Comment Bonaparte agit au début de sa rentrée à Paris. — Il ne veut pas aller voir madame de Staël. — Orage que j'élève en avouant le fait à cette dame. — Souhait peu charitable du général. — Une soirée chez Talleyrand. — Conversation singulière et curieuse entre Bonaparte et madame de Staël. — Je m'y mêle à bonne intention. — Comment elle finit. — Colère de la fille de Necker, qui l'exprime avec vivacité — Aigreur du héros. — Barras se plaint à moi de lui. — Ses griefs. — Haute matière que nous traitons ensemble. — Récriminations de Bonaparte. — De quels traits il peint les cinq directeurs. — Il refuse d'abord d'assister à l'anniversaire du 21 janvier. — Talleyrand l'engage à y paraître. — Paroles profondes de Bonaparte sur ce point. — Il va pourtant à la cérémonie. — A quelles conditions — Ses excuses. — Son rêve. — Dialogue rapide entre nous deux.Dès cette cérémonieuse réception, on ne parla que de la descente prochaine en Angleterre. Bonaparte nommé chef de l'armée de l'Océan, parut s'en occuper avec son activité ordinaire ; niais ces démonstrations hostiles vers l'ouest' de la France avaient pour but de cacher le motif réel de tant de préparatifs. Il ne s'agissait point de porter la guerre vers les rives britanniques, mais de faire voile vers celles de l'Égypte, où l'on faisait espérer un bel établissement à Bonaparte. Je crois être le seul qui reçus à cette époque la pleine confidence de tout son avenir, et cela en récompense d'une discrétion à toute épreuve qui n'a lamais laissé connaître parfaitement l'intimité existante entre nous. Certes il m'a bien récompensé des services que j'ai pu lui rendre, et tous si légers que je me crois encore son obligé. Les premiers moments de son arrivée furent complètement remplis par un cercle de fêtes dont il ne lui était pas donné de s'affranchir, bien qu'elles fussent sans attrait pour son âme. On aurait dit que le directoire essayait des enchantements d'Amide ou des délices de Capoue, et qu'il espérait abattre ce jeune héros sous les roses et les enivrements du plaisir. Il s'impatientait de ce qui faisait la joie des autres, se retirait à part dans ces salons si richement décorés et remplis de femmes charmantes, toutes empressées d'augmenter le nombre de ses victoires, et dont lui dédaignait la conquête. On se plaignit bientôt de sa froideur, de son indifférence. Votre ami, me dit Barras, est un marbre, a-t-il des sens ? — Adressez cette question à sa femme. Barras sourit ; je n'aurais pas voulu, dans son intérêt, que Bonaparte pût voir cet insolent sourire ; je dis à celui-ci : Ne me délivrerez-vous jamais des obsessions de madame de Staël. — Comment ? — En allant la voir. — Dieu m'en préserve ! je ne sais ni conduire une intrigue ni brusquer une passion. Je n'ai ni envie d'être son ami, ni conviction en la divinité de son père. Si je mettais le pied chez elle, aussitôt 'elle s'emparerait de moi. Cette dame serait ma langue, agirait, penserait, marcherait à ma place, me vendrait, me céderait, me maquignonnerait ; j'entrerais forcément dans ses marchés, dans ses intrigues, dans ses tendresses, dans ses haines, aussi -mobiles les unes que les autres. Cela ne me conviendrait nullement ; je veux être moi, et à moi. Permettez donc que je n'aille pas dans cette maison, où je servirais d'appeau ou d'esclave. Après cette déclaration, il me-fallut renoncer à insister, je m'en gardai bien ; il m'importait fort peu, au fond, que madame de' Staël fût ou ne füt pam satisfaite. le me promis de lui avouer avec sincérité que Bonaparte se refusait à l'honneur qu'elle voulait lui faire. Je ne tardai pas à en trouver l'occasion ; car, dès qu'elle m'eut vu entrer chez le ministre des relations extérieures Quand m'amenez-vous Bonaparte ? me dit-elle ? MOI. Jamais. MADAME DE STAËL. Est-ce vous qui ne voulez pas, ou lui ? MOI. Il craint votre supériorité ; ili redoute votre influence. MADAME DE STAËL. C'est me faire très-honorablement une impolitesse. Je ne croyais pas la mériter. Il ne veut pas me voir ! mais c'est peu aimable ; il est le seul homme auquel j'aurai fait peur. MOI. Et vous pouvez vous Imiter d'être la seule qu'il craigne. Savez-vous s'il ne répète pas k vers célèbre ? Mon génie étonné tremble devant le sien. MADAME DE STAËL. Tout cela est bel et bon ; vous êtes aimable et plus galant que lui ; et, pour faire avec vous assaut de citations et de poésie, je vous répondrai : Le seigneur Jupiter sait dorer la pilule, Sans toutefois rien eu diminuer de l’amertume ; il est peu flatteur Mais je ne dois pas me blesser de cette conduite..... J'en devine le motif. Le général a de la peiner à supporter le poids de la reconnaissance. Oui, monsieur, il me doit sa réputation et le commandement de l'armée d'Italie. Ceci était un de ces allégations qui ressortaient de l'imagination de la dame. On aurait pu lui appliquer le distique connu des jésuites envers un membre de leur société célèbre C'est notre père Tournemine Qui croit tout ce qu'il imagine. Madame de Staël avait des lubies très-plaisantes en ce genre. Tout le monde lui était redevable, même ceux qu'elle n'aimait pas ; il fallait lui savoir gré de son silence, et à plus forte raison de ses propos. Piquée au vif contre Bonaparte, elle ne le bouda pas cependant, et, dès que Joséphine fut de retour d'Italie, elle assiégea sa porte, qu'on ne lui ouvrait pas toujours. Chaque fois qu'au directoire et chez les ministres elle rencontrait le général, c'étaient des minauderies, des gracieusetés sans fin ; elle avait toujours un sujet de haute conversation politique, morale ou littéraire, et elle s'y montrait véritablement brillante. Elle écrivait à madame Bonaparte des billets du matin, étincelants d'esprit et profondément pensés ; enfin son manège ne manquait pas d'adresse. Mais, hélas a qui s'adressait-elle ? à l'homme le moins susceptible d'être surpris par tout ce qui séduit nos semblables, Il voyait avec indifférence, avec ennui, tous ces frais entièrement perdus, et plus d'une fois me répéta avec un accent d'impatience : Pourquoi madame de Staël n'a-t-elle pas été comprise parmi les déportés de fructidor ? Néanmoins il ne pouvait toujours lui échapper ; il y avait des rencontres imprévues où la fuite aurait paru impolie. Alors il s'armait de résignation et de courage, et soutenais cet assaut de son mieux ; il fut surpris à une soirée que Talleyrand dédiait en apparence à madame Bonaparte et en réalité à son mari. La fille de M. Necker y parut singulièrement accoutrée, selon son usage, car jamais il n'y eut femme de plus mauvais goût avec des prétentions à une parure plus élégante. Elle portait sur sa tète un univers complet. de chiffons, qu'elle appelait toque ; sa robe, anal taillée, était d'une étoffe voyante, bariolée de couleurs tranchantes, et qui s'assortissait mal avec sa peau noire grainée et huileuse mais en revanche elle avait provision d'esprit Une chaise se trouva vide près d'elle. Bonaparte, je ne sais pourquoi, fut s'y asseoir. Ah, général ! s'écria la dame, vous à mes pieds I BONAPARTE. C'est un hommage que mon sexe doit au vôtre. MADAME DE STAËL. Cette générosité en diminue.1a valeur. Il est vrai que la victoire a seule pour vous des attraits, vous l'avez fixée ; et pourtant..... BONAPARTE, vivement. Elle est femme. MADAME DE STAËL. Vous achevez mal ma phrase ; un homme marié doit-il parler comme vous le fait&..... Il est vrai que vos pensées sont si étendues, igue parfois vous oubliez les nœuds qui vous lient. BONAPARTE. Les mille qualités de ma femme sont là pour me les rappeler.. MADAME DE STAËL. Votre femme est charmante. BONAPARTE. Son éloge a plus de prix passant par votre bouche.. MADAME DE STAËL. Oh ! vous tenez peu à mon opinion. Vous supposez que je n'ai pas d'idées arrêtées. Cependant.... BONAPARTE. Madame, n'amenez pas les grâces dans le domaine de la politique. MADAME DE STAËL. Je semis peu touchée d'un compliment mythologique ; je le serais beaucoup qu'il vous plût de causer raison avec moi. BONAPARTE. N'êtes-vous pas d'un sexe qui nous la fait perdre, et en dédaigneriez-vous le pouvoir ? MADAME DE STAËL, s'impatientant. Général, ne vous jouez pas de moi comme d'une poupée. Veuillez me traiter en homme. BONAPARTE. Ah ! madame, vous plairait-il que je prisse des jupons ? J'écoutais cette conversation piquante, et je commençais à craindre qu'elle finit mal. Il y avait au fond de chaque voix des inflexions aigres qui m'épouvantaient ; je comprenais que madame de Staël n'était pas contente ; elle eût souhaité pouvoir déployer ses théories de gouvernement devant un juge capable de les 'apprécier, et s'indignait de sa persistance à repousser tout propos sérieux. Les dernières phrases échangées furent dites d'une part avec dépit, de l’autre avec persiflage. Je crus convenable d'intervenir ; je le fis par un de ces mots niais et oiseux qui ne signifient rien, et qui ont la propriété, néanmoins, de briser des répliques amères. Madame de Staël vit avec impatience mon manège ; aussi se retournant vers moi, qui étais derrière son fauteuil : Je vous préviens, me dit-elle, que je ne vous ai pas appelé en qualité d'auxiliaire, bien, toutefois, que j'aie affaire à forte partie. — C'est à mon secours qu'il arrive, répliqua Bonaparte ; il voit mon péril, et veut m'en dégager. MADAME DE STAËL. Je suis dans mon droit de lui en savoir peu de gré, puisque vous avouez que ma victoire était prochaine. C'est, du reste, un ami précieux ; il ne se repose pas de sa tendresse pendant votre absence ; et dans l'absence l'amitié sommeille toujours. BONAPARTE. Elle imite sa sœur aînée. MADAME DE STAËL. C'est que l'amour et l'amitié vrais sont rares. L'amour ne peut se maintenir dans la solitude que par le retentissement du bruit de la gloire ou des grandes vertus. La beauté vulgaire, sans élévation de l'âme, sans le fracas des actions sublimes ou des inspirations du génie, doit perdre son influence dès qu'elle s’éloigne. Il y a dans ce cas distance énorme entré deux cœurs ; taudis que, lorsque l'un et l'autre correspondent par l'intermédiaire de la renommée, l'espace disparait, et l'on est toujours en face de l'objet aimé. C'était sans doute avouer avec esprit le désir que l'on aurait de nouer un attachement avec un héros auquel on pourrait présenter, de son côté, une célébrité reconnue. Bonaparte le vit comme moi, mais n'eut aucune fantaisie de répondre dans le même sens ; et avec une froideur désolante : A quelle page, dit-il, de vos œuvres, avez-vous confié cette brillante hypothèse ? MADAME DE STAËL. Elle a toujours été la chimère de mon cœur. BONAPARTE. Oui, votre pierre philosophale. MADAME DE STAËL. On peut la rencontrer. BONAPARTE. L'alchimie morale est une erreur comme l'autre ; l'idéologie conduit à des abîmes. MADAME DE STAËL. Que, le génie éclaire de son flambeau. BONAPARTE. Sans empêcher qu'on n'y tombe. Le tort du siècle est peut-être de se perdre eu vaines spéculations ; 11 vie est positive, nos pensées doivent l'être. MADAME DE STAËL. Ainsi VOUS ne rêvez jamais ? BONAPARTE. Quelquefois quand je dors, et jamais éveillé. MADAME DE STAËL. Alors vous êtes toujours sur vos gardes ? BONAPARTE. C'est gnon devoir. MADAME DE STAËL. Ce ne sera jamais un plaisir. BONAPARTE. Il y en a beaucoup à déjouer certaines intrigues. MADAME DE STAËL. Général, quel est, selon vous, la première des femmes ? BONAPARTE, impétueusement. La plus féconde. Ce mot termina la conversation. Madame de Staël détourna la tête avec une mauvaise humeur marquée, et Bonaparte se retira en la saluant profondément. Certes la dernière question de la dame, si complètement étrangère aux précédentes, avait été l'ancre de salut qu'elle avait jeté ; elle avait voulu offrir au général, dans la réponse à faire, un moyen de réparer son tort ; et lui, au lieu de s'eu servir dans ce sens, en fit un cas dé rupture ouverte. J'en fus fâché ; car enfin sans devenir ramant de madame de Staël, il pouvait la ménager. Le génie a des vengeances terribles, il fait des blessures dont on ne guérit pas, et madame de Staël est de tous les ennemis de Bonaparte celui dont les sarcasmes ont porté le plus profondément. Dans cette occasion, il fut impossible à Sapho outragée de retenir son courroux. Elle revint à moi, qui, par malheur, n'avais pu prendre la fuite, et me dit avec aussi peu de justesse que de mesure : Bonaparte est un sot. MOI. Qualifiez-le d'insensible, à la bonne heure ; mais qui ratifiera l'autre jugement ? MADAME DE STAËL. C'est un homme du jour. MOI. Comme vous toutes, mesdames, avez voulu les faire. La révolution ne peut porter que ses fruits. MADAME DE STAËL. Il me prend pour une ogresse ; il est, lui, un ours..... un tigre, dis-je ; et s'il manque quelque ressemblance, il l'y mettra. Je ne crus pas devoir opposer de digue à ce torrent, d'après la maxime que toute violence qu'on cherche à retenir augmente d'impétuosité. Je me contentai de garder un profond silence ; enfin la dame s'arrêta, mais ce fut après avoir ajouté Il ne veut de mon admiration ; voyons ce qu'il lui semblera de ma haine. Quelqu'un vint me délivrer de cette position difficile. Je me sauvai et courus à la recherche de Bonaparte ; il était parti, je ne pus le rejoindre que le surlendemain ; et lorsque je l'eus entrepris sur le fait de cette conversation, qui ne sortira jamais de ma mémoire, et lui eus révélé la tempête qu'il avait amassée : Tant pis pour moi je combattrai madame de Staël et l'Angleterre. Ii -a malheureusement trop bien tenu sa parole, puisque par sa persistance à tourmenter cette femme célèbre, il l'a fait monter au rang des puissances belligérantes de l'Europe. Ce n'était pas là le seul ennemi que Bonaparte eût à redouter à cette époque de son histoire. La force des choses lui en faisait de plus puissants des cinq directeurs. Par exemple, il revenait à ceux-ci, de toutes parts, que les soldats, que le peuple ne juraient que par le héros du jour, que la voix publique l'appelait à la tète du gouvernement, et les rapports circonstanciés de la police ne laissaient aucun doute sur ce fait. Barras m'en parla. Bonaparte, dit-il, a besoin de toute sa vertu pour ne pas descendre au-dessous de sa gloire. Ou conspire pour son compte aux balles, dans les casernes, et sans son consentement, c'est une justice que nous devons lui rendre. On se plaint de notre conduite à son égard ; que pouvons-nous faire de mieux pour lui témoigner estime, amitié et confiance ? Nous lui montrons tout ce qui nous arrive, soit du dedans, soit du dehors. Nous l'appelons au directoire ; il prend place au conseil, autant que s'il en était le sixième membre ; nous lui destinons le plus brillant commandement dont un militaire ait été investi depuis les temps modernes. Que faut-il de plus ? placer la couronne de France sur sa tête ?..... Je suis peu satisfait de lui ; ïl est gêné, retenu avec moi ; je suis pourtant son ami, je l'ai mis où il est sans m'en repentir, et cependant plus il va plus il se boutonne. Je me suis aperçu que dire chez Merlin, chez moi, il ne mange que des plats dont j'ai mangé, et ne boit que du vin de ma bouteille. Ces formes sont affligeantes. Sont-ce des précautions contre un empoisonnement ?irae ferait-il l'affront de me supposer capable d'une pareille horreur ? Qu'en savez-vous ? que pense-t-il ? Je me trouvais fort mal à mon aise c'était lin méchant pas ; j'y songeai rapidement, et vis que pour en sortir sans embarras il fallait de la franchise. Aussi répliquant au directeur : Vous convenez, lui dis-je, que l'on vous prévient contre le général ; que l'on cherche à vous le rendre redoutable ; on ne peut faire pis qu'on lui a fait. Eh bien ! pensez-vous que les mêmes gens ne travaillent pas à son encontre ? Ils vous attaquent dans son esprit avec des armes opposées, On vous le montre prêt à se mettre à la tête d'un parti ; on vous présente à lui comme remplis de méfiance, et prêts à vous en défaire à tout prix. On accuse, à tort ou à raison, les gouvernements d'employer des voies détournées lorsqu'un homme leur dépilait ; on fait peur à Bonaparte du poison c'est possible ; on lui présente l'exemple de Hoche... — Comment ! s'écria Barras, comment1 est-ce que la mort de Hoche nous serait imputée ? Et il pâlit de colère sans doute. MOI. Votre police vous sert mal si elle vous laisse ignorer cette odieuse calomnie ; elle a cours dans Paris, dans l'Europe. BARRAS. On ne peut empêcher les propos de la malignité. MOI. Dès lors ne vous étonnez pas si l’imagination du général est agitée. Au reste, je parle ici sans savoir ce qu'il en est ; je réponds seulement à vos plaintes, et je tâche d'expliquer naturellement les griefs qui vous blessent. Barras me répéta ce qu'il m'avait dit précédemment ; roula dans le même cercle ; je l'y suivis ; il n'en sut pas davantage de moi, et de sa part je n'en appris que ce qu'il m'avait déjà conté. Je ne fis faute de répéter à Bonaparte les les inquiétudes et les imputations des directeurs. Lui me dit à son tour : La prudence me commande des précautions qui me font rougir, Je nie plais à croire que ces hommes sont incapables d'un crime ; mais leur abominable entourage, que se re&serait-il ? rien. Oui, Hoche est mort empoisonné, Carnet est en fuite, Pichegru déporté, Moreau en disgrâce ; cela donne à penser. Je veux bien être l'orange de la France, 'mais l'écorce que l'on jette, non. — Pas plus que le Corse. — Ah ! de grâce, pas de fades plaisanteries, de calembours, je ne peux les souffrir ; je suis Français des pieds à la tète ; mes victoires entêté du moins mon baptême de sang. Les directeurs ne me conviennent en aucune manière pour me lier avec eux d'amitié ; Merlin est par trop enfoncé dans la jacobinerie ; François de Neufchâteau fait de la littérature une affaire de gouvernement ; je ne peux suivre le théophilanthrope la Révellière dans ses songes creux, ni m'accointer de Rewbell, dans la crainte qu'on ne me prenne pour un fournisseur ; quant à Barras, comme je ne suis ni fille ni juif, je ne sais trop Ide quoi nous pourrions parler ensemble. Il y a, dans tous leurs actes communs, un fond qui me déplait, un engorgement de démagogie qui ne convient plus. Quelle est cette sotte noirceur de Boula y de la Meurthe qui, après la chute de Robespierre, est venu demander la proscription en masse de la noblesse française ? cela a produit un mauvais effet en Europe. Quelle est cette hydrophobie de certaines gens contre une caste qui n'existe plus ? Dépend-il d'un noble de ne plus l'être ? cesse-t-on, par un moyen quelconque, d'être le fils de son père et le petit-fils de son aïeul ? non, sans doute. Quoi la philosophie proclamera la personnalité des fautes, et, au nom de cette même philosophie, on poursuivra des hommes parce qu'ils sont nés nobles ? tout cela ressemble beaucoup à de la jalousie. Je soupçonne que si on faisait noble le citoyen Boulay de la Meurthe, il le porterait plus haut qu'un duc et pair de l'ancien régime. Tout franc, la démocratie pure est une rage ou un masque trompeur. J'écoutais avec respect ces paroles profondes ; j'admirais comment si jeune il avait tant de pénétration ; je voyais que, de son côté, il ne faisait que supporter lé directoire, et qu'à la place relevée où la fortune l'avait mis, il fallait ou qu'on l'employât au loin, ou qu'en dedans on lui cédât la place. Mais il y eut, peu de temps après, un autre sujet de discussion bien plus grave. Je me promenais avec Bonaparte hors Paris et dans la plaine de Mousseaux, lorsque s'arrêtant il croisa ses bras et se mit à me, dire Vous savez peut-être que l'on veut me faire participer au meurtre de Louis XVI ? MOI. Vous, grand Dieu ! et comment ? BONAPARTE. En assistant à leur horrible et impie fête d'anthropophagie du 21 janvier. Conçoit-on de faire d'un jour de sang, d'un jour de meurtre, une cérémonie annuelle, et que ce délire de la convention se soit continué dans le directoire ! MOI. C'est que presque tous savent ce qu'en vaut l'aune. BONAPARTE. Eh bien ! qu'ils la vendent sans moi. Talleyrand est venu me proposer d'accompagner le directoire je me suis récrié. li m'a dit Voua êtes catholique peut+être ? — Oui, certainement. — Vous suivriez cependant un sultan turc dans sa mosquée ? — Je le devrais si j'étais à sa solde. — C'est justement là votre cas. La France fête, à tort ou à raison, le 21 janvier, et vous êtes au service de la France. Ce sophisme, ce dilemme, cette argumentation m'a impatienté. MOI. Et comment y avez-vous répondu ? BONAPARTE. En envoyant .......... le professeur qui me l'adressait. MOI. Et je gage que, sans manifester de colère ; il y aura été, s'il l'a pu. A cette réplique Bonaparte se mit à rire ; puis reprenant et le chemin et la parole : Non, de par Dieu, on ne me verra pas me réjouir de la mort d'un honnête homme, applaudir à un acte atroce de la convention. Qu’ils processionnent sans moi à cette momerie épouvantable. Je croirais, en y prenant place patauger dans tout le sang innocent que la révolution a répandu. Nous épuisâmes ce sujet. je sus le lendemain que le directoire voulait à tout prix la présence de Bonaparte à cette fête dégoûtante. On eut assez de pudeur pour ne pas s'adresser à moi afin de le décider. Talleyrand alla chez lui dix fois au moins ; je gage qu'aujourd'hui il ne s'en souvient plus. On retourna de toute façon le dilemme du sultan. Enfin Bonaparte, de guerre lasse, ou plutôt instruit que de tous les officiers-généraux présents à Paris il serait le seul absent, consentit à ce qu'on voulait avec une telle insistance. Mais il fit les conditions que, premièrement, il paraîtrait pas en costume militaire, qu'il revêtirait celui de l'Institut ; que, loin d'avoir Une place auprès du directoire, il lui ferait libre de se confondre dans la foule de ses collègues de l'Institut ; ceci forma son second article, qu'il exécuta avec encore plus de rigueur que le premier. Il se montra pendant l'allée, le séjour et la venue, honteux et de mauvaise humeur. Il m'évita la veille et le lendemain du 21 janvier. Je me prêtai à cette amende honorable ; je gémis du sacrifice qu'il faisait à la circonstance : plus tard il ne l'aurait pas consommé. Quand nous nous retrouvâmes ensemble, il me dit : J’ai fait comme une nouvelle mariée qui crie : Je ne souffrirai pas cette horreur ! et qui finit par s'y prêter. On m'a vu parmi les assassins d'un roi ; et moi, pendant ce temps, je voyais les ombres de Jacques Clément, de Ravaillac, de Cromwell, d'Ankarstroem et de Robespierre, danser un branle affreux autour de nous. Oh ! comme elles piétinaient ! quels regards elles lançaient, et avec raison, car cette cérémonie est la Toussaint des régicides. Si j'avais des époques à célébrer, je les choisirais mieux. Je ne pus que l'approuver ; il ajouta : Si j'étais passé inaperçu. — Vous ! général ; c'est impossible : il n'y a pas d'incognito pour la gloire ; plus elle veut se voiler, plus ses rarIns resplendissent. On n'aura vu que vous parmi tout ce monde. — Alors tant pis. Mais quoi ! on m'aura pris pour un savant : j'en portais le costume. Qui se sera imaginé que le général Bonaparte était là. — Les géants se cachent mal. — Moi géant ! Voyez ma taille. — On voit votre renommée. — Vous me flattez. — Non parbleu ; car cette fois votre grandeur a décelé votre méfait. J'avais raison. |