'Asie, avaient fini par devenir aussi puissants auprès du gouvernement démocratique qu'ils l'avaient été sous tous les gouvernements précédents, sauf certains moments où la haine générale contre les manieurs d'argent secouait d'une convulsion tout l'État et s'imposait à tous les partis. Mais la ploutocratie italique ne tarda pas à travailler contre Sylla, bien qu'il eût reconquis l'Asie, parce que celui-ci fut contraint par la force des choses à léser quelque peu ses intérêts. Comme l'invasion de Mithridate avait apporté le triomphe d'une révolution sociale et l'abolition de dettes, il était naturel qu'au rétablissement de l'autorité romaine succédât une réaction des classes riches. Mais Sylla chercha à modérer cette réaction ; il redonna leur valeur juridique aux traités conclus entre particuliers, et rétablit l'ancien ordre légal des dettes et des créances ; mais il abolit le fermage de la dime foncière décrété par Caïus Gracchus et décida que les impôts seraient levés par la province même. L'Asie avait été trop appauvrie par l'exploitation financière, la révolution et la guerre ; et Sylla qui, comme tous les nobles ruinés, détestait les manieurs d'argent, voulait aider la province, en la libérant de ses plus terribles exploiteurs, à payer la rançon de guerre qu'il lui avait imposée, une contribution extraordinaire de vingt mille talents et les tributs arriérés de cinq ans. Mais s'il se procurait le moyen d'entretenir par d'énormes présents la fidélité des légions, il s'aliénait les riches financiers italiens, dont beaucoup avaient été fermiers de la dime asiatique et espéraient le redevenir, une fois la révolution domptée. Les longs pourparlers n'aboutiraient donc à rien, bien que Sylla, toujours prudent, laissât passer toute l'année 84 ; et à la fin, au commencement de l'année 83, ayant laissé en Asie les deux légions de Fimbria, il dut reprendre le chemin du retour pour venir déclarer la guerre au parti démocratique qui s'obstinait à lui fermer le portes de l'Italie. Il apportait à l'Italie un trésor phis précieux que l'or de Mithridate et que les dépouilles do ;., temples de la Grèce ; les livres d'Aristote, qu'il avait volés dans la bibliothèque d'Apellicon, à Athènes. Il serait impossible dans ce court résumé d'exposer l'histoire détaillée de cette guerre civile. Il suffira de remarquer que le fait essentiel fut celui-ci ; Sylla. qui jusqu'alors n'avait représenté aucun parti, finit par devenir malgré lui le champion des conservateurs à outrance. A son arrivée, les restes du parti conservateur s'agitèrent de tous côtés, allèrent vers lui comme vers le sauveur attendu depuis longtemps, cherchèrent à l'amener à servir leurs intérêts. Quelques jeunes hommes trouvèrent aussi à la fin le courage d'agir ; Cneus Pompée, le fils du consul de l'an 89, appartenant à une famille noble très riche, qui recruta une petite armée dans le Picenum ; Manus Licinius Crassus, un autre jeune homme de grande famille, à qui la révolution avait tué un frère, et Metellus Pius, fils du Numidique, qui firent de même. Toutefois Sylla était décidé à ne pas se laisser entraîner par ce parti ; il s'efforça de rassurer les Italiques en déclarant qu'il ne reviendrait pas sur la grande mesure de l'émancipation de l'Italie ; il consentit encore à traiter avec le parti populaire, et accepta le Sénat comme conciliateur. Ce fut en vain. Les chefs du parti populaire qui, à l'exception de Sertorius, ne semblent pas avoir été des hommes supérieurs, se méfiaient trop de lui et espéraient pouvoir venir à bout de cette petite armée, avec l'aide de l'Italie, et ils rendirent toute entente impossible par une politique sans franchise ni union. A la fin, Sylla se décida à accepter les offres des conservateurs ; il confia des commandements importants à Cneus Pompée, à Marcus Crassus, à Metellus, et commença la guerre comme champion des proscrits et de la contre-révolution. En peu de temps, en agissant avec sa hardiesse habituelle, il réussit à dompter par l'or et par le fer l'immense désordre de cette société, où la révolution survenue après une longue dissolution sociale avait brisé tout lien moral entre les hommes. En répandant l'or, il détacha du parti démocratique un grand nombre de légions et d'hommes ; il découragea ceux qui résistaient à la corruption par les brillantes victoires qu'il remporta sur tous les chefs de l'armée démocratique, les tuant tous l'un après l'autre. Un seul, Sertorius, réussit à s'échapper en Espagne. C'est ainsi que Sylla renversa le gouvernement révolutionnaire et resta maître de l'Italie à la tête de son armée, sur les ruines du parti populaire et auprès du Sénat impuissant. Et alors ce sybarite orgueilleux, froid, insensible, qui, exaspéré par la lutte terrible où il avait failli périr, méprisait tout le genre humain, devint un bourreau. Il ne se laissa pas tromper par les hommages dont il fut l'objet après la victoire ; il comprit que ces mêmes conservateurs, à qui ses victoires avaient été si utiles et qu'il méprisait d'ailleurs autant que leurs ennemis, lui reprocheraient le traité de Dardanos, la mort de Fimbria, la guerre civile, et qu'ils le livreraient au parti démocratique s'il ne rétablissait l'ordre de façon à ce que personne n'osât plus revenir sur tout ce qu'il avait accompli en Italie et en Orient. Il imagina de se faire donner la dictature, et pour un temps indéfini le droit de vie et de mort sur les citoyens et pleins pouvoirs pour réformer la constitution. Il obtint facilement du Sénat, privé désormais de toute autorité, l'approbation de la lex Valeria, qui le faisait dictateur ; et, ainsi armé, il fit périr un grand nombre — cinq mille, dit-on — de ceux qui dans la génération précédente avaient favorisé le mouvement démocratique ; il poursuivit leurs familles, les appauvrit par des confiscations, rompit les mariages contractés entre leurs parents survivants et les familles influentes ; il décréta que les fils des proscrits n'exerceraient jamais aucune magistrature, et il châtia des villes entières, en leur infligeant des amendes, en démolissant les fortifications, en confisquant une partie du territoire public et privé, pour le distribuer ensuite à ses soldats qui s'établissaient en colons comme sur un territoire ennemi. Il n'y eut dans cette persécution ni scrupules, ni hésitations, ni merci, ni égards pour personne. Ses ennemis l'avaient trop haï et persécuté lui-même ; Sylla avait hâte de retrouver ses loisirs et ses voluptés, et il voulait en finir vite. Deux mille sept cents chevaliers et environ cent sénateurs furent mis à mort ; tous ceux qui avaient de quelque manière offensé le parti conservateur, ses préjugés, ses intérêts, risquèrent d'expier leur faute par la peine capitale. Malheureusement dans un pays ravagé déjà par le désordre d'une décomposition sociale qui durait depuis trente ans, cette réaction politique dégénéra bientôt en un pillage désordonné ; autour de Sylla se forma vite une bande hétérogène d'aventuriers qui, clans la folie contagieuse du pillage, perdirent tout scrupule, toute pudeur, tout sentiment d'honneur. Il y avait là des esclaves, des hommes libres, des plébéiens, des nobles pauvres, comme Lucius Domitius Ænobarbus et des nobles déjà riches, comme Marcus Crassus, qui volèrent ensemble d'immenses richesses en achetant pour rien ou à vil prix les biens des proscrits. Sylla ne pouvait rien faire pour arrêter le fléau qu'il avait déchaîné ; et, du reste, l'eût-il pu qu'il ne l'aurait pas voulu. Froid et impitoyable après la victoire comme dans le danger, il paraît s'être vengé dans sa grandeur, surtout, en méprisant à la fois les conservateurs et le parti populaire,. les riches et les pauvres, les Romains et les Italiques, les nobles, les financiers, les' plébéiens qui tous également tremblaient de peur devant lui. Il recevait avec indifférence dans sa splendide demeure les hommages des plus grands personnages de Rome qui, la haine au cœur, venaient saluer humblement l'arbitre de la vie et de la mort ; avec indifférence il voyait tout ce qu'il y avait de noble, d'illustre et d'élégant à Rome, les jeunes et les vieux représentants des grandes familles, les plus belles dames de l'aristocratie, se disputer les invitations à ses dîners somptueux où il trônait comme un roi, au milieu de ses chanteurs favoris, occupé seulement à manger et à boire et ne se souciant même pas de connaître le nom de ses innombrables invités[1] ; avec indifférence il laissait toute une foule d'ambitieux, d'avares, de scélérats se disputer le pas dans son atrium et obtenir facilement de son insouciance les terres, les maisons, les esclaves des condamnés, le pardon des proscrits de peu d'importance, la condamnation des innocents qui s'étaient attiré des haines pour des raisons privées ou par leurs richesses. Les parentés, les amitiés, les actions les plus innocentes, accomplies pendant la révolution, pouvaient devenir un tort et un crime capital, grâce à la lâcheté, à la haine et à la cupidité des dénonciateurs. Bien des gens furent ruinés ; beaucoup s'enfuirent chez les Barbares, en Espagne, en Mauritanie, auprès de Mithridate. Ceux qui ne parvinrent pas à se procurer la protection de quelque puissant ami de Sylla vécurent dans une angoisse continuelle. Le fils de ce Caïus Julius César, dont Marius avait épousé la sœur et qui était mort à Pise d'apoplexie quelques années auparavant, courut alors un grand danger. Le jeune homme qui, au tort d'être le neveu de Marius, avait ajouté la faute d'épouser la fille de Cinna reçut de Sylla l'ordre de répudier la belle Cornélie ; mais comme il était très passionné et qu'il aimait beaucoup sa jeune épouse, pour qui il avait refusé une riche héritière, Cossutia, il ne voulut pas céder. Il préféra se voir confisquer la dot de sa femme et l'héritage de son père, quitter Rome , risquer même d'être proscrit. Au bout de quelque temps d'ailleurs, par l'entremise de certains parents, Sylla lui pardonna[2]. Mais le parti populaire une fois détruit, il fallait l'empêcher de renaître. A cette fin Sylla, qui désormais était devenu le champion des conservateurs, essaya de faire une grande réforme de la constitution en appliquant le programme de Rutilius Rufus et les idées favorites des aristocrates qui, également opposés au parti populaire et à la classe capitaliste, croyaient possible et utile une restauration des anciennes institutions aristocratiques de l'époque agricole. Les conservateurs à outrance, qui avaient si peu lutté pour la conquête du pouvoir, virent tout à coup leur programme réalisé presque tout entier. Sylla abolit les distributions publiques du blé à Rome et la censure ; il éleva à huit le nombre des préteurs et à vingt celui des questeurs. Il enleva aux comices le droit de discuter les lois sans l'autorisation du Sénat. Il donna aux comices des centuries les droits qu'avaient les comices des tribus. Il défendit aux tribuns du peuple de proposer des lois et de prétendre aux magistratures supérieures, et ne leur laissa que le droit d'assistance[3]. Il décréta qu'on ne pourrait arriver aux magistratures que dans l'ordre légal et que les réélections ne seraient admises qu'au bout de dix ans. Il tenta d'enrayer l'augmentation des crimes en établissant un système de peines plus sévères pour les délits de violence et de fraude. Il libéra dix mille esclaves et les fit citoyens en choisissant les plus jeunes et les plus forts de ceux qui avaient appartenu aux proscrits. Il rendit aux sénateurs le pouvoir judiciaire et fit passer dans le Sénat trois cents chevaliers. Il cherchait en somme à détruire à la fois la puissance de la classe moyenne et celle des chevaliers en rétablissant avec peu de changements la constitution aristocratique qui était en vigueur au temps de la guerre punique, alors que la société italienne, rurale, aristocrate et guerrière, était une stratification parfaite des classes, ayant en haut une noblesse peu éclairée, mais disciplinée et puissante ; au-dessous le moyen peuple rural, soumis, patient, aisé, et content de son sort ; au-dessous encore, les esclaves, peu nombreux et dociles, que l'on traitait durement mais sans cruauté. Mais il restaurait cette constitution justement après que ces différentes couches s'étaient affaissées, rompues, pliées l'une sur l'autre, à la suite du mouvement d'affaissement de la noblesse, du soulèvement de la bourgeoisie, et du violent tremblement de terre de la révolution ; au moment même où les esclaves étaient excités à trahir leurs maitres proscrits et dans les bandes des amis du dictateur, les esclaves, les affranchis, les hommes de la classe moyenne, les nobles dévastaient ensemble et ensanglantaient l'Italie sans respecter aucune loi. Ce n'était pas une restauration aristocratique, car l'aristocratie romaine n'existait plus ; mais en Asie, comme en Italie, comme dans tout l'empire, c'était le triomphe orgiaque et sanguinaire d'une oligarchie d'assassins, d'esclaves, de nobles besogneux, d'aventuriers sans scrupules, d'usuriers rapaces, de soldats mercenaires, sur un vaste empire de millions d'opprimés qui, dans un accès de fureur, avaient essayé en vain de se révolter. L'impassible Sylla, de sa maison pleine de mimes, de chanteuses et de danseuses, et parée tous les soirs pour de somptueux banquets, contemplait avec indifférence ce triomphe qu'il n'avait pas recherché, mais dont il était cependant le premier auteur. Dès qu'il se crut en sûreté comme homme privé dans l'empire qu'il avait gouverné comme dictateur, il abdiqua cette dictature pour s'abandonner tout entier aux plaisirs et aux débauches qui finirent par l'user. Il ne tarda pas à mourir, au commencement de l'an 78. Sylla, il serait injuste de le nier, fut un dictateur sans ambitions, un républicain sincère qui s'empressa de quitter le pouvoir dès qu'il lui fut possible de le faire sans se perdre et ses amis avec lui. Mais les événements et aussi certains défauts lui firent jouer dans l'histoire un rôle moins splendide que celui que l'on aurait pu attendre de tant d'intelligence et d'énergie. Il n'avait ni grandes passions, ni idées sublimes, ni ce grain de divine folie et ce pouvoir d'exaltation par lesquels se révèle dans les grands esprits l'instinct-troublé et informe de l'avenir. Froid, indifférent à tout en dehors de son plaisir. tant qu'il ne fut pas obligé de prendre parti pour se défendre, il demeura impassible au milieu de la terrible lutte de classes qui se livrait autour de lui ; quand il dut à la fin prendre les armes et lutter, il fut simplement l'auteur d'une gigantesque opération de police pour rétablir l'ordre, qu'il médita avec beaucoup de clairvoyance et qu'il exécuta avec énergie. Cette opération de police était peut-être nécessaire pour sauver, à ce moment-là, l'empire et la civilisation antique de la destruction dont les menaçait la révolte désespérée de tant d'opprimés d'Italie et d'Asie ; mais sa valeur historique ne dépasse cependant pas celle de toutes les opérations de police. L'ordre, même dans l'État le mieux organisé, n'est qu'une fiction de justice et de sagesse ; une fiction que l'on peut comparer au champ qui a besoin d'être périodiquement fendu et retourné par la charrue pour que la force génératrice s'y renouvelle. La crise terrible de l'Italie était semblable au soc d'une charrue qui, pénétrant dans les entrailles de la vieille société, tournait et retournait les mottes, ramenait à la lumière celles qui étaient enfouies, réduisait en poudre celles qui s'étaient durcies au soleil pendant de longs mois, ouvrait de nouveaux pores pour les eaux du ciel, et réveillait, pour préparer une nouvelle moisson, les énergies génératrices de la vie. Marius, malgré les ambitions criminelles de sa vieillesse, contribua à ce renouveau vital en traçant les grandes lignes de la nouvelle organisation militaire de Rome et en travaillant à résoudre la question de l'émancipation de l'Italie. Sylla, au contraire, ne fit rien. Son œuvre fut encore plus contradictoire que celle des Gracques. Après s'être emparé du pouvoir en se servant de la grande force nouvelle de l'époque mercantile, la corruption ; prodiguant l'argent à ses amis et à ses ennemis, il voulut s'en servir pour restaurer les institutions politiques de l'époque agricole. Aussi son édifice de lois fut bientôt détruit comme une cabane de roseaux construite sur la plage et qu'emporte un coup de mistral. Il ne resta de lui que l'effroi causé par un personnage nouveau dans l'histoire de Rome, que les contemporains considérèrent comme créé par Sylla et qui n'était que la dernière apparition nécessaire de toutes les démocraties antiques ; le chef d'une soldatesque, tout puissant par l'or et par le fer. Ainsi finissaient ces temps orageux qui avaient commencé avec l'assassinat des Gracques. Au milieu de tant de ruines un événement capital s'était produit ; l'Italie osque, sabellique, ombrienne, latine, étrusque, grecque, gauloise s'était effondrée dans le passé. Au lieu d'une multitude de petites républiques fédérales, il y avait maintenant une nation italienne ; il y avait une agriculture, un commerce, des mœurs, une armée, une culture, un esprit italiens, communs désormais à une classe moyenne formée par toutes les populations de l'Italie, que l'ambition d'accroître leur puissance et leur richesse par les études, le trafic et les armes avait mêlées et fondues les unes dans les autres. |
[1] PLUTARQUE, Cal. U., 3 ; Syl., 34-36.
[2] SUÉTONE, Cæs., 1 ; PLUTARQUE, Cæs., 1. Je ne crois pas qu'on puisse attribuer de raison politique à ce premier acte de César, qui était alors très jeune et inconnu. Ce fut une belle imprudence juvénile qu'il commit par amour ou par orgueil, et voilà tout. Suétone et Plutarque ne sont pas d'accord sur cet épisode ; mais le récit de Suétone me parait plus vraisemblable, à l'exception de ce qui a trait à la dignité de Flamen Dialis ; tous deux se trompent sur ce point et la véritable explication nous est donnée par VELLEIUS PATERCULUS, II, 43. Le mot attribué à Sylla par Plutarque et Suétone, que sous César se cachaient plusieurs Marius, est certainement une fable.
[3] LANGE, R. A., III, 144 et suiv. CANTALUPI, M. S., 110 et suiv. Au sujet des controverses relatives à la réforme que Sylla fit de la puissance tribunitienne, voy. SUNDEN, De tribunitia potestate a L. Sulla imminuta quæstiones, Upsal, 1897.