Lettre de Talleyrand à Joseph Bonaparte. — Napoléon est fâché de l'évènement de Rome. — Pourquoi ses prévisions. — Le jeu de vingt-un de Bonaparte. — Celui-ci va visiter les côtes de l'océan. — Dondeau successeur de Sotin à la police. — Bonaparte ne veut plus de la descente en Angleterre. — Causes qui lui font préférer l'expédition d'Égypte. — Comment il définit la patrie. — Développement de son plan pour l'avenir. — Le directoire le voit partir avec joie. — Entraves qu'il met à la paix générale. — La Suisse et Rapinat. — Réflexions qui naissent du sujet.La réponse du ministre des relations extérieures à la lettre de Joseph Bonaparte ne se fit pas attendre : elle portait ces mots : J'ai reçu, citoyen, la lettre déchirante que vous m'avez écrite sur les affreux événements qui se sont passés à Rome le 8 nivôse. On ne peut porter plus loin la perfidie et la lâche scélératesse. La république français e en tirera une réparation digne d'elle, soyez-en certain, et recevez de cette assurance la seule consolation qu'on peut offrir à celui qui a vu mourir à ses côtés, par la main de vils assassins, ses meilleurs amis, et les amis les plus intrépides de la république. Malgré le soin que vous avez mis à cacher tout ce qui vous est personnel dans cette horrible journée, vous n'avez pu nous laisser ignorer que vous avez manifesté au plus haut degré l'intrépidité, le sang-froid et cette intelligence à qui rien n'échappe, et que vous avez soutenu avec magnanimité l'honneur du nom français. Le directoire me charge de vous exprimer, de la manière la plus forte et la plus sensible, sa vive satisfaction sur toute votre conduite ; vous croirez aisément, j'espère, que je suis heureux d'être l’organe de ses sentiments. Salut et fraternité. Le ministre des relations extérieures, Signé CH. M. TALLEYRAND PÉRIGORD. Duphot devait épouser Pauline Bonaparte. Joseph, frère de celle-ci, avait obtenu depuis peu l'ambassade de Rome, sans aucune sollicitation de Napoléon, mais, dans l'intention du directoire, pour être agréable à celui-ci. Je n'entrerai pas dans des détails de l'expédition de Berthier, qui marcha droit à Rome sans rencontrer de résistance. On sait comment les brouillons de la ville sainte renversèrent l'autorité pontificale, et comment le pape, renvoyé de ses états, alla d'abord chercher une retraite en Toscane, d’où le directoire l'arracha plus tard pour le faire conduire prisonnier en France. Bonaparte, à la lecture de la lettre de Joseph, qu'on lui remit en original tandis que j'étais avec lui, fit un geste d'impatience. Allons, s'écria-t-il, on prend plaisir à détruire mon ouvrage, à semer en Europe de nouveaux éléments de guerre. Nous vaincrons le pape, c'est certain ; mais derrière lui il y aura vingt puissanc8, le grand Turc même ; car, enfin, les rois verront-ils de bon œil tant de républiques établies ? Ils se raviseront, s'entendront mieux, la conflagration deviendra universelle ; il faudra des généraux à l'est, ail midi, au nord, à l'ouest, partout. Qui vaincra ? qui sera battu ? Les uns monteront, les autres descendront ; les ambitions deviendront plus nombreuses, plus affamées. Vous verrez, mon cher, vous verrez ce qui en résultera. MOI. Que La Révellière mourra de joie d'en venir à ses fins contre le pape ; il y a là jalousie de tiare. BONAPARTE. Que Lucifer confonde cet imbécile, qu'on s'imagine être quelque chose ! Oui, certes, il poussera à la roue de tout son crédit ; le catholicisme deviendra notre ennemi implacable... Mille rois bien rossés ne seront jamais autant rancuneux et à craindre qu'un prêtre battu. Et l'enthousiasme religieux et le fanatisme du martyre, que deviendrons-nous si on va les réveiller en France et au dehors ? Je compris, à travers ces plaintes, je compris, dis-je, où le bât blessait le général ; il aurait voulu se donner le monopole de la guerre et des conquêtes, et que là où il ne serait pas il n'y eût aucun laurier à cueillir. Il redoutait qu'il s'élevât une réputation colossale à l'encontre de la sienne ; et c'était pour empêcher ceci qu'il avait tant travaillé à cimenter la paix. Il lui devenait pénible qu'une échauffourée remit en question une chose décidée, et il se fâchait contre le Saint-Siège, le directoire, son frère Joseph, et même contre l'infortuné Duphot, Ceci me rappelle qu'à cette époque, quelqu'un lui ayant, avec irréflexion, témoigné sa surprise de ce qu'il avait fait la paix lorsque les chances militaires étaient tout à son avantage, il répondit : Je jouais an vingt-un, j'avais vingt en main, je m'y suis tenu. Le mot était spirituel et plein de sens. Malheur à tout souverain, à tout gouvernement insatiable ; la fortune n'est pas toujours constante, et, au jeu que l'on joue avec elle, le plus heureux finit par être débanqué. Cette expédition de l'Angleterre, représentation théâtrale dont on amusait l'Europe, afin de cacher, en arrière d'elle, la véritable, qui se préparait contre l'Égypte, fut enrichie d'un nouvel acteur qui daigna entrer en lice. Bonaparte commença, le 10 février, une tournée sur une longue partie des côtes de l'Océan, étendue depuis Etaples, Ambleteuse, Boulogne, Calais, Dunkerque, jusqu'à Furnes, Newport, Ostende, et l’ile de Walchren. Il nous revint de tous ces lieux des témoignages de haute admiration concernant sa perspicacité extraordinaire ; on ne pouvait assez s'étonner de le voir descendre aux moindres détails sans rien négliger de l'ensemble ; il apercevait tout, le bien, le mal, les fautes les plus cachées ; on ne le trompait, ni sur les travaux du génie militaire, ni sur ceux dis entrepreneurs ; le matériel subissait une inspection ardue, tenace, investigatrice, qui ne laissait aucune voie ouverte à friponner ou à l'induire en erreur. Ce n'était pas tout, il causait encore de la marine en homme qui aurait fait des voyages de long cours ; de l'administration autant que s'il exit vieilli dans les fonctions municipales ; et, en outre, les savants, les jurisconsultes, les artistes, les hommes de lettres, ne le trouvaient étranger à aucune de leurs parties ; en un mot, il était déjà à cette époque ce que plus tard il parut sous la pourpre impériale. Le 22 il était de retour à Paris. Pendant son absence, ou un peu avant son départ, il y eut des mutations dans le ministère de la police. Sotin ne put demeurer dans son poste, véritablement trop fort pour lui ; ce ministre manquait d'énergie et de talents. La sûreté de Paris, en particulier, était compromise d'une manière effrayante, et chaque jour les attaques à main armée entre les jacobins et le reste de la jeunesse dorée de Fréron, les assassinats, les vols impudents, se renouvelaient. Sotin ne savait parer à aucun événement il se noyait dans les détails ; aussi Barras l'appelait-il étui de ministre, et non un ministre en personne, Il fallut le remplacer ; on l'envoya provisoirement ambassadeur auprès de la république ligurienne, et on mit à sa place le citoyen Dondeau. — Dondeau ! Qui est-ce ? chacun allait demandant. En6n, à force de recherches, on apprit que, maire à Douai, puis administrateur du département du Nord, il arrivait à la police sans aucun moyen pour en remplir les fonctions, mais. grâce aux intrigues de Merlin, qui s'opiniâtra à le mettre à ce lieu-11 ne put y rester non plus que Satin, et trois mois après Lecarlier, le régicide, l'évinça. La première fois que je vis Bonaparte après sa rentrée de son inspection des côtes, a me dit : Je renonce à une descente en. Angleterre ; ce serait un passage, et non un établissement ? Qu'y ferai-je ? la guerre en barbare, et elle serait nécessaire ; ainsi, ruiner, incendier Londres et les villes à commerce. Je ne veux pas recommencer Attila ; l'armée que j'y conduirais serait sacrifiée ; malgré les triomphes, il n'en rentrerait pas la dixième partie. Pourrait-on s'y établir ? non, l'époque des Normands est passée sans retour ; une tempête d'ailleurs peut tout empêcher, ou au moins tout compromettre ; ce serait exposer ma réputation à des chances possibles. Décidément, je n'irai pas là. — Vous préférerez donc tourner vers l'Afrique votre voile aventureuse ? — Oui, l'Europe est si petite, si casée, si accommodée ! on y étouffe. Rien n'y manque de ce. qui donne des entraves, les lois, la civilisation, les arts, les institutions, les mœurs, les habitudes, les communications rapides ; tandis qu'en Égypte, dans l'Orient, tout y est neuf à force d'avoir vieilli. Là, point d'entraves, de journaux envieux et médians, de liberté mal réfléchie ; car, si elle existe dans les actes de la vie, elle y est éteinte dans la pensée. L'obéissance au chef est une des clauses de la religion ; le chef y est positivement maitre ; là, pas de-bornes à sa volonté, de constitution écrite qui embarrasse sa marche ; il ne connait que son sabre, que le cordon ; et ces usages embrassent l'étendue de deux vastes continents limitrophes : Mon ami, l'Orient est aujourd'hui une terre en friche, propre à tous les genres de culture : c'est l qu'il faut aller lorsqu'on veut travailler en grand. MOI. Ainsi vous abandonnerez la patrie ? BONAPARTE. La patrie !... où est elle ? Dans une ville, un diocèse, une province, un royaume, un continent ? où la borne-t-on ? quel est son espace ? Enfin, et entre nous soit dit, la mienne est-elle ici ou dans la Corse ? D'ailleurs, j'emporterai avec moi tout ce que la France a de noble, de bon : sa langue, son drapeau, se arts, je conserverai tout cela, en les appropriant au sol que je foulerai ; et je veux avant peu pouvoir m'écrier, à l'instar de Sertorius : Rome n’est plus dans Rome, elle toute où je suis. MOI. Je demeure persuadé que, grâce à vos soins, à vos prodiges, ceux qui vous suivront pourront un jour, avec non moins de raison, s'appliquer cet autre vers connu La patrie est aux lieux où l’âme est enchaînée. BONAPARTE. Et Voltaire, en s'exprimant ainsi, a eu raison. La patrie, c'est le bien-être, la terre à soi, le bonheur de soi et des siens. Oui, toute réflexion faite, je veux m'en aller, en Égypte ; de là je toucherai à l'Europe par le commerce, à l'Asie par la guerre. On peut renouveler sans beaucoup de peine les empires d'Alexandre, de Gengis, de Tamerlan., tandis qu'où nous sommes, au moindre canton conquis, tous les royaumes courent aux armes ; et, si on ne vous force à rend le morceau avalé, du moins en trouble-t-on pour Ion temps la digestion. La balance politique est par trop désagréable ; va donc pour l'Asie, où chacun, s'il est fort, la fait pencher comme il l'entend. A la suite de ces considérations générales, Bonaparte entra soudainement dans des détails qui m'émerveillèrent. Il connaissait déjà les ressources, les productions, les avantages, les inconvénients de cette expédition lointaine ; il la commençait par une conquête brillante et utile, celle de Malte, qui devenait pour lui sa tête de pont, tournée vers l'Europe, et d'où ii dominerait en partie la Méditerranée. Il ne doutait pas de cette con-guète, dont il me fit toucher la facilité au doigt et à l’œil. Il me montra, avant six mois ou un an au plus, sa puissance solidement établie depuis l’Égypte jusque dans les plaines de Damas ; tout ce grand littoral occupé par ses troupes et le commerce venant déjà alimenter son trésor de ses tributs. Il pouvait par la mer Rouge ou le golfe Persique, atteindre aux établissements anglais de l'Inde, à moins que l'Angleterre, pour demeurer tranquille dans la possession de la presqu'île du Gange, ne consentit à le laisser posséder librement ce qu'il coquèterait sur le sultan de Constantinople. J'écoutais, avec un ravissement extrême l'édification de ce château en Espagne, qui, dans la bouche de Bonaparte, devenait une réalité. Je convenais qu'à lui-seul appartenait de rendre possibles des chimères, et je croyais son trône établi là où régulèrent tant de conquérants célèbres. Il ajouta que le directoire ue demandait pas mieux que de lui con. fier cette vaste entreprise, et que le but offert d'abord par Barras, serait prochainement en son plein pouvoir. Quelques jours après j'allai chez Barras, je le trouvai seul ; ceci arrivait rarement. Eh bien ! me dit-il, Bonaparte nous quitte ; il veut aller tenter une folie, mais, à la manière dont il en parle, il nous a tous décidés. sous attendons des résultats heureux de cette conquête lointaine ; la France en augmentera de grandeur, et son repos sera plus assuré. Je reconnus dans le dernier membre de cette phrase le motif réel du consentement donné par le directoire au projet du général. Le repos de la France voulait dire : Bonaparte, en Égypte, ne nous tourmentera plus ; ses succès, ses revers, nous seront également favorables, puisqu'ils nous-débarrasseront de lui. Vainqueur, il demeurera dans le pays ; vaincu, à défaut de trône, il y trouvera une tombe ; et nous, de toute façon, nous ferons en France à. notre guise. Je ne fis point part à Barras de mes réflexions ; elles lui auraient paru par trop justes. Pendant ce temps, et comme si déjà, k héros parti, on fût délivré de sa tutelle indirecte, le directoire, bien que la paix avec l'empire fût encore discutée à Rastadt, se mettait en mesure d'y apporter de nouveaux obstacles. L'envahissement des états romains d'un côté, et de l'autre celui de la Suisse, qui s'effectua vers cette époque, devaient nécessairement inquiéter les cabinets et les porter à se coaliser une autre fois contre la France. Celle-ci, il est vrai, ne réunissait à son terri, taire ni Rome ni l'Helvétie ; mais l'influence positive et despotique qu'elle exercerait sur ces pays au moyen de leur changement de constitution, celle qu'elle acquerrait par des actes uniformes dans la Hollande, provoqueraient indispensablement une lutte dont les conséquences seraient terribles. Bonaparte le voyait, mais déjà ne s'en tourmentait plus ; ses pensées avaient pour but unique cette Égypte où il comptait s'établir. La France dès le moment que sa flotte aurait mis à la voile, devenait un objet secondaire dans ses calculs ; il ne la considérerait plus que comme devant encore, pendant un certain temps, fournir à ses premiers besoins et à recruter son armée. Je dis ceci, parce que c'était vrai ; s'il eût eu d'autres pensées, il se serait opposé aux usurpations en sous-main du directoire. La Suisse fut indignement pillée par Rupinat, le beau-frère de Rewbell, celui-ci étant le principal instigateur de cette guerre impolitique. Rewbell avait à se venger d'un procès qu'il avait plaidé et perdu autrefois à Colmar, et cette cause futile lui ayant fait prendre en haine le patriciat suisse, profita de ses fonctions de membre du directoire français pour mettre en révolution la Suisse. Ce pauvre pays fut livré à la rapacité des fournisseurs, des généraux, des agents du gouvernement français ; ce fut, au pied de la lettre, une vache à lait, dont on suça tout celui qu'on put en extraire. Jamais il n'y eut indignité pareille, et les voleurs publics, qui là faisaient leur main, ne gardèrent pas tout pour eux, il en revint de bonnes bribes au directoire, et ces gens-là auraient pu dire avec Petit-Jean, dans les Plaideurs de Racine : Il est vrai qu'à monsieur j'en rendais quelque chose. C'était un temps étrange que celui-là ! Je trouve que ceux qui se plaignent des dilapidations de la restauration ont perdu la mémoire. Il y a maintenant quelque pudeur dans les friponneries, tandis qu'alors.... Et comment, sans ces ressources extraordinaires, aurait-on pu faire face à tant de folles dépenses, et jeter les fondements de ces fortunes dont on fait honneur à la magnificence de l'empire, et dont la-meilleure partie remonte au directoire On tua beaucoup plus qu'on ne pilla pendant le règne de la terreur ; mais après, et attendu le retour à l'humanité, on tua moins et on pilla davantage. Le ciel nous délivre des hommes de finance, aux phrases libérales ! ce sont les plus rapaces et les plus avides ; ils n'ont d'autre culte que celui de l'argent, d'autre Dieu qu'eux-mêmes. |