HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE XII.

 

 

Détails complets de la journée du 18 fructidor. — Marche des troupes. — Honorable conduite du général Ramel. — On veut arrêter les inspecteurs de la salle. — Discours de Pichegru aux soldats. — Conduite indigne d'Augereau envers Ramel. — Les conseils ne peuvent se réunir légalement. — Le directoire fait une première proclamation qui a plusieurs éditions. — Les deux conseils sous l'influence des vainqueurs. — Poulain Grandpré. — Détail des séances des conseils. — Message du directoire. — Lois révolutionnaires. — Autre message insolent du directoire. — Barras est inquiet des projets de Bonaparte. — Bailleul partisan de la tyrannie. — Départ des détenus. — Joie odieuse des jacobins. — Merlin et François de Neufchâteau nommés directeurs. — Quinette et Lambrechts ministres. — Hoche. — Moreau. — Bassesse de sa correspondance. — Madame de Staël est aux anges. — Maxime politique.

 

Parmi les précautions prises à l'avance pour assurer le coup d'état, on n'avait pas négligé celles qui amèneraient à proximité les troupes dont on aurait besoin. Celles de l'armée de Hoche reçurent l'ordre de marcher rapidement sur Versailles. Elles y arrivèrent en différentes heures dans la journée du 17 fructidor, et, dès la nuit venue, se rapprochèrent de Paris. On les plaça aux barrières, sur le$ boulevards, le long des quais, aux avenues des ponts. Elles protégèrent le Luxembourg et investirent les Tuileries.

Des avis de ces mouvements, tous de menace, étaient parvenus aux députés. Les membres de ta commission des inspecteurs hésitèrent à y croire, et, au lieu de se maintenir en permanence, ils se dispersèrent. Ce fut une faute fatale. Rovère, qui, seul de la commission des anciens, passait la nuit dans la salle, se refusa pareillement à admettre la réalité des prévisions sinistres de Rame !, le commandant en chef de la garde des conseils, qui Fui annonça vers une heure du matin qu'un ordre d'Augereau lui enjoignait de se rendre sur-le-champ chez le ministre de la guerre. Il n'obéirait pas, dit-il, et il ajouta que des troupes sans nombre faisaient irruption dans Paris. Rayère prétendit que Ramel exagérait.

Ramel n'était pas dans l'erreur. Sa fidélité à son devoir fut inébranlable. Il devait être malheureux chaque fois qu'il ferait acte de dévouement. Fers trois heures du matin, un envoyé du directoire somma Ramel de livrer le passage du pont tournant à une colonne de quinze cents hommes chargée d'une mission du pouvoir exécutif : sa réponse fut négative, bien que des avis multipliés lui prouvassent qu'en ne se soumettant pas il se perdrait sans être utile à sa cause. On l'assura que douze mille hommes dispersés autour des Tuileries environnaient déjà.ses huit cents grenadiers, et que tette petite armée était soutenue par quarante pièces d'artillerie.

Lui, sans balancer, fait prendre les armes à son corps, et détache des ordonnances chez Siméon et Lafond Ladebat, le premier président des anciens, le second des cinq-cents. IL prévient également les députés logés dans le voisinage. Pichegru, qui n'avait pas été coucher à la petite Pologne, chez lui — car, par un pressentiment que tout réalisait, il s'était arrêté chez un de ses amis, rue Richelieu —, a à peine le temps d'accourir aux Tuileries, dont l'investissement est formé aussitôt. Le pont tournant ne tardé pas non plus à être forcé, et une batterie pénétrant dans le jardin est aussitôt tournée vers la salle des députés ; en même temps on s'empare des diverses avenues, et toute communication cesse entre k palais et le reste de la ville. Un seul officier le lieutenant Blot, refuse d'ouvrir la grille du conseil des cinq-cents : le directoire le punit de sa magnanimité par la destitution. Que son nom reste à la postérité, ce sera sa récompense.

Ramel, dans cette position, demande aux inspecteurs de la salle l'ordre de repousser la force par la force. On lui répond que toute résistance devient inutile,. et qu'il ne faut pas répandre du sang, lorsque son effusion ne servirait pas. Les inspecteurs sont.peu après environnés. On leur signifie de la part du directoire un mandat d'emprisonnement. Willot, qui est venu les rejoindre avec le dessein de combattre, est arrêté comme eux ; on va porter la main sur Pichegru, mais il se recule, et prenant la parole avec majesté.

Compagnons d'armes, dit-il aux soldats, serait-il vrai que vous venez donner des fers à celui qui, tant de fois vous conduisit à la victoire ? Vils instruments du caprice des tyrans qui osent vous faire servir à violer la constitution, ne marcheriez-vous aujourd'hui que pour conduire à l'échafaud celui que naguère vous appeliez votre père, et qui le fut réellement ? Ah ! plutôt que d'offrir ma tète à mes ennemis, plutôt que de périr par leurs mains, frappez vous-mêmes ce sein couvert de blessures que j'ai reçues en combattant pour la patrie et à votre tête, Il me sera plus doux de succomber sous vos coups que sous le glaive assassin que me destinent les brigands qui oppriment mon pays.

 

Ce discours véhément, la réputation de celui qui le prononce, le souvenir de ses victoires partagées avec lui, et son aspect, étonnent, arrêtent les soldats du directoire ; ils se taisent, baissent la tête, et refusent d'exécuter envers Pichegru l'ordre de s'emparer de tous ceux qui se trouveront d ans l'enceinte des Tuileries. Les chefs du mouvement craignent une réaction ; on appelle un autre piquet, que l'on précipite sur le groupe des représentants de la nation qui est là, sans laisser à aucuns le loisir de parler. Ceux-ci d'abord ne veulent pas céder de bonne grâce. Il faut les arracher aux meubles, aux colonies qu'ils embrassent, et 4 la violence on joint les mauvais traitements. Là sont saisis Rovère, Pérée, Tupinier, Jarry, de la Metherie, des Courtils, du conseil des anciens ; Pichegru, Willot, Delarue, d'Auchy, de Rurumate, Fayolle, Bourdon de l'Oise, des cinq-cents.

Ne pouvant rien contre le nombre, Ramel s'abandonne à son désespoir, mais ne se résout pas à céder à sa mauvaise fortune. A cinq heures du matin, il reçoit d'un aide-de-camp d'Augereau l'injonction de diriger son corps devant la maison de l'état-major de la place. Il répond par un nouveau refus. Je suis, dit-il, aux ordres des conseils, et n'en peux recevoir que d'eux ; et il encourage ses grenadiers, qui paraissent déterminés à ne pas l'abandonner. En ce moment, un état-major nombreux s'avance aux cris de vive la république ! Il suit Augereau, qui s'avance vers Ramel, auquel il commande de se rendre aux arrêts. Ramel se soumet, il part ; mais un geste qu'il fait, en portant la main sur la garde de son épée, est mal interprété ; Augereau le croit hostile, ou tout au moins menaçant ; alors, emporté par sa violence farouche et brutale, il oublie ce qu'on doit de respect au malheur héroïque ; il se précipite sur Ramel, lui enlève son épée et la brise. La tourbe toujours servile des militaires qui environnent le pouvoir insulte son chef ; on frappe Ramel, on arrache ses épaulettes, on déchire ses vêtements ; et, s'il n'est pas assassiné cette fois, il doit ce répit à Augereau, qui, enfin rougissant de sa propre conduite, apprécie celle de Ramel, et le sauve tout sanglant de la fureur lâche de son état-major.

Les grenadiers du corps législatif demeurent spectateurs impassibles de cette scène ; un autre commandant leur est donné, ils le suivent, Les soldats sont des machines sur lesquelles est fou qui se fie ; ils ne savent ni être fidèles avec discernement, ni être patriotes avec enthousiasme ; ils varient avec une facilité funeste qui trompera toujours les espérances qu'on fondera sur eux, et on peut avec raison leur appliquer ces vers de je ne sais quel poète :

Pareils à numide élément,

Dont les vagues sont toujours prêtes

A rouler indifféremment

Dans le calme et dans les tempêtes.

Cependant quelques députés, fidèles à leur mandat et à la constitution. sont parvenus, à travers mille dangers, à se réunir dans la salle ordinaire des cinq-cents, mais ils n'y resteront pas longtemps. On envoie contre lui un bataillon qui les chasse. Ils ne se dispersent point, et vont tous chez un de leurs collègues, où d'autres députés les rejoignent in4ccessivement. Pastoret les préside. Ils savent que le directoire a fixé pour le nouveau lieu de leur assemblée la salle de l'Odéon — je crois déjà l'avoir dit —, et aux anciens celle de l'École de Médecine. Ils délibèrent s'ils s'y rendront ; la majorité s'y refuse, dans la juste crainte d'approuver l'usurpation du directoire en lui obéissant. Une détermination plus honorable est adoptée ; tous, au nombre de quatre-vingts, revêtus de leur costume de cérémonie, marchent vers leur palais que la troupe environne. Deux fois le président la somme de se retirer et de ne pas violenter la représentation nationale ; deux fois une manœuvre de cavalerie contraint les députés à se retirer ; ils reviennent encore, on les écarte avec le même moyen, et l'impossibilité de forcer cette barrière inconstitutionnelle est constatée. Pareil attentat est commis envers les anciens, qui, ayant Marmontel leur doyen pour président, estaient aussi de se rendre à leur poste ; et le peuple, témoin de ce crime politique, le laisse commettre sans s'en indigner et sans le punir ; son attention est distraite par une proclamation que l'on affiche simultanément et avec profusion sur tous les murs des rues elle porte :

Citoyens, un grand nombre d'émigrés, d'égorgeurs de Lyon, de brigands de la Vendée, attirés ici par les intrigues du royalisme et le tendre intérêt qu'on ne craignait pas de leur prodiguer publiquement, ont attaqué les postes qui environnaient le directoire exécutif. Mais la vigilance du gouvernement et des chefs de la force armée a rendu nuls leurs criminels efforts.

C'était un mensonge complet ; ceux qui le répétaient en eurent honte ; une seconde édition de la proclamation suivit la première, et en place des mots ont attaqué il y eut devaient attaquer ; à la suite on joint les pièces surprises sur d'Entraigues, les déclarations de Duvernet de Presle, et trois lettres du prétendant adressées à Imbert Colomès. Enfin cette deuxième édition porte : Que tout individu qui rappellerait la royauté, la constitution de 1793 ou d'Orléans, serait à l'instant fusillé. Aux termes de la loi, elle contient des peines sévères contre ceux qui attenteront aux fortunes ou aux propriétés.

Cependant le directoire, en usurpant tous les 'pouvoirs constitutionnels, a compris la nécessité de faire illusion à la France, en se montrant appuyé sur un simulacre de représentation nationale. Il appelle à l'Odéon les députés qui fui ont vendu leur vote ; et à l'École de Médecine ceux des anciens pareillement traîtres à leurs serments. Le député Lamarque osa présider les cinq-cents, dont la séance s'ouvrit à onze du matin, Siméon, l'honnête homme, ayant refusé de concourir à cet acte inconstitutionnel. Poulain Grandpré, autre complaisant de toutes les tyrannies parla le premier en termes tellement adulatoires, qu'il fut le seul à ne pas en rougir ; et, bien qu'on eût à prix d'argent ramené dans les tribunes les tricoteuses de Robespierre, un silence morne accompagna les phrases basses dans lesquelles il rendit hommage au directoire de ce qu'il avait sauvé la patrie. Pauvre patrie t que de fois tu as été sauvée sans t'en douter et que de fois tu as eu à récompenser des lâches du service qu'ils ne t'ont pas rendu ! Cette mutilation des cinq-cents nomme d'abord une commission de cinq membres. C'est Boulay de la Meurthe, Sieyès, Poulain Grandpré, Villiers et Chazal. Puis on autorise par un décret le directoire à faire entrer autant de troupes qu'il le jugerai nécessaire dans le rayon constitutionnel, et car cette mesure on sanctionne l'attentat déjà commis. Chazal, envoyé au Luxembourg, vient annoncer que le pouvoir exécutif enverra à six heures le message explicatif de sa conduite. On arrête la permanence, et on se sépare en attendant.

C'est Roger Ducos qui se flétrit en acceptant la présidence des anciens ; ceux-ci délibèrent, n'ayant pour spectateurs que des militaires sans armes, mais en costume ; c'était leur prouver de quelle liberté on prétendait les faire fuir. J’emprunte ici quelques phrases à un de mes amis présent à cette séance, et qui en a écrit les particularités.

Laussat, ayant pris la parole le premier, demanda qu'avant de délibérer l'on constatât s'il se trouvait présents cent quatre-vingt-six membres formant la majorité du conseil, et s'il avait été pris un arrêté dans les formes qui transférât le lieu des séances. L'ordre du jour fut bien vite invoqué sur cette importune proposition, que d'un autre côté on soutint, en déclarant qu'il fallait se convaincre qu'il ne pouvait y avoir ailleurs un autre conseil des anciens. On alla même plus loin, et l'on proposa d'écrire aux membres absents, ce qui fut ordonné. Cependant question de l'appel nominal, défendue par Régnier, par Lecouteulx, et d'autres, n'étant point décidée, Harmand de la Meuse trancha la difficulté en proposant d'ouvrir une liste sur laquelle chaque député viendrait inscrire son nom ; ce qui s'exécuta. Aussitôt que Girod Pouzols eut observé qu'on était peut-être en majorité ses le savoir, surtout si l'on comptait ceux qui se promenaient dans la cour..... la séance demeura suspendue pendait une heure, au bout de laquelle Lacombe Saint-Michel prétendit qu'il y avait plus de cent membres inscrits sur la liste ; que vingt-six étaient absents par congé, et que cela formait bien. la majorité. Cette heureuse manière ne séduisit cependant pas le conseil, qui se contenta de déclarer la permanence, et suspendit la séance de nouveau. Au bout d'une demi-heure Marbot revint à la charge.

Le temps presse, dit-il ; il s'agit de sauver la liberté. J'ai la presque certitude qu'il y a au moins cent vingt-huit noms inscrits sur la liste ; je demande au président de vérifier si nous sommes en nombre suffisant ; car il faut en finir.

Le président procéda à la vérification demandée ; il déclara que ce nombre ne s'y trouverait que lorsque quelques-uns des membres auxquels on avait écrit seraient arrivés. Cependant on avait renvoyé à une commission la résolution qui autorisait le directoire à faire entrer à Paris le nombre de troupes qu'il jugerait convenable ; et, soit que la majorité fût alors réunie, soit plutôt qu'elle ne le fût pas — car, dans le cas contraire, on n'aurait pas manqué d'en faire mention — , Baudin proposa de reconnaître l'urgence, et de sanctionner Cette même résolution, qui fut adoptée â l'unanimité ; et le conseil, pour la troisième fois, suspendit-sa séance.

Le conseil des cinq-cents reçut enfin le message du directoire, s'exprimant ainsi :

CITOYENS LÉGISLATEURS,

Le directoire s'empresse de vous faire part des mesures qu'il a été forcé de prendre pour le salut de la patrie et le maintien de la constitution. Il vous remet, à cet effet, toutes les pièces qu'il a recueillies, et celles qu'il a fait publier avant que vous fussiez rassemblés. S'il eût tardé un jour de plus, la république était livrée à ses ennemis les lieux mêmes de vos séances étaient le point de réunion des conjurés. C'étaient de là qu'ils distribuaient hier leurs cartes et les bons pour la délivrance des arides. C'était de là qu'ils correspondaient cette nuit avec leurs complices ; c'était là, enfin, ou dans les environs, qu'ils essaient encore des rassemblements clandestins et séditieux, qu'en ce moment même la police s'occupe dissiper. C'eût été compromettre la république et la sûreté des représentants fidèles, que de les laisser confondus aveulies ennemis de la patrie, dans l'autre des conspirateurs.

 

A cette pièce était jointe une. longue adresse aux Français, où l'on répétait en un verbiage sans fin tout çe que disait le message. Il y avait un passage foudroyant contre Pichegru, que l'on accusait formellement d'avoir cherché à détruire la république. Et qui l'en avait empêché ? qu'on le devine en mille le prince de Condé.

Les conseils n'étant plus composés que des partisans de la majorité du directoire, adoptèrent d'enthousiasme les mesures vigoureuses que Boulay de la Meurthe, Poulain Grandpré, et Villiers, proposèrent. On annula les élections de quarante-huit départements. On déporta deux directeurs, un grand nombre de députés, des journalistes, et même de sirn pies citoyens, auxquels on appliqua l'ostracisme d'Aristide.

Parmi les députés proscrits, quelques-uns échappèrent, soit â l'aide d'un protecteur (Santerre fut celui de Fabre de l'Aude), soit par des causes de républicanisme (comme Pontécoulant), de faiblesse, d'imbécillité, etc. On séquestra les biens des déportés, afin d'avoir la garantie que ces derniers ne se soustrairaient pas à la mesure qui les frappait, et l'injustice fut consommée ; car je n'hésite pas à donner ce nom à tout acte fait en dehors de la loi ; et certes la loi fut ici indignement violée

Une fois que l'on entre dans la voie de l'arbitraire, ou n'en sort plus. Des décrets multipliés suivirent celui-là ; tous portaient le cachet de l'animosité. On recommençait les rigueurs qui pesaient sur les émigrés et sur les prêtres. On soumettait à la peine de deux ans de fers tout fonctionnaire qui ne serait pas impitoyable à l'égard de ces deux classes d'ennemis. On ordonna l'exécution des décrets qui bannissaient les Bourbons de France. La censure fut établie sur les journaux. On ferma les sociétés populaires, et on rendit au directoire le droit de mettre une commune en état de siège.

Toutes ces mesures désastreuses ne furent prises qu'après des débats où des voix généreuses s'élevèrent en faveur des vaincus. Le directoire vainqueur, en éprouva une telle colère, qu'il adressa aux conseils le message suivant, dont je supprime les premiers paragraphes, qui n'étaient que des déclamations oiseuses

On vous parlera de principes ; on cherchera les formes, on inventera des excuses, on voudra des délais, on gagnera du temps, on assassinera la constitution, en ayant l'air de l'invoquer, Cette commisération qu'on invoque pour certains hommes, à quoi va-t-elle vous conduire ? A voir ces mêmes hommes reprendre de leurs propres mains le fil de leurs trames coupables, et ramasser dans votre sein lés horribles brandons de la guerre civile pour incendier la patrie. Quelle pitié mal entendue ! quels sentiments funestes ! quelles vues rétrécies concentreraient l'attention du corps législatif sur des individus, et pourraient balancer entre le sort de quelques hommes et celui de la république ?

Le directoire exécutif s'est dévoué pour vous donner les moyens de sauver la France ; mais il a dû compter que vous le suivriez. Le directoire exécutif a cru que vous vouliez sincèrement la liberté, la république, et que les conséquences de ce premier principe ne devaient pas vous épouvanter ; il vous les remet sous les yeux, il est obligé de vous dire que vous êtes placés dans une circonstance unique, et qu'on ne saurait appliquer les règles ordinaires à un cas extraordinaire, moins que de vouloir se livrer à ses ennemis. Si les amis des rois trouvent des amis parmi vous, si les esclaves peuvent y rencontrer des protecteurs, si vous attendez un instant, il faut désespérer du salut de la France, fermer la constitution, et dire aux patriotes que l'heure de la royauté est sonnée dans la république ; mais si, comme n'en doute pas le directoire exécutif, cette idée affreuse vous centriste et vous frappe, connaissez le prix du moment, saisissez-le, soyez les libérateurs de votre pays, et fondez à jamais son bonheur et sa gloire.

 

Les conseils entendirent ce langage, et le directoire put tout oser. Il poursuivait de sa haine particulière les journalistes qui l'avaient attaqué ; et, en cette circonstance, trouvant une occasion propice de consommer la vengeance, il la saisit avec 'empressement. Un arrêté du 18 fructidor, dressé à l'avance par Merlin, ordonna de conduire dans une prison, comme prévenus de conspiration contre la sûreté intérieure et extérieure de la république, et spécialement de provocation au rétablissement de la royauté, et à la dissolution du gouvernement républicain, les auteurs et imprimeurs d'environ trente journaux indiqués dans le même arrêté, pour être poursuivis et jugés comme tels, conformément à la loi du 23 germinal an IV.

Bailleul, qui a tant parlé de liberté, et qui a toujours aidé au despotisme populaire, fut. le rapporteur de cette lui monstrueuse, et, au Lieu de se borner-à demander des sévices contre les trente journaux mentionnés par le directoire, il étendit libéralement la mesure sur cinquante-quatre ; c'était frapper quatre à cinq cents individus. Les conseils n'eurent pas La magnificence de Bailleul, et se montrèrent un peu moins prodigues de châtiments ; ils ne condamnèrent que les auteurs, rédacteurs, imprimeurs de quarante journaux, afin qu'on criât à la clémence grande.

Ceci achevé, le directoire s'occupa du départ des prisonniers. Des chariots couverts, ou plutôt de véritables cages telles qu'on s'en sert pour les bêtes féroces, furent destinées à transporter les victimes au lieu de leur embarquement. Là on entassa Barthélemy, Pichegru, Willot, de Larue, Bourdon de l'Oise, Rovère, Aubry, Lafond-Ladebat, Tronçon-Ducoudray, Barbé-Marbois, Murinais, l'adjudant-général Ramel, Dossonville, Lavillheurnoise, Brottier et Duverne de Presle, à qui sa trahison ne profita pas, du moins en apparence ; car en réalité il fut récompensé des aveux que la frayeur lui avait arrachés.. Les trois directeurs, deux du moins, Rewbell et La Révellière, voulurent jouir de leur victoire ; ils firent passer à la nuit close ce cortège devant le Luxembourg ; on le fit arrêter là pendant trois quarts d'heure, tandis que l'édifice était illuminé et que l'intérieur retentissait d'applaudissements et de cris d'allégresse, Il y eut des députés des cinq-cents qui, par haine ou lâcheté, vinrent insulter aux prisonniers. Je ne suivrai pas ceux-ci dans leur pénible voyage, que l'on s'appliqua à rendre le plus pénible qu'on put. Embarqués à Rochefort ils abordèrent à Cayenne' après une traversée de cinquante-quatre jours, et, transportés dans le désert humide et brûlant de Sinnamary, ils y trouvèrent d'horribles infortunes et quelques-uns la mort.

Le triomphe complet, il fallut en envisager des suites. Le directoire pensa qu'il convenait de se compléter, et demanda que deux membres lui fussent adjoints. Les cinq-cents dressèrent une première liste formée de François de Neufchâteau, Merlin de Douai, Masséna, Carat et Goyen Les anciens nommèrent Merlin. Lie 22 en procéda à une seconde liste à l'effet de remplacer Carnot. Les mêmes candidats s'y retrouvaient avec Ginguerié la place de Merlin. Le choix des anciens tomba sur, François de Neufchâteau, alors ministre de l'intérieur ; Quinette, régicide, prit le portefeuille de celui-ci, et Lambrecht celui de la justice. On ne peut refuser à ces deux fonctionnaires des taleds et de la probité.

Tarit que dura le premier feu de l'agitation je me tins à l'écart, ne sachant même pas ce qu'on me réserverait ; car dans ces moments de catastrophe chacun de nous est à la discrétion d'un ennemi acharné. Je restai chez moi, n'allant que le soir chez madame d'Esparbès, demeurée si complètement seule, que sa solitude me toucha. Les royalistes, justement épouvantés, avaient tous pris la fuite, le plus brave autant que le plus effrayé. La Harpe, Richer Serisy, atteints par la loi rendue contre les journalistes, étaient prisonniers ou en fuite. La pauvre dame n'avait que le digne abbé de Besplas pour la consoler ; elle se mourait de chagrin, de désespoir, surtout en son géant à la conduite abominable du prince de C***. La comtesse de L*** était aussi disparue, bien que sa conduite m'inspirât d'autant plus de soupçons, que jeta savais en grande liaison avec Montgaillard

Le 21 fructidor Bottot vint chez moi m'annoncer que Barras voulait me voir. Bottot m'apprit les inquiétudes des vainqueurs ; il y avait les écueils qui se présentaient menaçants. Hoche jetait feu et flamme ; il tonnait ; son mécontentement était à craindre ; on ne savait comment l'apaiser, et Barras avait en outre à se venger de lui. Mais, plus que tout, on redoutait. Bonaparte, Bonaparte, nouvellement rapatrié avec Carnot ; Bonaparte, qui, en définitif, avait retenu les trois millions offerts et demandés ; Bonaparte, k qui on avait fait d'immenses promesses, qu'on craignait de tenir, et qui serait jaloux, pensait-on, d'avoir vu le nom de Masséna sur la liste de candidature pour une place au directoire, comme si on eût voulu opposer cette réputation à la sienne.

Je fus charmé d'être informé de toutes ces particularités avant de paraitre chez Barras. Je m'y rendis à l'heure indiquée. Il était seul et m'attendait. Du plus loin qu'il me vit :

Où vous êtes-vous tenu, me dit-il, pendant cette échauffourée ?

MOI. A l'écart, de peur des éclaboussures.

BARRAS. Pourquoi cela ? Vous êtes des nôtres ; on peut compter sur vous.

Il s'exprima, d'un ton à me prouver que k besoin de mon concours auprès de Bonaparte rehaussait mon importance.

MOI. Vous me battiez froid.

BARRAS. Vous l'avez cru : au demeurant, laissons le passé, occupons-nous de l'avenir ; il est encore très-sombre. Avez-vous écrit au général ?

MOI. Oui.

BARRAS. Que lui avez-vous mandé ?

MOI. Ce qui a eu lieu.

BARRAS. Sous quelle couleur ?

MOI. Sous aucune ; j'ai narré les faits ; je suis prudent.

BARRAS. Si chacun faisait comme vous, on s'entendrait mieux. Mais il y a des gens qui poussent la roue du char de la discorde. On nous a brouillés avec Hoche ; nous sommes dans la nécessité de nous débarrasser de Moreau à cause de ses liaisons avec Pichegru, et nous avons la certitude que Lavalette nous a mal Mis avec Bonaparte. En savez vous quelque chose ?

MOI. Non. Qui vous le fait présumer ?

BARRAS. Ses rôderies autour de Carnot ; il est parvenu à remettre celui-là en intelligence avec Bonaparte. Les intentions de votre ami sont embrouillées. Que veut-il ? nous ne le savons pas trop ; il aura, j'en suis certain, des griefs à articuler. Je n'ose vous proposer de retourner en Italie ; je vais y envoyer Bottot.

MOI. Et bien vous ferez. Mon attachement pour le général paraitrait suspect à vos collègues ; un homme tout à vous les rassurera.

 

Ma réponse plut à Barras, qui ne se confiait à moi que par nécessité, et qui, en me repoussant des suites d'une négociation que j'avais commencée, craignait de me déplaire et de se faire un ennemi dangereux, quoique en apparence peu redoutable. La conversation continua. J'appris que Hoche remplacerait Moreau : on craignait un coup de tète de ce dernier ; on le connaissait peu : Moreau aile leurs que sur le champ de bataille, était une poule mouillée, petit, mesquin, sans dignité ; il en fournit la preuve en cette circonstance par des lettres qu'il adressa au directoire en réponse à l'ordre du ministre de la guerre de venir rendre compte de sa conduite.

Au quartier-général de Strasbourg le 24 fructidor au y.

CITOYENS DIRECTEURS,

Je n'ai reçu que le 22 très-tard et à dix lieues de Strasbourg, votre ordre de me rendre à Paris.

Il m'a fallu quelques heures pour préparer mon départ, assurer la tranquillité de l'armée, et faire arrêter quelques hommes compromis dans une correspondance intéressante que je vous remettrai moi-même.

Je vous envoie une proclamation ci-jointe que j'ai faite moi-même, et dont l'effet a été de convertir beaucoup d'incrédules. Je vous avoue qu'il était difficile de croire que l'homme qui avait rendu de grands services à son pays, et qui n'avait nul intérêt à le trahir pût se porter à une telle infamie.

On me croyait l'ami de Pichegru, et dès longtemps je ne l'estime plus. Vous verrez que personne n'a été plus compromis que moi ; que tous les projets étaient fondés sur les revers de l'armée que je commandais. Son courage a sauvé la république.

Salut et respect.

Signé MOREAU.

 

Une autre lettre, antidatée du 19 fructidor, et adressée à Barthélemy par Moreau, donnait tous les détails de l'intelligence de Pichegru avec l'étranger. Moreau l'avait tenue cachée jusque là, et maintenant il la révélait ; cette platitude ne lui servit pas, et lui attira, à cette époque, le blâme universel.

Barras me congédia. J'allai, en sortant de chez lui, voir madame de Staël. Que je la trouvai rayonnante ! elle aussi avait sauvé la république. C'était elle, Talleyrand, Constant qui avaient tout fait, et non les directeurs ; je me trompe, un homme mieux encore, avait acquis le titre glorieux de sauveur : M. Necker..... 'oui, lui-même en personne...., Comment ? de quelle façon ? Madame de Staël ne l'expliquait pas, mais n'importe, la chose était assurée, patente, disait-elle et on ne pouvait récompenser un tel service qu'en lui donnant la présidence du directoire. C'était fort plaisant. rai revu depuis tout ce monde, oh ! comme il avait changé !

Le directoire, sans s'occuper de cette folie,-attendait avec anxiété le 'résultat du coup d'état sur l'opinion des citoyens ; nul ne se remua. La terreur planait de nouveau en France, et on voyait avec effroi le jacobinisme relever sa tête hideuse et menaçante. Le directoire put espérer une longue vie, une éternité même ; deux ans suffirent cependant pour l'amener au terme de son immortalité.

Chaque fois qu'un gouvernement sort de la voie légale, il se suicide ; le temps d'existence qu'il conserve encore n'est plus qu'une agonie : mille exemples en font foi.