Les jacobins soutenus par le directoire. — La Révellière contraire à Bonaparte. — Celui-ci offre sa démission, que celui-là veut qu'on accepte. — Bonaparte choisit ses compagnons de voyage. — On intrigue pour partir avec lui. — Ce qu'il me dit à ce sujet. — Charges qu'il veut me donner. — Je n'en accepte qu'une partie. — Je refuse de le suivre. — Il approuve mes raisons. — Maximes d'un financier d'alors, devenues communes. — Ce que me dit Barras. — Bonaparte quitte Paris. — Son allocution aux troupes. — Départ pour l'Égypte.Les nouvelles élections pour le renouvellement du corps législatif se firent sous l'empire d'une terreur au petit pied que l'on organisa dans l'intérieur du directoire. Il y eut des scissions dans presque tous les co114es électoraux, et, quelque pût être. le nombre minime des dissidents, on leur donna gain de cause partout où leurs choix s'arrêtèrent sur des jacobins. La réaction du moment était démagogique. Le directoire dut aussi congédier un de ses membres par l'effet. du sort, et encore cette fois on précisa le hasard ; la jonglerie pareille à celle qui, la première fois, renvoya Letourneur, mit hors de place François de Neufchâteau, qu'on dédommagea au moyen d'une indemnité de trois cent mille francs et du portefeuille de l'intérieur, dont on déposséda l'obscur Letourneux. Treilhard obtint les suffrages nécessaires et arriva à cette magistrature supérieure. Treilhard entra au directoire avec des opinions conformes à celles de ses quatre collègues, et dès ce moment il y eut véritablement homogénéité dans l'action du gouvernement. Bonaparte ne laissait plus reposer le pouvoir exécutif, tant son impatience était extrême d'entreprendre l'expédition projetée. La majorité du directoire ne demandait pas mieux que de le satisfaire, parce qu'ainsi on l'éloignerait sans éclat. Le seul La Révellière par amour-propre d'auteur, se montrait opposé à ce vaste projet. J'ai raconté par anticipation dans le premier volume, ou plutôt répété les propres paroles de Bonaparte, et fait connaître le dévolu que le directeur théophilanthrope avait jeté sur le général en chef de l’armée d'expédition pour l'amener à partager ses idées ridiculement religieuses. Bonaparte ayant repoussé avec sa raideur accoutumée cette tentative extravagante, La Révellière, dès ce moment, perdit l'amitié qu'il lui portait, le prit même en haine, et le contrecarra dans toutes les occasions. L'expédition d'Égypte en fut une majeure pour lui. Il chercha, tant qu'il put à la retarder, à l'entraver ; il chicana le plan dans son ensemble, dans ses détails, avec une acrimonie, une persistance qui mirent Bonaparte au désespoir. Je le voyais souvent revenir du directoire la rage dans l'âme, la colère peinte sur ses traits, maudissant les avocats, les parleurs, les théophilanthropes, et envoyant La Révellière aux cinq cent mille diables. Il ne digéra jamais la réplique de celui-ci à l'offre de sa démission, qu'impatienté il fit un jour au directoire. La Révellière, prenant la parole, dit vivement : Je suis loin qu'on vous la donne, général ; mais, si vous l'offrez, je suis d'avis qu'on l'accepte. Et, ajouta Bonaparte en me racontant. ceci le méchant pontife fit un geste comme pour m'offrir la plume qu'il tenait à la main ; je lui en aurais barbouillé le visage, si je ne m'étais retenu. Enfin, malgré la mauvaise volonté-de ce bossu, la victoire demeura à Bonaparte il eut pleine satisfaction sur tout ce qu'il voit.-lait. Je n'entrerai pas dans les détails historiques des préparatifs de cette entreprise gigantesque : on n'y destina cependant que trente-six mille hommes choisis, il est vrai, parmi l'élite de l'armée d'Italie ; mais il put y joindre un choix d'officiers, de savants, d'artistes, de gens de lettres. Il le fit avec soi intelligence accoutumée, ne s'entoura que de célébrités positives ou d'espérance, que la suite a pleinement réalisées, et que sa perspicacité devina. Ce fut un titre dès lors à l'estime publique que d'être appelé à partir avec Bonaparte, et ceci a reçu depuis la ratification du temps. On intriguait pour se faire désigner ; même les intrigants qui osaient se présenter avaient tous des qualités supérieures : les avidités vulgaires se rendirent justice cette fois en se tenant à l'écart, ou plutôt redoutèrent la profondeur du coup d'œil de Bonaparte qu'un homme médiocre n'a jamais trompé. Après avoir fait un tel éloge de ceux qui partirent, dois-je dire que je ne partis pas ? oui, sans doute, puisque sur ce point ma volonté s'accorda avec le désir extrême de Bonaparte. Quelque attachement que je lui portasse, je me croyais plus utile à ses intérêts en demeurant à Paris qu'en l'accompagnant outre-mer. Mon intimité avec Barras, qui paraissait se maintenir dans une perpétuité de directoire très-extraordinaire, me fournirait des occasions constantes de servir le général ; j'en étais si bien convaincu, que, s'il n'avait eu la même pensée, j'aurais lutté contre sa volonté : il vit comme moi. La foule des solliciteurs ne le laissait pas respirer, et, malgré son aisance à se débarrasser d'eux, il y avait des moments où il en était accablé. Un jour que, probablement de mauvaise humeur, il se retranchait en manière de fort inabordable dans l'entresol de son hôtel, rue de la Victoire, il m'aperçut dans le jardin, où je me promenais avec Joséphine, Hortense et madame de Montalembert ; il me fit signe de venir à lui.... A cette époque c'était déjà un ordre. Je quittai ces dames, et l'eus bientôt rejoint. BONAPARTE. Vous êtes un homme bien singulier. Quoi ! je ne vous ai pas sur les épaules ainsi que j'y ai les autres ! Quoi ! vous ne chantez pas perpétuellement à moi oreille l'antienne du jour : Citoyen général, faites que je parte avec vous. MOI. La raison en est simple ; c’est citoyen général, que je ne veux pas partir avec vous. BONAPARTE. Vous êtes le premier ; et par quelle raison, s'il vous plaît ? MOI. Ceux qui veulent vous suivre vous aiment dans eux ; je vous aime dans vous, voilà la différence. Ils veulent vous perdre de vue le moins possible, afin que vous pensiez à eux ; et moi je n'aurai pas besoin de vous voir pour penser à vous. En un mot, je veux, avec Talleyrand, Cambacérès, Ozun, et quelques autres, demeurer dans Paris pour soigner votre cause, pour faire qu'on ne vous oublie ni ne vous abandonne. Cette portion du rôle d'ami aura moins d'éclat et plus de réalité. Dès que j’eus achevé de parler, Bonaparte me serra la main, tandis que ses beaux yeux prirent, en s'attachant sur moi, une expression particulière ; puis il me dit : Oui, vous avez raison ; je serai suivi en majorité par de tendres égoïstes, et j'ai plus de profit à ce que mes vrais amis me soutiennent ici qu'à ce qu'ils viennent là-bas me tenir compagnie. Au demeurant, je ne vous cache pas que ce sacrifice que vous me faites, je vous l'aurais demandé ; je préfère que vous en ayez l'honneur, il vous donne des droits éternels de ma reconnaissance. Je n'emmène pas non plus Joséphine, poursuivit-il ; Paris est son élément, elle serait perdue en Égypte ; la sévérité des harems s’accommoderait mal de la liberté française. Je vais dans ce pays pour en respecter les Mœurs, et non pour les braver. Je trouverai tout simple que Mahomet soit le prophète de Dieu, et je ne voudrais pas donner à ces peuples le scandale du vagabondage à visage découvert de la femme du sultan Bonaparte. Joséphine donc ne me suivra pas. Mais, mon Dieu ! mon ami, que je me méfie de son caractère pendant mon absence ! que d’étourderies elle fera ! que de sottises on lui fera faire ! Je vous conjure vous réunir aux vrais amis que je laisse, pour obtenir d'elle quelque retenue. C'est une femme excellente, mais de cervelle, point. Je la recommanderai à madame de Montesson, que j'estime, et qui, certes, ne lui fera faute de bons avis. Cette recommandation m'était peu agréable ; je m'étais toujours éloigné de l'intérieur familier du général, sachant le péril qu'il y avait à se mêler trop avant de ses affaires intimes. Cela convenait davantage à Bourrienne, naturellement comméreur, et qui entendait à merveille cet art d'aller des uns aux autres, de tout savoir, de tout redire, sans en être trop éclaboussé ; aussi, dans cette circonstance, je répétai à Bonaparte ce que je lui avais déjà dit avant son départ pour l'Italie, que je le suppliais de ne me mettre aucunement en point de contact avec aucune personne de sa famille. Il ne convient pas, ajoutai-je, à un ami, de &immiscer dans les querelles ou dans ces tracas qui doivent nécessairement le mal mettre avec quelqu'un de ceux avec qui il vent vivre également bien. La veuve d'Orléans — et j'insistai sur le mot — peut mieux que moi remplir vos intentions ; il serait ridicule que je conseillasse votre femme, et odieux que je prisse le soin de la surveiller. Bonaparte répondit qu'il me laissait le maitre d'agir comme je l'entendrais, qu'il n'apprenait pas à connaître ma réserve de ce jour, et qu'il sentait qu'en effet je ne pouvais être convenablement ni le directeur ni le surveillant de Joséphine ; il dit : Elle fera des imprudences ; je crains aussi. que mes propres frères et sœurs ne s'en fassent trop accroire ; ils sont jeunes, on aura intérêt à les entraîner vers des étourderies, afin que leurs fautes retombent sur moi. Je n'espère que dans ma mère ; c'est une femme supérieure, remplie de sens et d'attachement pour nous tous ; elle tiendra la haute main tant que cela sera possible, mais on fera souvent l'école buissonnière. Nous passâmes ensuite à un autre sujet de-conversation, celui de ce qui aurait lieu pendant son absence. BONAPARTE. Mes ennemis, mes envieux, s'imaginent qu'ils auront leurs coudées franches ; je tâcherai, par mes actes, de les réduire au silence. Mon ami, vous m'avez vu faire des choses assez grandes ; eh bien, j'espère faire mieux. Il faut que je devienne un géant à la-manière des colosses de la Haute-Égypte. Oui, je mourrai vite, ou bien je ferai vivre ma mémoire longtemps. Il a si bien tenu parole, que ses prévisions sont, devenues simples au lieu de ridicules qu'elles devaient être, si tout autre les eût exprimées. Il me dicta ensuite le rôle que je jouerais, la manière de correspondre avec lui ; ïl me laissa la liste de onze personnes, auxquelles il se rattachait plus qu'à toutes les autres, et dont il me recommanda de cultiver la société. Je devais, surtout, ne rien négliger pour me maintenir en bonne intelligence avec Barras, dussé-je, ajouta-t-il, lui faire des concessions d'opinion qui me répugneraient. Je promis tout, mon désir de le contenter étant extrême. Je ressentais avec un noble orgueil la gloire qu'il y avait à être l’ami d'un grand homme, et Bonaparte l'était déjà. Cette conférence fut longue. Qu’il y avait d’importuns et d'avides qu’elle tourmentait ! car rien dans cette maison ne pouvait être caché. Dirai-je que ce même jour et le lendemain je reçu des propositions financières superbes ; que l’on m’offrit de quintupler ma fortune, si je voulais parler au général ? Un financier plus franc que ses confrères, et à qui, comme à eux, je répondais par un refus, me dit : A quelle époque croyez-vous être ? La digue de l’honneur est rompue ; il fait eau de toutes parts. Nous entrons dans une époque positive que je peindrai en mettant en prose le vers de Boileau : Quiconque deviendra riche sera tout ; époque où l'on sifflera la vertu stoïque, où les sages ne refuseront jamais un écu, et se vendront toujours pour deux au chef du gouvernement et à ses subordonnés. Ce sera à qui grossira le plus sa bourse, où l'on fera des gorges chaudes de ces pauvres diables qui s’accrocheront à la probité, où les voleurs en gros seront des personnages très-intéressants et où l’on ne se méfiera que de ceux qui refuseront de piller avec les autres. MOI. Vous faites là une belle part à cette époque nouvelle. LUI. Je la lui fais superbe, toute d'or. MOI. Mais les moyens de se les procurer ? LUI. Qu'importe. comment on arrive ? l'essentiel est d'arriver. Vous avez tort de refuser mes offres ; un peu plus tard on vous en fera un crime. MOI. Ce serait étrange ! LUI. Vous le verrez, et avouerez que je voyais bien en vous le prédisant. Cependant, quelque sombre que fût l'avenir que me présentait cet habile homme, que je ne nomme point, parce que je ne peux dire cet honnête homme, je m'opiniâtrai à ne rien accepter ni de lui ni de ses associés. Il en résulta que je passai pour dupe, ce qui à leurs yeux était bien plus honteux que d'être signalé fripon. Bonaparte cette fois ne me cacha pas le jour où il sortirait de Paris ; je sus qu'il comptait se mettre en route, et il s'y mit en effet, le. 3 mai 1798. Je pus l'embrasser à mon aise et le quitter le cœur navré. Dès que je reparus au directoire, je trouvai les cinq sires gais comme de francs écoliers séparés de leur pédagogue. Leurs manières étaient plus libres, plus lestes. On reconnaissait que le poids de Bonaparte présent ne les accablait plus. Barras me voyant soucieux Avez-vous tout perdu ? me demanda-t-il. MOI. Non, puisque vous me restez. Ce compliment lui fit plaisir ; il répliqua : On tâchera de vous dédommager de l'ab-sen ce du
héros ; elle sera longue. Reviendra-t-il ? qui le sait ? les chances de cette
expédition bout hasardeuses. L'Angleterre va tout tenter pour qu'elle échoue,
et, soit sur mer, soit sur terre, Bonaparte est en péril. Tout cela fut débité avec un aplomb, une tranquillité de visage et d'âme, qui me laissa pleinement connaître la joie qu'on avait d’être débarrassé. Le 19 mai, Bonaparte quitta Toulon, et commença son entreprise aventureuse. Voici de quelle manière il la fit pressentir aux militaires qui l'accompagnaient OFFICIERS ET SOLDATS, Il y a deux ans que je vins vous commander. A cette époque vous étiez dans la rivière de Gênes, dans la plus grande misère, manquant de tout, ayant sacrifié jusqu'à vos montres pour votre subsistance réciproque. Je vous promis de faire cesser vos misères. Je vous conduisis en Italie ; là tout vous fut accordé. Ne vous ai-je pas tenu parole ? Eh bien ! apprenez que vous n'avez pas encore assez fait pour la patrie, et que la patrie n'a pas encore assez fait pour vous. Je vais actuellement vous mener dans un pays où, par vos exploits futurs, vous surpasserez ceux qui étonnent aujourd'hui vos admirateurs, et rendrez à la patrie les services qu’elle a droit d'atteindre d'une armée d’invincibles. Je promets à chaque soldat qu'au retour de cette expédition il aura à sa disposition de quoi acheter six arpents de terre. Vous allez courir de nouveaux dangers, vous les partagerez avec vos frères les marins. Cette armée jusqu’ici ne s'est pas rendue redoutable à nos ennemis. Leurs exploits n'ont point égalé les vôtres. Les occasions leur ont manqué ; mais le courage des marins est égal au vôtre ; leur volonté est celle de triompher ; ils y parviendront avec vous. Communiquez-leur, cet esprit invisible qui partout, vous rendit victorieux, secondez leurs efforts, vivez à bord avec cette intelligence qui caractérise des hommes purement animés et voués au bien de la même cause. Ils ont, comme vous, acquis des droits à la reconnaissance nationale dans l'art difficile de la marine. Habituez-vous aux manœuvres de bord, devenez la terreur de vos ennemis de terre et de mer. Imitez en cela les soldats romains, qui surent à la fois battre Carthage en plaine et les Carthaginois sur leur flotte. Cette harangue, qu'il prononça lui-même, transporta l'armée d'enthousiasme ; elle le manifesta par ses acclamations ; chaque soldat s'élança plein de vigueur et d'allégresse vers le vaisseau qui devait l'emporter, et la conquête de l'Égypte devint certaine. FIN DU TROISIÈME VOLUME |