Lettre de Talleyrand à Bonaparte. — De Barras au même. — Ce que Bonaparte me mande. — Il offre sa démission motivée. — Embarras des directeurs. — Détails importants. — Mot profond de Barras. — Négociations ouvertes à Lille pour la paix avec l'Angleterre. — Maret duc de Bassano. — Le directoire ne veut pas la paix. — Bonaparte plus tard raconte les détails de la paix de Campo-Formio. — Les porcelaines brisées, utiles en diplomatie. — Dispositions du traité. — Comment le directoire en reçut la nouvelle. — Je me réconcilie avec Barras. — Notre conversation politique. — Elle est curieuse à lire.J'avais écrit à Bonaparte, selon mon engagement envers lui, tous, les détails venus à ma connaissance de la nuit et du jour du 18 fructidor. Lavalette avait pris le même soin ; Augereau fit comme nous. Certes, il ne manqua pas de relations de ce coup d'état, aucune conforme à l'autre. Je gage que Talleyrand prit ce même soin ; mais lui dans le seul but de justifier un acte auquel il avait pris tant de part, et dont il ne savait pas comment Bonaparte accepterait les conséquences. Bourrienne, parmi le fatras indigeste qu'on est convenu d'appeler ses mémoires, a placé certaines pièces officielles qui en font toute la valeur. On y trouve un lambeau de cette loue de l'ancien évéque d'Autun le lecteur ne m'en voudra pas de la lui représenter. Vous lirez dans les proclamations qu'une conspiration véritable, et toute au profit de la royauté, se tramait depuis longtemps contre la constitution ; déjà même elle ne se déguisait plus, elle était devenue visible pour les yeux les plus indifférents. Le mot patriote était devenu une injure ; toutes les institutions républicaines étaient avilies ; les ennemis les plus irréconciliables de la France accouraient en foule dans son sein, y étaient accueillis, honorés ; un fanatisme hypocrite nous avait tout-à-coup transportés au seizième siècle ; la division était au directoire ; dans le corps législatif siégeaient des hommes véritablement élus d'après les instructions du prétendant et dont toutes les motions respiraient le royalisme. Le directoire, fort de toutes ces circonstances, fait saisir les conjurés, pour confondre à la fois les espérances et les calomnies de tous ceux qui auraient tant désiré, ou qui méditeraient encore la ruine de cette constitution. Une mort prompte a été prononcée contre quiconque rappellerait la royauté, la constitution de 93, ou d'Orléans. Barras à son tour avait voulu caresser Bonaparte, bien qu'il eût l'arrière-dessein de le perdre, s'a le pouvait, car, dès le 21 fructidor, il lui avait mandé : Les infâmes journalistes auront leur tour aujourd'hui : la résolution des cinq-cents est adoptée. On nous donne demain deux collègues ; ce sont Français de Neufchâteau et Merlin. Termine la paix, mais une paix honorable. Que le Rhin soit limité, que Mantoue soit à la république cisalpine, et que Venise ne soit pas la maison d'Autriche : voilà le vœu du directoire épuré, voilà celui des républicains, voilà ce que veut l'intérêt de la république, et la gloire bien méritée du général et de l'immortelle armée qu'il commande ! Barras, le 23, dans une nouvelle lettre, disait encore : Ton silence est bien étrange, mon cher général. Les déportés sont partis hier. Augereau se conduit on ne peut mieux ; il a la confiance des deux partis : elle est bien méritée. Les Bourbons partent demain pour l'Espagne. Ces lettres furent suivies, dans le délai de peu de jours, de cent autres écrites par les mêmes personnages, tous désireux de calmer Bonaparte, de le faire voir selon leurs désirs. J'ignore quelle réponse particulière il leur fit, n'ayant eu connaissance que de l’officielle, qu'on retrouve partout ; mais, si j'en juge par celle que je reçus, vers la fin de septembre on avait dû être peu satisfait de ses épanche-mens. La voici exactement transcrite : J'ai retardé ma réponse, parce que j'ai voulu voir venir. Quoi ? demanderez-vous. Tout, vous répliquerai-je. Et, comme j'ai vu, je puis maintenant causer avec vous. Ils appellent cela (le 18 fructidor) un événement solennel ; tenez-le pour un vrai tripotage. On en a fait une question de personnes, et non de principes ; on a déplacé des gens pour en mettre d'autres ; et, au fond de tout cela, qu'y a-t-il ? Rien pour la grandeur de la a France. Je regrette Carnot, coupable envers Barras, oui ; envers la patrie, non. Déjà on veut oublier les services ; on tâche à parer des mannequins, pour en faire des hommes, et l'animation manquera toujours â ces mannequins. On a violé la constitution sans nécessité, et on a déconsidéré le triomphe par la mesquine vengeance qui l'a suivi. Hoche vient de mourir, HOCHE EST MORT EMPOISONNÉ ! On en accusera les étrangers ; je vois le crime dans l'intérieur. On a chassé Moreau : que me destine-t-on ? Hoche, je vous le répète y est mort empoisonné ; c'est un avis adressé aux forts.qui importunent les faibles... Déjà on me cherche querelle et ils veulent à Paris régler ma conduite, dicter des conditions de paix folles. La paix est maintenant nécessaire ; je la signerai quand et comment ïl me conviendra. Quand je dis que je la signerai, c'est une manière de m'exprimer, car je viens d'envoyer. ma démission au directoire. Je suis ex fatigué de servir des envieux, des ingrats. Bottot est venu... avec des finasseries, des louanges exagérées, des menteries, et, sous main, une inquisition dont je me moque. Ce monsieur investigateur a failli être fusillé comme espion... J'ai eu la velléité de le punir de ses formes semi-officielles, semi-cachées ; mais depuis j'ai réfléchi qu'il n’était que le valet de son maître, et me suis contenté d'ouïr impatiemment ses explications. Mon ami, je suis mécontent du directoire, très-mécontent ; il ne me ménage pas, et néanmoins je crois mériter des égards. Parce que Barras me tutoie, il pense que je lui suis redevable. Ces formes jacobines sont absurdes, quand ramifié ne les relève pas. Attendez-vous à du bruit, à ce qu'on vous circonvienne. On vous demandera pourquoi je me fâche. Prétendez ne rien savoir ; affirmez que je ne vous écris pas. Si on veut que vous m'écriviez, refusez-vous-y, à moins que l'on ne vous donne la minute originale des propositions à me faire. Dans ce cas seul chargez-vous de la négociation. Adieu. Il avait en effet cassé les vitres en s'adressant au directoire par une lettre dans laquelle il lui disait : CITOYENS DIRECTEURS, Un officier est arrivé avant-hier de Paris à l'armée ; il y a répandu qu'il était parti de Paris le 25 (fructidor), qu'on y était inquiet de la manière dont j'aurais pris les événements du 18. Il &tait porteur d'une espèce de circulaire du général Augereau à tous les généraux de division ; il avait une lettre u ministre de la guerre à l'ordonnateur en chef, qui l'autorisait à prendre tout l'argent dont il aurait besoin pour faire sa route. Il est constant, d'après tous ces faits, que le gouvernement a agi envers moi à peu près comme envers Pichegru après vendémiaire an 4. Je vous prie de me remplacer et de m'accorder ma démission. Aucune puissance de la terre ne sera capable de me faire continuer de servir, après cette marque horrible de l'ingratitude du gouvernement, à laquelle j'étais bien loin de m'attendre. Ma santé, considérablement affectée demande impérieusement du repos et de la tranquillité. La situation de ro on âme a aussi besoin de se retremper dans la masse des citoyens. Depuis trop longtemps un grand pouvoir est confié dans mes mains. Je m'en suis servi dans toutes les circonstances pour le bien de la patrie ; tant pis pour ceux qui ne croient pas à la vertu, et qui pourraient avoir suspecté la mienne ma récompense est dans ma conscience et dans l'opinion de la postérité. Je puis, aujourd’hui que la patrie est tranquille et à l'abri des dangers qui l'ont menacée, quitter sans inconvénients le poste où je suis placé. Croyez que, s'il y avait un moment de péril, je serais au premier rang pour défendre OC la liberté et la constitution de l'an. Bonaparte avait eu raison dans la lettre qu'il m'adressait ; celle-ci, déjà arrivée, avait bouleversé le directoire ; il y reconnaissait les premiers symptômes d'une levée de boucliers dangereuse. Ce fut cette fois Rewbell qui m'entreprit chez Barras. Que veut Bonaparte ? me demanda-t-il ; quelle est sa résolution secrète ? que lui avons-nous fait ? MOI. Je l'ignore ; il ne me donne plus signe de vie. BARRAS. Il est clair qu'il veut rompre avec nous autrement que signifient cette colère, cette démission jetée par terre ? Quoi ! une circulaire d'Augereau, des frais de route fournis à un officier, sont des actes hostiles contre lui ! est-ce raisonnable ? Bottot dit qu'il n'en peut rien tirer de positif ; que ses récriminations, ses plaintes, ses soupçons ne finissent pas. Pourquoi ce bruit, cette conduite ? N'est-ce pas lui qui nous a fait défaut ? A-t-il tenu, je ne veux pas dire ses engagements, mais ses offres (les trois millions) ? C'est nous enfin qui devrions faire ce tapage, et c'est nous qui cherchons à le contenter. Il est impossible que vous n'en sachiez pas quelque chose. MOI. Je vous assure que je sais ce qui est public, et voilà tout. REWBELL. Eh bien ! apprenez-nous ce qui est public, puisque la chose ne vient fias à notre connaissance. MOI. D'abord, que vos amis ont crié après lui ; qu'on croit que votre intention est d'opposer le héros de fructidor au vainqueur (le vendémiaire... REWBELL, m'interrompant. Il est certain qu'Augereau est un bon patriote ; il a fait des merveilles. MOI. Il a, pour cette affaire, vidé le fond de son sac, où il ne reste plus rien. Ce n'est pas là le pendant 'de Bonaparte ; celui-ci a dû donc être fâché de cette pensée secrète, et puis — et j'ajoutai ceci étourdiment, je dois l'avouer — la mort de Hoche l'effraie. BARRAS. Qu'est-ce que cela signifie ? Nous accuserait-il de cet événement fâcheux ? Pouvions-nous répondre à Bonaparte des folies de Hoche, lui garantir la prolongation de sa vie ? nous l'avait-il donné en garde ? Je vis, à l'aigreur véhémente de la réplique de Barras, la faute que je venais de commettre. Je cherchai à m'en tirer en feignant de la gaité ; et, prenant texte de la dernière phrase, je lui réplique en riant : Citoyen directeur, prenez-y garde ; c'est le propos de Caïn à Dieu. Il y a des instants où les plaisanteries ne sont aucunement à leur place ; je le reconnus bien ici. Barras et Rewbell ne purent s'empêcher de s'entreregarder avec une expression singulière et tout nu moins un mécontentement extrême d'un soupçon injuste. Le premier ensuite prenant la parole, dit avec gravité : Ainsi la calomnie égare ceux qui devraient prendre notre défense, Citoyen, vous venez de vous exprimer bien légèrement. MOI, vivement. Citoyens directeurs, accordez-moi assez de sens commun pour présumer que, si je vous jugeais coupables, je me retiendrais de badiner sur un tel sujet. Je suis persuadé que les rumeurs répandues sont le calcul d'une méchanceté atroce ; mais Bonaparte, que cette même méchanceté entoure, peut en être tourmenté, car il est loin. Il doit en outre se plaindre de ce que vous ne voulez pas la paix. BARRAS. Nous la voulons à des conditions qui maintiennent l'honneur de la France et du général. MOI. Oh ! pour ceci, reposez-vous en ses propres lumières. Certes il n'est pas homme à traiter de manière à flétrir ses lauriers ; cette assertion est inadmissible. Enfin il y a des promesses que peut-être on lui a faites, que j'ignore, et qu'on ne lui tient pas. REWBELL. Des promesses ! Les sais-tu, Barras ? BARRAS, à moi. Êtes-vous dans la pleine confidence de Bonaparte ? MOI. Oui. BARRAS. Dans ce cas, il a dû vous dire à quelle expédition on le destine. Un signe de tête et affirmatif fut ma réponse ;-Barras poursuivit. Eh bien ! dès que la paix sera faite, on tiendra cet engagement. Il ne s'expliqua pas davantage, Rewbell non plus ne dit rien, et je dus comprendre. On me pria d’écrire au général pour qu'il articulât ses griefs. Je répondis, conformément à ses instructions, que je ne pouvais le faire avant qu'on m'eut donné par écrit ce qu'on ferait dans l'avenir. J'avançai ce point, comme devant être ma décharge. Il ne convint pas, je m'y attendais ; la discussion alors devint personnelle. Mon insistance déplut beaucoup, on ne me le cacha pas ; je tins ferme, et je sortis du Luxembourg à peu près disgracié. Le directoire, en réalité, ne voulait pas !a paix continentale ; il se figurait son existence attachée à la continuation de la guerre. Il redoutait au-delà de toute idée la présence à Paris de quelques généraux inoccupés. Le mot favori de Barras était celui-ci Quand on se fusille au dehors, on ne se mitraille pas au dedans. Les batailles ne tuent pas les gouvernements, mais bien la paix, parce qu'elle amène dans le sein de l'état des ambitions qui se développent à l'extérieur. Voilà pourquoi lui et ses collègues éloignaient autant que possible la conclusion du traité dont Bonaparte était chargé y et en même temps ils rompaient, pour la seconde fois, les négociations entamées par l'Angleterre. Cette puissance, sans se formaliser du brusque renvoi de lord Malmesbury, qui avait eu lieu l'an passé, fit écrire, le 1er juin 1797, par lord Gréville au ministre des relations extérieures de France, pour proposer de renouer les conférences et les faire coïncider avec la paix de l'empire. Le directoire, n'osant refuser de prime abord-, désigna% ville de Lille, et en même temps témoigna être blessé du choit de lord Malmesbury pour négociateur. De son côté le directoire envoya Pléville le Belley, Letourneur, l'ex-directeur, et Maret, depuis duc de Bassano. J'ai fait connaître les deux premiers. Le troisième, qui vit encore, est, de tout point, une de ces heureuses médiocrités qui, servies merveilleusement par les circonstances, leur doivent toute leur renommée, sans par cela même y avoir coopéré. Bonaparte, comme les gens habiles, n'a jamais voulu des aigles dans son intimité. Il préférait avec raison des hommes ordinaires, cela explique ses choix de Berthier, de Duroc, de Bertrand et de Maret. Celui-ci a joui de l'éclat que répandait sur Lui le reflet de son maitre. Il en a tiré un tel avantage, que pendant longtemps on l'a cru quelque chose ; maintenant, il est vrai, on est bien revenu de cette erreur. Maret eut le secret du directoire, celui d'éviter la paix à tout prix ; il s'employa de manière à ne pas manquer à cette funeste mission, et j'ai eu à ce sujet des renseignemens positifs de ses collègues. Le 18 fructidor advint ; les plénipotentiaires français furent rappelés, on les remplaça par Treilhard et Bonnier. Ceux-ci, plus encore dans l'amitié du directoire, répondirent mieux à ses intentions : ils agirent avec tant de rudesse, que les conférences furent rompues et que la guerre continua. Les journaux ministériels de France accusèrent le. cabinet d'Angleterre d e mauvaise foi ; les gazettes anglaises nous renvoyèrent le mène reproche, et avec meilleur droit certainement. Le directoire de ce côté avait pu agir à sa pleine fantaisie, au moyen de mannequins tels que Maret et Treilhard ; mais il ne possédait pas la même facilité du côté de l’Italie, parce que là il se trouvait en contact avec Bonaparte, et qu'on ne manœuvrait pas despotiquement avec lui. Aussi, malgré les entraves les retards les intrigues des directeurs, la paix fut enfin conclue à la satisfaction de la France et au désespoir du directoire. Je vais rapporter ce que Bonaparte me raconta lorsque je le revis ; sur cette partie importante de son histoire. Je voulais en finir, ici (Paris) on ne le voulait pas. L'empereur avait autant que moi l'envie de conclure, et ses prétentions devenaient chaque jour plus déraisonnables. Il ne voulait rien garantir renvoya la conclusion à un congrès général à Berne. Je répondis que chaque chose aurait son tour ; que je traiterais d'abord avec l'empereur, plus tard avec l'empire, et que, si on ouvrait des négociations à Berne, mon gouvernement n'y prendrait aucune part. J'ajoutai que, si au isr octobre tout n'était pas réglé, je regarderais cette lenteur comme une rupture de l'armistice, et que j'entrerais en campagne. L'Autriche voulait gagner du temps ; elle attendait la rentrée des Bourbons, et, par conséquent, la France battue en Italie. La révolution du 18 fructidor détrompa ses espérances et ses ministres plénipotentiaires Gallo, Marweldt, Degelmann et Cobentzell accoururent précipitamment à Udine pour s'entendre avec moi. J’allai de mon côté me loger à Passeriano, maison de campagne aux portes de cette ville, et nous nous mîmes à discuter sérieusement le traité. Ces messieurs venaient chez moi, j'allais chez eux, la confiance personnelle était entière, la loyauté diplomatique pas autant. L'Autriche persistait dans ses demandes étranges. C'était toute la Lombardie et la totalité des états de Venise, des folies, car enfin j'étais le vainqueur. Je consentais à céder tout ce qui avait appartenu à Venise, et rien au-delà. Je laissais le reste à la nouvelle république Cisalpine, me réservant en outre les lies ioniennes, la ligne du Rhin, Mayence et les Pays-Bas. On se récriait, on allait plus loin dans les demandes exagérées, ma patience expirait, elle eut un terme. Le 16 octobre j'arrive chez M. de Cobentzell, il me reçoit la larme à l'œil, il savait pleurer, le malin diplomate, et m'annonce que, puisque je ne veux accéder à rien de ce qu'il me propose, lui, et ses collègues allaient partir. Il me montra leurs voitures dans la cour, tout attelées. Je répondis par des souhaits d'un bon voyage, ce qui n'était pas ce qu'il attendait. Au lieu de sortir, il s'assied à la table carrée, plus longue que large, avec les autres envoyés. Je vais prendre ma place vis-à-vis, riant in petto de cette jonglerie, dont je n’étais pas dupe. Mon sang-froid piqua vivement Cobentzell voici qu'il se met à parler, à me tenir un langage hautain auquel je n'étais pas accoutumé. Il soutint que la France n'avait, à aucune époque de son histoire, traité à des conditions aussi avantageuses ; qu'elle déplorerait l'obstination du guerrier qui, pour obtenir Une plus grande gloire personnelle, sacrifiait la prospérité et le repos de la patrie. Oh ! poursuivit Bonaparte, encore ému en me narrant ce fait, je ne pus tenir à ce dernier trait d'arrogance ; je me levai, et, courant vers un riche déjeûner.de porcelaine donné autrefois par Catherine II à Cobentzell, et que, comme un enfant, il s'amusait à mettre en parade, je le poussai rudement hors du guéridon qui le portait ; il tomba, se brisa en mille pièces, tandis que moi, m'adressant aux plénipotentiaires confondus : La guerre est déclarée, puisque vous le voulez ; mais souvenez-vous qu'avant trois mois je briserai votre monarchie comme je viens de briser ces porcelaines. Et, sans leur laisses le temps de répliquer, je retournai à Passeriano, ayant eu auparavant le soin de donner devant les envoyés l'ordre à Marmont d'aller annoncer au prince Charles le renouvellement des hostilités. Le cher Cobentzell et les siens entrèrent dans une consternation telle, qu'après mon départ, et sans nouvelles négociations, ils se hâtèrent de m’envoyer le traité tout prêt et revêtu de leurs signatures. La première clause portait naguère : S. M. reconnait la république française... Qu'on raie cela, dis-je impétueusement. La république est comme le soleil ; elle existe et n'a pas besoin d'are reconnue par ceux qui traitent avec elle. Ce fut donc le 17 octobre que la paix fut définitivement signée, non à Udine ni à Passeriano, mais dans un misérable petit village situé entre les deux lieux, et tellement misérable, qu'on n'y trouva pas une maison di nous pussions nous réunir ; et pourtant Campo-Formio a donné son nom à cette paix célèbre qui accorda à la France la Belgique, la ligne du Rhin, Mayence et les îles Ioniennes ; qui accorda à la république cisalpine la Romane, les trois légations, le duché de Modène, la Lombardie, la Valteline, Bergame et son territoire, Bresse, Mantoue, enfin la ligne de l'Adige. L'empereur eut les provinces vénitiennes restantes, à la condition qu'il céderait au duc de Modène le Brisa w en dédommagement. J'étais d'autant plus pressé d'achever, que je savais combien ici on en aurait du chagrin. Mais avant le directoire je voyais la France, et après la France moi. J'envoyai le traité de paix ; deux de mes amis, comme on le sait, en. furent les porteurs Berthier et Monge. Le premier est à moi, et sera à moi tant que je serai là : c'est un petit esprit, mais c'est une plume toute taillée, qui va en devinant ma pensée. Berthier ne me quittera plus. Monge est en avant de sa science, il sait au-delà de ce que savent les géomètres. La révolution à produit des hommes bien forts, et tous ceux dont elle a développé le génie, tous ceux qui priment ont voté la mort de Louis XVI. C'est singulier..... Ce fut par cette phrase remarquable que Bonaparte clôtura sein récit ; phrase dont je livre le texte à ceux qui voudront le méditer. J'aurais pu lui répéter à mon tour la surprise, le désappointement, la colère sourde du directoire ; lui peindre Berthier et Monge arrivant dans la nuit et allant réveiller La. Révellière alors en son tour de présidence ; la stupéfaction de celui-ci à l'annonce de ce grand acte, sa réponse embarrassée aux deux messagers ; que, dès qu'il les eut congédiés, appela prés de lui ses quatre collègues ; que là tous s'abandonnèrent à leur douleur, à leurs regrets, et prirent la résolution d'éloigner la ratification de la paix ; mais que le bruit que nous en répandîmes le lendemain, et à dessein, ayant inspiré à tous les citoyens ; un tel orgueil et tant de joie, manifestée par. des chants, des danses, des illuminations spontanées, le directoire se fit forer la main, et 'ne put tenir sa résolution, et il y eut à lui nécessité d'approuver tout en maugréant. Je m'étais jusque là mis à l'écart, ne me remontrant plus au Luxembourg ; je crus devoir en cette occurrence m'y présenter avec la foule ; je me tenais cependant en arrière, lorsque Barras, qui faisait le tour du salon, m'ayant aperçu dans un coin, où je jasais avec Ozun, vint droit à. moi, et me dit : Vous vous êtes donc rendu justice ? MOI. Est-ce en venant, ou en ne venant pas ? BARRAS, hésitant... En venant. MOI. Grand merci ; mais l'amnistie est-elle bien franche ? BARRAS. Allons, allons, oublions le passé ; je suis jaloux de mes amis plus que de mes maîtresses, et lorsque j'ai ni que vous me préfériez..... MOI, l'interrompant, et du ton d'une sensibilité diplomatique. Citoyen, j'ai agi en homme qui ne veut déplaire à personne, et qui trouve le moyen de vous mécontenter tous. Le général m'accuse de prendre votre parti ; vous me faites le reproche contraire. Je ne suis pas heureux, convenez-en. Barras me prit sous le bras, me conduisit dans une embrasure de fenêtre, et là, nous trouvant à l'écart, me dit : Je vous avouerai avec pleine franchise que je vous soupçonnais de ne pas tenir la balance égale ; j'ai eu tort.... que tout soit oublié... Notre homme (Bonaparte) nous a traités bien lestement ; il a signé la-paix sans nous en prévenir ; un autre que lui expierait cher cette liberté grande. Nous avons été sur le point de refuser notre ratification. MOI. Auriez-vous. bien fait ? j'en doute ; vous devez savoir qu'on vous accuse tous de ne pas vouloir de la paix ; qu'on vous blâme de la rupture des négociations de Lille ; qu'on en argué qu'il vous convient de prolonger la guerre. Que vous serait-il arrivé, si vous eussiez provoqué la continuation de celle d'Italie ? vous eussiez justifié les reproches qu'on vous adresse, et compromis les avantages de la journée de fructidor. BARRAS. Aussi ces réflexions, que nous avons faites, ont déterminé notre acceptation. MOI. Voilà le général les bras croisés désormais. BARRAS. Oui, et vis-à-vis de nous. MOI. A votre place, je ne l'y laisserais pas. BARRAS. Et nous ne ferons pas cette faute. MOI. Où ira-t-il ? BARRAS. Mais vers l'Angleterre, MOI. Ou vers l'Égypte. BARRAS, vivement. Où il voudra, pourvu qu'il ne demeure pas à Paris. Nous nous séparâmes ceci dit, et j'allai méditer sur ces dernières paroles. Il était certain que la prolongation du séjour que Bonaparte ferait dans la capitale serait incompatible avec la propre existence du directoire. |